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Cet article résulte d’un terrain qui s’est déroulé dans une petite communauté de Vuntut Gwich’in à Old Crow (Yukon) dans le cadre de mon mémoire de maîtrise. Le projet avait l’ambition de réaliser une ethnographie animale. L’ethnographe doit alors tenter de s’intégrer à une communauté animale et s’intéresser à ces acteurs animaux (en l’occurrence des chiens) à titre non seulement de sujets, mais aussi d’acteurs ethnographiques à part entière. Bien que les loups soient les sujets initiaux de cette recherche, c’est en suivant les nombreuses pistes qu’ils laissent aussi bien sur leur territoire que chez ceux qui les côtoient que j’ai finalement rencontré, puis appris à connaître, des chiens, sujets de la présente ethnographie. Cette immersion assez spontanée s’est révélée riche en pistes de réflexions, autant qu’en interactions sensibles.

Rencontrer ces chiens, très différents des chiens que j’avais pu connaître jusqu’alors, m’invite à repenser ma propre façon d’être humain dans les interactions avec eux. Cette expérience m’a conduite à questionner l’anthropocentrisme qui vient avec notre propre ethnocentrisme, car chaque ethnographe ressort toujours affecté et transformé par son terrain (Favret-Sadaa 1990 ; Goulet et Miller 2007). Nous verrons donc comment les concepts d’intersubjectivité et d’ethnographie expérientielle tels qu’entendus par Jean-Guy Goulet ont pu trouver écho dans cette expérience parmi la communauté canine de Old Crow.

La plupart des observations, des partages et des interactions ont été effectués via du dog-sitting ou du house-sitting (voir l’encadré). Très vite, la nouvelle de mes « services de dog-sitting » s’est répandue au village, m’amenant régulièrement à évoluer avec des meutes hétérogènes et variées sur des durées plus ou moins longues, pouvant aller d’une après-midi à plusieurs mois. Au village, chez eux, dans les bois, lors de sorties de chasse ou de pêche, aux cabines ou simplement en errant dans le village, j’ai partagé un riche panel d’expériences avec ces chiens – avec lesquels je passais la plupart de mon temps. Bien souvent, j’évoluais avec un groupe de chiens qui se connaissaient déjà plus ou moins, et malgré des relations sociales déjà établies entre eux j’avais parfois la sensation que ma présence transformait ces relations, comme nous le verrons plus loin. Nous formions un groupe aux socialités partagées et enchevêtrées. Les rencontres et les relations s’établissent au moyen d’un corps à corps. Le corps devient non seulement conscient, mais aussi attentif, réceptif et sensible.

Ce que j’apprends dans ces moments partagés avec les chiens est absorbé d’abord par le corps, et c’est seulement à travers des interactions intersubjectives (plus ou moins directes) que je suis en mesure de rencontrer et d’intégrer le monde dans lequel ils vivent. Une partie de ces interactions seront décrites ultérieurement dans cet article, notamment dans les portraits de quelques-uns d’entre eux qui ont marqué mon cheminement à Old Crow. En prenant conscience de ce processus, le chercheur s’accorde avec une théorie de la connaissance basée sur l’interactivité et l’intersubjectivité puisqu’il s’engage personnellement et intimement en tant que personne et acteur social au sein des différentes communautés et qu’il reconnaît explicitement sa propre position et subjectivité dans le développement des connaissances (Barth 1992 ; Cruikshank 1998 ; Fabian 2001 ; Goulet 1998, 2007 ; Tedlock 1979, Tedlock 1991, repris par Ethier 2010).

Un des corollaires de cette intersubjectivité dans l’expérience ethnographique telle que nous nous proposons ici de la vivre est la démarche expérientielle que j’ai choisi d’adopter lors de mes terrains à Old Crow. Elle est entendue au sens où Jean-Guy Goulet nous la propose (2011) à partir notamment des réflexions de Ewing (1994) et de Fabian (2001), mais aussi de Victor Turner qui « invitait les chercheurs à faire l’expérience des rituels “en co-activités avec les personnes qui les mettent en scène” » et à s’éloigner ainsi autant que possible de leurs repères habituels, afin « d’avoir une connaissance sensorielle et mentale de ce qui leur survient et de ce qui survient réellement autour d’eux dans un contexte nouveau pour eux » (Turner 1985 : 205, repris dans Goulet 1994 : 26). Ma démarche a nécessité cette disponibilité mentale et sensible afin d’accéder à un autre degré d’expérience, et par extension à une autre ethnographie. Répondant à cette demande de dépasser les contraintes des approches positivistes, structuralistes et interprétatives (Goulet 2011 : 120), cette démarche expérientielle permet de reconsidérer non seulement la place du chercheur sur le terrain mais aussi, par extension, les possibilités ethnographiques elles-mêmes. Elle permet de se rapprocher encore un peu plus de ces autres, qu’ils soient humains ou chiens, dans les limites des expériences sensibles auxquelles nous avons accès.

Comment les chiens se sont invités au coeur de cette ethnographie

Les Vuntut Gwich’in font partie du groupe des Dénés septentrionaux. Peuple de chasseurs-cueilleurs, l’histoire de leur relation avec les chiens est immémoriale, et les activités partagées entre humains et chiens ont varié au fil des siècles et de l’histoire. Tantôt partenaires de chasse, porteurs de gibier, chiens de traîneaux pour évoluer le long des lignes de trappe ou chiens de course[1], les chiens sont désormais principalement des partenaires de bush qui nous préviennent de la présence des ours. Il subsiste quelques groupes de chiens de traîneaux à Old Crow, mais ceux-ci ne vont plus le long des lignes de trappe. Les chiens aujourd’hui sont sollicités pour emmener les gens du village vers leur cabane. Certaines familles organisent des expéditions entre deux communautés[2]. Lorsque je parle des chiens de Old Crow avec quelques anciens mushers ou femmes de mushers et que ceux-ci partagent avec moi l’histoire de leurs chiens et de leur lignée, il apparaît que les lignées plus anciennes s’apparentent à un certain type de chiens nordiques (à base de husky/malamute). Je constate pourtant que les types de chiens évoluent et que les malamutes disparaissent au profit des labradors ou des bergers allemands, qui trouvent désormais davantage de succès que les anciennes lignées nordiques. Ils viennent ajouter un peu plus encore à ces mélanges que sont déjà les chiens de Old Crow. Ainsi des portées issues de croisements de type labrador/berger allemand seront plus facilement adoptées que des portées de lignées plus anciennes. Les activités ont évolué et la vie des chiens aussi. Les races plus récentes à Old Crow sont peut-être aussi les témoins de cette évolution.

