Abstracts
Résumé
En se basant sur son expérience de terrain dans différentes communautés autochtones du Québec, et plus particulièrement dans la communauté atikamekw de Wemotaci (Haute-Mauricie), l’auteur propose dans cet article de livrer un regard sur les rituels de la première fois qui célèbrent différentes étapes dans la vie de jeunes atikamekw. Il s’attardera particulièrement sur un rituel peu abordé dans la littérature portant sur les groupes algonquiens du Canada : la cérémonie des premiers pas (ou de la première sortie, walking out ceremony). Plus qu’un rite de passage, la cérémonie des premiers pas valorise et renforce un ensemble de relations : avec les personnes, avec le territoire et avec le monde non humain.
Abstract
On the basis of his fieldwork experiences in aboriginal communities of Québec, especially in the Atikamekw community of Wemotaci (Haute-Mauricie), the author considers the methodological, theoretical and ethnographical dimensions of the rituals of the first time that marks different transitions in the life of a young Atikamekw. In particular, the paper reflects on a ritual little tackled in the literature on the Algonquian Peoples of Canada, the Walking Out Ceremony. More than a rite of passage, the ceremony enhances and reinforces a cluster of relations: with the people, the territory and the non-human world.
Article body
Le festin rituel du makocan, les rituels de la tente tremblante, de la suerie et de la scapulomancie reviennent systématiquement dans la littérature ethnographique au moment de décrire certaines pratiques rituelles reliées à la chasse, aux animaux et au monde non humain chez les populations algonquiennes du Québec (Armitage 1992 ; Brightman 2002 ; Duval 2004 ; Feit 1994 ; Flannery 1939 ; Lamothe 1983 ; Rousseau 1952, 1953, 1954 ; Speck 1977 [1935], parmi tant d’autres). Plus récemment et avec l’explosion des analyses anthropologiques sur le thème de la guérison, certains de ces rituels, notamment celui de la suerie, font l’objet d’une attention toujours plus soutenue (Bucko 1998 ; Csordas 1999 ; Prins 1994 ; Waldram 1997a, 1997b). Mais à la différence des travaux menés chez les Inuits[1] et hormis quelques descriptions qui complèteront des données de terrain récoltées auprès des Wemotaci iriniwok, ‘les gens de Wemotaci’, l’une des trois communautés atikamekw de la Haute-Mauricie, on ne trouve aucune référence à des rites de la première fois, plus communément appelés rites de passage ou d’initiation. La naissance du nouveau-né, les premiers pas de l’enfant ou le premier gibier tué à la chasse ne semblent pas avoir retenu l’attention des ethnographes, qu’ils soient missionnaires ou anthropologues, dans leurs descriptions de pratiques rituelles chez les Algonquiens du Québec.
Souligne-t-on, et a-t-on même déjà souligné, de manière ritualisée, différentes étapes qui mèneront le jeune garçon ou la jeune fille à l’âge adulte ? L’enfant qui acquiert un savoir en démontrant une habileté particulière, qui vit une expérience en réalisant une performance à la chasse, et plus largement, qui passe une étape dans sa vie, se retrouve-t-il au coeur d’un rituel particulier ? Et si tant est que ces rituels aient été indissociables de la chasse au temps du nomadisme, quelle place leur accorde-t-on aujourd’hui dans le contexte sédentaire des communautés ?
Comparés à leurs voisins algonquins (Anicinapek), cris (Eeyou) ou innus, les Atikamekw Nehirowisiwok ne bénéficient pas de la même attention dans les études autochtones contemporaines. On connaît encore très peu la manière dont ils construisent actuellement leur relation et leur participation au monde contemporain[2]. L’objectif est ainsi de considérer certains rituels comme une fenêtre incontournable sur les politiques atikamekw de l’identité[3] et sur ce que signifie être Atikamekw Nehirowisiw[4] aujourd’hui. D’un point de vue théorique, je considère donc ces rituels de la première fois comme des expressions de conceptions particulières du Monde, comme des « figured world » (Holland etal. 1998 : 52), des mondes figurés et façonnés par les actions et la créativité des acteurs. La dimension flexible et sans cesse réactualisée véhiculée par ce concept de figured world autorise à percevoir les rituels au sein de processus historiques et dynamiques, ancrés dans une mémoire collective, produits socialement et construits culturellement, agissant de manière significative et holistique sur le milieu de vie (Clammer et al. 2004 : 9). Cette perspective permet de mettre en valeur non seulement la dimension symbolique des rituels mais surtout les processus par lesquels ils se réactualisent, se reformulent et s’adaptent à des contextes sociaux en pleine mutation. Percevoir les rituels comme des mondes figurés permet aussi de mieux saisir un espace d’interprétations dans lequel des personnages et des interlocuteurs particuliers sont reconnus et par lequel des actes et des effets particuliers sont valorisés plutôt que d’autres. Dans cet univers façonné par la créativité, lié autant à la mémoire collective qu’au contexte actuel, je prendrai l’exemple de la cérémonie des premiers pas (orowitahawasowin), qui souligne une étape particulière dans la vie de nombreux enfants atikamekw.
La première difficulté fut de trouver des références à ce rituel dans la littérature existante. Après avoir présenté quelques travaux consacrés à la ritualisation de l’enfance chez les Cris et les Innus du Québec, avec lesquels les Atikamekw Nehirowisiwok ont toujours entretenu des relations de réciprocité et d’échanges, j’aborderai le rituel des premiers pas d’un point de vue symbolique, tel qu’il a été envisagé dans les rares descriptions ethnographiques existantes. En me basant sur les réalités atikamekw, je retracerai ensuite le fil historique de l’adaptation de ce rituel à Wemotaci. J’insisterai enfin sur d’autres dimensions de ce rituel, soit sociales, familiales et intergénérationnelles.
