Abstracts
Résumé
Cet article explore la quête d’autonomie résidentielle des femmes inuites du Nunavik selon une perspective relationnelle. Basé sur des témoignages de femmes au sujet de la crise du logement, il montre les liens étroits entre le surpeuplement des maisons et la violence familiale et met en évidence les limites du système de logement social face aux tentatives de certaines femmes pour sortir de situations familiales difficiles. Loin de refléter un désir d’émancipation féminine et de rupture relationnelle, cette quête d’autonomie s’avère plutôt être une tentative de se procurer un environnement sécuritaire, étape devenue essentielle dans le rétablissement de saines relations sociales pour certaines femmes inuites du Nunavik. L’intérêt de développer une perspective relationnelle sur la question du logement des femmes invite à repenser de façon plus globale les politiques actuelles de logement social qui fournissent aux Inuits, selon la distinction d’Ingold, des abris (buildings) plutôt que de véritables foyers (dwellings).
Mots-clés :
- femmes inuites,
- Nunavik,
- logement,
- autonomie,
- relations sociales
Abstract
This article explores the quest for residential autonomy for Inuit women of Nunavik through a relational perspective. Based on testimonies of women on the housing shortage, it shows the links between overcrowded houses and family violence. It pinpoints the limits of the social housing program in situations where women try to escape from unhealthy relationships. Far from reflecting a desire for emancipation and breaking off, this quest for autonomy should be rather understood as an attempt to obtain a safe environment for them and their family and the attempt to rebuild new healthy relationships. The interest in developing such a relational perspective on the housing issue invites us to understand how contemporary social housing programs provide, following Ingold’s distinction, buildings rather than dwellings.
Keywords:
- Inuit women,
- Nunavik,
- housing,
- autonomy,
- social relationships
Resumen
Este artículo explora la búsqueda de autonomía residencial de las mujeres Inuit de Nunavik desde una perspectiva relacional. Basado en testimonios de mujeres sobre la crisis de la vivienda, se exponen los estrechos vínculos entre el hacinamiento y la violencia doméstica, y se pone de relieve las limitaciones del sistema de vivienda social frente a los intentos de algunas mujeres de salir de situaciones familiares difíciles. Lejos de reflejar un deseo de emancipación femenina y una ruptura relacional, esta búsqueda de autonomía se convierte más bien en un intento de procurarse un entorno seguro: una etapa que se ha convertido en algo fundamental para la recuperación de relaciones sociales saludables para algunas mujeres Inuit de Nunavik. El interés por el desarrollo de una perspectiva relacional en el tema de la vivienda de las mujeres invita a repensar de manera global las actuales políticas de vivienda social que se proveen a los Inuit, siguiendo la distinción de Ingold de refugios (buildings), en lugar de verdaderos hogares (dwellings).
Palabras clave:
- mujeres Inuit,
- Nunavik,
- vivienda,
- autonomía,
- relaciones sociales
Article body
Au cours de l’enquête menée en 2013 par Saturviit[1] sur les conditions de vie des femmes inuites du Nunavik, la centaine de participantes ont évoqué à maintes reprises les difficiles conditions de logement auxquelles elles font face quotidiennement, que ce soient les problèmes engendrés par le surpeuplement des maisons, la difficulté à obtenir un logement ou encore les désagréments associés au système de logement social (Laneuville 2015). Face à la pénurie de logements au Nunavik et à la pression que cette crise impose sur leur vie personnelle, familiale et communautaire, les femmes inuites exprimaient leur désir d’une plus grande autonomie résidentielle. À travers cet article, nous avons souhaité mieux comprendre cette nouvelle préoccupation collective. Nous proposons pour cela d’envisager ce phénomène par le biais d’une approche relationnelle. Celle-ci privilégie l’étude des dynamiques relationnelles et la façon dont les individus se positionnent au sein des relations dans lesquelles ils sont engagés, que ce soit du point de vue de leurs actes ou de leurs discours.
L’autonomie peut en effet être comprise comme étant une forme particulière de lien social à travers lequel les individus tentent de négocier une nouvelle position vis-à-vis des personnes ou des entités avec lesquelles ils sont en relation. Comme l’ont bien souligné Blaser et al. dans leur travail collectif sur la notion d’autonomie politique des peuples autochtones, cette approche invite à considérer l’autonomie du point de vue de la relation plutôt que du point de vue de la séparation. Selon l’ontologie occidentale, l’autonomie individuelle ou l’autonomie collective portent intrinsèquement l’idée de séparation entre les individus ou les groupes d’individus. Or, les ontologies autochtones mettent l’emphase sur les relations et les processus plutôt que sur la séparation ou la catégorisation des êtres vivants (Blaser et al. 2010). C’est ce que la psychologie et la philosophie morale et politique ont commencé à faire en montrant que l’autonomie n’existe pas en dehors de son inscription dans le social (Anderson et Honneth 2005). Cette proposition en vue de regarder l’autonomie d’un point de vue relationnel s’inscrit dans le sillage d’une anthropologie vouée à l’exploration et à l’étude des ontologies, c’est-à-dire des différentes manières d’être au monde et de leur cohabitation. Selon cette approche, le travail de l’anthropologue ne consiste plus à analyser les différentes « visions du monde », qui sont des interprétations différentes d’un même monde, mais plutôt à saisir les multiples mondes qui existent et cohabitent dans leurs singularités profondes (Viveiros de Castro 2004 : 6 ; Poirier 2013 : 53).
La quête d’autonomie des femmes inuites du Nunavik se manifeste dans un contexte social et politique particulier marqué à la fois par la crise du logement et par la prégnance de la violence familiale. C’est à l’entrecroisement de ces contextes que certaines femmes cherchent à accéder à l’autonomie résidentielle. La question du logement recouvre en effet des dimensions très variées qui, bien qu’elles soient enchevêtrées les unes aux autres, ne feront pas l’objet d’une égale attention tout au long de cet article : politique (politiques du logement, programmes de logements, instances gouvernantes), technique (fabrication des maisons, matériaux utilisés, conditions environnementales), économique (financement de la construction, échelle des loyers, etc.), ainsi que des dimensions plus humaines (design architectural, mode de vie à l’intérieur des maisons), etc. C’est tout particulièrement la question de l’accès au logement qui nous intéressera ici, celle-ci étant en lien avec les politiques du logement.