Le potentiel de cette ethnographie canine est essentiellement apparu au retour de terrain. Les chiens n’étant pas le sujet de mon projet de mémoire lorsque j’effectuais mes terrains à Old Crow, les remarques apportées ici par des interlocuteurs vuntut gwich’in sont extraites de mes notes de terrain, résultats de discussions informelles. Il ne s’agit donc pas de verbatim, mais d’observations et de transcriptions extraites de mes carnets de terrain. Cela explique aussi pourquoi les activités et relations que j’ai pu partager avec ces chiens n’apparaissent pas toujours optimisées, et mon matériel est parfois lacunaire.

En discutant avec les gens, notamment les aînés, j’ai l’impression que les chiens ont perdu en considération avec le temps et les générations. En effet, les aînés semblent avoir plus de respect pour les chiens que les jeunes générations, c’est du moins ce qu’ils me répétaient souvent lorsque nous nous occupions de leurs chiens. Les aînés disaient souvent que les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus capables de prendre soin de plusieurs dizaines de chiens à la fois comme eux avaient l’habitude de le faire, autrefois. Un aîné me confiait qu’il aimerait bien avoir un chien, à nouveau, mais qu’il se sentait trop âgé pour pouvoir s’en occuper correctement : couper de l’herbe l’été pour leur faire de l’isolation dans les moments les plus froids de l’hiver, construire ou réparer leur abri, chasser et pêcher pour pouvoir les nourrir, les faire courir, etc. Tout le monde sait qu’il faut faire courir les chiens l’été, mais dans les faits, peu de gens prennent le temps de le faire. Ainsi je trouvais toute mon utilité à nourrir, faire courir, m’occuper de ces chiens pour lesquels on avait moins d’intérêt l’été.

À Old Crow, les chiens vivent attachés à proximité des maisons de chacun. Lorsque des chiens demeurent détachés, les principales inquiétudes que j’ai pu percevoir dans les discours de mes interlocuteurs sont liées aux combats entre chiens, qui se soldent souvent par la mort du vaincu (cela est arrivé plusieurs fois lors de mes séjours) et le risque qu’un enfant se fasse mordre. Quelques histoires m’ont été contées à ce propos. Bien qu’elles soient anciennes[3], elles ont donné lieu à la mise en place d’un dog catcher (littéralement un attrapeur de chien) dans la communauté. Son rôle est alors d’identifier les chiens errants, de donner des avertissements aux personnes concernées et, après plusieurs avertissements, d’éliminer ces chiens.

L’intégration des chiens aux recherches en sciences sociales est une tentative qui a pu être faite à l’occasion, notamment par les travaux dirigés par Véronique Servais (2016) et par la thèse de Marion Vicart (2014) ou encore les écrits de Donna Haraway (2008, 2010). Fidèle représentant de cette catégorie des « espèces de compagnie », le concept de pet reste assez marginal et récent chez les Vuntut Gwich’in, mais son émergence vient progressivement transformer les considérations qui entourent ces chiens ainsi que leur mode de vie. Ainsi proche de ces êtres, considérant mon humanité et mon exotisme, que vaut alors le récit de cette ethnographie ? Y-a-t-il une limite à la profondeur de l’altérité qui distingue l’ethnographe des sujets de sa recherche ? Comment appréhender la réflexivité de l’ethnographe (Ghasarian 2002) sur un terrain en milieu animal (Jankowski 2011) ?

Ancrée dans un quotidien partagé avec une multiplicité d’acteurs canins différents, cette expérience m’a permis, à partir d’un travail de réflexivité, d’avoir une meilleure appréhension de ma position dans l’intersubjectivité de ces socialités enchevêtrées. Cela dit, il n’était pas toujours évident de discerner ce qui relevait de ma singularité individuelle de ce qui semblait caractériser plus généralement les relations entre humains et chiens ici à Old Crow. Étais-je considérée dans mon individualité ou représentais-je alors l’espèce humaine dans ces relations singulières ? Sans doute est-il impossible de pouvoir répondre à cette question. Toutefois, conformément à la démarche itérative, l’ethnographe se doit d’effectuer des allers-venues entre la singularité des relations et une mise en perspective plus générale, pour cumuler les points de vue de l’insider et de l’outsider, comme dirait Ghasarian (2002 : 10).

Mon ethnocentrisme ne m’a pas permis de percevoir la singularité de ces chiens dès le début. Ainsi, pendant les premiers mois, j’ai eu l’impression qu’ils m’étaient plus familiers que les humains, malgré un certain nombre d’incompréhensions ponctuelles. Je les avais maladroitement assimilés à la catégorie « chiens » – que je pensais connaître si bien par mes expériences passées. C’était faire fi de l’altérité qui les singularise et les différencie pourtant des « chiens » européens ou québécois que j’avais pu fréquenter. Ainsi il me fallait étendre à cette inconvenante catégorie « chiens » la déconstruction des catégories que préconise l’anthropologie dans ces mondes humains. Et cette déconstruction ne doit pas s’opérer sur le seul biais de la cosmologie gwich’in mais bien à travers la rencontre avec les chiens. Je n’ai mesuré que bien plus tard ce degré d’altérité, lorsqu’en essayant de comprendre plus profondément les dynamiques canines à Old Crow je me suis aperçue combien ces chiens étaient différemment chiens, c’est-à-dire que malgré leur appartenance à l’espèce canine ils ne ressemblaient en rien aux chiens que j’avais pu côtoyer jusque-là. Ils m’ont alors invitée à questionner et à déconstruire cet ensemble taxonomique « chien ». Cela ne signifiait pas que je comprenais dès lors le monde canin de Old Crow. Les incompréhensions, que ce soit dans mes interactions avec les chiens ou lorsque j’observais les chiens entre eux, n’avaient pas disparu, mais elles prenaient un sens. L’altérité est omniprésente et ne peut être révélée qu’à travers le prisme d’une subjectivité qui m’invite à me questionner : que signifie être chien ? Ou être humain ? Cela pose notamment la question d’un certain déterminisme biologique que nous aborderons brièvement avec les travaux de Lucienne Strivay (2006). Des éléments de réflexions seront apportés tout au long de cet écrit pour nous permettre de cheminer sur ces questions.

Une société canine autonome et singulière

Dans un village où il y a presque autant de chiens que d’humains, les degrés d’interactions sont nombreux et variés. En effet, si les chiens dépendent effectivement des humains dans la plupart des cas, cela ne fait pas pour autant de la communauté canine une dépendance de la société humaine. Aussi je souhaite mettre en avant l’autonomie et l’indépendance de chacun de ces deux groupes à Old Crow, quand bien même leurs histoires sont intimement liées. Par exemple, si vous marchez au village et que vous croisez un chien qui s’est échappé, il y a de grandes chances pour que celui-ci vous ignore – et pour que chacun des Gwich’in qui croise sa route fasse de même. C’était d’ailleurs un indicatif intéressant pour observer mon intégration au sein de cette communauté canine : ne pas me faire ignorer lorsque je les croisais. Ces chiens connaissent bien les humains. Et si les humains détiennent indéniablement un savoir certain à propos de ces chiens, il est fascinant d’observer comme humains et chiens semblent pourtant souvent se feinter, se donnant du fil à retordre dans bien des situations.