J’ai eu l’occasion, durant ces six dernières années, d’assister à onze cérémonies mettant en scène des enfants atikamekw et cris[5]. D’un point de vue méthodologique, j’ai eu diverses positions durant ces onze cérémonies, allant du simple spectateur, étranger, visiteur et parfait inconnu au participant directement concerné. J’ai donc pu comprendre les relations en jeu tant de l’intérieur que de l’extérieur du rituel, deux positions qui, comme nous le verrons, se trouvent à la base même de ce rituel.
Ritualisation de l’enfance
Pour les Cris, l’ethnographie d’Adrian Tanner (1979) réalisée avec des familles de Mistissini à la fin des années 60, la brève description du père Louis-Philippe Vaillancourt (1975) et un article récent de Marie Roué (2007) représentent, au meilleur de ma connaissance, les descriptions les plus détaillées du rituel des premiers pas, appelé en anglais walking out ceremony. Plus récemment, Diane Traversy (1998) a consacré un mémoire de maîtrise sur différents rituels de la première fois chez les Cris de Chisasibi en montrant quelques facettes de leur évolution à travers le temps mais surtout en les reliant aux processus de socialisation des enfants. Elle y aborde longuement le rituel de la première sortie, en se basant sur ses propres observations et sur l’ethnographie de Tanner.
Pour les Innus, je n’ai trouvé aucune référence significative au rituel des premiers pas, seulement quelques informations sur des rituels centrés sur l’enfant. Ainsi, dans une section consacrée aux rites reliés à l’ours, Yvette Barriault (1971 : 127-135), institutrice et fondatrice de la communauté « Les missionnaires de la bonne nouvelle », identifie quatre types de rites susceptibles, a priori, de fournir quelques informations sur d’autres rituels de la première fois : les rites d’entrée, les rites d’enfance, les rites d’initiation et les rites de chasse. Mais les descriptions restent allusives, se résumant à quelques descriptions de festins et de fêtes.
Il faut en fait chercher du côté des sources utilisées par Barriault pour découvrir une référence plus précise à un rite de la première fois, un rite d’entrée pratiqué après la naissance de l’enfant :
Après sa naissance l’enfant est apporté sur le terrain de chasse, et les parents et amis sont invités à la célébration. Si c’est possible, on fêtera avec de la viande de castor, viande de la plus haute qualité. Des amulettes de bonne chance sont aussi suspendues au berceau. (Barriault 1971 : 130)
Barriault prétend traduire ici, mot à mot, les propos d’un autre auteur ayant travaillé sur l’organisation sociale et familiale des Montagnais-Naskapis, Philip Garigue (1957). Mais il y a une grande différence entre la traduction de Barriault et les propos originaux de Garigue :
After the birth of a child the afterbirth is buried in the hunting-ground, and the relatives and friends are invited to a celebration. If it can possibly be managed the guests are feasted on beaver meat, the most highly prized meat. Good luck charms are also suspended from the cradle. (Garigue 1957 : 118)
La traduction de Barriault ne fait pas mention du terme « placenta » (afterbirth), information pourtant essentielle sur une cérémonie qui est aujourd’hui pratiquée par de nombreuses femmes atikamekw, quelques semaines après leur accouchement : l’enterrement ou, plus exactement, le retour à la terre du placenta, otepihawson en langue atikamekw. On ne peut évidemment pas présumer du caractère volontaire de cette erreur, même si les politiques historiques de suppression de certains rituels qualifiés de « diaboliques » par les représentants de l’Église ne jouent pas en faveur de la simple maladresse de traduction. Néanmoins, cette différence entraîne un changement de statut du rituel : d’un rituel de la première fois centré sur l’enfant sous la plume de Barriault (« l’enfant est apporté sur le terrain de chasse »), le lecteur est plutôt convié à considérer un rituel de naissance célébrant la force de la femme et de la mère, mais aussi les liens étroits entre la personne, le placenta et la terre. L’enterrement du placenta, généralement réalisé au pied d’un arbre au son d’un tambour à main et de chants spécifiques, exprime de manière ritualisée le retour de l’enveloppe protectrice du nouveau-né à ses racines. Le terme otepihawson contient d’ailleurs la racine otepi, elle-même composée avec le morphème ote-, coeur.
Plus loin dans sa démonstration, Yvette Barriault fait référence à d’autres rituels qui placent cette fois directement l’enfant au coeur du rituel. Elle montre ainsi comment l’enfant était doté de la capacité d’intervenir dans les désordres du cosmos, particulièrement dans les désordres météorologiques. Cette responsabilité était déterminée par la période de naissance de l’enfant :
Si l’enfant est né en été, il aura dans les années à venir la responsabilité de faire venir l’été (vie). Lorsque les Montagnais veulent devancer cette saison, ils brûlent un arbre après avoir observé tout un rituel. La vie purifiée (arbre brûlé) donne la vie (été). Celle qui doit allumer le feu est une jeune fille (fécondité) née à l’été qui a démontré son bon comportement. La fillette née en hiver pourra se prémunir de ce privilège aussi car parfois il faudra devancer la saison froide et elle sera choisie pour allumer le feu. (Barriault 1971 : 130)
Cette information de Barriault est confirmée par une communication personnelle de Rémi Savard citée dans un texte des anthropologues Serge Bouchard et José Mailhot (1973 : 56). Cette communication précise que, dans certaines communautés innues (montagnaises dans le texte), les personnes étaient réparties dans trois ensembles, selon leur mois de naissance. Les enfants nés entre mai et août inclusivement étaient appelés Ka.nipance.t, ‘celui qui fait l’été’. Les enfants nés entre novembre et février inclusivement étaient appelés Ka. pupunce.t, ‘celui fait l’hiver’. Les autres étaient classés dans un troisième ensemble qui ne bénéficiait pas des privilèges rituels reliés aux deux premiers. Dans son mémoire de maîtrise, Sandrine Iceta (1997) avance cependant une autre répartition. Ses interlocuteurs n’évoquent que deux ensembles, rappelant la perspective dualiste du cycle annuel des saisons chez les Innus : l’été (nipin) et l’hiver (pupun) [Iceta 1997 : 42].