Ces différentes dimensions ont été explorées par de nombreux chercheurs intéressés aux sociétés inuites. De leur côté, les anthropologues se sont intéressés plus particulièrement aux dimensions cosmologiques de l’habitat traditionnel inuit (Therrien 1987 ; Saladin d’Anglure 1978 : 106, 119). Certains ont mis en évidence le fait que les nouvelles politiques de logement étaient pensées et conçues par des non-Inuits et qu’elles ont contribué à imposer des perspectives exogènes de la maison, du territoire, de la famille ou encore des relations sociales (Buchanan 1979 ; Collings 2005 ; Stern 2005 ; Tester 2006 ; Thomas et Thompson 1972). D’autres ont montré comment les Inuits se sont approprié symboliquement et matériellement ces nouveaux logements (Bordin 2003 ; Brière 2014). L’histoire des politiques du logement dans l’Arctique canadien et leur évolution au cours des dernières décennies sont désormais bien documentées, en particulier par les chercheurs en sociologie et ou en sciences politiques (Duhaime 1982, 1985, 1986 ; Therrien 2013).
Nous proposons ainsi de poursuivre ces réflexions en nous attachant plus particulièrement à la dimension relationnelle de l’autonomie résidentielle, vue à travers l’expérience des femmes du Nunavik dans le contexte de la crise du logement. À travers le témoignage de plusieurs d’entre elles, nous explorerons deux questions principales, celle des conséquences de la pénurie de logement dans le Nord sur leur vie personnelle et familiale et celle des impacts de la politique de logement social sur leur capacité à vivre de façon autonome. Cela nous permettra de déceler certaines continuités dans la fabrique des relations et de repérer l’apparition de nouvelles dynamiques sociales, notamment autour du concept d’autonomie. Si nous nous intéressons ici précisément à l’expérience, plutôt négative, de femmes en rapport au logement, une expérience que nous croyons largement répandue, nous désirons souligner qu’il existe cependant des expériences plus positives chez les femmes comme chez les hommes, et que ces derniers sont affectés à leur façon tant par ces questions de logement que par la violence familiale.
Méthodologie
Les réflexions proposées tout au long des pages qui suivent puisent dans l’expérience des deux auteures engagées auprès des femmes et des communautés inuites, que ce soit à travers leurs activités professionnelles au sein de Saturviit, à travers des séjours sur le terrain dans le cadre de recherches en anthropologie, ou encore à travers une résidence prolongée dans plusieurs communautés de la région.
Les principaux témoignages relatés dans cet article ont été recueillis par Pascale Laneuville, en 2013, alors que celle-ci menait une étude sur les conditions de vie et les besoins des femmes de la région pour le compte de Saturviit, l’association des femmes inuites du Nunavik. Lors de cette étude, plus d’une centaine de femmes âgées de 18 à 85 ans et provenant de sept communautés du Nunavik et de Montréal ont livré leurs réflexions, leurs expériences et leurs préoccupations sur des sujets très variés tels que la scolarisation, l’emploi, l’éducation parentale, la violence familiale, le système de justice et les logements sociaux (voir Laneuville 2015). Les participantes ont majoritairement été recrutées grâce à des annonces à la radio, au bouche-à-oreille et à la visite des lieux publics et des lieux de travail. Les seuls critères de recrutement étaient de rencontrer des femmes inuites et de rejoindre les différents groupes d’âge. Les femmes qui se sont portées volontaires étaient naturellement des personnes ayant une certaine facilité à prendre la parole et qui se sentaient suffisamment confortables pour se livrer à une étrangère. Les entrevues semi dirigées et de nature qualitative se sont déroulées la plupart du temps en anglais, plusieurs fois en inuktitut avec l’aide d’une interprète et quelques fois en français, toujours en fonction de la langue de préférence de la participante. D’une durée moyenne d’une heure chacune, les entrevues se sont déroulées à divers endroits : un bureau vacant de la municipalité ou d’une école, le lieu de travail des participantes, ou encore leur domicile, par exemple. Pour favoriser une atmosphère de confiance et de respect, et en raison de la sensibilité des sujets abordés, nous avons assuré la confidentialité à toutes les femmes, sans exception. Dans le cadre de cet article, nous avons sélectionné parmi les témoignages récoltés ceux qui, selon nous, expriment le plus clairement à la fois des parcours typiques en rapport au logement social et l’impact général de la situation sur la vie sociale. Afin de continuer de préserver l’anonymat des personnes interviewées, nous avons choisi des prénoms fictifs pour les désigner. L’âge et la provenance de chaque participante sont cependant mentionnés dans le texte.
L’histoire de vie de Jeannie Sappa a également inspiré les lignes qui suivent. Originaire de la communauté d’Umiujaq, Jeannie a livré quelques épisodes de sa vie marquée par la violence conjugale par le biais d’une lettre qu’elle a partagée avec Saturviit et qu’elle a distribuée aux personnalités politiques provinciales et nationales et aux médias. Son parcours exemplaire a fait l’objet d’un portrait dans l’hebdomadaire régional, le Nunatsiaq News (Rogers 2016).
Le surpeuplement des logements, un multiplicateur de la violence familiale
La crise actuelle du logement au Nunavik défraye la chronique des médias régionaux et nationaux, mobilise les organisations régionales, inquiète les gouvernements, interroge les scientifiques. Des statistiques chiffrent l’ampleur du problème, des études évaluent les nombreux impacts de cette crise sur la santé des Inuits, et de nombreuses recommandations visent à proposer des solutions pour enrayer ce problème, à tel point que l’on parle aujourd’hui d’un véritable enjeu de santé public. Depuis des décennies, la situation du logement au Nunavik est en effet caractérisée par une pénurie endémique causant le surpeuplement et affectant autant la santé physique et mentale des Inuits que leur bien-être collectif. À titre d’exemple, en 2013 le déficit immédiat était évalué à 899 habitations (SHQ 2014 : 22), alors que le taux de logements surpeuplés s’élevait à 63 % (Dutrisac 2013). Malgré ce paysage bien connu de la situation du logement au Nunavik, l’expérience quotidienne des Inuits a été encore trop peu révélée, et tout particulièrement celle des femmes. Que pensent les femmes de cette crise ? Comment la vivent-elles ? Quels en sont les impacts sur les relations interpersonnelles et l’harmonie sociale au sein des communautés du Nunavik ?