Illustrons ces propos à partir du cas d’Ice Bear. Ce chien est sans doute, à certains égards, l’un des plus habiles, dans tous les sens du terme, que j’ai pu rencontrer à Old Crow. Parfois, il parvenait à s’échapper et partait errer dans le village. Il me joignait régulièrement dans mes activités et promenades quotidiennes. Une fois libre, il était très difficile de rattraper ce petit fuyard. Il ne restait jamais loin et permettait parfois même l’affront de quelques flatteries. Je pouvais alors le toucher, le caresser, mais il se défilait aussitôt que mes doigts semblaient le saisir. Poil ras, de petite taille et très agile, Ice Bear savait filer entre les mains qui tentaient de lui retirer cette liberté dont il profitait avec malice et habileté. Ice Bear était malin à l’égard des humains, mais aussi avec les autres chiens. Il lui arrivait d’aller provoquer Chinjik, un gros berger allemand dont j’ai eu la garde quelque temps. Une fois qu’il s’était attiré les foudres de la grosse bête, celui-ci savait exactement comment désamorcer le conflit. Il pouvait alors se servir de ma présence, aussi bien sociale que physique, se dissimulant parfois derrière moi et utilisant alors mon corps comme un « bouclier » entre lui et Chinjik. D’autres fois, il pouvait se placer près de moi, et Chinjik cessait aussitôt de le poursuivre. Il lui arrivait ainsi d’user de la sorte avec d’autres compagnons éventuels. Il était fascinant de l’observer manipuler tous les acteurs autour de lui, dans un but qui me restait toutefois inexplicable. Mais faut-il un but précis à chaque agissement ?

Nombreux sont les chiens à Old Crow capables de « détourner » les humains. Par « détourner », je fais ici référence à la connaissance que ces chiens ont acquise des humains et de leur fonctionnement, et à la façon dont ils semblent user de ces connaissances à leur profit plus personnel, par exemple pour obtenir de la nourriture, pour s’échapper ou, comme le faisait si bien Ice Bear, simplement pour se protéger de congénères contrariés. Il arrivait que, lors de promenades avec Vicky, un renard se joigne à nous, à bonne distance. Lorsque Vicky trouvait alors une denrée alimentaire, le renard devenait plus audacieux et tentait parfois de lui chaparder sa trouvaille tandis que celle-ci était occupée à sentir autre chose. Vicky récupérait alors son os et changeait de positionnement, de sorte que je me retrouvais toujours entre elle et le renard intéressé. Si le renard me contournait, elle changeait de côté. J’avais alors la sensation de lui servir de bouclier humain dans ce ballet multi-spécifique. D’autant plus qu’elle connaissait ce renard, puisqu’il venait lui rendre visite tous les matins à sa chaîne. Il venait, tôt, interagir avec elle sur une base qui semblait ludique, tandis qu’elle n’était qu’un chiot.

Est-ce que les relations entre les humains et les chiens à Old Crow ont toujours été ainsi : balancées entre les opportunismes ? Cela témoigne-t-il des rapports de pouvoirs entre eux ? Si, comme Ice Bear, les chiens ne manquent pas une occasion de tirer avantage de la moindre maladresse des humains, ces derniers usent aussi de bien des fourberies, mais principalement avec leurs congénères ou avec des animaux plus « sauvages ». C’est le cas, notamment, dans le contexte de la trappe où le trappeur essaie, à certains égards et à partir de sa connaissance et de sa compréhension de l’animal qu’il trappe, de le feinter afin que celui-ci se prenne dans son piège. Doit-on ici vraiment parler de fourberie ou plutôt de stratagème ? Nous sommes invités à repenser la relation entre humains et chiens. D’une certaine manière, ces stratégies révèlent une autre façon de s’apprivoiser, de se connaître.

Les chaînes de la liberté, ou la liberté enchaînée

Parmi les expériences que j’ai pu partager avec les chiens à Old Crow, l’une se démarque des autres : la rencontre avec Vicky, petite chienne rencontrée devant la maison de la voisine, que je viens d’évoquer ci-dessus. Notre histoire s’est poursuivie au-delà de mon terrain, puisque Vicky a traversé l’Atlantique et vit désormais en France. Durant cette transition, Vicky fut un véritable révélateur pour me permettre de percevoir autrement les chiens de Old Crow, une guide, une traductrice. L’une des réflexions qu’elle m’a notamment inspirée tient à cette notion de liberté au bout d’une chaîne. Même si nous étions habituées à évoluer ensemble, le simple fait de quitter Old Crow et son univers gwich’in pour Whitehorse, plus occidentalisé et modernisé, fut riche en enseignements. Ainsi, la première fois que Vicky vint dans la maison, elle monta partout, sur les tables, les comptoirs de cuisine, le canapé, et même sur la télévision. Elle se comportait comme elle l’avait toujours fait, sauf que je m’apercevais qu’à Old Crow la cohabitation entre les chiens et les humains se caractérisait notamment par des règles de ségrégation. Les chiens sont attachés à l’extérieur, tandis que l’intérieur est quasi exclusivement réservé aux humains. Qu’ils soient au bout de leur chaîne ou en vadrouille, tant qu’ils n’entrent pas dans les bâtiments (réservés aux humains) les chiens ne semblent pas être soumis à des règles (invisibles) imposées par les humains. Je me suis aperçue dès lors que, si les chiens de compagnie (dans une conception plus occidentale) évoluent la plupart du temps sans être enchaînés, ils n’en sont pas moins soumis à une multitude de règles contraignantes. Ne pas monter sur la table. Ne pas monter sur la cuisinière. Ne pas sauter sur la télévision. Ne pas faire de trous dans le canapé. Ne pas faire ci, ne pas aller là, etc. Bref, des règles exclusivement humaines de cohabitation avec les chiens. La chaîne, si elle est bien visible, n’est pas nécessairement plus contraignante que ces amas de règles invisibles. Au contraire, se pose la question du conditionnement (ou réciproquement, celle de la liberté) : qui du chien enchaîné ou du chien conditionné est finalement le plus libre d’être ?