D’autres références à des rituels de la première fois pratiqués chez les Innus sont à mettre au crédit de J. Allan Burgesse (1944 : 12) lorsqu’il évoque certaines pratiques rituelles relatives à l’éducation physique des enfants et adolescents innus du Lac-Saint-Jean. Burgesse évoque tout d’abord un rituel féminin de la puberté nécessitant un isolement de la jeune fille après ses premières menstruations. Sans plus de détails descriptifs, il rapporte ensuite les propos d’un informateur à propos d’une « coutume selon laquelle un enfant n’est pas autorisé à faire ses premiers pas à l’extérieur jusqu’à ce que la neige ait recouvert le sol » (ibid.). Mais Burgesse, pas plus que Garigue, Barriault ou d’autres encore, n’évoque de rituels particuliers marquant la première sortie de l’enfant à l’extérieur de l’habitation familiale.
Ce bref portrait des travaux sur la ritualisation de l’enfance chez les Innus et les Cris vise à attirer l’attention du lecteur sur le manque de références aux rituels de la première fois en général, à celui des premiers pas en particulier. Or, nous allons voir qu’à l’instar des rituels que nous venons d’évoquer, le rituel des premiers pas valorise et exprime des savoirs, des expériences, des perceptions et des représentations du monde spécifiques. Comment souligne-t-on la première sortie de l’enfant et à quoi cette première sortie fait-elle référence ? Je me baserai ici sur la description et l’analyse réalisées par Adrian Tanner chez les Cris de Mistissini.
« Il va dehors » : la cérémonie de la première sortie
Au milieu des années 60, Adrian Tanner a vécu dans les campements de chasse de familles cries de Mistissini où il a pu observer différentes cérémonies de la première sortie, thewalking out ceremony en anglais, Ewiiwiithaawsunaanuuhc ‘ils le font sortir’ pour les Cris de Mistissini, selon Tanner (1979 : 91), et wiyiwiou ‘il va dehors’ pour les Cris de Chisasibi, selon Traversy (1998 : 55). Quel que soit le terme, l’idée du passage d’un espace de vie à un autre prévaut dans ce rituel : il sort, il va dehors :
Peu après qu’un enfant a appris à marcher, une cérémonie est organisée pour souligner le changement entre cette période où il devait rester à l’intérieur de l’habitation familiale et celle qui va lui permettre de passer du temps à l’extérieur. L’enfant est guidé par ses parents le long d’un chemin qui conduit directement de la porte de l’habitation à un petit sapin que l’on a décoré et planté en face de la porte. Le chemin est fait de branches de sapins déposées sur le sol. Si c’est un garçon, il portera généralement un fusil en forme de jouet (parfois un arc et une flèche). Si c’est une fille, elle portera une hache. Avec ces deux jouets, les enfants imitent les activités des adultes propres à leur sexe : le garçon simule le tir sur un animal, généralement un castor ou une oie dont la carcasse a été placée au pied de l’arbre, alors que la fille donne des coups de hache sur une bûche de bois ou rassemble des branches de sapins. L’enfant doit alors faire le tour de l’arbre dans le sens des aiguilles d’une montre, tout en traînant derrière lui ou en portant dans un niimuutaan (sac de chasse décoré) miniature ce qui a été rassemblé. L’enfant revient à l’intérieur de la tente où il est félicité par les membres de son groupe de résidence suivant un tour réalisé dans le sens des aiguilles d’une montre. Il présente alors son sac aux parents et grands-parents de même sexe. Une petite fête est ensuite préparée avec les éléments rassemblés par l’enfant. Les membres de la famille félicitent l’enfant pour « avoir ramené un si bon repas » (Tanner 1979 : 91).
Tanner explique qu’il a pu voir cette cérémonie surtout au printemps et à l’été, à la fois sur le territoire, dans les campements familiaux, mais aussi lors des grands rassemblements estivaux. Elle était toujours tenue au lever du soleil. La figure 1, tirée de son ouvrage, montre explicitement la relation entre les phases intérieure et extérieure du rituel.
Ce rituel de la première fois s’intègre ainsi dans une représentation singulière de l’espace, de l’environnement et de l’organisation sociale. Pour Tanner, il exprime la relation entre l’intérieur (piihtakamihc) et l’extérieur (wiiwiitimihc), entre le camp (nipisikahiikan) et la forêt (nuhcimiihc), entre l’espace habité, domestique (intérieur de la tente), et l’espace extérieur (la forêt, le monde des esprits).
Ce circuit, qu’emprunte l’enfant accompagné de son père ou de sa mère, rappelle la chasse considérée comme voyage, comme itinéraire dont le point de départ est l’espace domestique : le chasseur quitte l’espace domestique, s’éloigne du campement, part en direction de sa proie dans la forêt, revient vers le campement avec celle-ci et partage la nourriture dans l’espace domestique. Il en va de même pour la femme chargée de recouvrir le sol de l’espace domestique avec des branches de sapins, de couper du bois et d’entretenir le feu, tâches nécessitant une relation entre l’espace domestique et la forêt.
Tanner voit dans ce rituel une occasion d’accentuer la distinction entre ces deux espaces que la chasse met en relation. La porte de la tente matérialise cette séparation entre les phases intérieure et extérieure qui, toutes les deux, impliquent un parcours circulaire autour d’un objet central : l’arbre à l’extérieur, le feu à l’intérieur.
