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Les récits historiques relatant le militantisme des femmes au Québec et au Canada des années 1960 à 1990 portent peu attention aux expériences des femmes en dehors des standards québécois et anglo-canadiens. Ces récits laissent de côté les expériences et pratiques politiques d’autres femmes, telles les femmes autochtones par exemple, et dissimulent l’histoire du colonialisme et de l’exclusion au Québec et au Canada. Conséquemment, la subordination liée au genre et à la francophonie sont les seules structures sociales considérées dans les discussions du militantisme féminin (Pierson 1993 : 190). En nous appuyant sur des recherches récentes sur le militantisme des femmes autochtones, nous examinons ici les trajectoires de quelques femmes de Kahnawake – comme Kahn-Tineta Horn et Mary Two-Axe Early (Janovicek 2003 ; Howard-Bobiwash 2003). La première section de notre article souligne le rôle des femmes dans le mouvement Red Power, qui visait l’autodétermination autochtone à la grandeur de l’Amérique du Nord, et trace la lutte pour l’élimination de l’article 12(1) b) de la Loi sur les Indiens selon lequel les femmes perdaient leur statut indien lors de mariages mixtes.

La seconde section se concentre sur l’Association des Femmes autochtones du Québec (AFAQ) – aujourd’hui Femmes autochtones du Québec (FAQ) –, un groupe de femmes panautochtone basé à Kahnawake, qui a contesté l’article 12(1) b) et les aspects coloniaux des systèmes d’éducation et de santé. Nous mettrons ici en lumière les différentes tactiques adoptées par les femmes autochtones dans leurs luttes pour l’autodétermination et l’égalité, de façon à en arriver à une meilleure compréhension du militantisme des femmes autochtones, en incluant les luttes pour amender la Loi sur les Indiens, mais sans nous y limiter. Les historiens ont étudié les campagnes visant à changer cette loi, mais se sont moins intéressés aux autres formes de travail politique durant cette période de contestation exacerbée (Janovicek 2003 : 22).

Les questions que nous soulevons sont intimement liées à la dépossession territoriale des peuples autochtones en Amérique du Nord. L’article 12(1) b) stipulait que les femmes autochtones qui se mariaient à l’extérieur de la communauté perdaient non seulement leur statut d’Indien, mais aussi les droits à la propriété dans la réserve et les droits de participation aux affaires de la bande, ce qui révèle les effets patriarcaux du colonialisme. Les enfants issus de ces alliances n’étaient pas légalement reconnus comme Indiens. En revanche, les femmes eurocanadiennes qui se mariaient dans la communauté bénéficiaient des privilèges précédemment mentionnés (Jamieson 1980 : 1). La surreprésentation des hommes blancs comme « propriétaires fonciers, conseillers et voteurs potentiels » a conduit certains membres à appuyer tacitement la discrimination sexiste. La présence de femmes blanches était pardonnée, précisément parce que ces femmes ne représentaient pas la même menace que leurs homologues masculins (Simpson 2014 : 60). Pour des raisons de survie collective, les femmes autochtones ont adopté différentes positions politiques dans la lutte pour l’amendement à la Loi sur les Indiens en 1985, ainsi que dans d’autres luttes ultérieures. Dans le contexte du Livre blanc de 1968, qui menaçait d’éliminer tout statut spécial pour les Premières Nations, les leaders communautaires autochtones sont devenus particulièrement craintifs face à l’érosion du contrôle social, ce qui a rendu les questions d’appartenance extrêmement délicates. La race et le genre se trouvent entrelacés. Le colonialisme et le sexisme sont inséparables, et les femmes autochtones ont travaillé sur plusieurs fronts pour démêler les systèmes d’oppression opérant dans les sociétés coloniales québécoises et canadiennes. Dès lors, nous mettrons en lumière les multiples stratégies de résistance mobilisées par les femmes autochtones et, particulièrement, celles de Kahnawake, communauté autochtone à proximité de Montréal.

Il convient de mentionner que le terme « féministe » est lourd de sens pour les femmes autochtones, dû en partie aux généalogies racistes et impérialistes contenues dans certaines formes de féminisme libéral ainsi qu’au fait d’associer le mot aux femmes d’ascendance européenne (Goeman et Denetdale 2009 : 10). La politologue Joyce Green explique que « les quelques femmes autochtones qui s’identifient comme féministes sont très prudentes lorsqu’elles s’en réclament et font référence publiquement à cette analyse » (Green 2007b : 16-17). Les arguments contre l’appellation féministe partent de la croyance que la domination masculine n’a jamais été universelle. Parce que le genre opère différemment dans les sociétés pré-contact où les femmes exerçaient une influence politique, sociale et économique considérable, l’atteinte de l’égalité entre hommes et femmes n’a pas la même signification. De plus, le sexisme est loin d’être la seule forme d’oppression à laquelle font face les femmes autochtones. Conséquemment, celles qui s’identifient comme féministes avancent que les analyses anticoloniales, culturellement appropriées et basées sur le genre, procurent une manière d’explorer les hiérarchies et les exclusions dans les sociétés eurocanadiennes et autochtones (St. Denis 2007 : 37-40). Qu’on les qualifie de féministes ou non (ces idéologies ne sont pas monolithiques), le militantisme des femmes autochtones offre une relecture du mouvement Red Power et des mouvements féministes dominants des années 1960 et 1970 (Smith 2007 : 97). Toutefois, il reste beaucoup de recherche à faire sur le rôle des femmes à travers le continent dans la défense de leurs communautés et le contrôle de leur vie.