Malgré tout, il est vrai que la plupart des chiens tentaient inlassablement de se soustraire au joug de la chaîne en revenant de sorties. Dinjik se laissait toujours traîner de tout son poids jusqu’à sa chaîne, tandis que Franky, un des compagnons de Dinjik, avait tendance à aller se cacher sous la maison. Chacun à leur manière, ils avaient leur façon de protester contre ce dispositif, et chacun à leur manière ils avaient leur priorité, aussitôt qu’on la leur ôtait. J’observais ainsi principalement trois profils parmi ceux que j’avais côtoyés : les gourmands, les « sociaux » et les fugueurs. Les premiers, comme Dinjik ou Vicky, se précipitaient en quête de nourriture sitôt qu’on leur ôtait leur lien et passaient d’ailleurs le plus clair de leur temps libre à grignoter tout ce qu’ils trouvaient. Ceux-ci ne mangeaient pas vraiment moins que les autres au quotidien, mais manger semblait occuper une place plus importante dans leurs intérêts et activités quotidiennes. Ensuite, les « sociaux » sont un peu particuliers. D’une certaine manière ils le sont tous, mais à des degrés divers. Il est important de préciser ici que cet intérêt pour la socialité réfère à des socialités entre chiens et humains. Certains chiens, comme Chinjik, étaient plus intéressés par des interactions avec leurs congénères, tandis que d’autres, que j’appelle ici les « sociaux » semblaient plus attirés par des socialités avec les humains. Les « sociaux » sont la plupart du temps un peu « gâtés », puisqu’ils peuvent être des invités potentiels à l’intérieur des maisons. Une fois détachés, ceux-ci se précipitent sur les perrons et tentent d’entrer, comme ils le peuvent, à l’intérieur des maisons. Ils se contentent, sinon, de nous suivre partout. C’est un comportement un peu particulier dans la mesure où il ne faut pas négliger que celui-ci doit aussi dépendre des individus humains et chiens en question. Enfin, les fugueurs, ce sont ceux qui prennent la poudre d’escampette sitôt détachés. Ceux-là commencent par partir en courant avant de vouloir entamer toutes autres sortes d’activités ou rencontres. Sans pouvoir effectivement lier cela à la situation du chien dans son foyer, les fugueurs ne semblent pas essayer de s’enfuir pour autant.

Que ce soient les gourmands ou les fugueurs, il reste complexe et délicat de trouver une raison pour laquelle ils choisissent de se comporter ainsi. Et chacun de ces trois profils n’est pas exclusif et irrémédiable. Ces catégories sont de pures constructions personnelles qui me permettent d’essayer de vous présenter les chiens de Old Crow au-delà des quelques portraits singuliers qui suivront. Ces trois profils cohabitent à l’intérieur de chaque chien. Ce qui me permet de pouvoir retrouver Vicky parfois chez les gourmands, parfois chez les sociaux, ou Buddy parfois parmi les sociaux et parfois parmi les fugueurs. Un profil ne condamne pas les autres, bien au contraire, ils sont tous l’ensemble de ces trois profils mais dans des proportions variables. Buddy a commencé en étant assez résolument un fugueur, mais avec le temps, nous nous sommes apprivoisés, et il a davantage révélé son profil social. En agissant ainsi, chacun impose son ordre des priorités et définit les contours des relations qu’il établit avec son environnement.

Ainsi malgré une distinction marquée entre humains et chiens au sein du village, ces groupes restent perméables et relativement indépendants. Ces communautés sont aussi perméables que parallèles, mais à aucun moment elles ne forment un tout homogène et uniforme dans une spécificité indéfinie (ou une communauté hybride à la Donna Haraway), entre humains et chiens. La façon dont les gens ont pu me parler des chiens et les observations que j’ai pu effectuer durant mes séjours m’ont invitée à constater que cette distinction interspécifique, qui tend à être nuancée dans les discours occidentaux où les considérations qui entourent les chiens ne cessent d’évoluer vers une humanisation de ces chiens, reste ici une élément important qui structure la relation entre humains et chiens. Il ne s’agit pas d’éduquer, de façonner le chien aux besoins et aux attentes des humains. Chacun essaie de trouver en quoi son chien est (naturellement ?) doué et comment appréhender les qualités de son chien pour ses besoins propres. Par exemple, les propriétaires de Dinjik étaient intéressés à avoir un chien de traîneau, sauf que celui-ci refusait de tirer. Il se couchait et ne bougeait plus. En revanche, Dinjik est un chien imposant, ce qui fut apprécié pour protéger le camp de la visite des ours lorsque la famille campait dans le bush ou partait cueillir des baies. Et réciproquement, l’influence que les chiens ont sur le fonctionnement des humains reste relativement limitée. De même qu’ils ne conditionneront pas leur chien pour leur besoin, ils ne transformeront pas non plus leurs habitudes pour s’adapter au chien. Ainsi ce même Dinjik, brutal et turbulent, malgré ses qualités de chien de bush, a dû finalement trouver une nouvelle maison lorsqu’un premier enfant rejoignit la famille. Son exubérance le rendant peut-être trop imprévisible, je n’ai jamais vraiment eu connaissance de motif plus explicite. Et c’est à partir de considérations comme celles-ci que se forme l’intérêt de faire émerger de nouveaux horizons ethnographiques avec les animaux et, notamment, dans le cas présent, d’une ethnographie canine. Je n’ai malheureusement peut-être pas suffisamment de données ethnographiques pour pouvoir approfondir les fondements de ce constat. Cela reste donc une piste à étayer, mais une piste qui me semble riche et prometteuse.

Photo 1

Buddy courant à toutes pattes en remontant la montagne (Old Crow, juillet 2016)

Buddy courant à toutes pattes en remontant la montagne (Old Crow, juillet 2016)
Photo de Kat Kovalcik

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Portraits singuliers

Permettez-moi donc de vous présenter quelques portraits (non exhaustifs) de chiens afin d’étayer ethnographiquement et empiriquement les réflexions auxquelles ils m’ont invitée par la suite.

Buddy

Notre histoire a commencé à l’été 2016 alors que je faisais du house-sitting chez lui pendant un mois et demi. Buddy est un grand chien de type sled dog, autrement dit un mélange de plein de chiens de toutes sortes donnant des chiens de type husky, rustiques et relativement endurants avec une taille variable.

Buddy est « chien unique ». Il partage son foyer avec quatre humains (deux parents, deux filles) et un chat (l’un des seuls du village). Buddy est né à Old Crow, issu d’une fratrie dont j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres membres. Il vit la plupart du temps attaché dehors avec un cube en contreplaqué de bois pour maison. Sa principale compagnie, c’est celle de corbeaux qui viennent convoiter son repas. En effet, Buddy n’est pas un chien gourmand et la première chose qu’il fait lorsque je détache son mousqueton pour la première fois est de partir courir. Il disparaît. Quatre heures plus tard, tandis que je suis à la maison à attendre son retour, j’entends gratter à la porte et voici Buddy qui revient de son escapade. On se fixe quelques secondes, essayant de percevoir nos intentions l’un de l’autre. Puis il essaie d’entrer dans la maison, je l’en empêche. Je souhaite le rattacher afin de pouvoir partir à mon tour. Aussitôt qu’il semble comprendre la situation, le voilà reparti de plus belle, à nouveau pour plusieurs heures. Cette fois-ci je ne reste pas à l’attendre. Je pars vaquer à mes occupations dans le village. Lorsque je rentre le soir, Buddy n’est toujours pas là. Puis plus tard, quand je sors crier son nom dehors et il finit par se montrer. Je l’invite donc à rentrer à la maison, il serait trop risqué de le voir partir encore. C’est ainsi que Buddy m’a énoncé ses règles.