Dans les cosmologies crie et atikamekw, ces mouvements circulaires expriment la relation entre le monde des humains et celui des non-humains et, comme dans de nombreux autres rites et mythes, l’arbre[6] et le feu sont médiateurs de cette relation (Tanner 1979 : 92). Tanner ajoute encore que ce rituel valorise une partie du corps humain : les pieds. Comme toutes les parties du corps et même s’il s’agit du genre grammatical inanimé, les pieds sont considérés comme dotés d’un esprit. Les nombreux motifs décoratifs que l’on trouve sur les mocassins des enfants fabriqués pour leurs premiers pas, autant que sur les mocassins d’hiver destinés aux chasseurs, expriment tout le soin que l’on apporte à cette partie du corps.
Comme le rituel de la tente tremblante ou de la suerie, la cérémonie de la première sortie exprime donc des liens importants avec la chasse, les animaux et le monde non humain. Dès les premières lignes de son chapitre consacré à la ritualisation de l’espace, Tanner donne sa propre définition du rituel : une forme d’action symbolique rendant explicite des savoirs implicitement pratiqués et vécus au quotidien par les Cris. Pour Tanner, l’action rituelle révèle à l’observateur les différentes manières cries de concevoir le monde et de construire le savoir au sein de celui-ci (ibid. : 90).
Comme les Cris, les Atikamekw Nehirowisiwok font partie de la grande famille algonquienne semi-nomade. Ils partagent avec eux des conceptions ontologiques, des représentations du Monde, des manières particulières de construire et de transmettre les savoirs. Mais plus que cela, ils partagent également un contexte social en pleine mutation. Le concept de figured world prend ici tout sens. La dimension flexible et dynamique qu’il sous-tend devient d’autant plus intéressante lorsque l’on s’attache à comprendre les processus qui ont permis son adaptation dans le contexte contemporain sédentaire. La définition du rituel et la description proposées par Tanner permettent de mieux comprendre la manière dont se réalise la première sortie de l’enfant, les rapports que celui-ci entretient avec le monde extérieur et, plus généralement, la relation particulière que les Cris établissent avec leur environnement de vie dans un contexte de nomadisme (chasse, campements…). Mais qu’en est-il aujourd’hui de ce rituel dans le contexte contemporain et sédentaire des réserves ? Quand et pourquoi a-t-il été pertinent et approprié de reformuler certains rituels ?
Du bois à la communauté, de la première sortie aux premiers pas
Publiée par l’anthropologue Alika Podolinsky-Webber (1973 : 3)[7], une photographie prise par l’oblat Louis-Philippe Vaillancourt dans la communauté d’Eastmain en 1960 montre une cérémonie de la première sortie tenue au seuil d’une maison. On y devine un jeune garçon tenant un fusil et simulant un tir sur du gibier identifié comme un canard par Podoloski-Webber. Une cinquantaine de personnes sont réunies pour l’occasion, pour la plupart des jeunes gens dans la vingtaine, se tenant autour de la boîte en bois qui remplace le jeune sapin fraîchement coupé et décoré en bout de chemin, sur laquelle est déposé le canard. La photographie ne dit pas si une tente a été montée au point de départ du chemin. Déjà en 1960, soit une dizaine d’années avant les premières observations de Tanner sur cette cérémonie parmi les chasseurs de Mistissini, les Cris de Eastmain ont adapté la cérémonie de la première sortie à leur contexte de vie en l’introduisant dans la communauté.
L’histoire de cette adaptation à Wemotaci est un peu plus tardive et a été écrite par des parcours individuels, dont celui de Charles. Né en 1948, Charles se définit aujourd’hui comme chercheur autodidacte. Il a écrit de nombreux textes et poèmes. Il reste à l’affût des recherches historiques et anthropologiques en cours et veut valoriser le point de vue atikamekw sur l’histoire. Comme d’autres Atikamekw Nehirowisiwok, il a fréquenté lui aussi le pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery. Et comme d’autres Atikamekw Nehirowisiwok de sa génération, il s’engage avec beaucoup d’énergie dans les processus actuels de mise en valeur et de transmission de savoirs et de pratiques qui touchent aux questions territoriale, rituelle, spirituelle et historique. Charles entame un « réveil dans les années 70 », inspiré par l’American Indian Movement. Il parcourt de nombreuses archives à la recherche des Atikamekw dans la littérature anthropologique, historique et missionnaire. Ses recherches le conduisent à un documentaire de Fernand Guertin, Apôtres du Grand Nord (1966), réalisé à partir d’un film tourné à la fin des années trente par le père oblat Louis-Roger Lafleur, Un rêve (1939). L’objectif de Guertin diffère cependant de celui de Lafleur. En ajoutant des commentaires et des images des années 60 à la version muette et brute de Lafleur, Guertin entreprend dans ce documentaire l’apologie du travail des missionnaires oblats, particulièrement du père François-Xavier Fafard, o.m.i, qui a fréquenté le territoire de la Mauricie et la terrasse de Wemotaci à la fin de sa vie. Les prétentions ethnographiques de Lafleur (documenter l’organisation sociale et familiale, la construction de canots…), qui se retrouvent par ailleurs dans toute sa riche filmographie (Bouteiller 1993), sont ainsi bousculées par la visée propagandiste de Guertin, comme l’indique ce passage tiré du film :
L’horizon social de ces Indiens débouchait rarement par delà le cercle de famille ou celui de la bande. Cependant, ils se réunissaient chaque été pour faire la traite des fourrures et jouir de la compagnie de leurs semblables. Ces réunions prenaient parfois l’allure de festival que donnaient les sorciers avec leurs cérémonies païennes. Plus tard, ces mêmes réunions devaient leur permettre de rencontrer le missionnaire visiteur.