Les femmes et le Red Power

Les communautés autochtones ont une longue histoire de résistance. Le mouvement Red Power est associé précisément aux années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale (Anderson et Robertson 2011 : 137). Une vague d’affirmation a balayé les peuples autochtones à la suite de leur retour à un statut de seconde classe après leur participation active sur les champs de bataille (Tobias 1991 : 139-140). En 1957, la construction de la voie maritime du Saint-Laurent sur le territoire haudenosaunee malgré une opposition véhémente a aussi contribué à politiser les Mohawks de Kahnawake. Selon l’historienne Lawrence Hauptmann, cet événement a mené « directement à la montée du militantisme Red Power » (Hauptmann 1986 : 123). Les autorités de la voie maritime ont exproprié 1260 hectares de terrain riverain pour construire un canal, et les actions de la compagnie ont réduit un « important site d’activité économique et culturelle ». Comme l’anthropologue Audra Simpson l’explique, « l’expertise et la bravoure sur le fleuve constituaient des expériences distinctives mohawks – auxquelles les Mohawks s’identifiaient et qui étaient reconnues par la société extérieure » (Simpson 2003 : 84). Quand les autorités de la voie maritime du Saint-Laurent ont ignoré les demandes de la communauté et quand le gouvernement fédéral a confisqué leurs terres de force, les résidents du territoire ont perdu toute confiance dans les formes eurocanadiennes de capital et de gouvernance. Ils ont aussi réalisé qu’ils étaient sans défense lorsque d’autres intérêts les contredisaient. Présageant de fortes politiques anticoloniales à venir, la bande des Indiens de Caughnawaga (Kahnawake) a protesté contre les actions du gouvernement :

Nous, les Indiens, sommes les habitants premiers placés ici par le Grand Esprit et sommes universellement reconnus comme les seuls véritables citoyens de l’Amérique du Nord. L’Humanité rougit face aux événements de cette période d’histoire coloniale, de dictature et d’usurpation.

Palmer 2009 : 397

En résumé, « une conscience nationale moderne » était née (Simpson 2003 : 83-86).

Les leaders qui ont mené les luttes dans les années 1960 et 1970 étaient des personnes formellement instruites, mais leurs identités politiques se définissaient par leurs histoires familiales et reposaient sur des formes de résistance existant depuis longtemps (Manuel et Posluns 1974 : xvi). Kahn-Tineta Horn a suivi cette trajectoire. Diplômée de l’Université Sir George Williams, elle était une souverainiste mohawk affirmée, bien que – ou étant donné que – un professeur lui ait dit, quand elle était jeune, qu’elle appartenait à une « race mourante » (Horn-Miller 2005 : 61). Dans les années 1960, la jeune femme a été membre du Conseil national indien, qui a précédé la Fraternité nationale des Indiens, et elle est devenue plus tard une figure éminente, sinon controversée, du Red Power (Rutherdale et Miller 2006 : 156). Comme c’était courant à l’époque, Horn s’est systématiquement définie en fonction de son lignage familial, c’est-à-dire, dans son cas, comme étant la fille du chef de la Maison-Longue. De fait, Joe (Assenaientor) Horn avait joué un rôle actif en 1957 dans l’opposition à l’expropriation foncière pour les travaux de la voie maritime du Saint-Laurent (Bataille et Lisa 1993 : 144-145). Le mouvement de la Maison-Longue qui permettait aux femmes d’occuper une position importante de pouvoir représentait un obstacle considérable, ainsi qu’une source de division, aux incursions eurocanadiennes tout au long du xxe siècle (York et Pindera 1991 : 164). Pour le politologue Gerald Taiaiake Alfred, le virage définitif à l’idéologie de la Maison-Longue date de 1926 quand Paul Diabo, de Kahnawake, a été arrêté à Philadelphie, sous l’accusation d’être un étranger clandestin. En réponse à cette menace à l’existence et à la souveraineté, les leaders haudenosaunees ont invoqué le Traité de Jay de 1794, qui reconnaissait l’existence de la Confédération iroquoise en tant que nation et garantissait le droit pour ses membres de voyager librement entre les deux pays. En 1957, après la trahison du gouvernement canadien dans l’affaire de la voie maritime, le « traditionalisme » associé à la Maison-Longue s’est implanté à Kahnawake, de même que « l’affirmation élémentaire et soutenue d’un indépendantisme national » (Afred 1995 : 58-61). En conséquence, les principes sous-jacents à la pensée du Red Power se sont enracinés profondément dans les communautés mohawks, qui comptaient parmi leurs membres les leaders les plus mobilisés et passionnés de l’époque (Palmer 2009 : 398).

Les Mohawks de Kahnawake ont toujours résisté à l’ingérence eurocanadienne, et la rhétorique internationale anticoloniale des années 1960 leur a permis d’inscrire leurs expériences dans un récit plus large. En fait, si les militants s’inspiraient des traditions de leurs ancêtres, ils étaient tout de même bien ancrés dans le présent et avaient la volonté d’agir d’une manière propre à cette époque. Les problèmes demeuraient néanmoins relativement semblables. En décembre 1968, par exemple, des centaines de militants mohawks d’Akwesasne et de Kahnawake ont bloqué le pont international de Cornwall afin de protester à propos des taxes prélevées sur les biens de plus de cinq dollars. Comme lors de la débâcle de 1929, les douanes représentaient à Akwesasne un affront à la nation car elles renforçaient le rôle de deux gouvernements « étrangers » dans cette communauté frontalière. Face aux barricades menées principalement par des femmes et des adolescents, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a arrêté 41 personnes, dont Kahn-Tineta Horn (Palmer 2009 : 401). Cette porte-parole du Red Power, à ce moment bien connue, a été accusée de dissimuler une « arme offensive ». La jeune femme a ensuite été acquittée, mais elle a utilisé cet incident pour promouvoir sa cause. Pendant le procès, l’avocat de la défense s’est référé au Traité de Jay devant une audience formée de Blancs et d’autochtones : les chefs de la communauté des Six Nations, les mères de clans et les membres de leur famille, de même que des représentants des nations crie, blackfoot et micmaque, étaient présents (Akwesasne Notes 1969a : 2 et 1969b : 2). Les médias eurocanadiens ont fait référence à Kahn-Tineta Horn en commentant surtout son apparence « coquette, en mini-jupe », « attirante », « toute en courbes » et « jolie ». Horn elle-même a déclaré désapprouver la « libération de la femme », comme l’a rapporté Akwesasne Notes. Toutefois, cet ex-mannequin a souvent été qualifiée de « Princesse indienne » (Akwesasne Notes 1971a : 41). Bref, l’image dichotomisée de la féminité autochtone (princesse ou squaw) était bien vivante (Freeman 2012 : 209).

