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Historien et spécialiste du nord du Québec, Hubert Mansion s’est associé à Stéphanie Bélanger, qui a grandi dans un milieu à la fois autochtone et blanc, pour réaliser cet ouvrage dont le but est de rendre la culture des Cris de la Baie James accessible au spécialiste comme au simple lecteur. Il n’est donc pas indispensable d’être un connaisseur de la culture crie, ni d’avoir les connaissances d’un anthropologue ou d’un spécialiste des cultures amérindiennes, pour être initié ici au mode de vie constitué de chasse, de pêche et de cueillette, à ses pratiques et à ses croyances ainsi qu’à ses représentations du monde, que vont s’attacher à décrire les deux auteurs.
Ce mode de vie a survécu dans la région de l'est de la Baie James au gré du commerce de la fourrure, mis en place dès 1670 par les Européens et qui durera près de trois siècles, faisant place au cours du xxe siècle aux industries extractives, impérieuses et dévoreuses d'espace, épuisant les ressources et mettant un terme au fragile équilibre que les Cris étaient parvenus à maintenir avec le milieu. Les territoires de chasse familiaux qu'ils exploitaient ne se réduisirent plus qu'à quelques interstices écologiques préservés, une exploitation qui trouvera son point culminant lors du projet hydroélectrique de la Baie James et de la Convention signée par les Cris en 1975, dont les implications à la fois écologiques, économiques, sociales, politiques auront littéralement bouleversé les neufs communautés cries désormais réparties dans la région.
Mais ces incessants face à face au cours de ces quelque trois siècles de contacts ont montré, selon les auteurs, combien la société occidentale, trop préoccupée par ses visées impérialistes, n’a pas su comprendre les principes moraux et la posture au monde de la société crie. La question que vont poser les auteurs à partir de ce constat est plus que surprenante : au contact des sociétés amérindiennes qu’elle côtoyait, pourquoi la société occidentale n’a-t-elle pas même cherché à retenir ses propres pratiques traditionnelles ? Au cours de l’ouvrage, le pari des auteurs sera donc le suivant : « Il ne s'agit pas d'adopter des pratiques autochtones sorties de leurs fondements culturels, mais de retrouver les nôtres en vue de nous retrouver nous-mêmes dans notre vérité d'Occidentaux. » D'où ces étonnants raccourcis qui demandent au lecteur beaucoup de souplesse pour comprendre les correspondances et les parallélismes que les auteurs établissent à travers l'ensemble de l'ouvrage, une démarche originale qu'ils assument toutefois. Mansion écrit :
C'est pourquoi, j'ai jugé nécessaire, dans le cadre de ce petit livre, d'atténuer l'exotisme apparent de certaines croyances cries en les rattachant à d'autres pensées plus familières au lecteur, en les comparant, en les explicitant ou en les illustrant, mais surtout en les replaçant dans le patrimoine spirituel d'autres traditions, puisqu'elles se rejoignent toutes lorsqu'on en dépasse les formes.
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On assiste du coup à d'incessants glissements, à de multiples allers et retours entre la culture occidentale et les institutions séculaires cries qui se déclinent tel un répertoire autour des notions fondamentales dans lesquelles les auteurs vont chercher à puiser la source d'une sagesse qui puisse être commune aux deux cultures : la propriété, le rapport des hommes avec la nature, la parole dans la société, les manières d'habiter, les esprits qui peuplent leur monde, le rôle des animaux dans la culture, le rôle de la personne dans la société et enfin les techniques de guérison.
Mais d’abord le sens du détachement devant toute chose – ce que Claude Lévi-Strauss nommait « une déférence envers le monde » pour caractériser de façon générale l’attitude des Amérindiens du Nord – et une présence au monde dans l'instant vont constituer, selon les auteurs, la pierre angulaire de la doctrine crie, ce que l'Occident a, sans doute, trop vite oublié. À cela, les auteurs ajoutent l'aspect cyclique de tout phénomène et la circularité du temps qui rompt avec la linéarité du temps occidental. Le monde cri fait référence à la cyclicité des saisons, à l’instar de l’existence humaine, ou de la migration animale, tout comme celle de leurs habitats, qu’ils conçoivent comme circulaires. Dans le monde cri, par conséquent, le temps tourne. La patience est son principe. Dans le monde occidental, le temps s’écoule et son principe est la précipitation. D’où cette angoisse perpétuelle que connaissent les civilisations les plus avancées.