Au moment où l’auditeur entend ces commentaires, les images montrent une femme coiffée d’un béret noir, portant un gilet rouge et une robe à carreaux rouge et verte, avançant lentement vers la caméra en maintenant un enfant par les bras. Âgé tout au plus d’une douzaine de mois, cet enfant réalise selon toute vraisemblance ses premiers pas. Il porte un tissu attaché serré autour de sa tête (une technique de protection contre les mouches noires encore utilisée aujourd’hui) et un vêtement ample qui recouvre le reste de son corps. La femme et l’enfant marchent sur ce qui semble être une terrasse en bois. Autour, on peut distinguer de nombreuses personnes, assises et debout, certaines tournant le dos à l’enfant et d’autres suivant d’un regard amusé ces premiers pas chancelants.
Alors qu’il s’entretenait depuis quelques années déjà avec son père et d’autres aînés de la communauté de Wemotaci à propos de certaines cérémonies, Charles reconnaît dans ces images une cérémonie des premiers pas. Son intuition est confirmée par les commentaires qui rappellent l’oeuvre d’éradication de certaines pratiques rituelles par les missionnaires : « cérémonies païennes » prenant l’allure de « festival » sous la direction de « sorciers ».
Au début des années 1980, Mary, originaire de la communauté crie de Mistissini, s’installe à Wemotaci. Comme de nombreuses personnes de cette génération des pensionnats, Charles et Mary partagent une histoire de vie faite de nombreux points communs : éducation obligatoire dans les pensionnats indiens dix mois par année, perte de repères familiaux, sociaux et culturels, déséquilibres à la sortie des pensionnats, difficultés pour assumer le rôle de parent, transmission intergénérationnelle des séquelles des pensionnats, reproduction des méthodes d’éducation basées sur l’intimidation et la privation.
Sur les conseils de son père, Mary décide en 1986 d’organiser une cérémonie des premiers pas pour sa première fille née à Wemotaci : « Mon père m’a dit de faire cette cérémonie chez les Atikamekw mais que ça prendrait quelqu’un pour la faire. Ce territoire, ça n’était pas le mien ». Elle décide alors d’en parler à Charles.
On a décidé d’organiser la cérémonie des premiers pas pour Kristina. Charles est parti chercher le beau-frère de Marcel. Ils sont partis en direction de la vieille réserve avec mon père, mon oncle et ma tante venus spécialement de Mistissini. Quand il a fallu construire la loge, mon père a été étonné de voir comment ils l’ont construite avec instinct. On n’avait pas besoin de leur montrer. Ils ont su tout de suite. Pour moi, ils connaissaient la cérémonie. (Mary, octobre 2003)
Voilà maintenant comment Charles relate cette rencontre :
J’étais avec son oncle et on est partis vers la rivière en canot, en face de la vieille réserve pour ramasser des perches et des sapins. On est revenus par la rivière et on a commencé à monter la tente pour la cérémonie. Plus elle prenait forme, plus je me disais que je connaissais cette cérémonie, qu’elle correspondait aux descriptions que me faisaient les kokom, les grands-mères. Alors au bout d’un moment, on a fini la tente, et pour la cérémonie, il n’y a pas beaucoup de monde. Il y avait juste les personnes intéressées, celles qui avaient déjà réfléchi aux questions de perte de la culture et de l’identité, celles qui s’était intéressées à se réapproprier des savoirs volés, oubliés. Et la cérémonie a eu lieu, j’ai fait la cérémonie, pour Kristina, le premier des enfants de Mary à être né ici. Plus tard le père de Mary m’a honoré. Il m’a donné le surnom de orowitahawaso, ‘celui qui fait les cérémonies, qui les fait sortir’. Après la cérémonie, on a fait un festin, un gros makocan. Tout le monde semblait heureux, joyeux, détendu, même soulagé. L’expérience a été très riche. Le monde venu voir la cérémonie était heureux de voir l’importance que l’on accordait de nouveau à l’enfant. (Charles, novembre 2005)
« L’importance que l’on accordait de nouveau à l’enfant », voilà sans aucun doute une phrase clé dans la compréhension de la place et de l’importance contemporaines des rituels de la première fois chez les Wemotaci iriniwok. Quarante-huit années ont en effet passé entre les images du père Lafleur, qui regorgent de scènes d’enfants s’amusant seuls ou riant avec leurs amis et proches parents, et la cérémonie des premiers pas de Kristina. Pendant ces quarante-huit années, les enfants ont été plus au coeur des politiques d’assimilation et d’éducation obligatoire de l’État que de leur famille, remettant en cause la continuité même des rituels de la première fois dans la communauté.
Aujourd’hui, de nombreuses jeunes familles demandent à souligner la naissance de leur enfant par une cérémonie du nouveau-né, Cawerimawasowin, qui marque l’arrivée de celui-ci dans la famille élargie. Plus que la naissance de l’enfant et la reconnaissance dans le cercle familial, cette cérémonie souligne la place, la force et la responsabilité de la femme et de la mère. La cérémonie des premiers pas souligne l’accueil de l’enfant par la communauté. À l’adolescence, il arrive que certains jeunes hommes atikamekw tuent leur premier gibier, un ours (masko) ou un orignal (mos). Les familles organisent alors parfois une cérémonie de l’ours, maskomokocan, qui valorise les qualités de chasseur et souligne ce passage de l’adolescence à l’âge adulte.
Les Atikamekw Nehirowisiwok partagent ainsi avec leurs voisins cris, innus ou algonquins les mêmes préoccupations concernant les jeunes générations. Dans de nombreuses communautés, on évoque le problème des jeunes, le fossé des générations (Bousquet 2005 : 9), le manque de communication avec les aînés. Dans un contexte de nomadisme, le rituel de la première sortie ne représentait pas un contraste avec l’expérience quotidienne puisque les relations sociales et familiales faisaient partie intégrante de la vie des campements. Aujourd’hui, les relations familiales et sociales valorisées dans ce rituel se construisent au quotidien dans le contexte sédentaire des communautés. La première importance de ce rituel repose ainsi sur la mise en valeur de relations sociales et familiales inscrites dans la mémoire atikamekw, plus précisément dans la mémoire d’un mode de vie nomade (nehiro pimatisiwin).