En parallèle à ces développements, le gouvernement libéral d’Ottawa a formé la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (aussi connue sous le nom de Commission Bird) en 1967. Après des années de lobbying de la part du Comité pour l’égalité de la femme (Committee for Women’s Equality), la situation socio-économique des femmes canadiennes retenait finalement l’attention du pays. Les femmes autochtones ont présenté neuf rapports détaillant pour la première fois « la portée de la discrimination » à laquelle elles faisaient face (Jamieson 1979 : 164). En 1968, Mary Two Axe Early, représentant trente autres femmes mohawks et encouragée par Thérèse Casgrain, a dévoilé les conséquences de l’article 12(1) b) à la société canadienne plus large (Baillargeon 2012 : 208). À travers la Commission Bird, les communautés autochtones ont revendiqué sur la base des droits des femmes, leur permettant d’atteindre un public plus large et de rejoindre des militantes non autochtones. Les leaders se sont rapprochées de leurs homologues eurocanadiennes quand les rassemblements inspirés par le féminisme se sont multipliés à travers le pays (Akwesasne Notes 1970 : 47). Décrivant un rassemblement auquel elle a participé en 1967 avec d’autres femmes de l’organisation Voice of Alberta Native Women’s Society, Alice Steinhauer affirme : « Quand la convention s’est terminée, nous avons réalisé que les femmes blanches avaient leurs problèmes. Et moi qui pensais qu’elles n’en avaient pas… » (Report of the First Alberta Native Women’s Conference 1971 : 21) Ces commentaires, formulés à la Première Conférence nationale des femmes autochtones de 1971, donnent une idée de la portée et de la diversité du militantisme des femmes au Canada.

Bien que semblable au militantisme des femmes exprimé durant la Commission Bird, le militantisme des femmes autochtones a pris un caractère distinct et est devenu, selon Kathleen Jamieson, « un phénomène séparé » (Jamieson 1979 : 157-178). Les actes de la Première Conférence des femmes autochtones de l’Alberta (First Alberta Native Women’s Conference), précurseure de l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), démontrent bien cette réalité. Comme le mentionne Mary Ann Lavallée, conférencière principale du rassemblement d’Edmonton de 1968 et auteure d’un rapport de la Commission Bird :

De tous les peuples de ce vaste pays, aucun n’a été plus opprimé, n’a été plus négligé et oublié, n’a été plus calomnié que la femme autochtone qui est continuellement classée comme un objet de mépris par la société moderne, qui l’appelle dédaigneusement « squaw » et que les hommes blancs considèrent comme « facile ».

Cependant, cela n’était pas « l’histoire entière ». Lavallée continue :

On sait que la femme indienne est bonne et gentille. On sait que la femme indienne est brave et courageuse : elle doit l’être pour survivre et conserver sa santé mentale. On sait que la femme indienne est capable de grande fierté, de sagesse et d’une loyauté inébranlable envers son mari et son peuple. Toutefois, dans la rapidité du monde contemporain, ces qualités ne sont pas suffisantes.

Lavallée et d’autres participants ont proposé une définition renouvelée de la fierté culturelle et de l’action politique et se sont référées à la renaissance des communautés à travers le pays. Le rassemblement de 1968, par exemple, était une « entreprise complètement autochtone ». Les déléguées ont discuté de questions de pauvreté, d’éducation, de logement et d’autogouvernance, en plus de questions féminines comme le sexisme au travail ou la violence domestique (Report of the First Alberta Native Women’s Conference 1968 : 2). À la fin des années 1960, les organisations autochtones s’intéressaient significativement à des questions au-delà des préoccupations féminines ou légales.

Cet activisme sur plusieurs fronts a duré jusqu’à la première assemblée nationale des femmes autochtones (First National Native Women’s Conference), tenu dans la même ville. Les thèmes y étaient similaires à ceux du premier rassemblement. Les participantes venaient cette fois de toutes les provinces et territoires pour discuter de la possibilité de fonder une organisation nationale de femmes (Report of the First Alberta Native Women’s Conference 1971 : i, ii, iii). Ce moment était d’une grande importance et renforçait les liens affectifs entre les femmes. Comme l’a mentionné Alice Steinhauer, la fondatrice de Voice of Alberta Native Women’s Society : « Cela me fait sentir merveilleusement bien de voir tant de femmes de parties si différentes du Canada. Je n’ai jamais cru que cela deviendrait réalité… mais les idées comme ça deviennent réalité. » (ibid. : 21) Une déléguée du Québec, Eileen Marquis, de Kahnawake, était particulièrement en faveur d’un groupe de coordination pancanadien « qui donnerait une voix plus forte pour solutionner les problèmes des autochtones à travers le pays ». Elle faisait référence à l’association Droits égaux pour les femmes indiennes (Equal Rights of Native Women), observant « qu’elles seraient très intéressées » à former un comité spécial pour étudier la question au niveau national. À ce moment, le groupe comptait 140 membres travaillant toutes sur les conséquences négatives de l’exogamie (ibid. : 41). Marquis rapporte que ses homologues étaient particulièrement préoccupées par la discrimination subie par les enfants dans le système d’éducation, ainsi que par le développement économique et la crainte associée à des « intrus blancs ». Elle mentionne aussi la présence croissante de femmes blanches quand elle écrit : « il y aura éventuellement plus de “squaws blanches” que d’Indiennes dans les réserves » (ibid. : 16). À la suite du Livre blanc, Marquis évoque les craintes de sa communauté « d’être transférée au gouvernement provincial ». En même temps, la femme mohawk était la seule femme de la province siégeant au comité d’organisation de l’Assemblée, faisant référence à la marginalisation des femmes francophones dans les associations pancanadiennes et la difficulté, au moins à l’origine, de se mobiliser au niveau provincial (ibid. : ii).