Ensuite, dans le monde cri, tout est lié, ce qui nous oblige à opérer sans cesse un dépassement de nos propres certitudes. Les Cris assignent un sens spirituel à tout événement qui se déroule dans leur vie quotidienne ou qui les rattache sans cesse au grand cosmos qui les environne et dans lequel toute manifestation assure une correspondance entre les hommes, les animaux et les êtres invisibles qui le peuplent. La panoplie d'entités vivantes – et invisibles pour la plupart – dont font état les auteurs en témoigne : elles impliquent des compétences pour leur maîtrise par certains individus que sont les chamanes (mittayos), grâce à des rites, dont la cérémonie de la tente tremblante ou encore la scapulomancie, qui consiste à prévoir des événements en lisant sur des omoplates d’animaux.
Les Cris attribuent aux animaux des pouvoirs et des compétences à l'égal des hommes, et la capture ou la mise à mort du gibier n'est pas le fruit d'un simple hasard ; elle tient en partie de la décision de l'animal qui a choisi de se donner en échange de bons procédés que la gent humaine a su démontrer à son égard, que ce soit lors de la préparation du gibier ou au moment de sa consommation. Il s'agit bel et bien d'un pacte qu'humains et animaux ont passé entre eux depuis des millénaires, les uns ne pouvant survivre sans la présence des autres.
Confrontée sans cesse aux aléas du milieu, la société crie reposait sur une interdépendance importante entre ses membres pour assurer la survie du groupe. Les auteurs avancent une kyrielle de conventions strictes que chaque membre était tenu de suivre et qui assuraient au groupe sa cohérence. Ce contrôle social permettait aux familles d'être réunies de façon constante dans une habitation commune. L'habitation ne contenait qu'une pièce dans laquelle la cellule familiale était constamment réunie, contrairement aux façons occidentales d'habiter dans lesquelles prévaut une séparation des individus entre eux grâce à la présence de multiples cloisons dans une même demeure. L’organisation de la production, effectuée pour et par le groupe de résidence, était exclusivement domestique. Il convenait, par ailleurs, d'acquérir le strict nécessaire pour garantir la survie du groupe. C’est dire combien la notion de travail ou de productivité, tout comme celle de propriété – qui constitue, dès l'arrivée des Européens sur le continent nord- américain le bien-fondé par excellence de la société occidentale –, ne reçoit aucune validité dans le monde autochtone.
Mais devant cet exercice d’équilibriste que tentent nos deux auteurs, apparaissent un certain nombre de contradictions. La société crie est une fois de plus reconstituée dans une association systématique de traits culturels, un ensemble d'institutions séculaires, à tel point que l'on se trouve à plusieurs reprises dans le récit sans trop savoir à quelle période les auteurs font référence. Cette altération temporelle a pour effet de contracter la culture crie dans une sorte d'état social permanent (si bien que l’on peut se demander si nos auteurs ne succombent pas, finalement, à cette tentation des industries du rêve – qu’ils évoquent au début de l'ouvrage et qu'ils condamnent eux-mêmes).
On reprocherait, en effet, aux auteurs de ne pas suffisamment tenir compte des grandes mutations qui ont littéralement bouleversé la société crie dans la seconde moitié du vingtième siècle. La Convention de la Baie James et du Nord québécois a transformé le chasseur en administrateur de son territoire qu'il va défendre dans les salons avec ses avocats et des experts judicieusement engagés, qu’il convoque en temps voulu sur les bancs des tribunaux. L’ouvrage aurait mérité, en conséquence, que les auteurs s'attardent sur les rouages que la société a mis en place pour prendre le pli du changement sans pour autant perdre les accents de la tradition. Car c’est pourtant de la recherche d’un monde cohérent, pris dans ses propres contradictions culturelles, que l’être cri tire une sagesse et prend racine dans le monde contemporain.