La sédentarisation et la scolarisation obligatoire (rupture familiale) dans les pensionnats indiens ont considérablement remis en cause les processus locaux de transmission des savoirs par l’expérience inscrits dans l’occupation, l’utilisation et la gestion du territoire. Aux processus de transmission par l’expérience semble se soumettre aujourd’hui un autre concept, celui d’apprentissage, issu justement des changements provoqués par la sédentarisation et la vie en communauté. Les enfants, adolescents et jeunes adultes atikamekw ne sont plus en position d’observer les pratiques liées à la chasse, pas plus que les parents ou les aînés ne se trouvent en position de transmettre ces savoirs. La vie sociale et familiale s’organise aujourd’hui dans le cadre plus intime de la famille nucléaire et des maisonnées, comparée à une organisation plus favorable aux processus de transmission par l’expérience dans les campements et la vie en forêt. Le directeur de l’école secondaire de Wemotaci faisait ainsi remarquer que, si les étudiants parlent atikamekw au quotidien, c’est-à-dire dans le quotidien de la communauté, ils ne maîtrisent pas la langue du territoire, celle qui renvoie à des savoirs et des pratiques spécifiquement reliés à une utilisation quotidienne du territoire.
Il faut aujourd’hui imaginer des contextes de transmission où les enfants, adolescents et jeunes adultes pourront apprendre, regarder et écouter, dans une démarche soit volontaire, soit provoquée. Une nouvelle organisation se met en place, avec de nouvelles activités. Les camps ou les rassemblements jeunes/aînés, le powwow annuel de Wemotaci organisé depuis 1997, les rassemblements spirituels tenus généralement pendant plusieurs jours en forêt l’été, ou les semaines culturelles organisées deux fois par année pour permettre aux familles de rejoindre leurs territoires familiaux, sont devenus, au fil des ans, des espaces privilégiés pour favoriser et valoriser certains savoirs et pratiques, dont la cérémonie des premiers pas[8], mais aussi certaines relations.
Pouvoirs de la ritualisation : le rituel et son contexte relationnel
Mais pourquoi la ritualisation est-elle appropriée ? En quoi permet-elle de redonner de l’importance à l’enfant ? Je rejoins ici les travaux de Houseman et Severi (1994) qui se sont attachés à retracer les principes épistémologiques sous-jacents au phénomène rituel afin d’en proposer une vision sensiblement nouvelle. Ils insistent plutôt sur la forme de l’action rituelle, laquelle repose sur l’idée de contexte relationnel du rituel. Le rituel permet de mettre en valeur des relations sociales, familiales ou de parenté qui contrastent avec l’expérience quotidienne et qui n’auraient que très peu d’échos en dehors du rituel :
L’action rituelle elle-même ne constitue ni un discours cohérent sur les propriétés de l’univers naturel, ni une tentative de solution – indirecte, réelle ou imaginaire – des problèmes posés par la vie sociale. L’expérience du rituel ne transmet pas directement des messages. Elle établit d’abord et tacitement un contexte relationnel dans lequel certains messages qui contrastent avec l’expérience quotidienne, pourront être formulés. (Houseman et Severi 1994 : 49)
N’ayant pas la place ici pour entrer dans le détail de données ethnographiques permettant de documenter en profondeur le contexte relationnel de ce rituel, je voudrais suggérer aux lecteurs quelques pistes de réflexion sur ce que ce rituel peut valoriser comme relations sociales et interpersonnelles. Il s’agit ainsi de porter attention à d’autres facettes de ce rituel de la première fois, esquissées dans la description de Vaillancourt (1975) et manquantes dans la définition du rituel et la description de Tanner, dont ce n’était pas le propos. Ces autres dimensions me sont néanmoins apparues comme des piliers dans la performance et la prestation rituelles et, plus largement, dans la valorisation de nouveaux contextes relationnels au sein desquels s’exprime le rituel des premiers pas. Ces nouveaux espaces sont nés de l’effet conjugué de la sédentarisation dans les communautés et de la diabolisation catholique de certaines pratiques rituelles. Ces relations dans le rituel s’expriment par les acteurs en présence et par les émotions valorisées : jeu, fête, rire. Décrivons à nouveau ce rituel en tenant compte de ces dimensions :
Dans la tente : orowitahawason (‘celui qui fait marcher’, l’officiant du rituel) a demandé à l’enfant (awacic) ou à tous les enfants (awacak) prenant part à la cérémonie de se réunir dans la tente (rakasimon) accompagnés de tous les kokoms (grands-mères) et mocoms (grands-pères) présents sur le site. Les parrains (otatama / owitcipaca) et les marraines (otcotcoma/ owikanisa), désignés par les parents (onikihikok), ont également été conviés à l’intérieur de la tente. Par kokom et mocom, il faut comprendre par là les termes de parenté « grand-père » et « grand-mère », et non le terme d’« aîné » plus souvent utilisé pour désigner cette génération ayant connu le mode de vie semi-nomade, détenteurs et gardiens des traditions. Sur les onze cérémonies auxquelles j’ai participé, trois concernaient plus d’un enfant. Il est donc arrivé que plusieurs enfants vivent la cérémonie des premiers pas en même temps. Réunis dans la tente, enfants, parrains et marraines, grands-mères et grands-pères ont attendu le signal de l’officiant. À la différence des enfants cris évoqués dans les descriptions de Tanner, les enfants atikamekw n’ont jamais été guidés dans le chemin par leur mère ou leur père mais par le parrain ou la marraine. Pour certains interlocuteurs, le statut de parrain et de marraine est un héritage de la religion catholique qui se perpétue au sein du rituel des premiers pas. Mais tout le monde ne partage pas cette interprétation.