Au début des années 1970, Jeannette Lavell, de Wikwemikong, Ontario, et Yvonne Bédard, de Six Nations, se sont tournées vers la Cour suprême pour corriger les contradictions de la Loi sur les Indiens, argumentant que l’article 12(1) b) était discriminatoire envers les femmes sur la base de la race et du sexe et contrevenait à la Déclaration canadienne des droits (Jamieson 1979 : 166). Bien que le mouvement pour l’élimination de la section 12(1) b) ait été conçu comme une bataille contre le gouvernement fédéral et non une opposition à d’autres groupes autochtones, le virage vers des recours législatifs de la part de certaines femmes a mené à une division politique entre les leaders du Red Power. Pour Harold Cardinal, si la Déclaration des droits primait sur la Loi sur les Indiens, « cette décision anéantirait la Loi sur les Indiens et supprimerait toute base légale à nos traités ». Dans cette perspective, la Loi sur les Indiens, malgré son paternalisme, reconnaissait le statut spécial des peuples autochtones à l’intérieur du cadre colonial canadien. Une préoccupation des leaders masculins concernait la question des droits à la propriété parce que les hommes (et femmes) autochtones craignaient que les hommes blancs, par le biais du mariage, s’approprient le territoire indien. L’Indian Association of Alberta, à laquelle se joignirent bientôt l’Association des Indiens du Québec et la Federation of Saskatchewan Indians, puis la Fraternité nationale des Indiens, contesta Lavell. Cardinal a décrié les retombées émotionnelles, les dissensions internes et la réprobation externe dues au mouvement féministe et aux sympathisants traditionnels blancs, entre autres, s’y référant comme à un « un gâchis infernal à gérer » (Cardinal 1979 : 44-50). En 1973, toutefois, la Cour suprême s’est opposée aux deux femmes sans statut, éliminant du coup toute possibilité de réparation légale (Jamieson 1980 : 84).

En contrepartie, Mary Two-Axe Early et soixante autres femmes de Kahnawake ont tenté de porter sur la scène mondiale la discrimination sur le genre inclus dans la Loi sur les Indiens, en participant à la première conférence mondiale sur les femmes qui s’est déroulée à Mexico en 1975, la Conférence mondiale de l’Année internationale de la femme, des Nations unies. La Conférence des Nations unies a été critiquée pour ne pas avoir donné suffisamment d’attention au racisme, à l’impérialisme et au colonialisme, mais la délégation de Kahnawake a tout de même réussi à porter à l’attention de la communauté internationale la discrimination dont les femmes autochtones étaient victimes chez elles. Plusieurs femmes, dont des participantes de Cuba et du Mexique, ont soutenu la dénonciation de la situation générale des Indiens d’Amérique (Akwesasne Notes 1975 : 33). Les femmes autochtones avaient, pour reprendre les termes de Shirley Lightfoot, une « politique internationale » considérablement différente de leurs homologues blanches (Lightfoot 2009 : 66). Dans le Bulletin de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Ghislaine Patry-Buisson, présidente de l’organisation, a décrit la dualité des positions défendues à la Conférence où les femmes du « Nord global » ont priorisé l’accès à l’avortement, l’équité salariale, les garderies financées par l’État, alors que leurs homologues du « Sud », en particulier celles d’Amérique latine, ont insisté sur l’importance de discuter de littératie, de travail agricole et d’impérialisme américain. À la lumière de ces divergences, Patry-Buisson raconte ceci :

Un bon nombre de femmes de pays mieux nantis ressentaient un profond malaise. Nous étions gênées. Le silence des Canadiennes ressemblait à une certaine décence. Nous avons tout de même attiré l’attention des congressistes sur le cas des Indiennes mariées à des non-Indiens et qui pour cette raison sont chassées de la réserve de Caughnawaga.

Patry-Buisson 1975 : 4

Parce qu’elles parlaient en toute indépendance, les femmes mohawks de Kahnawake contestaient néanmoins, indirectement, le « féminisme global » des autres Québécoises et Canadiennes, de même que les principes assimilateurs de l’État-nation. Ces femmes parlaient pour elles-mêmes sur la scène internationale (Downey 2012 : 324). Elles articulaient leur propre définition de la nation, une vision qui était distinctement haudenosaunee tout en étant inclusive de celle des femmes sans statut.

Après le retour de Mexico de la délégation de Kahnawake, le conseil de bande a envoyé des avis d’éviction à ces femmes. En réponse à leurs requêtes, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) a résolu d’appuyer les femmes exilées, faisant pression sur les différents paliers de gouvernement pour amender la Loi sur les Indiens durant l’Année internationale de la Femme (FFQ 1975 : 19). La FFQ a fourni aux femmes sans statut un réseau politique puissant servant de base à des alliances stratégiques. Dans un documentaire, Évelyn O’bomsawin, présidente de l’Association des Femmes autochtones du Québec (AFAQ) de 1977 à 1983, raconte comment la présidente de la FFQ, Sheila Finestone, a fait une série d’appels téléphoniques, stoppant avec succès l’éviction forcée d’une femme sans statut de Pointe-Bleue (Lacombe 2002). L’AFAQ, établie en 1974, a rejoint officiellement la FFQ en 1978 (FFQ 1978 : 39). Les relations semblaient chaleureuses. Dans une lettre à la Fédération, par exemple, Marthe Gil-Dufour, de Pointe-Bleue, mentionnait qu’elle était « touchée » par l’accueil qu’elle avait reçu à l’Assemblée générale de 1980 et remerciait la FFQ pour son support. Gil-Dufour, espérant voir une femme autochtone présider l’organisation, écrivait : « J’ai la ferme conviction que la femme amérindienne doit aussi avoir sa place au soleil. » Avec la salutation « Autochtonement vôtre », la lettre de Marthe Gil-Dufour rendait compte des alliances transculturelles probablement précaires et conditionnelles, mais aussi authentiques, entre certaines femmes autochtones et eurocanadiennes (AFAQ 1980a : 5). Toutefois, à l’instar de la FFQ qui n’avait jamais eu de présidente autochtone, l’AFAQ transforma le débat sur le membership en une question plus large d’autodétermination. Il y avait un certain nombre de différends entre les deux organisations, particulièrement au sujet du rôle de l’État.