L’une des conséquences directes de la pénurie de logements au Nunavik est le surpeuplement des maisons. Les femmes du Nunavik expliquent clairement que ce phénomène a un impact direct sur la qualité des relations sociales au sein de leur famille et de leur communauté. Que l’on parle d’une famille nucléaire nombreuse ou de plusieurs générations cohabitant ensemble, l’entassement de personnes sous un même toit, et donc le manque d’espace privé et d’intimité, favorise en effet un climat tendu :
Lorsqu’il y a trop de monde dans une maison, ça tend à devenir chaotique. Les gens ont tendance à être fâchés les uns contre les autres, disant des choses comme : « Tu es dans mon espace ! » Les enfants voient ça. J’aimerais qu’ils ne voient pas ça. S’il y avait plus de maisons dans chaque village, je crois qu’il y aurait moins de chaos. Plus c’est surpeuplé, plus de confrontations il va y avoir. On pourrait mieux respirer.
Femme de 41 ans vivant à Kangiqsujuaq, traduction libre comme pour les autres témoignages qui suivent
Cette tension exprimée par les femmes est liée au fait que les personnes ne peuvent pas vraiment choisir leur lieu de vie puisqu’elles n’ont pas d’autres possibilités pour se loger et que, de ce fait, elles ne peuvent pas choisir les personnes avec qui elles vivent. Cela est d’autant plus difficile à vivre dans ces communautés où la souffrance sociale est prégnante. Les déracinements identitaires provoqués par les politiques coloniales ont créé des failles psychiques profondes chez les Nunavimmiuts. Pour les résidents, vivre dans une maison surpeuplée, avec des personnes qui sont parfois elles-mêmes submergées par leurs problèmes personnels, est très perturbant :
[Depuis que j’ai ma maison], mon esprit est tellement clair. Je devenais folle chez mon grand-père. […] Les gens deviennent fous à Kuujjuaq parce qu’il y a trop de monde dans une seule maison. Quand tu es dans ta zone de confort, tu peux faire autre chose […].
Femme de 23 ans vivant à Kuujjuaq
Plus qu’un frein au maintien de relations saines, le surpeuplement des logements au Nunavik est même vécu par les femmes comme un facteur multiplicateur de la violence familiale.
Le logement est un gros problème au nord et je crois que c’est la cause de la plupart des problèmes. Les gens qui vivent à l’étroit les uns avec les autres ont tendance à devenir violents. « Ne touche pas mes affaires ! Ne fais pas ça ! » L’alcool n’était pas un problème avant [le manque de logements] et il n’y avait pas autant de suicides et de violence sexuelle.
Femme de 52 ans vivant à Montréal
Les racines de cette violence chez les peuples autochtones sont nombreuses et complexes (Bopp et al. 2003 ; Montminy et Brassard 2012). Les traumatismes historiques et les souffrances subséquentes liées aux abus sexuels, aux négligences parentales, à la consommation abusive d’alcool et au suicide des jeunes constituent un enchevêtrement de facteurs expliquant ses origines. Les Inuits du Nunavik sont pratiquement tous confrontés à ces problèmes et doivent les gérer aux niveaux individuel et familial. Mais lorsqu’ils sont obligés de cohabiter avec des personnes pour qui la violence est la seule issue à l’expression de cette souffrance, ils en sont directement affectés et se voient eux-mêmes freinés dans leur élan de guérison. Dans ce contexte, les conditions de logement au Nunavik alimentent le brasier de la détresse des Nunavimmiuts. Plusieurs femmes ayant partagé des témoignages sur leur quotidien, expliquent que le manque de logement rend plus difficile la sortie de crise et que le surpeuplement des maisons augmente les risques de violence, l’espace domestique étant le théâtre même de la violence familiale (Laneuville 2015 : 15-21).
L’histoire d’Elisapie, une femme de 51 ans vivant à Kangiqsualujjuaq, offre un bon exemple. Malgré sa volonté de mettre fin à une relation conjugale malsaine qui dure depuis des années, elle explique que la situation du logement dans son village ne lui permet pas de trouver un autre logis. Elle est ainsi contrainte de demeurer avec son mari, celui-ci étant alcoolique et consommateur de marijuana. Vivant dans la peur, elle confie qu’elle lui a toujours obéi, bien qu’un jour, avec l’aide d’une amie et d’une travailleuse sociale, elle ait réussi à fuir et à porter plainte contre lui. Son mari a alors été condamné à un séjour en prison et contraint de suivre une thérapie pour cesser de boire. Mais l’accalmie a été de courte durée :
Il me forçait à avoir des relations sexuelles avec lui tout le temps. J’en ai eu assez. Il se fâchait quand je ne voulais pas avoir de relation sexuelle avec lui. Il devenait épeurant. […] Alors je finissais toujours par accepter. Parfois, je pleurais. Il n’avait aucune pitié. Je suis allée plusieurs fois au refuge pour femmes. […] [Depuis qu’il est sorti de prison], rien ne semble avoir changé. Il essaie toujours de me forcer, de me toucher quand je ne suis pas intéressée.
Femme de 51 ans vivant à Kangiqsualujjuaq
Si elle avait sa propre maison, elle affirme qu’elle pourrait enfin quitter cette relation malsaine :
J’ai voulu divorcer plusieurs fois. Je ne l’ai jamais fait. Je suis encore là. […] Je ne sais pas où aller, je ne sais pas où rester. Je n’aurais pas de maison. Je pourrais aller chez ma nièce, mais elle a des problèmes dans sa vie familiale, et c’est la même chose pour ma soeur.
id.
Une femme qui subit les abus et la violence de son mari n’a que peu d’options pour lui échapper. Lors d’une crise, elle peut fuir chez un membre de sa famille ou un ami, parfois accompagnée de ses enfants pour les protéger eux aussi, mais cela représente toujours une solution temporaire (Laneuville 2015 : 16-18). Si la famille élargie accorde généralement son aide afin d’héberger les personnes dans le besoin, elle est bien souvent limitée dans sa capacité à fournir de l’aide à long terme parce que sa maison est déjà surpeuplée et qu’elle doit gérer ses propres problèmes. Lorsque le départ est davantage planifié et qu’il y a une volonté d’obtenir de l’aide, une victime peut aller dans un des trois refuges pour femmes au Nunavik pour une période maximale de deux semaines. Dans tous les cas, son retour à la maison, et donc avec son mari, est une issue presque inéluctable. Celles qui vivent dans ces situations se trouvent en état constant de peur et de fuite pour assurer leur sécurité. Selon certains, cette situation correspond à une forme d’itinérance cachée, c’est-à-dire le fait de vivre avec un homme pour avoir un toit, ou de continuer à vivre dans une maisonnée où l’on est soumis à des conflits familiaux ou de la violence familiale puisqu’aucune autre solution de logement n’est possible (Elliott, Van Bruggen et Bopp 2007 : 3 ; Makivik 2012).