La sortie : le parrain ou la marraine ont chaque fois tenu les enfants par la main pour les guider sur le chemin de branches menant à l’arbuste fraîchement coupé, décoré et planté en bout du chemin. La famille élargie, les amis ainsi que de nombreux membres de la communauté se sont disposés tout autour du chemin. Les photographies et les rires ont parfois accompagné les sorties hésitantes ou chancelantes des enfants.
Au bout du chemin : une fois rendus à l’arbuste, les enfants ont simulé l’activité propre à leur sexe et ramassé gibier, petit sac, fusil et hache en forme de jouet, et bûches de bois. Lors de cinq cérémonies, c’est avec des balles réelles, tirant vers le ciel, que les garçons ont simulé l’activité du futur chasseur. Ce fut généralement le parrain, et parfois le père, qui a tenu le fusil et aidé le jeune garçon à tirer. Les jeunes filles ont simulé la coupe de bois et ramassé le fagot.
Le retour vers la tente : sous les applaudissements de l’assistance, les enfants sont alors retournés vers la tente, traînant derrière eux wapoc (lièvre), niska (outarde) ou cicip (canard, gibiers d’eau) et portant autour de leur cou le petit sac contenant tabac et biscuits.
Dans la tente : une fois revenus dans la tente et toujours accompagnés de leur parrain ou marraine, les enfants ont été salués et félicités par les mocoms et les kokoms restés dans la tente. Le parrain ou la marraine font le tour des personnes présentes dans la tente en tenant l’enfant par la main. Ils citent son nom devant chaque personne, pour le présenter à nouveau après le parcours qu’il vient de réaliser à l’extérieur.
Partage : une fois ces présentations faites, l’enfant sort à nouveau pour partager le contenu de son sac. Il fait le tour de l’assistance, distribuant biscuits, fruits et tabac.
Festin : la cérémonie se conclut par le festin rituel du makocan, généralement composé par du petit gibier (outarde, canard, lièvre, castor), du gros gibier (ours, orignal) et le pain banique. Les enfants et les aînés sont servis en premier.
La description des sept séquences rituelles montre la participation active de plusieurs personnes : un officiant, un ou plusieurs enfants, les parents, un parrain ou une marraine, les grands-pères, les grands-mères et les aînés, la famille élargie et les amis, toutes et tous acteurs dans le rituel. Chaque fois, les relations entre ces différents acteurs se sont exprimées autour de trois dimensions essentielles qui peuvent expliquer la vitalité de ce rituel :
Le rire (papiw) apparaît d’abord en réaction face aux erreurs ou aux maladresses de l’enfant dans la prestation rituelle : le tour de l’arbre est réalisé à l’envers, l’enfant échappe une partie du contenu de son sac, il ne veut pas sortir de la tente ou pleure dès qu’il fait ses premiers pas sur les branches de sapin. Il est parfois arrivé que l’animal traîné se détache de son fil ou que le contenu du sac, essentiellement composé de nourriture et de tabac, soit englouti par l’enfant alors qu’il était destiné à la famille. Ces erreurs, ces maladresses ou ces imprévus sont corrigés subtilement, soulignés avec légèreté et humour, provoquant des rires de compassion et d’encouragement de l’assistance.
Le jeu : l’imitation de l’activité adulte propre au sexe de l’enfant représente la principale dimension ludique de ce rituel. Alors que la timidité et la gêne retenaient certains enfants sur le seuil de la tente, le plaisir était retrouvé au moment de ramasser les objets au pied de l’arbre, d’imiter le tir du chasseur ou de simuler la coupe de bois. Sculptés généralement par un membre de la famille, le fusil et la hache en bois sont élevés au statut de jouet. Certains enfants font mine de tuer le gibier et reviennent dans la tente, le torse gonflé, signe d’une grande fierté.
La fête : comme dans la plupart des rituels, la cérémonie des premiers pas se termine par un grand festin, le makocan. Au temps du nomadisme, le makocan (grand festin, grand rassemblement de réjouissance) était organisé pour fêter les retrouvailles en famille ou pour souligner le départ vers les territoires de chasse. Le repas débutait avec des danses et des chants au tambour à main généralement réalisés par un aîné. Les danses pouvaient donc faire partie de ces grands repas, mais contrairement à ce que l’on entend parfois, le makocan n’est pas une danse en soi. Aujourd’hui, ces repas sont très courus, notamment parce qu’ils proposent du gibier qui n’est pas accessible à toutes les familles de la communauté. À Wemotaci, la chasse est l’activité de quelques-uns. Lorsqu’un orignal est tué par un chasseur, celui-ci le partage d’abord avec les personnes qui l’accompagnaient ou avec celles venues le rejoindre pour l’aider à le découper et à le transporter. Il donne ensuite des morceaux aux membres de sa famille et à des amis. Ainsi, le partage peut prendre deux formes : le don de l’animal tué ou du poisson pêchés, et l’invitation au makocan. La préparation des plats cuisinés pour le makocan peut prendre toute une journée et se caractérise par une grande diversité : côtes, filets, boudin, tête fromagée, museau… d’orignal (mos), soupe de perdrix (periw), bernache, castor (amiskw), toujours accompagnés de banique. Le « hamburger atikamekw » a également beaucoup de succès : un morceau de banique frit fourrée d’un mélange de viande hachée d’orignal, de patates, d’oignons et de sauce blanche. Le makocan est donc avant tout un moment de réjouissance, de rencontre, de célébration et d’échanges qui marque en même temps la fin de l’activité rituelle.
Le jeu, le rire et la fête comme principes relationnels du rituel s’inscrivent dans une perspective qui vient compléter celle privilégiée par Tanner. Ici, c’est moins la portée symbolique du rituel qui est valorisée (même si elle reste présente et essentielle dans l’action du rituel) que l’aspect relationnel entre les acteurs du rituel.
J’ai précisé en début d’article la perspective dans laquelle j’inscris ma perception du rituel : le rituel comme figured world, un espace d’interprétations dans lequel des personnages et des interlocuteurs particuliers sont reconnus et par lequel des actes et des effets particuliers sont valorisés plutôt que d’autres. J’insisterais donc sur l’effet du rituel dans la construction de la personne atikamekw.
Construction rituelle de la personne, générations et relations aux ancêtres
Lors de la première cérémonie des premiers pas à laquelle j’ai pu assister, je me suis étonné de voir autant d’aînés, femmes et hommes, prendre place autour du chemin de branches et dans la tente. Dès les premiers séjours, on m’avait pourtant averti que les aîné(e)s n’appréciaient guère voir ces rituels à nouveau pratiqués tant ils étaient, pour certains d’entre eux, encore fortement marqués par les stratégies de diabolisation des missionnaires. La pratique collective du tambour et les powwows n’échappaient pas à cette méfiance des aîné(e)s, au moins dans les premières années (1997-1998). Dans une communauté où la parole des aînés est souvent prise en considération, leur participation progressive à cette cérémonie peut représenter un autre facteur expliquant son succès grandissant. Mais plus que ça, la présence des aînés complète le cycle de la vie.
Pour de nombreux interlocuteurs en effet, le circuit emprunté par l’enfant rappelle, à travers différents passages, ce cycle de la vie : la naissance à l’intérieur de la tente, la marche à travers l’enfance et l’adolescence qui va mener à l’âge adulte (premier gibier), la maturité acquise sur le chemin du retour et la sagesse une fois revenu.
Le rituel des premiers pas semble ainsi valoriser le modèle relationnel des rapports entre les générations chez les populations nomades de chasseurs. Pour l’anthropologue Tim Ingold, ce modèle relationnel s’oppose au modèle généalogique des sociétés occidentales (Ingold 2000 : 136) aujourd’hui repris par les nouvelles générations chez les Atikamekw Nehirowisiwok comme chez d’autres groupes (Bousquet 2005 : 9). Ingold explique ainsi que, dans les sociétés occidentales, le rapport aux ancêtres, au passé et aux générations s’inscrit dans une continuité linéaire, alors que, dans les sociétés de chasseurs, le passé est une perpétuelle naissance qui s’inscrit dans un cycle de la vie. Alors que dans le modèle généalogique c’est la vie qui est contenue dans l’idée de génération (chaque génération vit sa propre vie sur une ligne linéaire, le seul lien unissant cette génération à la précédente étant la ligne du temps), dans le modèle relationnel c’est la génération qui est intégrée dans le cycle et le processus de la vie. Ingold s’appuie sur Colin Scott et l’un de ses informateurs cris pour qui le terme pimaatisiiwin (traduit généralement par ‘vie’ ou ‘mode de vie’), exprimait un processus de renaissance perpétuelle (Scott 1996 : 73, dans Ingold 2000 : 142). Par comparaison, alors que les grands-parents (kokom et mocom) sont acteurs dans le rituel atikamekw des premiers pas, ils ne sont que spectateurs dans la cérémonie catholique du baptême. Celle-ci ne fait d’ailleurs aucune référence à l’ancestralité : « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Le modèle généalogique occidental, caractéristique de la modernité, suppose justement que « le présent n’existe pour nous seulement grâce à l’inexorable suppression du passé duquel il provient » (Descola 1996 : 226, dans Ingold 2000 : 136).
Avec la suerie (matotasiwin), les cercles de partage et le festin du makushan, les rites de la première fois s’intègrent dans cette volonté de faire du rituel une activité médiatrice et cyclique ancrée dans le quotidien et dans une relation avec les ancêtres. En atikamekw, l’ensemble de ces activités médiatrices est désigné par le terme wapanokewin. La construction rituelle atikamekw de la personne s’inscrit donc aujourd’hui, pour beaucoup de jeunes enfants et adolescents, dans le cadre de wapanokewin. Les rituels favorisent et valorisent une construction et une conception de la personne en lien étroit avec le milieu de vie, depuis la naissance et l’enfance (apinotc) jusqu’à l’âge adulte (kicik). Pour la plupart des Atikamekw Nehirowisiwok rencontrés lors de cette recherche, le terme nehirowisiw est celui qui exprime le mieux cet état relationnel de la personne au sein de son environnement, une conception particulière du monde et de la personne, un mode de vie basé sur l’autonomie, l’échange, la réciprocité, l’ouverture et l’adaptation. Le terme nehirowisiw est au fond considéré et revendiqué au-delà de la simple expression identitaire ou politique : il éclaire les manières dont les Atikamekw vivent et construisent leurs relations au sein de leur milieu de vie, y compris lorsque celui-ci change ou se complexifie (communauté/ forêt/ville). Au regard de ces changements, le concept de Nehiro pimatisiwin[9], le mode de vie atikamekw, ne peut être figé dans le temps (époque pré-contact), ni dans l’espace (la forêt). Il fait constamment l’objet d’ajustements, de négociations et de reformulations.
Conclusion : le rituel comme réponse aux piliers de la colonisation
Comme de nombreux groupes et communautés autochtones du Québec, les Atikamekw Nehirowisiwok entretiennent, tissent ou consolident des réseaux d’échanges avec d’autres nations du Canada, des États-Unis et plus récemment de l’Amérique du Sud. Si ces échanges entre groupes autochtones ne sont pas nouveaux, ils prennent cependant une tout autre importance dans un contexte historique d’assimilation et dans un contexte contemporain d’affirmation identitaire et culturelle. Ces réseaux passent d’ailleurs souvent par quelques individus, comme le montre l’histoire de la cérémonie de la première sortie à Wemotaci. En marge du powwow de l’année 2006, un danseur micmac reconnu et adepte du powwow de Wemotaci a demandé une cérémonie des premiers pas pour son enfant. La cérémonie a eu lieu derrière une maison de Wemotaci. Après de longues minutes d’hésitation, l’enfant est finalement sorti, intimidé par l’assistance. