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Mes origines autochtones ont eu une ascendance sur ma pratique artistique. Elles ont également influencé le regard porté par les spectateurs sur mes oeuvres. J’avais l’impression que ces origines prenaient le dessus sur ce que je voulais dire, créant ainsi un sentiment d’aliénation. C’est ici qu’à émergé ma première problématique : il me fallait déterminer ce qui, en dehors de mes origines, qualifiait mon travail, lui donnait valeur dans le monde de l’art contemporain. Puis, mon questionnement s’est déplacé vers l’importance de trouver l’équilibre entre mes identités : comment les métisser par mon art ?
La quête identitaire habite chacun de nous
J’ai plusieurs identités. Je voyage entre elles, sans jamais vraiment réussir à les faire cohabiter. C’est ce sentiment d’être fragmentée qui a motivé ma recherche artistique. Le sujet de mon essai portait sur le chaos identitaire qui m’habite, lié chez moi à la fois à ma condition métisse et à mon identité de femme. Mon identité est incomplète, partagée entre ma culture innue et ma culture québécoise, n’étant ni tout à fait l’une ni tout à fait l’autre. Ma quête prend racine dans toutes les petites situations que j’ai vécues et qui ont confronté mon identité. Comme, par exemple, lorsque j’ai déménagé pour mes études secondaires, j’ai eu le sentiment d’être divisée pour la première fois. Pour les Innues, j’étais devenue une Blanche, pour les Blancs j’étais une Innue. J’avais la désagréable impression de n’être considérée que partiellement, d’être constamment et uniquement l’Autre nation. Si au départ je croyais n’avoir qu’une identité, elle s’est rapidement multipliée. De plus, cette distance imposée par ma scolarité a créé une coupure avec ma communauté. Mon sentiment d’appartenance venait d’être ébranlé, une faille était maintenant créée, annonciatrice de grands questionnements. J’éprouvais de la difficulté à me situer, comme si le choix de mon identité ne m’appartenait pas. Lors de mes études en art, j’étais constamment confrontée à une catégorisation systématique de mon travail. Cet étiquetage ethnique dont j’étais l’objet me dérangeait. Mes oeuvres étaient évaluées en fonction de mes origines, et non des sujets que je voulais exprimer tels que la transmission, la fragilité, la nostalgie et l’hommage aux savoir-faire de mes deux grands-mères, l’une innue et l’autre canadienne. Les messages esthétiques que j’avais à coeur de transmettre devenaient invisibles derrière la question identitaire. De plus, j’étais toujours associée à une seule de mes identités : celle d’être autochtone. Mes oeuvres sont donc le résultat d’une tentative d’organisation de cette confusion, d’un chaos identitaire. Mon origine métisse a été l’élément déclencheur de ma recherche-création, et par elle ma conception du métissage s’est transformée. Dans les lignes qui suivent je raconterai ce cheminement par le biais des oeuvres qui l’ont nourri.
Teueikan Umanituma : animer l’inanimé
Lorsque j’ai amorcé ma maîtrise, mon intention était d’acquérir des connaissances reliées aux savoir-faire traditionnels pour que les spectateurs puissent établir un contact avec la culture innue. La majorité des informations que reçoit le grand public provient des livres d’histoire et des médias. Ces informations sont pour la plupart négatives et erronées, et je voulais exprimer un message positif sur ma culture. Pour la réalisation de l’oeuvre Teueikan Umanituma : animer l’inanimé (fig. 1), j’ai travaillé autour du thème de l’illusion apparente, cette situation où une image négative prédomine et dissimule le réel, ici l’illusion d’une culture fausse, construite de l’extérieur par les médias et l’histoire coloniale, et qui est tenue pour vérité. Ainsi, je voulais présenter au monde et aux jeunes de ma communauté une version de nos traditions. J’ai constaté, à travers le processus de création, que j’avais moi-même des lacunes dans ma compréhension de mon héritage innu : il me manquait des connaissances en regard des savoirs reliés à la survie en territoire, les techniques et les savoir-faire. J’ai dès lors été habitée par une impression de retard culturel : j’aurais dû en savoir plus, bien avant. Le temps fait son oeuvre dans ma mémoire, me rendant porteuse d’une version diluée de mon patrimoine. En ne pratiquant pas chaque jour ces connaissances ancestrales, j’avais l’impression de ne transmettre qu’une infime partie de notre magnifique histoire. C’est alors que j’ai dû m’investir pleinement pour pallier les connaissances qui me manquaient. J’ai même été confrontée à la barrière de la langue. Moi, qui parle l’innu quotidiennement, j’ai éprouvé des difficultés à comprendre l’innu du territoire : les variétés d’arbres, les verbes concernant les animaux, les termes décrivant le climat, etc. Le teueikan, tambour traditionnel innu, illustre bien cette notion de perte collective, car il est devenu une victime du temps. Il est en voie de disparition. Puisqu’il est un instrument réservé exclusivement aux chasseurs masculins, une femme ne peut construire de tambour ni en jouer. C’est par le biais de l’animation que j’ai trouvé un moyen de détourner la tradition. À travers le personnage animé je me permets, d’une certaine manière, d’en jouer et d’enraciner le teueikan dans nos mémoires. La réalisation d’une telle animation demande une répétition du geste, et plus je répétais le geste de création, plus j’avais le sentiment d’ancrer dans ma mémoire la leçon culturelle. Il ne reste que très peu de joueurs de tambour, la chaîne de transmission est rompue. La superposition des images et leur répétition créent l’animation et permettent d’animer l’inanimé. Les dessins statiques et les espoirs se mettent à vivre et produisent un mouvement. Jouée en boucle, l’animation crée une vague d’où surgit de l’oubli le teueikan. L’image et le son du tambour restent gravés dans la mémoire des gens et suscitent de l’intérêt chez eux, le désir d’en parler et d’en jouer, et c’est ainsi qu’il redevient vivant.
L’oeuvre Teueikan Umanituma (L’esprit du tambour) est une animation vidéo projetée sur une surface de toile de tente. On entend le rythme du tambour, puis un joueur et son tambour apparaissent. Graduellement, en suivant le rythme, un cercle rouge se manifeste pour remplir la forme circulaire du tambour. Peu à peu, le joueur et son instrument disparaissent pour laisser place à cette tache qui diminue de taille et devient un projectile blessant un caribou. À la mort du caribou, le rythme du tambour est joué à l’envers. Ce nouveau son inversé symbolise un coeur qui s’éteint, emportant avec lui les images. Cette oeuvre est actuellement projetée dans l’exposition permanente du centre culturel de ma communauté à Ekuanitshit (Mingan).
Décloisonner le cloisonnement
Les spectateurs s’attendent trop souvent à retrouver des symboles autochtones que j’identifie à des stéréotypes tels que la plume, le capteur de rêve, l’aigle, etc. On veut étiqueter l’artiste autochtone qui fait de l’art autochtone en le confinant à ces stéréotypes. Mais je ne me définis pas seulement ainsi et je voulais aller au-delà de l’illustration. J’ai compris que parler de mes émotions plutôt qu’uniquement des savoirs traditionnels me permettrait de sortir du cadre dans lequel on me confinait. La perception qu’ont les spectateurs de mes oeuvres avait un impact sur ma propre perception de mon travail artistique. Ma vision s’en trouvait biaisée. Inconsciemment, mes élans créateurs étaient freinés par une barrière invisible qu’on m’imposait. Cette prise de conscience m’a permis de rencontrer mes autres identités. L’oeuvre Sons sans son (fig. 2) représente un premier pas vers l’universalisation de mon langage formel par l’épuration et le minimalisme. Elle m’a permis d’éviter l’illustration de mon appartenance autochtone.
C’est dans l’environnement calme de l’atelier que j’ai trouvé les sons qui m’interpellaient, soit les sons constants et répétitifs de la résonance des néons et de la ventilation. Il en résulte une oeuvre tout en douceur et en discrétion où il y a aussi présence de répétitions dans le geste créateur à l’instar de l’oeuvre Teueikan Umanituma. Le son est exprimé par la forme.
Ce que j’ai éprouvé lors de sa réalisation a directement influencé le résultat. En regardant cette oeuvre, je perçois toute la fluidité avec laquelle se sont enchaînés mes choix pour exprimer ce que je ressentais. Mais si, à mes yeux, cette réalisation rejoignait mon objectif d’universalisation, de détachement des codes formels autochtones, je me suis rapidement rendu compte, lors de la présentation, qu’il en allait autrement pour les autres. L’artiste dirigeant l’atelier a systématiquement associé à la culture autochtone mon travail de broderie. Elle a même associé mon travail à celui de l’artiste autochtone Nadia Myre et m’a avertie de me méfier de cette ressemblance. Je me suis sentie directement atteinte par ce commentaire. Dans le contexte précis de cette oeuvre j’ai été surprise car, comme elle ne connaissait pas mon travail, je croyais qu’elle poserait sur celui-ci un regard neutre et ouvert. Sa vision catégorique et stéréotypée m’a décontenancée. Sa perception a-t-elle été influencée par mon appartenance innue visible ? Aurait-elle fait cette association si elle ne m’avait pas vue ? Jusqu’à quel point l’interprétation d’une oeuvre peut-elle être entravée par des facteurs externes ? J’ai été assaillie de questions. Devrais-je mentionner mes origines innues lors de mes présentations ? Est-ce mon statut autochtone qui fait mon talent, ma particularité ? Comment éviter l’étiquetage ? Comment faire comprendre au spectateur que tout n’est pas relié uniquement à ma culture autochtone ? Je faisais face à une immense vague de questionnements qui paralysait ma recherche. Peu importe mes choix, j’étais étiquetée artiste autochtone et, dans le cas contraire, j’aurais dévié de mes origines. C’est soit l’un ou soit l’autre, comme si ces deux réalités ne pouvaient cohabiter. Lors d’une de mes lectures, j’ai pris connaissance du concept de prisme occidental :
[…] les façons par lesquelles l’histoire de l’art occidental glorifie les artistes européens et leurs formes d’art en même temps qu’elle dénigre ou ignore les pratiques artistiques des autres peuples du monde. […] Les peuples autochtones partout dans le monde font partie du mouvement de ceux qui souhaitent faire entendre leur culture particulière au-delà de l’échelle locale. Mais pour ce faire, ils doivent surmonter l’autorité écrasante du prisme occidental – une façon d’ordonner et de comprendre le monde qui est à la fois envahissante et en même temps quasiment invisible.
Leroi-Gourhan 1965 : 135, cité dans Trépanier et Creighton-Kelly 2011
Cela confirmait pour moi que je ne peux pas changer le regard du spectateur. Dès qu’un artiste a des origines différentes de la culture dominante, il est associé à ces origines qui prennent le dessus sur son travail : le contenu passe au second plan. L’oeuvre Sons sans son a confirmé mon désir de travailler avec mes nouvelles pistes de recherche : contourner les codes de notre société et dérouter les spectateurs.
Ka Uapatak[1] : l’importance du contexte
Lors de ce projet, j’ai découvert une nouvelle ambiance de création. Pour la première fois, je n’avais pas à penser à la présence de l’autochtonie dans mon oeuvre, car c’était le sujet principal de l’exposition C’est notre histoire : Premières Nations et Inuit du xxie siècle du Musée de la civilisation de Québec. Cette exposition permanente en est une de synthèse et de référence sur l’histoire des onze nations autochtones du Québec. Dans le cadre de sa production, des bourses de création étaient offertes à des artistes pour qu’ils puissent s’exprimer sur des thématiques de l’exposition. Alors, le contexte en parlait déjà à ma place, et l’étiquette contraignante disparaissait, étant donné que je ne faisais plus partie de la minorité mais de l’ensemble. Je pouvais entièrement me concentrer sur le sens, la forme, les matériaux et les techniques. Ainsi, j’ai pu perfectionner mon langage plastique vers le minimalisme et sur l’importance de l’équilibre, de la tension et de la flexibilité. À la suite de la création de cette oeuvre, je constatais que, dans ma démarche, je tentais souvent de rallier des thèmes qui étaient des opposés, telles mes identités. L’oeuvre Ka Uapatak (fig. 3) m’a fait comprendre que l’étiquette n’était pas de mon ressort et que, selon le contexte du lieu de l’exposition, elle pouvait être oubliée. Également, dans le cadre de cette exposition, la situation était idéale pour démontrer qu’une artiste d’origine autochtone peut exploiter des thèmes universels tels que la spiritualité et qu’elle peut les exprimer d’une façon un peu plus abstraite qu’on pourrait s’y attendre.
À plus tard… jamais
Suivant une confusion identitaire, ma vision de mon identité métisse était toujours présente mais maintenant, sous une forme plus positive, elle n’était plus problématique. Mon identité métisse était passée d’un sentiment de chaos à un mode de structuration de ma recherche. Une pensée métisse a la capacité et la particularité de voyager entre des pôles identitaires (Laplantine et Nouss 1998) et c’est dans cette zone d’intersections que ma création débute ; telle sera ma façon de travailler dans l’avenir. Pour la création de l’oeuvre À plus tard… jamais (fig. 4), j’ai utilisé la technique artisanale traditionnelle innue de la couture des plis des mocassins. Je me donnais pour la première fois le droit d’utiliser des formes et des techniques traditionnelles principalement pour leurs qualités esthétiques sans référence à mes origines. J’ai remarqué par ce travail que le besoin que j’ai d’apprendre, d’enregistrer et d’assimiler à partir des savoirs traditionnels vient du fait que je suis loin physiquement de mes deux familles, innue et québécoise. Ce travail m’a confirmé que la simplification des formes, le dépouillement, était une piste intéressante pour moi. L’oeuvre À plus tard… jamais a répondu à l’une de mes craintes, qui était de savoir si mon travail artistique gardait sa force sans la référence à l’autochtonie : est-ce que mes pairs en art contemporain appréciaient mon travail comme artiste ou seulement comme artiste autochtone ? Le minimalisme formel est un synonyme d’universalisation. C’est-à-dire que l’épuration des formes ne renvoyant à aucun repère culturel me permet d’échapper à l’étiquetage. De plus, j’ai compris que les techniques utilisées ne doivent pas nécessairement avoir de lien avec le sujet, qu’elles peuvent être exploitées seulement pour leurs qualités plastiques.
Dans l’oeuvre À plus tard… jamais, j’ai tenté de représenter le deuil et la perte par la représentation de l’explosion d’un coussin. Parfois, nous voulons le nier, mais morceau par morceau le deuil remonte à la surface et crée une explosion d’émotions. Les morceaux au plancher font allusion à une cassure émotionnelle qui tranquillement se replace pour se reconstruire. L’empilement est là pour illustrer le renouveau et le temps qu’il faut pour y arriver.