Le parcours de Jeannie Sappa illustre également le lien direct entre la violence conjugale et la situation d’itinérance. Dans sa lettre publiée en 2015, Jeannie dépeint la relation abusive et violente dans laquelle elle a vécue pendant plus de trente-cinq ans (Rogers 2016). En décembre 2014, peu après un nouvel accès de violence de son mari qui lui a fait craindre pour sa vie, elle décide de le quitter. Auparavant, les enfants, les questions financières, la pression sociale et le manque de logements la poussaient toujours à revenir. Quitter son mari signifiait quitter sa communauté, où il n’y avait pas de logements disponibles et où elle subissait une forte pression sociale. Il est encore mal vu des Inuits de briser les liens sacrés du mariage et de quitter son conjoint, même si celui-ci est violent (Saturviit 2015). Les personnes violentes sont souvent considérées comme étant elles-mêmes victimes de traumatismes passés, et les Inuits considèrent qu’elles doivent être entourées et aidées.
Jeannie exprime clairement que la maison où elle vivait était celle de son mari, et non la sienne :
[…] Le surpeuplement crée le chaos dans les maisons. Le fait de ne pas avoir de maison a toujours été un problème pour moi, parce qu’on me disait toujours : « Tu vis sous mon toit, ce n’est pas ta maison. »
Sappa 2015
Même avant de quitter son mari, elle se considérait sans foyer, un sentiment qui s’explique par le pouvoir et l’intimidation que son mari exerçait sur elle et par les nombreuses fois où elle a dû fuir son domicile et son village pour se mettre à l’abri. En quittant son mari, Jeannie a osé affronter sa situation d’itinérance, épisode de sa vie qui a duré plus d’un an :
Depuis le jour où je l’ai quitté, je n’ai pas de maison, parce qu’il y a une pénurie de logements au Nunavik. Je n’ai pas de chez moi. […] Il y a beaucoup de femmes, des hommes aussi, qui se trouvent dans des relations abusives et qui ont le sentiment d’être pris dans cette relation parce qu’ils n’ont pas d’autre endroit où habiter.
ibid.
Jeannie a alors soumis une demande de logement dans une communauté voisine, plus peuplée. Elle a obtenu l’aide des travailleurs sociaux et de sa fille pour suivre une thérapie à Montréal, condition essentielle afin d’amorcer son processus de guérison. Devant l’impossibilité d’obtenir une maison et soutenue dans sa démarche par de nombreuses femmes dans la même situation, Jeannie a décidé de lancer un cri d’alerte en écrivant une lettre publique dans laquelle elle raconte ses années de souffrance et d’itinérance. Sa détermination et son engagement pour la cause des femmes lui ont probablement permis l’obtention d’une maison un an plus tard dans une communauté voisine. Un chemin vers l’autonomie s’est alors ouvert pour elle. Avec l’indépendance résidentielle, elle a dû apprendre à gérer son argent, autrefois contrôlé par son mari, et à ne compter que sur elle pour subvenir à ses besoins.
Le logement social, un frein a l’autonomie ?
Elisapie et Jeannie ne sont pas les seules femmes dans cette situation. Elles sont nombreuses au Nunavik à espérer obtenir leur logement pour se mettre à l’abri et protéger leurs enfants. Or, pour obtenir un logement, elles doivent se soumettre à la politique du programme de logement social, qui est la seule option économiquement viable pour la grande majorité des Nunavimmiuts. En raison des coûts faramineux de construction, d’entretien et de chauffage, l’acquisition d’une propriété privée est beaucoup trop onéreuse et ce, malgré le programme d’accession offert par Makivik, et il n’existe aucun logement locatif privé (Duhaime 2008 : 86). Ainsi, entre 85 % et 90 % de la population du Nunavik vit dans les logements sociaux gérés par l’OMHK, l’Office municipal d’habitation Kativik (SHQ 2014 : 27).
Le programme de logement social étant encore en grande partie contrôlé par les gouvernements provincial et fédéral, c’est néanmoins l’OMHK qui, sous l’autorité de Makivik, s’occupe de la perception des loyers, de l’entretien des unités et de l’allocation des unités au sein de chaque communauté selon les règles d’octroi en vigueur (Therrien 2013). Pour obtenir un logement, les requérants soumettent un formulaire à l’OMHK. Les demandes sont ensuite analysées et sélectionnées en fonction de critères prédéterminés qui permettent d’allouer un pointage en fonction de la condition générale du requérant : sa situation sociale (âge, nombre d’enfants, état civil, etc.), la condition du logement dans lequel il vit actuellement (taux d’occupation, état sanitaire des lieux, etc.) et sa situation psychologique (par exemple, les victimes de violence) (ibid. : 65). En ce qui concerne ce dernier point, « un rapport provenant d’une autorité compétente, comme les services sociaux, les services médicaux ou les services policiers, attestant que la santé et la sécurité d’un demandeur sont menacées ou que le demandeur est victime de violence conjugale, sera pris en compte lors de l’analyse »[2]. Ce rapport permettra la priorisation de la demande lors l’attribution des logements, mais rappelons que les femmes vivant en situation de violence familiale ne passent pas toutes par les services sociaux ou de police – dans lesquels elles n’ont pas toujours confiance. Ainsi, la plupart des personnes qui ne répondent pas à ces critères, c’est-à-dire principalement les personnes célibataires et/ou sans enfants, et ce, même si elles souffrent elles aussi de violence, doivent alors souvent passer leur tour, année après année. Aucune autre option n’est envisageable pour ces personnes, sauf l’attente et, parfois, le départ vers le sud, où les conditions de logement sont plus favorables. D’autre part, si formellement les unités disponibles sont distribuées de façon prioritaire aux familles ayant une situation financière précaire et/ou éprouvant des problèmes familiaux importants, dans les faits, les femmes expliquent que les réseaux familiaux et les relations de pouvoir ont de l’influence sur la distribution des maisons.
Lors de l’étude menée par Saturviit, les femmes ont été nombreuses à soulever le paradoxe entourant le système de logement social : avec un bon travail et donc des rentrées financières stables, elles ne répondent pas aux critères d’attribution des logements et elles ne peuvent par conséquent pas quitter la maison dans laquelle elles vivent et élever leurs enfants dans un environnement plus sain (Laneuville 2015 : 11-13). Mina, une mère monoparentale de 23 ans vivant à Kuujjuaq, souhaitait quitter le foyer de ses parents qui se disputent sans cesse. Mais son salaire ne lui permettait pas de répondre aux critères d’attribution des logements sociaux :
Je suis allée de maison en maison, de sofa en sofa avec mes enfants. Je n’étais pas capable d’obtenir une maison. Je voulais avoir un bon environnement de travail et faire un bon salaire. Je n’étais pas assez qualifiée pour obtenir un logement, parce que j’avais un travail. Et c’était le moment le plus difficile de ma vie.