Socialement, Buddy ne posait pas vraiment problème avec les autres chiens. La plupart du temps il les ignorait ou, si le contexte s’y prêtait, il pouvait partager quelques instants de jeu avec un autre compère. Il fut d’ailleurs sans doute l’un des rares à pouvoir partager des instants de jeu avec Odin, un autre chien que j’ai parfois gardé en même temps que lui. Nous partions alors en promenade et ces deux-là se roulaient dans l’herbe tout en se mordant. Pour autant, Buddy allait rarement à la rencontre d’autres chiens lorsqu’il nous arrivait d’en rencontrer durant nos escapades. L’activité que Buddy semblait pratiquer avec le plus d’entrain : courir. Tous ceux qui nous croisaient disaient d’ailleurs : « Qu’est-ce qu’il a l’air content de courir ! » Et c’est vrai. Je n’ai jamais rencontré un chien qui semblait aimer courir autant que Buddy. Il ne cherchait pas à manger, n’allait pas rencontrer d’autres chiens, ne chassait pas. Il faisait juste courir, langue pendante, nez au vent, des heures durant. Nous pouvions parfois monter et descendre la montagne plusieurs fois par jour, ce qui représentait plus de 20 km à l’allure d’un quad. Et Buddy, courant à toutes jambes, parfois derrière, parfois devant l’engin, semblait trouver son compte. Tant que nous pouvions lui garantir de courir, Buddy semblait nous assurer de sa relative fidélité. C’était une façon de trouver un compromis avec lui, ai-je fini par conclure. Nous le faisions courir, en échange de quoi, il laissait parfois ses ruses de côté. Nous vivions dans un fragile équilibre avec Buddy, car régulièrement ce qui semblait être notre « entente » se trouvait rompu – sans raison apparente à mes yeux. Sans doute n’avions-nous pas conclu le même compromis Buddy et moi…

Buddy, comme la plupart des chiens que j’ai pu rencontrer à Old Crow, n’appartenait à rien ni à personne. Il vivait avec un certain nombre de contraintes, principalement celles imposées par les humains avec qui il vivait. Pourquoi finissait-il par revenir chaque fois qu’il s’échappait ? Ce lieu avait-il une importance quelconque pour lui en fin de compte ? Ou s’agissait-il des humains qui l’occupaient ? Buddy a déménagé plus d’une fois et vécu avec plus d’un propriétaire. Ses points d’ancrage dans la communauté sont variables. Beaucoup de mystères demeurent pour moi dans le fonctionnement de Buddy.

Dinjik[4]

L’un des principaux protagonistes de mon aventure canine à Old Crow, c’est sûrement lui, Dinjik. Gros malamute né au village, Dinjik est l’un des trois plus gros chiens du village. Je l’ai rencontré alors qu’il avait presque un an. Il vivait alors attaché à l’arrière de la maison de ses maîtres.

Véritable ventre sur pattes, la quête principale de Dinjik dans chacune de nos sorties, c’est la nourriture. La plupart du temps, nos excursions s’arrêtent donc près d’un butin. Impossible de le décoller de sa trouvaille, même si ce ne sont que de vieilles peaux de caribous il ne lâche rien. C’est aussi un autre trait de sa personnalité, il est sacrément têtu. Oui, nous pourrions dire têtu, mais son entêtement n’existe que tant que le mien persiste pour le faire exister. Bien souvent seront qualifiés de têtus les animaux qui ne répondent pas aux ordres proférés par un humain. Mais autrement, comment seraient-ils supposés exprimer leur désaccord ? Un chien en désaccord est-il nécessairement têtu ? Cela dit, je dois reconnaître que Dinjik m’est souvent apparu comme un chien déterminé et relativement inflexible.

Il est très expressif lorsqu’il n’est pas d’accord et il trouve toujours une façon radicale de le manifester. Ses propriétaires avaient essayé de l’initier au traîneau ; il s’est alors simplement couché, refusant tout bonnement de tirer quoi que ce soit. Sa carrière de chien de traîneau s’est donc arrêtée à peu près aussitôt qu’elle a commencé. Parfois, près d’endroits où je savais que les gens n’aimaient pas voir de chien en liberté, j’attachais Dinjik : il arrivait alors que celui-ci se plante, s’assoie et d’un coup de tête retire son collier. Il restait assis, planté là.

Puis l’hiver est arrivé, Dinjik a changé momentanément de propriétaire, mais j’ai continué à partager des escapades avec lui. Cet hiver-là, Dinjik m’incita à de nombreuses réflexions sur ma capacité à intégrer réellement la communauté canine de Old Crow. Je crois que c’est en vivant réellement l’expérience de cette forme d’intégration que la question s’est posée. Souvent Dinjik aimait jouer avec moi, mais un peu comme s’il était avec ses congénères. Il sautait et attrapait ce qu’il pouvait. Un gabarit généreux avec une brutalité peu commune et des jeux de dents bien musclés. Il est arrivé plusieurs fois que je ne puisse mettre fin au jeu. C’est ici qu’est venu s’introduire l’enjeu du jeu. Le jeu prenait soudainement une autre forme, tandis que se posait la question de son enjeu. C’est d’ailleurs à ces moments précis que l’idée d’intégrer la société canine de Old Crow n’apparaissait plus aussi facile que prévu. En effet, jouer avec Dinjik se terminait souvent avec de nombreux bleus plein les bras (heureusement, j’étais couverte avec des tenues d’hiver) et des trous dans les vêtements. Du désintérêt à des tentatives d’autorité, rien ne semblait faire renoncer Dinjik, bien décidé à jouer. Et plus je tentais de le rejeter, plus il revenait avec violence, faisant parfois douter du jeu : alors le jeu n’était plus seulement ludique, il devenait également social et, dans ces cas-là, Dinjik apparaissait avoir le dessus définitivement : du moins, de mon point de vue, je me sentais bien impuissante.