Un chaos organisé, l’oeuvre finale
Dans le cadre de la maîtrise en art, option création, à l’Université du Québec à Chicoutimi, l’oeuvre Chaos organisé clôt mes trois années de recherche. Elle témoigne du chemin parcouru. Une oeuvre qui réussit à tout lier et qui se soustrait à tous les irritants. Pour moi, il n’est plus question d’étiquetage, d’écartèlement entre mes cultures ou de sentiments d’incomplétude. Découvrir le concept de métissage m’a permis de me comprendre, de mettre des mots sur ma façon de travailler. Mais si, en tant que personne, je me sens désormais entière, en tant qu’artiste il s’agit plutôt d’un préambule. Cela met fin à une période où j’étais habitée par un sentiment d’incapacité et de blocage dans mes élans créateurs. Il en résulte une oeuvre empreinte de nostalgie, où s’associent mes thèmes de la transmission et de l’hommage. Cette oeuvre représente un paysage réunissant les parcours et les savoirs de mes grands-mères. C’est à travers leurs connaissances et leurs expériences que je construis mon identité.
Leçon culturelle n˚ 1. Ce travail fait référence à mes grands-mères. Deux coutumes traditionnelles y sont représentées : l’épilage des peaux de caribou et la technique du crochet. C’est en regardant Nukum (grand-mère, en langue innue) procéder à l’enlèvement de la fourrure d’une peau que s’est enclenché le processus de cette oeuvre.
Leçon culturelle n˚ 2. Je me questionne sur mon rôle de femme comme transmettrice de la culture traditionnelle. Entre autres, en regard de ma relation avec mes grands-mères. Face à la maladie et à la distance géographique, je crée des oeuvres qui sont en quelque sorte des ponts sur lesquels je peux me promener pour trouver des solutions éphémères à cette situation. Le temps s’écoule plus rapidement avec la distance, leurs mémoires et leurs savoirs m’échappent.
L’oeuvre Chaos organisé (fig. 7) est une installation constituée de neuf troncs de bois de sapin. Chacun est relié au mur avec une corde qui donne l’impression de traverser le mur. Elle permet de les maintenir debout, inclinés et en équilibre. Une partie de ces troncs est écorcée et ces zones dénudées sont recouvertes partiellement de corde crochetée. Cette installation représente ma reconstruction identitaire par l’amalgame de plusieurs fragments interreliés provenant de différentes époques et cultures. Ce tout est toujours en mouvance et évolue continuellement en alternant force et précarité. Dans ma démarche, la notion de tension est omniprésente, elle est l’espace entre mes identités. Elle s’incarne dans mes oeuvres par les principes physiques de l’équilibre, de la flexibilité et de la gravité.
Lier mes différentes identités par un processus organique de métissage
Si la pensée du métissage est bien une pensée de la médiation qui se joue dans les intermédiaires, les intervalles et les interstices à partir des croisements et des échanges, elle ne saurait se réduire au et, à l’entre et à l’entre-deux qui sont des catégories spatiales. C’est […] une pensée de la tension […] une pensée de la multiplicité née de la rencontre.
Laplantine et Nouss 1998 : 83
Malgré la volonté de vouloir distancer mon identité métissée de mon travail, elle fait partie intégrante de ma démarche artistique. C’est cependant en tant qu’outil méthodologique et non en tant que problématique ou matière que sa présence se manifeste. Lorsque j’ai compris cette différence, cela venait mettre une fin positive sur le sentiment de chaos qui m’habitait. Je comprenais maintenant d’où venait la décision, inconsciente jusqu’ici, de toujours mettre en relation différents pôles. C’est dans l’espace de la rencontre d’au moins deux composantes que mon travail se situe. Auparavant, je ne voyais pas l’entre-deux comme un espace à part entière, j’essayais toujours de fusionner les deux composantes et cela leur enlevait leur intégrité. Ou encore, je décidais d’être complètement dans l’une en négligeant l’autre. La tension est un espace parfait de travail, où toutes les composantes restent entières. Par contre, la tension est un espace précis où il doit y avoir « équilibre des parties afin que soient évités les écueils du différentialisme autant que ceux de la fusion » (ibid. : 112).
Je perçois mes identités comme un archipel. Ce dernier se dresse avec des passerelles entre les îlots illustrant les tensions. Comme si, sur ces ponts, se déroulaient des rencontres et qu’à la fin, par le geste de création, les passerelles se détachaient des îles pour devenir des parties indépendantes : mes oeuvres. Deux éléments contradictoires se dirigeant habituellement vers des chemins opposés peuvent cohabiter sous une tension, un équilibre éphémère. La pensée métisse est organique plutôt que mécanique : les différents îlots identitaires se promènent sans aucun ordre d’importance et se rencontrent à un certain moment sous une tension pour en construire d’autres, et ensuite repartir chacun de leur côté. La pensée métisse travaille l’espace de l’entre-deux, c’est-à-dire dans l’intervalle, et se situe entre les différents éléments gravitant autour de l’artiste, dont ses identités. Le bagage que j’acquiers sur les savoirs traditionnels est transformé par ce qui m’habite durant le processus de création. Il en résulte une oeuvre où le savoir-faire s’éloigne de sa fonction première. La pensée métisse est difficile à définir, car elle ne se conforme pas à un ensemble de règles établies. Elle est plutôt un « phénomène éminemment diversifié et toujours en perpétuelle évolution. Échappant à toute stabilisation, n’arrivant jamais à la finition, elle décourage toute tentative de définition » (ibid. : 10).
La pensée métisse comme méthodologie de création
C’est un certain sentiment de chaos identitaire qui a motivé toute cette recherche, et c’est dans l’organicité que j’ai réussi à réorganiser ce désordre, déclencheur de création. Le sens du chaos s’est transformé, il n’est plus question de confusion, mais plutôt d’un tout organique composé de multiples possibilités. Le chaos n’est plus perçu comme négatif, mais comme un élément positif. Dans ma démarche, ce lieu prend la forme de ma « banque de données » contenant mes identités et mes leçons culturelles. En travaillant dans cet espace, je combine le passé-présent et mes multiples identités sous une même tension et j’exprime ce nouvel espace et ses échanges par mes oeuvres. Tout comme les artistes minimalistes, j’utilise la série, les formes simples, les matériaux bruts et la monochromie. C’est avec ce langage plastique que je parviens à unir et à représenter, sous une même tension, les thèmes de la mémoire, de l’hommage, de la nostalgie, de la fragilité et de la transmission. Globalement, j’ai toujours eu l’impression qu’on m’identifiait uniquement à mes origines autochtones. Ma recherche à la maîtrise en art m’a permis d’amorcer le dialogue entre mes pôles identitaires et mes préoccupations esthétiques. Cette recherche-création termine un cycle éprouvant. J’ai compris que désormais le métissage n’est pas conflit, mais bien articulation méthodologique de ma pratique. Un sentiment d’accalmie face à mon identité métisse m’habite maintenant, toutefois la tempête peut revenir, car « le métissage est un processus sans fin de bricolage » (Laplantine et Nouss 1998 : 75). Ce déséquilibre qui se répercute dans toutes les sphères de mon existence j’ai appris à le côtoyer, à l’apprivoiser. Il est passé de paralysant à source de création. Désormais, il m’inspire et ouvre des possibles.
Appendices
Note
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[1]
Cette oeuvre a été créée grâce à une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec. Trois bourses destinées aux artistes autochtones étaient offertes pour la création d’une oeuvre qui serait présentée au Musée de la civilisation, à Québec, à l’intérieur de l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du xxie siècle.
Bibliographie
- Laplantine François, et Alexis Nouss, 1998 : Le métissage, un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir. Flammarion, Paris.
- Trépanier, France, et Chris Creighton-Kelly, 2011 : Comprendre les arts autochtones au Canada aujourd’hui, un examen de la connaissance et de la documentation. Préparé pour le Service de la recherche et de l’évaluation, Conseil des Arts du Canada, Hamilton. http://publications.gc.ca/site/fra/9.641248/publication.html (consulté le 24 mai 2018).