La résistance de Mary Two-Axe Early envers la Loi sur les Indiens peut être interprétée comme un anti-colonialisme genré. Certains membres de la communauté, hommes et femmes, considéraient toutefois les actions du mouvement Droits indiens pour les femmes indiennes (Indian Rights for Indian Women’s) comme une menace directe à la souveraineté autochtone. À titre d’exemple, Kahn-Tineta Horn s’est opposée à l’élimination de l’article 12(1) b). Durant des discussions sur le mariage, Horn a exprimé ses préoccupations au sujet de la disponibilité de logements dans la communauté, étant donné que la survie était liée aux conditions de vie. Sur ce point, Eileen Marquis, éditrice du Kahnawake News et déléguée du Québec à la première conférence nationale des femmes autochtones (First National Native Women’s Conference), était d’accord avec elle (Akwesasne Notes 1971b : 38). Faisant allusion à des questions similaires motivant l’oppression masculine et l’activisme féminin, la Fraternité nationale des Indiens a déclaré que la gestion et la qualité des logements dans les communautés autochtones constituaient « une disgrâce nationale injustifiée » (NIB 1974 : 8, 1). En effet, les statistiques ne mentaient pas : dans les années 1970, les communautés des Premières Nations à travers le pays avaient besoin d’au moins 15 000 nouvelles maisons. Dans les logements déjà existants, 31 % seulement avaient l’eau courante, 24 % avaient des toilettes intérieures et 25 % avaient le téléphone. Cette situation contrastait avec les maisons eurocanadiennes où 98 % des gens avaient l’électricité, 97,4 %, l’eau courante, 96,1 %, des toilettes intérieures, 93,3 %, des bains intérieurs et 94,3 %, le téléphone (NIB 1973 : 4-7). Il y avait, pour le moins, plusieurs enjeux, et une diversité de perspectives ont été soulevées par les femmes autochtones (Green 2007c : 28). Comme l’écrivait George Manuel, président de la Fraternité nationale des Indiens, dans son livre phare The Fourth World : « On ne peut pas accepter une position où les seuls garde-fous que nous avons peuvent être anéantis par une cour qui n’a pas l’autorité de les remplacer par quelque chose de mieux. » Manuel reconnaissait la tradition matrilinéaire de plusieurs nations autochtones. Ce leader éminent croyait qu’il était de la responsabilité des communautés autochtones de développer leurs propres « politiques d’immigration » (Manuel 1974 : 241). Brièvement, l’opposition aux amendements à la Loi sur les Indiens était d’abord un consensus parmi les organisations majeures et dominées par des hommes qui craignaient l’érosion du contrôle et de l’indépendance locaux.

L’Association des Femmes autochtones du Québec (AFAQ)

Quelques organisations autochtones ont aussi milité pour l’autodétermination des peuples autochtones, mais dans un cadre où les femmes sans statut étaient incluses dans le projet politique (Aks 2004 : 24 ; Fiske 2006 : 353). L’Association des Femmes autochtones du Québec (AFAQ), une organisation multilingue établie en 1974, en était un exemple. En tant que branche de l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), l’AFAQ était active à tous les niveaux (local, régional et provincial). Elle était unique sur plusieurs fronts. En premier lieu, c’était une organisation autonome, ouverte seulement aux femmes parce que, selon ce rapport, « les besoins considérés comme primordiaux par les hommes et par les femmes sont très différents ». Ses membres incluaient des militants avec ou sans statut, de toutes les communautés autochtones du Québec. Mary Two-Axe Early appartenait à cette organisation. Afin de maximiser la participation démocratique, l’association coordonnait des élections régulières, s’assurant que les personnes qui occupaient les différents postes étaient représentatives de la population de la province. À cet effet, si la présidente était une Indienne avec statut, la vice-présidente devait être sans statut ou s’identifier comme Métis ou Inuite, et vice-versa. Si la présidente était de langue anglaise, la vice-présidente devait être francophone, ou inversement (AFAQ 1980b : 3). Lors de voyages dans les communautés de la province, une femme devait parler anglais, une autre, français, et une troisième, une langue autochtone (Rebick 2005 : 110). Sa diversité interne, de même que l’expérience politique de son leadership, a permis à l’organisation de se concentrer sur un large éventail de questions. Aujourd’hui, l’AFAQ – désormais connue, rappelons-le, sous le nom de Femmes autochtones du Québec (FAQ) – est basée à Kahnawake, ce qui souligne le rôle intégrateur joué par cette communauté dans l’organisation et le travail militant panautochtone.

Les tensions liées à l’exogamie ont été analysées à chacune des rencontres annuelles de l’AFAQ. En 1976, par exemple, l’AFAQ a soutenu Cecilia Charles, de Kahnawake, évincée en tant que femme sans statut. En fait, en tentant de stopper les exclusions forcées, l’AFAQ a coopéré avec la FFQ (Lagacé 1980 : 57-58). Il y avait, toutefois, des différences substantielles entre les deux organisations. Par exemple, l’AFAQ avait une méfiance extrême envers les services sociaux. En 1977, l’AFAQ a conduit une étude sur l’adoption hors communauté et a soumis deux ans plus tard un rapport au gouvernement provincial, décrivant comment les enfants autochtones étaient placés en très grand nombre dans des familles blanches, avec peu de considération pour leur identité culturelle. Les services de protection de l’enfance, selon l’historienne Karen Dubinsky, étaient perçus comme un autre « instrument de colonisation » aussi tôt que dans les années 1960, où Akwesasne Notes, par exemple, a fait référence à cette tendance comme à un « génocide social » (Dubinsky 2010 : 79 ; Akwesasne Notes 1972 : 31). En réaction à cette situation, l’AFAQ a recommandé que l’argent donné aux familles adoptives soit donné aux mères biologiques. De plus, l’organisation a proposé que tous les efforts aillent vers l’identification de familles adoptives autochtones, la formation de travailleurs sociaux et l’identification de solutions culturellement appropriées aux facteurs, parfois douteux, menant à l’adoption intergroupe (FAQ 1979). Par exemple, une femme de Manouane a été forcée à renoncer à la garde de son enfant malade sous prétexte qu’elle ne pouvait lire ni le français, ni l’anglais (Lagacé 1980 : 87). L’AFAQ tentait significativement de rester en contact avec les ministères de la Justice et des Affaires sociales sur ce dossier (AFAQ 1979). Ainsi, l’AFAQ, qui était l’organisation la mieux placée pour appréhender cette question, a mené une analyse hautement critique des biais raciaux inscrits dans les structures étatiques, au-dessus et en dessous de la Loi sur les Indiens.