Femme de 23 ans vivant à Kuujjuaq
Non seulement Mina et ses enfants devaient régulièrement bouger, mais ils se retrouvaient toujours dans des maisons surpeuplées et sans aucune intimité. Il était évident pour Mina qu’une maison surpeuplée n’est pas un environnement sain pour élever des enfants, ne serait-ce que parce qu’ils n’arrivent pas à avoir un horaire de sommeil adéquat, nécessaire à l’apprentissage en classe. Mina déplore fortement cette situation :
Le logement social est pour les gens qui ne peuvent pas payer un loyer, alors ils payent un loyer vraiment bas, et malgré tout, ils ne payent pas. Ils gardent la maison et ils s’endettent jusqu’à 9000 $ et ils se font finalement mettre dehors. Et il y a des gens qui veulent payer, qui veulent une maison, qui veulent prendre soin de leur famille. C’est un désastre. C’est triste. Je ne comprends pas ça.
id.
Avec un bon salaire et sans enfants, loin d’être une priorité pour l’attribution d’un logement, Sarah, une autre jeune femme de 23 ans, habitant à Kuujjuaq, s’est battue pendant sept longues années avant d’avoir sa maison et de quitter le domicile de sa mère alcoolique et violente qui la mettait souvent à la porte, l’obligeant à trouver refuge dans des maisons surpeuplées. Se considérant comme une personne responsable, elle ne comprenait pas pourquoi on lui refusait l’accès à un logement, ce qui a engendré chez elle de nombreuses frustrations et un sentiment d’impuissance.
Les femmes expliquent clairement qu’une personne pourra obtenir plus facilement un logement si elle a peu de ressources financières mais qu’elle n’aura probablement pas toujours les moyens de payer son loyer et de répondre à tous les besoins de sa famille. Ainsi, sa dépendance vis-à-vis des autres et des prestations diverses de l’État ne sera pas amoindrie. À l’inverse, une personne qui travaille pour gagner son autonomie restera plus longtemps dans l’incapacité d’avoir un logement et continuera à dépendre des autres !
Ce paradoxe est vécu comme une injustice par de nombreuses femmes du Nunavik. Défendant pourtant l’importance d’une bonne éducation et du travail et valorisant l’autonomie, ces femmes ne se sentent pas encouragées dans leurs démarches. Malgré la scolarisation et le travail assidu, elles se retrouvent face à un mur lorsqu’il est temps de chercher un milieu de vie sain et de devenir autonome sur le plan résidentiel. Ce mur risque de mettre en péril leur bien-être et à long terme celui de leur famille, et de les pousser à migrer vers le sud.
L’autonomie résidentielle, un pas vers le rétablissement de l’harmonie sociale
Il conviendrait de réfléchir plus avant sur ce que représente cette autonomie résidentielle pour les femmes inuites, sur la façon dont elles l’envisagent et sur les significations profondes de ce phénomène contemporain. Doit-on considérer que la recherche d’autonomie des femmes inuites correspond à une tentative d’émancipation par rapport à leur rôle domestique et par rapport à leur mari ? Ou doit-on penser que cette quête, loin d’être une tentative de séparation et d’isolement, est une recherche pour fonder de nouvelles relations sociales, plus saines ?
Il faut rappeler ici que les Nunavimmiuts envisagent les relations de couple du point de vue de la complémentarité et non du point de vue de la différence ou de l’inégalité. Certes, les rôles de l’homme et de la femme étaient bien définis auparavant et le sont encore aujourd’hui. Les femmes occupaient auparavant, dans les sociétés inuites, une place centrale dans les affaires domestiques. L’habitation, qu’elle soit faite de neige, de peaux, de pierres ou de tourbe, était le lieu principal autour duquel tournaient leurs activités quotidiennes. Dans sa biographie, le grand penseur du Nunavik, Taamusi Qumaq, raconte les sentiments de désespoir qui l’ont submergé à la mort de sa femme, Maina Milurtuq Novalinga, en 1980. Il dresse un portrait clair du rôle domestique de sa femme :
J’étais anéanti, déprimé et je ne savais pas comment j’allais survivre sans elle. Qui allait prendre soin de moi ? Qui allait prendre soin de mes vêtements ? Qui allait me faire à manger ? Qui allait nettoyer la maison ? Ma dépression ne dura pas longtemps, car les Inuit et mes enfants vinrent à mon aide. Je me suis arrangé grâce à leur aide et parce que j’étais en bonne santé.
La mort de ma femme m’a terrassé de douleurs. Une femme est un foyer. Elle préside à tout dans la maison. Elle me manquait profondément. Une maison silencieuse est sans joie, et l’on n’a pas de plaisir à y rentrer.
Qumaq 2010 : 130
Les rôles de chacun étaient en effet bien délimités, y compris dans la construction des maisons. Les hommes étaient souvent ceux qui construisaient les habitations pendant que les femmes et les enfants les assistaient. Cette répartition des rôles est d’ailleurs toujours visible aujourd’hui lorsqu’une famille décide de monter un campement estival, comme en témoigne un jeune homme originaire d’Ivujivik :
Et c’est lui [l’homme] qui va décider où est-ce qu’on installe la tente. Tout le monde installe la tente. C’est compliqué parce que ce sont différentes responsabilités d’arranger une tente. C’est souvent le père qui va amener la tente lui-même et souvent, ça dépend de la famille ; souvent, c’est la femme qui va ouvrir la tente sur la terre. Le père s’occupe du poteau à l’intérieur et il va aider un peu sur les roches qui tirent les cordes parce qu’elles sont grandes, les roches. Pour les roches autour du tupiq [tente], c’est souvent les femmes avec les enfants qui ramassent [les roches] et le père va s’occuper du skidoo ou du canot, ou il va se préparer à chasser. De nos jours maintenant, il va aussi préparer la radio.