Photo 2

Lorsque Dinjik trouvait de quoi manger, peu importe la situation, il n’y avait qu’à attendre qu’il termine… (Old Crow, janvier 2017)

Lorsque Dinjik trouvait de quoi manger, peu importe la situation, il n’y avait qu’à attendre qu’il termine… (Old Crow, janvier 2017)
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Un certain nombre d’autres questions se sont posées après cela. S’agissait-il d’une incompréhension entre nous ? Dinjik s’était-il mépris sur mes intentions d’arrêter le jeu ? La plupart des chiens que j’avais côtoyés jusqu’alors changeaient d’attitude si je ne répondais pas à leurs sollicitations ludiques ou si je les ignorais, ou encore si je rejetais avec fermeté leurs assauts. Pourtant, plus je repoussais Dinjik, plus ses assauts devenaient généreux et imposants. Je l’avais déjà observé en faire de même avec une chienne, pourtant autoritaire. Et malgré les mises en garde de celle-ci, toutes dents dehors, c’est comme si la force et la détermination de Dinjik ne s’en trouvaient que plus stimulées. Je ne pouvais prétendre trouver une façon canine de rompre le jeu, mais notre relation était-elle celle d’un humain et d’un chien ? Celle que deux chiens pourraient avoir entre eux ? Ou autre chose de plus singulier encore ? Mon hypothèse est que peut-être il avait parfaitement compris mon souhait d’interrompre le jeu mais qu’il a tout simplement décidé que lui ne le souhaitait pas à ce moment-là. C’est en cela qu’il me semble voir ressortir ici un enjeu social. Si je ne peux décider de ma participation ou de mon retrait, est-ce vraiment un jeu ou est-ce justement l’enjeu ?

Photo 3

« Petite Martre » blottie dans sa « maison », avec une peau de caribou et un os (Old Crow, janvier 2017)

« Petite Martre » blottie dans sa « maison », avec une peau de caribou et un os (Old Crow, janvier 2017)
Photo de l’auteure

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« Petite Martre »

Son nom signifie « petite martre qui court sur la neige » en gwich’in[5]. En voilà une qui a choisi sa réponse à mes questionnements précédents. Pour elle, il était évident que je n’appartenais pas à la communauté des chiens. Petite Martre n’avait que quelques mois lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois durant l’hiver 2017. Déjà, elle se montrait assez particulière, un peu « sauvage », me disais-je alors. Elle vivait dans un trou rempli de foin et d’une peau de caribou congelée sous des morceaux de bois. Lorsqu’elle était en train de ronger un os ou de manger, il n’était pas question de l’approcher : elle grognait et se montrait des plus hostiles. À l’inverse, quand elle ne mangeait pas, elle pouvait concevoir une interaction et, parfois même, se montrer joueuse. Mais de manière générale il restait très difficile de communiquer avec elle. Elle parlait assez peu.

Lors de notre première balade, j’envisage de la garder attachée sur un bout, puis de la laisser libre. Ice Bear, son colocataire, nous accompagne. Nous traversons donc le village et nous nous dirigeons vers la rivière. Nous sommes en hiver et la rivière est une des voies de sortie du village. Avec une vue dégagée sur la rivière, je décide de la lâcher une fois arrivés. Sitôt libérée, la voilà qui disparaît en courant à toute vitesse vers la rive. Puis s’en retourne au village. Inutile de l’appeler ou d’essayer de la convaincre, le concept même d’aller se promener avec moi semble lui paraître bien insensé. Petite Martre me laissait l’impression que les activités que je lui proposais ne faisaient aucun sens pour elle, voire qu’elle ne souhaitait même pas vraiment interagir avec moi, contrairement aux autres chiens que j’avais pu rencontrer jusque-là. Pour la première fois, j’ai non seulement ressenti la profondeur de notre différence, mais, qui plus est, elle avait quelque chose d’imperméable, puisqu’il n’y avait même aucun souhait de rencontre, ni aucune curiosité de sa part. J’avais affaire à un autre fermé et désintéressé, et plutôt incompris de ma part. Elle m’a invitée à reconsidérer ma pertinence dans son monde. Violente interrogation de l’ethnographe sur son terrain.

Les implications d’une ethnographie avec les animaux

Considérer l’animal comme un « bon à ethnographier » est un postulat lourd de sens. En effet, non seulement les animaux deviennent alors des personnes, mais, qui plus est, ils ont de nombreux attributs, notamment culturels (Lestel 2001), qui leur confèrent un intérêt ethnographique. L’animal se libère ainsi du souverainisme humain qui semble l’avoir caractérisé des années durant en sciences sociales[6] (Arluke et Sanders 1996) et peut lui-même former une communauté dotée d’une culture propre. Ontologiquement, cela nécessite aussi, pour la discipline, de dépasser le naturalisme de ses propres institutions. Cela ouvre la discussion sur la question du déterminisme biologique, à savoir est-on ou non condamné à être humain sous prétexte que nous avons un corps humain ? Si la classification des espèces paraît naturelle, qu’en est-il alors de ces enfants sauvages ? Lucienne Strivay soulève pertinemment ces questions dans son ouvrage sur les enfants sauvages (2006), où l’on s’aperçoit que ces enfants, malgré leur corps humain, n’avaient rien qui semblait pourtant les lier à ces humains. Au-delà de ne partager aucun langage, ni aucun référent commun avec ces humains qui les observaient, même leur corps était modifié, développant plus de poils, des voix rauques et des sens autrement développés. Lucienne Strivay propose ici de soulever des questions de fond, qui sont un apport fondamental à notre réflexion. Ces enfants loups sont-ils loups ou humains ? D’une perspective humaine ? D’une perspective lupine ? Qu’est-ce qui fait de nous un humain ? Pourquoi l’anthropologie devrait-elle ainsi faire de cette différence biologique une différence insurmontable pour la discipline ? Surtout si l’on considère que c’est sans doute la discipline la mieux équipée pour consacrer l’altérité. Fait-on l’ethnographie des humains ou d’une culture ? Si l’on considère, comme Hallowell, que l’ethnographie commence avec une culture (1955), alors on peut se demander ce qui retient la discipline dans son anthropocentrisme ? En ce sens, de nombreux travaux discutent déjà de cette question des cultures animales (Lestel 2001).

En supprimant l’idée d’une nature séparée de la culture, notre discipline fait face à « un paysage intellectuel complètement différent, où l’état et les substances sont remplacés par les processus et les relations » (Descola et Palsson 1996 : 12). À certains égards, cette approche à la frontière des disciplines vient étendre plus largement les travaux pionniers entrepris dans les années 1990 par les anthropologues sociaux qui avaient parfois des doubles formations comme Shirley Strum et son étude sur les grands singes.

Du côté des sciences naturelles, la recherche tend aussi à prendre un tournant intéressant et conforte l’intérêt d’innover dans ces approches (Sheldrake 2016). En effet, s’il n’est pas tout à fait nouveau que des biologistes s’adonnent à l’expérience ethnographique du mode de vie animal (Mowat 1963 ; Foster 2017), notamment en primatologie (Rowell 1972 ; Strum 1987 ; Goodall 1988), la tendance semble désormais s’étendre au reste des vivants, du moins conceptuellement. Ainsi la popularité d’auteurs tels que Peter Wohlleben (2017) témoigne d’un besoin général de comprendre autrement cette altérité qui nous échappe. Et si les notions d’intelligence, de langage et de culture chez les animaux semblent relativement acquises pour les scientifiques (Dröscher 1971 ; Lestel 2001 ; Bekoff 2007), les questions se soulèvent au gré des découvertes chez les botanistes en ce qui concerne l’intelligence, la mémoire et la communication chez les végétaux (Hallé 2018 ; Coccia 2016, 2018). Les questions se multiplient. Elles nous confrontent toujours un peu plus au génie de ces vivants qui ne parlent pas, et aux limites de notre propre langage. La nécessité de revenir à une perception sensible de ces vivants est déclarée (Abram 2013). Une expérience sensible qui ne peut exister qu’à travers l’expérience intersubjective de l’ethnographe avec un terrain aux sujets multiples et variés.

En considérant les animaux comme sujets d’ethnographies à part entière, il s’agit donc de considérer ce relativisme ontologique comme applicable non seulement chez les autres, mais au sein de la discipline elle-même. Ce qui amène à la question épistémologique de la production de ces savoirs sur les animaux à partir d’outils et de concepts anthropologiques. Pourquoi vouloir user des sciences sociales pour aborder les questions animales ? Il ne s’agit pas de s’intéresser aux représentations sociales et symboliques de ces animaux, mais bien aux animaux eux-mêmes. Des pistes de réflexion intéressantes sont amenées par Vinciane Despret (2012) dans son ouvrage Que diraient les animaux si… on leur posait les bonnes questions ? Il y est en effet question de la pertinence des savoirs que nous essayons de découvrir ou de démontrer, voire même, parfois, d’extraire de ces animaux. Cela renvoie également à la question de l’usurpation. Usurpation de la parole, des intentions. Formuler ces animaux, leurs savoirs, ce qu’ils nous font vivre et ressentir et ce qu’ils nous apprennent, nous confronte inévitablement au défi du langage et, par extension, du sensible.

Mettre en mot l’indicible

Puisqu’il s’agit de sociétés (animales) pour lesquelles la rencontre avec leur altérité ne nous est accessible qu’à travers une expérience sensible, cette dernière devient alors une condition sine qua non à la réalisation d’une telle ethnographie. Ici ce ne sont pas les mots qui nous permettront de recueillir des données, mais bien le sensible lui-même. Les limites de l’ethnographie animale, si elles peuvent paraître nombreuses et évidentes, me semblent toutefois pouvoir se nuancer quelque peu à travers cette approche sensible. En effet, « [l]e sensoriel est la porte d’entrée la plus évidente pour accéder à la compréhension des comportements humains [ou ici animaux], puisque tout passe par les sens » (Candau 2017 : 17). D’une certaine manière, revenir sur la question des sens pour s’intéresser aux animaux apparaît comme l’option la plus évidente puisque, selon Joël Candau, la question du sensoriel dans les sciences sociales est restée longtemps occultée à cause de théories dualistes qui opposent les choses dites de l’esprit, ces idées désincarnées de toute corporéité, avec les informations qui passent par les sens, entièrement dépendantes de notre physiologie (ibid.). On ne peut s’empêcher de voir ici l’empreinte laissée par cette dichotomie naturaliste dans la création même de notre discipline. De plus, si l’on reprend Laplantine (2017b), il n’y a que du sensible partout en anthropologie. Nous l’oublions parfois au détriment des mots que nous échangeons et traduisons, plus ou moins maladroitement, des théories et conceptualisations que nous tentons d’ériger, mais la première expérience, celle de la rencontre, de l’imprégnation et de l’échange, relève du sensible. Toute expérience ethnographique est avant tout une expérience sensible. Parler d’ethnographie sensible pour parler d’ethnographie expérientielle apparaît donc comme un pléonasme dans ces mondes animaux.

Cette approche s’applique non seulement à l’ethnographe, mais aussi à ses interlocuteurs animaux. Le prisme de la subjectivité du chercheur peut y paraître à son comble, c’est pourquoi il lui incombe de redoubler de prudence. Comme le dit Laplantine,

[t]out est horizontal et ce que nous devons faire, c’est affiner la description. La description de ce que l’on ressent, de ce que ressentent nos interlocuteurs dans des interactions avec nous, en nous méfiant de la violence des opérations de généralisation et d’abstraction c’est-à-dire de simplification du réel et de falsification du langage

2017a : 69

Ainsi le choix du sensible est non seulement un constat né du terrain lui-même, mais aussi une façon de rendre cette subjectivité empirique constructive, productive, et d’ouvrir des perspectives.

C’est là une des difficultés majeures de ce que nous proposons ici. Si la partie empirique de l’ethnographie s’effectue sans mot, l’ethnographie ne peut exister qu’à travers sa formulation verbale. Ce n’est alors pas tant le monde de ces chiens en lui-même que je suis capable de partager avec vous, mais davantage la perception et l’expérience que j’ai pu avoir de ce monde. Comme l’explique justement Marie-Françoise Guédon au début de son ouvrage sur le chamanisme nabesna,

… je ne peux pas parler au nom de mes informateurs ; encore moins au nom des peuples dénés. Je ne peux rendre compte que de ce que j’ai moi-même entendu, perçu et vécu. Les Dénés que j’ai rencontrés ne sont pas responsables du contenu de mes commentaires. Je ne peux pas décrire leur perception du monde, je ne peux que décrire leur influence sur mon univers personnel. Si je ne peux pas rendre compte de la façon dont une autre personne pense, encore moins décrire la pensée de tout un peuple, je peux du moins prendre conscience des changements que cette pensée a provoqués dans ma propre conception du monde

Guédon 2005 : 7

Dès lors, nous pouvons allouer des intentions, des émotions, mais ces termes, « intentions », « émotions », ont déjà réduit la réalité qu’est le quotidien parmi les animaux, parmi ces autres aux langages et aux réalités si différentes. De même que traduire des concepts étrangers à notre langage transforme le concept en lui-même. Bien mettre en mots les animaux, c’est déjà les traduire, les transformer. Et comme le dit l’adage, « traduire c’est trahir ». Nommer, c’est inévitablement réduire.

S’il est une nécessité que l’ethnographie animale nous rappelle, à l’instar de toute ethnographie, c’est l’importance de toujours revenir aux données ethnographiques. De toujours coller à ces données ethnographiques. Elles sont les garde-fous qui limitent ces usurpations.

Des possibilités multiples

En acceptant de rencontrer l’animal comme un autre, avec toutes les considérations qui accompagnent cette rencontre, nous appliquons à la discipline anthropologique le relativisme (ontologique) avec lequel les ethnographes sont invités à appréhender les univers auxquels ils ou elles s’intéressent. Nous élargissons alors la possibilité des sujets et des perspectives, puisque les sociétés auxquelles nous nous intéressons deviennent d’autant plus multiples et complètes. Ainsi nous ne pouvons nous contenter de ne proposer que l’ethnographie des Vuntut Gwich’in car tous les enchevêtrements sociaux dans lesquels ils sont pris nous permettent d’ajouter une multitude d’espèces à la panoplie de nos acteurs ethnographiques et, par extension, une multitude d’ethnographies possibles. Nous nous donnons la possibilité de rendre plus singulier chaque monde encore, chaque environnement, chaque lieu et ses habitants.

Les plus zélés pourraient alors pousser le vice jusqu’à demander ce qui différencie une ethnographie animale d’une ethnographie végétale dans ce cas ? Conceptuellement, il ne semble y avoir aucun argument qui rende alors l’ethnographie végétale moins valable. Revenant à notre cas et considérant la quantité de peuples et de cultures qui expérimentent au quotidien ces relations avec les végétaux, pourquoi un ethnographe aux sensibilités végétales ne pourrait-il pas prétendre à une ethnographie végétale ? L’anthropologue David Abram propose ce qu’il appelle une « écologie des sens » (2013), dans laquelle il invite ses lecteurs à prêter autrement leurs sens à l’expérience de la nature, de leur environnement. Une réflexion pertinente qui fait écho à notre propre réflexion, mais aussi à ces récentes conclusions des botanistes. Puisque tout ethnographe ressort affecté, transformé par cette rencontre avec l’autre, par cette immersion du terrain, comment l’anthropologie peut-elle ne pas se laisser affecter par cette rencontre avec ces univers autres ? La discipline anthropologique existe-t-elle en elle-même, ou est-elle le fruit de ceux qui la font – auquel cas il conviendrait de la faire évoluer au gré des transformations de ses anthropologues aussi ?

À la différence de ce qu’avancent les chercheurs du courant animaliste, faire des animaux des sujets d’ethnographie ne fait pas d’eux des êtres humains. Ils restent des « autres », à l’altérité plus ou moins profonde. Mais ils deviennent des autres que nous devons considérer et accepter dans leur altérité. C’est précisément dans l’étude de cette altérité, dans la curiosité et la compréhension de cet autre, que la discipline anthropologique prend tout son sens, mais aussi sa pertinence à consacrer ainsi les questions animales.

Ce que les animaux ont à nous apprendre sur les humains qu’ils côtoient

Un dernier aspect que je souhaite soulever ici dans le prolongement de ces ethnographies, c’est la possibilité d’appréhender autrement les sociétés humaines. Voilà longtemps maintenant que l’anthropologie reconnaît la valeur des savoirs locaux sur les animaux. Les travaux de Florence Brunois (2005, 2007) et de Nicolas Lescureux (2006, 2007, 2010) en sont d’ailleurs de belles consécrations avec l’avènement de l’ethno-éthologie. Et si nous reconnaissions enfin que ces animaux aient eux aussi des choses à nous apprendre sur les humains qu’ils côtoient au quotidien, depuis si longtemps ?

Parmi mes expériences avec les chiens de Old Crow, une immersion de deux semaines dans les bois (juin 2017), seule avec Sammy sur la trace des loups, m’a aussi permis d’appréhender différemment ces Gwich’in et leur univers, leur culture. En plus de me proposer une expérience gwich’in d’immersion dans une nature à l’altérité profonde, ce séjour à Salmon Cache m’a amenée à mieux comprendre la relation que les Gwich’in entretiennent avec les chiens. D’une certaine manière, à vivre plus complètement encore cette expérience dans un environnement gwich’in qui, au-delà d’infiltrer ma relation à cet environnement, a même infiltré ma relation avec Sammy. Notre relation n’a jamais été celle que je pensais avoir avec un chien. Peut-être s’apparentait-elle davantage au type de relation que les Gwich’in entretiennent avec leurs chiens ?

Ainsi c’est tout cet environnement qui m’a permis d’appréhender différemment ces Gwich’in et leur mode de vie. Il y a d’un côté ce que les Gwich’in m’ont appris sur cet environnement, et de l’autre ce que tout cet environnement m’a appris et m’a permis de comprendre à leur sujet. Donc, si les Gwich’in ont partagé avec moi beaucoup de leurs savoirs autour des loups et parfois des chiens, Sammy aussi, à sa manière, m’a communiqué sa connaissance de ces Gwich’in. Dans une remise en perspective encore plus étendue, peut-être pourra-t-on un jour pouvoir appréhender des sociétés humaines à partir des animaux qu’ils côtoient ? Écouter ce que les chiens auraient à nous dire sur les Vuntut Gwich’in ?

Conclusion

Si elles se sont révélées d’un apport considérable dans la pensée ethnographique, ces approches intersubjective et expérientielle discutées par Jean-Guy Goulet (2007, 2011) semblent donc pouvoir s’appliquer de manière bien plus étendue encore. Adaptées à la variabilité des terrains ainsi qu’aux impondérables, mais aussi aux expériences et apports de nos terrains, ces approches nous permettent d’étendre plus encore cette notion d’altérité au-delà des humains. De nombreuses dérives sont alors à prévoir, que ce soit par rapport à la subjectivité du chercheur ou par rapport à la perception de l’expérience ethnographique elle-même, c’est pourquoi il incombe au chercheur d’être d’autant plus critique et rigoureux dans son analyse. D’où l’importance de se connecter à son terrain via une approche sensible, suivant un certain feeling et de toujours rester au plus près des données ethnographiques.

En me prêtant entièrement à ces rencontres canines, je constate plus empiriquement encore cette altérité qui nous distingue, et en même temps j’apprends à faire sens avec d’autres outils. Mêlant sensoriel et pressenti, visible et invisible, palpable et indicible, se prêter à la rencontre avec cet autre, canin, nous renvoie aussi à toutes sortes de réflexions sur la question de l’altérité et de la rencontre. C’est un peu le paradoxe de ces sociétés animales : elles n’ont pas de mots pour nous duper. De ce fait, l’importance de la subjectivité du chercheur pourrait paraître ici excessive, nous éloignant d’autant plus des réalités canines que nous essayons de décrire. Il s’agit alors de toujours questionner sensiblement chacune des informations que l’on reçoit, que l’on perçoit, et de prendre soin de toujours les inscrire dans le contexte dans lequel elles prennent leur sens. L’absence de mots limite toute forme de détour par le langage, surtout considérant l’autorité souvent reconnue aux mots. À l’inverse, on pourrait probablement considérer que cette approche sensible constitue un détour par le corps. Comment le corps et les mots font-ils sens (ensemble ?) dans le cadre d’une ethnographie ? La prise en compte de ces non-humains dans les questionnements anthropologiques à partir d’expériences sensibles menées sur nos terrains ethnographiques parviendra-t-elle à nous faire dépasser le dualisme disciplinaire ?