L’AFAQ a conduit une étude sur les soins de santé, en partenariat avec l’association Droits égaux pour les femmes indiennes. Bien que les disparités de santé entre Québécois autochtones et non autochtones fûssent plus prononcées dans les régions nordiques de la province et dans la périphérie de Montréal, des incidences de services inadéquats et de racisme ont été notées. Dans un cas, une infirmière a refusé d’aider une patiente allophone, prétextant la barrière linguistique ; après huit heures d’attente, le mari de la femme a finalement abordé l’employée de l’hôpital et on lui a répondu : « Comment voulez-vous qu’on la soigne, on ne sait même pas ce qu’elle veut dire ! » En effet, le manque de personnel médical dans les communautés autochtones et les problèmes de communication sérieux dus aux différences culturelles et linguistiques ont été critiqués à plusieurs occasions. Près de Québec, une aînée parlant montagnais a perdu la vue parce qu’elle pensait que la médication qu’on lui avait donnée était destinée aux yeux, alors qu’elle devait être appliquée sur les oreilles. Ce type de discrimination, basée sur la domination linguistique et culturelle, a mené les auteurs d’un rapport au ministère canadien de la Santé à rappeler à leurs lecteurs que les « peuples autochtones ne sont pas, malheureusement [sic], contagieux ! » et à mettre l’emphase sur l’importance de former et d’embaucher des employés médicaux autochtones (AFAQ 1980b : 1, 5, 10). L’AFAQ a mis l’emphase sur le besoin immédiat d’abolir la stérilisation imposée aux femmes autochtones, dévoilant les divergences entre les expériences des femmes autochtones et blanches en matière de contraception et concernant le système de santé en général (Lagacé 1980 : 75). En bref, l’institution médicale n’est pas seulement genrée, mais aussi racisée.

Dans le but de promouvoir la continuité culturelle, l’AFAQ a souligné le besoin de contrôle communautaire de l’éducation. Dans plusieurs rapports, l’organisation a mentionné que la jeunesse autochtone était mal desservie par les commissions scolaires francophones et anglophones, qu’elle démontrait un taux élevé de décrochage, et que les écoles la desservant en régions rurales étaient souvent situées loin des résidences primaires des enfants, les forçant du coup à habiter chez des familles blanches durant de longues périodes. Au retour, les jeunes avaient de la difficulté à parler leur langue maternelle, ce qui renforçait l’aliénation culturelle et le fossé générationnel (Lagacé 1980 : 67). En fait, au début des années 1980, seulement 24 % des femmes mohawks interrogées par l’AFAQ parlaient la langue avec leurs parents. Les Abénaquis, les Hurons et les Attikameks parlaient presque exclusivement le français et 65 % des Algonquins parlaient anglais en contexte familial (AFAQ 1982). Une composante essentielle de l’autogouvernance était donc le contrôle complet de l’éducation. Selon les leaders du Red Power, les élèves étaient déchirés entre les valeurs communautaires et le matériel scolaire présenté par le système d’éducation eurocanadien. Les manuels mentionnaient peu les questions autochtones et encourageaient, dans certains cas, l’assimilation (NIB 1970 : 11 ; NIB 1977 : 24). La Fraternité nationale des Indiens a demandé au gouvernement fédéral de « transférer aux bandes locales l’autorité et les fonds alloués à [l’éducation des Premières Nations] » (NIB 1972 : 6). Pour cet organisme-cadre, l’éducation, libre de tout biais blanc, était vue comme la clé de l’avenir. À la fin des années 1970, les résidents de Kahnawake ont donc établi la Kahnawake Survival School, où les jeunes pouvaient recevoir une éducation politique spécifique. On leur enseignait le mohawk, et la composition du conseil scolaire était basée sur les principes de la Maison-Longue et de la Confédération iroquoise (York et Pindera 1991 : 118). Pour les femmes, ces questions étaient plus urgentes, étant donné le haut pourcentage de femmes célibataires à la tête de la famille et la discrimination qu’elles subissaient sur le marché du travail (AFAQ 1983). Pour l’AFAQ, l’accès à l’éducation et à l’emploi était une nécessité urgente.

L’AFAQ a porté une attention particulière à la relation entre colonisation, santé mentale et violence domestique. Pour surmonter ces défis et briser le cycle de la violence, l’AFAQ a proposé deux solutions. En premier lieu, le concept de « guérison communautaire » a été développé et discuté par des femmes autochtones à travers le pays. Cette approche tournée vers l’intérieur, thérapeutique et essentialiste, reposait sur la sensibilisation, la mise en place de programmes éducatifs et l’établissement d’un dialogue ouvert sur la violence conjugale et les abus psychologiques et sexuels dont avaient souffert les enfants, maintenant adultes, dans les écoles résidentielles (Fiske 2005 : 102). En tant que « gardiennes de la nation » et étant donné leurs habiletés supposément innées à prodiguer des soins, les femmes étaient jugées bien placées pour gérer ce dossier (St. Denis 2007 : 38). En fait, comme l’universitaire Jo-Anne Fiske le mentionne, l’AFAC et ses filiales ont volontairement mis de l’avant une « féminité essentialiste comme étant la fondation, sinon l’essence de la nation ». En réponse à « deux discours antagonistes : celui de l’État et celui de leur leadership masculin », les membres de l’organisation ont conçu « une identité genrée distincte de la féminité non autochtone » en s’appuyant sur la maternité ou, comme on le remarque dans les rapports de l’AFAQ, sur la « culture » (Fiske 1996 : 74 ; AFAQ 1982). En second lieu, l’AFAQ a soulevé la nécessité de l’autodétermination, jugée comme essentielle à « la revalorisation de l’estime de soi et de l’identité autochtone nécessaire à la reconquête de la paix sociale et familiale » (Pelletier 1993 : 74). Le manque relatif d’influence des femmes autochtones dans leurs propres communautés était considéré comme résultant du contexte colonial et des effets négatifs de la Loi sur les Indiens. En fait, plusieurs communautés autochtones étaient matrilinéaires et matrifocales avant la conquête européenne et il était normal que des femmes occupent des positions politiques importantes dans les sociétés haudonosaunees (Baillargeon 2012 : 16).

L’AFAQ a considérablement discuté ce point avec le gouvernement provincial. Dans un mémoire de 1983, l’AFAQ a évoqué le pouvoir que les femmes autochtones détenaient dans les sociétés précoloniales, rappelant à ses lecteurs que ce fut au cours de la colonisation qu’elles ont perdu leur influence politique dans leurs propres communautés. Les colonisateurs européens ont refusé de reconnaître l’existence d’une collectivité autochtone. Une fois que l’Église et le gouvernement « eurent imposé leur conception de la supériorité masculine », l’influence des femmes se trouva doublement minée. Leur succès à cet égard explique l’impasse dans laquelle les femmes se retrouvent actuellement, impasse que l’AFAQ explique avec éloquence : « Maintenant que le reste du monde s’est rangé au point de vue des Indiens du xviiie siècle, il est tristement ironique de constater que les Indiens d’aujourd’hui semblent s’accrocher au système absurde qui leur a été imposé. » (AFAQ 1983 : B-9436) L’organisation a affirmé, combinant encore les discours et les tactiques, que les femmes autochtones mariées avec des non-autochtones étaient le seul « groupe minoritaire » exclu de la législation canadienne et québécoise existante. Les groupes de femmes autochtones ont refusé fermement l’idée que l’émancipation involontaire soit d’une façon ou d’une autre « émancipatoire », et l’AFAQ a critiqué la Loi sur les Indiens, et plus spécifiquement ses éléments racisants. L’AFAQ a condamné l’incapacité de la Loi à tenir compte des cultures et coutumes uniques de chaque nation autochtone, un élément aussi absurde que d’essayer d’amener les peuples « africains » et « nordiques » sous une même forme de gouvernance. Par son existence même, la Loi mènerait éventuellement à un « génocide » des sociétés des Premières Nations. La Loi sur les Indiens était donc intrinsèquement biaisée. L’article 12(1) b) a provoqué le rejet des femmes mariées avec des non-autochtones et elles se sont retrouvées exclues « de leur propre nation ». Pour l’AFAQ, la lutte pour éliminer l’article 12(1) b) faisait partie d’une quête pour l’autodétermination de même qu’un combat pour l’inclusion nationale des communautés autochtones, « les détenteurs originaux de ces territoires » (AFAQ 1983).

Alors qu’elle mettait de l’avant une interprétation politisée de l’indigénéité, l’AFAQ a adapté son message à une audience francophone, illustrant le terrain discursif distinct qui opérait dans la province. Dans son mémoire de 1983, elle s’est appuyée sur un message de compréhension interculturelle, énonçant ceci :

C’est avec le même respect que nous avons pour vous, les non-Indiens francophones qui défendez avec autant d’aptitude, de verve, et de volonté, la culture qui vous est propre, que nous avons l’intention de défendre la nôtre avec la même ouverture d’esprit qui est la vôtre à l’endroit des groupes minoritaires de cette partie de nos terres.

Nous vous savons capables même si nos langues nous séparent, […] nos objectifs nous unissent. La défense de nos cultures respectives et leur respect par les groupes qui nous entourent, soient-ils majoritaires, pas plus que vous, nous n’avons l’intention d’être assimilés, que nos cultures soient dénaturées, que nous soyons contraints à abandonner aussi bien nos langues que nos coutumes.

AFAQ 1983

L’AFAQ en a donc appelé au gouvernement provincial en usant de sa logique et de son langage. Même si l’organisation a reconnu la décision de René Lévesque, en octobre 1980, de reconnaître comme Indiennes les femmes mariées à des non-autochtones, l’AFAQ a exprimé dans plusieurs de ses rapports sa position critique sur les structures étatiques à l’intérieur de la province. La position du Parti québécois pour la reconnaissance du statut de ces femmes, bien qu’importante, était plus symbolique que pratique. Éclairant la nature duelle du colonialisme au Québec, l’AFAQ a proposé des changements fédéraux et provinciaux. En particulier, l’association a recommandé qu’Ottawa amende la Loi sur les Indiens et que le Parlement et l’Assemblée nationale, à savoir le ministère de la Pêche et de la Chasse, ainsi qu’Hydro-Québec, offrent des fonds pour faciliter le retour des femmes dont le statut était rétabli, et de leurs enfants, à la vie dans la réserve (AFAQ 1983).