Homme de 31 ans, Ivujivik
Malgré cette distinction claire des rôles, la frontière entre les sexes s’est toujours révélée assez perméable chez les Inuits, au point que certains chercheurs ont affirmé que le genre était situationnel et contextuel (Saladin d’Anglure 1986 : 62 ; Trott 2006 : 97). Ainsi, une femme pouvait devenir chamane ou être éduquée, pendant son enfance, comme un garçon. Cette transgression des genres était coutumière avant la sédentarisation. Si l’on peut observer une distinction des rôles de l’homme et de la femme, les Inuits mettent l’emphase, eux, sur la complémentarité de leurs relations et l’importance de la coopération entre les deux époux, celle-ci étant la base de sentiments forts, comme en témoigne Taamusi Qumaq.
L’arrivée des maisons au Nunavik à partir de la fin des années 1950, la sédentarisation des familles et l’avènement du travail salarié ont apporté de nombreux bouleversements dans la relation de couple, et plus précisément dans l’équilibre des rôles sociaux. En travaillant à l’extérieur, les femmes tendent désormais à jouer également un rôle de pourvoyeur, auparavant dévolu aux hommes, et même dans certains cas à remplacer les hommes, cela étant la cause d’une certaine violence sociale. De ce fait, les hommes auraient tendance à user de leur force physique pour affirmer leur identité masculine (Billson 2006 : 74-75).
Dans le contexte actuel où la violence familiale accable les communautés de l’Arctique canadien, de plus en plus de femmes souhaitent accéder à l’autonomie résidentielle. Cette situation est renforcée par le fait que les services sont limités et les soutiens quasiment absents au Nunavik. Jeannie Sappa expliquait que, lors de sa période d’itinérance, elle ne trouvait que peu de soutien au niveau local et qu’elle rêvait que des groupes de soutien se créent au Nunavik.
Rompre avec un conjoint violent est une étape difficile pour les femmes. Parmi les raisons expliquant cette difficulté, on compte le manque de logements, le manque de ressources et de services pour les accompagner, la vulnérabilité économique. Mais surtout, il est encore tabou pour les femmes inuites de quitter un conjoint avec lequel elles se sont mariées devant Dieu. La promesse de l’engagement matrimonial est forte et elle est rappelée sans cesse par les membres de la communauté. Si certains approuvent le départ de quelques femmes, d’autres n’hésitent pas à le désapprouver publiquement, la femme étant parfois obligée de quitter sa communauté si elle souhaite quitter son mari. Le départ des femmes dans un nouveau logement est ainsi considéré comme une rupture relationnelle qui peut être douloureuse pour toute la famille. Et les nombreuses pressions subies par les femmes qui quittent leur foyer et leur mari viennent rappeler à quel point leur démarche va à l’encontre d’une certaine morale sociale et religieuse. C’est ce que confie Nellie Aliqu, une femme originaire d’Akulivik qui a choisi l’option du divorce il y a quelques années :
Ce sujet est tabou car les gens ne l’aiment pas. Personne ne veut entendre parler de divorce parce qu’ils le déplorent, mais cela existe. […] « Ton mari t’a quittée, tu as quitté ton mari, tu vis avec un homme marié », c’est ce qu’on me dit constamment. Mais je reçois aussi du soutien et des encouragements. Je ne dis cependant pas aux autres femmes qu’elles doivent faire ce que j’ai fait.
Saturviit 2015
Cette recherche d’autonomie est de toute évidence une tentative pour protéger leur vie et celle de leurs enfants face aux multiples traumatismes affectant les sociétés inuites, leur autonomie résidentielle permettant une indépendance physique, émotionnelle, psychologique et même économique. Elles perçoivent cette rupture, qui est souvent réversible, comme une étape nécessaire au rétablissement de l’harmonie sociale, et non comme un moyen d’obtenir une liberté personnelle. La recherche d’autonomie des femmes inuites du Nunavik est donc une réponse face à certains dysfonctionnements sociaux plutôt qu’une quête d’émancipation. L’autonomie des femmes ne représente en effet pas un idéal en soi : le bonheur est, pour les Inuits, relationnel. Cohabiter à plusieurs générations sous un même toit ou tout simplement vivre en couple constitue encore un idéal, malgré les contraintes que cela impose parfois (Brière 2014 : 91). La façon même qu’ont les Inuits d’habiter leur maison témoigne de ce désir de favoriser le regroupement de la famille, toutes générations confondues, dans les mêmes pièces (Dawson 2006 : 127).
On comprend donc l’importance de pousser plus loin cette réflexion sur la dimension relationnelle de la recherche d’autonomie des femmes inuites. Une réflexion relationnelle de l’autonomie permet ainsi de se rapprocher des perspectives et du vécu de ces femmes et ainsi mieux comprendre en quoi cette démarche vers plus d’autonomie s’inscrit dans un projet de société visant l’harmonie sociale, la protection de leurs enfants, et non pas dans un désir d’émancipation féminine.
De l’habitat (dwelling) au logement social (building)
Cette exploration de la dimension relationnelle de l’autonomie des femmes inuites invite à s’engager dans une réflexion plus générale sur l’autonomie résidentielle chez les Inuits, que nous proposons d’entamer dans les pages suivantes. La question de l’autonomie renvoie à différents aspects centraux des dynamiques sociales chez les Inuits. Les chercheurs ont montré clairement son importance cruciale dans l’organisation sociale des sociétés inuites. L’acquisition de l’autonomie était hautement valorisée par exemple dans l’éducation des enfants et la construction de la personne alors que les enfants étaient félicités des petits progrès marquant un gain d’autonomie, comme la prise du premier gibier pour les garçons ou l’achèvement d’un petit travail de couture pour les fillettes (Briggs 2001 ; Pernet 2014). Dans la dynamique des relations de pouvoir, la capacité à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille confère un statut social supérieur. Non seulement l’autonomie implique que les personnes sont capables de vivre de façon indépendante, mais elle signifie également et surtout que ces personnes, détentrices de savoirs et de compétences utiles à la survie dans l’Arctique, sont en mesure de fournir aux autres un soutien important. En d’autres termes, plus les individus montraient leur capacité à vivre de façon autonome et plus ils devaient partager leurs richesses matérielles ou immatérielles (Hervé 2015). L’autonomie n’était ainsi pas coupée du social mais bien imbriquée dans les dynamiques sociales.
Mais penchons-nous ici plus précisément sur la question du logement. Avant même la sédentarisation des Inuits, certaines pratiques favorisaient l’autonomie et l’intimité malgré la cohabitation sous un même toit. Dans certaines régions de l’Arctique, notamment au Groenland et en Alaska, des cloisons faites en peaux séparaient les familles qui cohabitaient dans la même habitation de neige. Ailleurs, de véritables compartiments étaient réservés à l’usage des différentes unités familiales (Mauss 2003 [1950] : 417-421). Durant l’été, les unités familiales disposant d’une tente en peaux se séparaient et partaient chacune de leur côté à la poursuite du gibier. Mais la fabrication des tentes en peaux nécessitait la capture de nombreux phoques, ce qui n’était possible que si l’homme maîtrisait bien les techniques cynégétiques, s’il était bien équipé pour la chasse, s’il connaissait le territoire et si les femmes avaient de bonnes compétences en couture pour d’assembler les peaux – et cela est d’autant plus vrai que les peaux se gâtaient vite ou pouvaient être mangées par les chiens. L’autonomie résidentielle était ainsi auparavant le résultat d’un long processus qui témoignait de la capacité des hommes et des femmes à construire une habitation et à subvenir aux besoins de leur famille. Les compétences techniques nécessaires au montage d’une tente, mais plus encore à la construction d’une habitation de neige ou de terre, s’acquéraient progressivement à travers la participation des jeunes gens aux activités domestiques. La maîtrise de ces techniques devenait le signe que ces personnes étaient prêtes à fonder leur propre foyer, ce qui démontrait leur maturité sociale.
Les habitations étaient porteuses d’un symbolisme cosmologique fort, chaque partie de l’igloo renvoyant à une partie du corps de la femme et l’intérieur des espaces étant délimité en fonction des genres (Bordin 2003). Mais ces habitations incarnaient également les arrangements sociaux entre les individus, c’est-à-dire qu’elles reflétaient en quelque sorte la structure des relations économiques, politiques et sociales du groupe. Pour reprendre la terminologie de Tim Ingold, les Inuits concevaient des habitats (dwelling) plutôt que de construire des maisons (building). Le dwelling renvoie, selon lui, aux « formes que les individus construisent, que ce soit imaginaire ou concrètement et elles émergent dans le sillage de leurs activités sociales, dans le contexte relationnel spécifique de leur engagement pratique avec leur environnement » (Ingold 2006, 186). Quant au building, il renvoie à une activité naturelle et matérielle répondant avant tout à une nécessité vitale, à laquelle on pourrait associer par exemple la nécessité de se construire un abri (ibid. : 180). Ainsi, les habitats des Inuits, depuis la planification et la fabrication jusqu’à l’aménagement et l’occupation du lieu, étaient des microcosmes qui reflétaient et portaient la profondeur de leurs relations sociales.
À la fin des années 1950, pour répondre aux besoins criant des populations inuites dont les conditions de vie étaient difficiles, le gouvernement fédéral commença à encourager les Inuits à se sédentariser et il envoya les premières maisons dans le Nord. En 1959, les premières maisons furent vendues aux Inuits dans le cadre de l’Eskimo Housing Loan Program[3]. Le gouvernement abandonna ensuite l’idée de vendre des maisons privées aux Inuits et mit en place, en 1965, l’Eskimo Rental Housing Program, qui consistait en la location subventionnée de maisons. Mais les locations restant trop chères, ce programme montra ses limites assez rapidement (Collings 2005 : 53). Ces maisons étaient conçues selon le modèle occidental de la famille nucléaire et ne tenaient pas compte de la conception inuite de la famille, qui est plus extensible et flexible (Stern 2005 : 70), ni de la structure des dynamiques sociales et économiques des familles inuites (Collings 2005 : 58). À partir de ce moment, les Inuits ne pouvaient plus choisir leur maison. La taille, l’architecture, l’orientation, la couleur ou encore la qualité des matériaux étaient désormais choisies par d’autres selon des logiques économiques et bureaucratiques.
Les instances responsables aujourd’hui de la construction des logements au Nunavik tentent par tous les moyens de diminuer les coûts de construction, notamment par l’usage de modèles uniformes pour tous les villages et la construction de jumelés et d’appartements à deux chambres. D’abord, étant données la variation de la géographie et la topographie d’un village à l’autre, la diversification des modèles d’habitation serait justifiée. Le sol sableux par endroits offre des possibilités que le sol rocailleux n’a pas, par exemple. De plus, les unités à deux chambres conviennent bien aux jeunes couples ou aux personnes célibataires, mais ne répondent évidemment pas aux besoins de la plupart des familles, qui comptent plusieurs enfants. Dans une vision globale, les efforts devraient être concentrés sur le développement des économies régionales et locales et non simplement sur l’économie des fonds publics. La maison est devenue un objet que l’on acquiert (building) et non plus un projet de vie qui s’incarne dans du bâti (dwelling).
Les Inuits ne participent pas plus aux politiques de logement ni à la construction de ces maisons. Ce sont d’autres qui décident pour eux. Les pouvoirs réels dans ce domaine sont tous aux mains du gouvernement, ce qui accentue la dépendance (Duhaime 1985 : 53). L’acquisition d’un nouvel habitat n’est donc plus liée à la capacité des individus à démontrer leur autonomie, mais au dénuement et à la pauvreté financière des « ménages dits en “besoins impérieux” » (SHQ 2014 : 13). Les jeunes deviennent ainsi adultes et parents avant d’avoir accès à leur propre domicile (Brière 2014 : 89). Aujourd’hui, l’acquisition des logements est liée à la bonne conformité à ces critères formulés dans le cadre des programmes de logement social qui ne favorisent pas la responsabilisation et l’autonomie des individus et des familles. Ce constat a des conséquences majeures du point de vue des sociétés inuites car il montre que l’acquisition des maisons, dans le cadre des politiques de logement social, n’est plus le résultat d’un long processus d’autonomisation mais qu’elle encourage la dépendance. Or, cette dépendance, qu’elle soit alimentaire, matérielle, relationnelle ou immatérielle, confère chez les Inuits un statut inférieur et une obligation de « suivre » les autres (Hervé 2015 : 71-73). Plus encore, en passant du dwelling au building, les sociétés inuites sont désormais en partie coupées de leur capacité à se reproduire socialement.
Conclusion
Cet article montre l’intérêt d’envisager la quête d’autonomie résidentielle des femmes inuites du Nunavik dans une perspective relationnelle. Partant des témoignages des femmes au sujet de la crise du logement, nous avons montré les liens étroits entre le surpeuplement des maisons et la violence familiale, les femmes considérant en fait la crise du logement comme un multiplicateur de la violence familiale. Dans les autres communautés autochtones au Canada, de nombreuses femmes se trouvent dans des situations similaires où elles doivent choisir entre rester vivre dans un environnement violent ou quitter leur communauté. Même si les femmes peuvent trouver une place dans un refuge, ce n’est toujours que temporaire, et il existe peu de solutions intermédiaires qui leur permettraient de faire une transition en douceur vers un mode de vie plus indépendant et plus sain (NWAC 2004 : 5).
Nous avons ensuite exploré les limites du système de logement social face aux tentatives de certaines femmes pour sortir des crises qu’elles traversent régulièrement ou dans leur désir d’accéder à plus d’autonomie. Loin d’être une quête d’émancipation féminine, cette quête d’autonomie s’avère plutôt être une tentative de se procurer, ainsi qu’à leurs enfants, un environnement sécuritaire. Vivre en couple, en famille, et vivre à plusieurs générations sous un même toit, reste encore un idéal socialement partagé par la majorité des Inuits. Ce que les femmes visent, dans leur quête d’autonomie, n’est donc pas tant la rupture relationnelle avec les hommes ou avec leur communauté, mais le rétablissement de saines relations sociales.
Ce constat nous a amenées à proposer de nouvelles pistes de réflexion sur la question de l’autonomie résidentielle chez les Inuits du Nunavik, et ce, à partir de la distinction que Tim Ingold propose entre building et dwelling. Alors qu’auparavant les Inuits avaient un contrôle sur la conception, la construction ou encore l’aménagement de leurs habitations, ils sont désormais dépourvus d’un certain pouvoir et d’une capacité d’agir. Même s’ils se réapproprient matériellement et symboliquement les lieux et qu’ils les habitent pleinement, ils sont coupés de certains aspects qui faisaient qu’auparavant leurs habitats n’étaient pas qu’un abri mais un foyer.
Nous espérons que cette réflexion aidera à repenser la politique du logement social au Nunavik à travers une vision plus proche des réalités inuites, plus holistique et plus relationnelle. Les gouvernements ainsi que les organisations régionales devraient consentir à un nouveau modèle qui ne laisserait pas pour compte une frange importante de la population. Un nouveau modèle qui inclurait les familles mieux nanties, par exemple, serait tout à l’avantage des gouvernements puisqu’il permettrait ainsi de réduire le taux de loyers impayés. Considérant l’importance des réseaux d’entraide familiaux et communautaires, les ménages à faible revenu ne s’en trouveraient pas pour autant plus démunis, mais pourraient au contraire être davantage encouragés à développer leur autonomie sociale et financière.
En plus d’une augmentation significative des logements et d’une révision de la politique d’attribution, la conception et l’architecture mêmes des maisons doivent être repensées par les Inuits, afin de leur permettre d’habiter réellement leur maison en tenant compte de ce que signifie pour eux « habiter », parce que « le logement n’est pas une «machine à habiter» susceptible de procurer une «vie harmonieuse» par la satisfaction des besoins répertoriés une fois pour toutes, quel que soit l’individu auquel il est destiné » (Haumont 1968 : 181). Pour cela, il paraît important d’inclure les Inuits, et tout particulièrement les femmes, dans les discussions au sujet des politiques du logement, dans la définition des règles du logement social et dans la création du design de leur habitat. Le droit à un logement adéquat, tel qu’il est reconnu officiellement par les Nations unies, englobe en effet le droit à vivre dans un endroit sécuritaire, paisible et digne, mais il comporte aussi le droit pour chacun à participer aux décisions concernant toutes les questions du logement, que ce soit au niveau communautaire ou national, et le droit à avoir accès à des logements qui respectent l’identité culturelle (HCDH 2014 : 3-4). C’est à cette condition que les Inuits retrouveront leur véritable foyer.
Appendices
Notes biographiques
Caroline Hervé, Ph.D. en anthropologie sociale (Université Laval et École des hautes études en sciences sociales, 2013), est professeure adjointe au département d’anthropologie de l’Université Laval. Anthropologue du politique, elle analyse les spécificités et les transformations des dynamiques du pouvoir dans les sociétés inuites. Depuis 2008, elle a réalisé de nombreux séjours de recherche au Nunavik pour s’y installer de façon plus permanente depuis 2012, et elle a réalisé un post-doctorat à l’University of Alaska Fairbanks en 2015. Outre des articles parus dans des revues scientifiques, elle a publié Le pouvoir vient d’ailleurs. Leadership et coopération au Nunavik (PUL, 2015), version remaniée de sa thèse de doctorat. De 2014 à 2017, Caroline Hervé était directrice exécutive de Saturviit, l’Association des femmes inuites du Nunavik. Elle a représenté les femmes inuites dans les instances régionales et nationales et a développé des programmes et des activités favorisant le bien-être des femmes.
Pascale Laneuville a complété un baccalauréat en anthropologie à l’Université de Montréal en 2010 et une maîtrise dans la même discipline à l’Université Laval en 2013. Après un séjour à Qamani’tuaq (Baker Lake, Nunavut) pour étudier les impacts de l’ouverture d’une mine d’or sur les usages et les représentations inuites du territoire et les activités de subsistance, elle a publié « Ontologie et territorialité inuit en contexte d’exploitation minière à Qamani’tuaq (Baker Lake) au Nunavut » (Études/Inuit/Studies, 38[1-2] : 197-216, 2014). Elle a ensuite été recrutée par Saturviit afin de mener une enquête sur les conditions de vie, les préoccupations et les besoins des femmes du Nunavik. Après un rapport complet sur le sujet (Bring Hope and Restore Peace, 2015), elle a continué à travailler sur divers projets au sein de l’association (notamment une enquête sur les femmes inuites assassinées ou disparues), où elle oeuvre depuis plus de trois ans en tant que coordonnatrice bien-être.
Notes
-
[1]
Saturviit est l’association des femmes inuites du Nunavik. Fondée en 2006, l’association vise à défendre les droits des femmes et des familles du Nunavik et à oeuvrer pour favoriser leur bien-être (http://www.saturviit.ca).
-
[2]
Communication personnelle de Marileine Baribeau, candidate à la maîtrise en sociologie à l’Université Laval, entreprenant une recherche sur le logement social au Nunavik (16 mars 2017).
-
[3]
Ces maisons, que l’on connaît encore aujourd’hui sous le nom de « matchboxes », dépourvues d’eau et d’électricité, étaient vendues 1000 $, et les Inuits pouvaient choisir de les payer d’un coup ou selon des paiements mensuels. Mais les auteurs ne s’accordent pas sur la façon dont les maisons étaient attribuées.
Ouvrages cités
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