Après une longue bataille, le gouvernement fédéral a décidé d’éliminer l’article 12(1) b) pour environ 16 000 femmes et 40 000 de leurs descendants. Après plusieurs années de frustration, Mary Two-Axe Early fut la première femme à regagner son statut d’Indienne. Les femmes eurocanadiennes ont joué un faible rôle dans cette victoire. Il y a eu des amitiés dépassant les frontières communautaires, par exemple celle entre Madeleine Parent et Mary Two-Axe Early, malgré le clivage social entre autochtones et Blanches (Rebick 2005 : 108-110). L’événement le plus marquant s’est produit au niveau international, toutefois, quand Sandra Lovelace, une Malécite du Nouveau-Brunswick, est allée aux Nations unies en soutenant que la Section 12(b)1) violait l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Cette dernière « protège les droits des groupes minoritaires de profiter de leur culture, de pratiquer leurs traditions et d’utiliser leur langue en communauté avec d’autres du même groupe ». En 1981, l’ONU a statué en défaveur du Canada et en faveur de Lovelace, forçant ainsi le gouvernement fédéral à changer la Loi sur les Indiens, ce qui s’est fait en 1985. Pour ajuster la législation à la Charte des droits et libertés, Ottawa a décrété l’amendement C-31, ou Loi pour amender la Loi sur les Indiens (Aks 2004 : 79). Toutefois, à Kahnawake, les débats concernant les limites du groupe, la réduction du territoire et les ressources limitées ont mené à des interprétations particulières de l’intégration des femmes « C-31 ». Les divisions douloureuses entourant le membership ont continué dans les années 1980 quand la communauté a consenti au moratoire sur les mariages mixtes, en 1981, et à la loi mohawk sur le membership, en 1984. Ces mesures préventives, basées essentiellement sur la quantité de sang indien, faisaient en sorte que la réintégration « était loin d’être automatique ». Les nouveaux membres issus de femmes sans statut devaient avoir au moins 50 % de sang mohawk pour être accueillis dans la communauté. La société de Kahnawake continuait donc de refléter les tendances discriminatoires du Canada (Simpson 2003 : 97-100 ; Horn-Miller 2005 : 63).

Sous cette nouvelle législation, les communautés autochtones (supportées par l’État canadien) pouvaient édicter des règles de membership protégeant leurs droits collectifs, parfois au détriment des femmes sans statut et de leurs descendants (Fiske 1996 : 80-81). L’AFAQ était mécontente de ces lacunes de la législation. Il s’agissait de questions complexes reposant sur d’autres revendications concernant la continuité culturelle. Dans un rapport rédigé pour le compte de l’AFAQ, Gail Stacey-Moore, directrice du Foyer pour femmes autochtones de Montréal, écrit : « la Loi sur les Indiens continue de faire de la discrimination contre nous et contre nos enfants », rappelant à ses lecteurs que

dans nombre de discours, représentations, politiques et affaires judiciaires, les autochtones ont souligné que leurs droits, qu’ils soient légaux, politiques, sociaux, économiques, culturels, ou autres, doivent être reconnus et maintenus non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs enfants et les enfants de leurs enfants.

Les femmes récemment réintégrées ne pouvaient pas transmettre le statut de membre à leurs enfants et soutenaient que le bien-être des générations futures était en péril. En revanche, comme l’expliquait Stacey-Moore, « nos frères qui ont épousé des femmes non indiennes avant la promulgation de l’amendement C-31 peuvent transmettre l’appartenance à la bande à leurs enfants ». Ce type de discrimination légale et basée sur le genre contrevenait à la section 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, plus spécifiquement aux articles 2 et 7. Stacey-Moore, une femme sans statut de Kahnawake, partageait les craintes « d’invasion » de certaines bandes qui proposaient « que les droits des époux non indiens se limitent à la résidence avec leur famille et excluent le droit de vote sur toute question et le droit à la propriété foncière ». Encore une fois, l’AFAQ a interpellé le gouvernement fédéral pour rectifier une injustice historique issue directement du colonialisme. Selon Stacey-Moore (1989) :

L’imposition d’une définition étroite de la détermination du statut d’Indien (et la responsabilité du fédéral qui l’accompagne) n’est rien de plus que la continuation de la vieille politique de « suppression » selon laquelle la solution la plus simple pour régler le « problème indien » était de redéfinir « l’indien » en-dehors de l’existence. C’est inacceptable.

Conclusion

En résumé, le colonialisme et le sexisme ont persisté. L’égalité des genres n’a pas transformé les relations coloniales. Bien que l’AFAC ait conduit un important travail d’assistance à celles qui souhaitaient appliquer pour le statut d’Indien, l’organisation a toutefois maintenu une perspective critique, soulevant que la Loi sur les Indiens « demeure une loi oppressive ancrant plus profondément la discrimination et, en fait, menace nos générations futures » (NWAC 1989 : 135). Avec l’amendement C-31, les résidents de Kahnawake ont été forcés de s’adapter à un nouveau genre de colonialisme. Il n’est donc peut-être pas si surprenant que les conflits de genres se soient trouvés exacerbés une fois que les femmes et leurs enfants eurent réintégré leur communauté. Les tensions résultant de législations discriminatoires ont pu décourager certaines femmes de revenir dans la communauté (Fiske 2006 : 346). La Loi sur les Indiens a encouragé la destitution de femmes autochtones de leur culture (Van Kirk 2002 : 5). Bien que clairement imparfaites, les révisions constituaient une victoire pour certaines femmes autochtones, et de telles révisions n’auraient pas eu le même succès sans le support des féministes eurocanadiennes. Durant une entrevue réalisée par Judy Rebick, Gail Stacey-Moore a souligné l’importance des alliances politiques entre femmes de régions diverses, mais aussi les différences significatives entre les conditions de vie des femmes autochtones et non autochtones, différences qui rendaient difficile toute relation profonde et authentique (Rebick 2005 : 110-111). L’AFAQ avait des liens avec les organisations féministes à prédominance blanche. Cependant, les alliances y semblaient stratégiques (du côté des femmes autochtones) plutôt que représentatives de coalitions structurantes (c’est-à-dire permettant l’approfondissement de relations entre femmes de situations sociales similaires). La Fédération des femmes du Québec, bien qu’elle ait, par exemple, protesté aux côtés de l’AFAQ, a décontextualisé les luttes des femmes autochtones en ignorant les structures coloniales plus larges. Comme cet article l’a démontré, les questions de membership ne peuvent pas être séparées des questions entourant les ressources et la dépossession territoriales. Le membership demeure aujourd’hui une question explosive inhérente à celle de la survie communautaire.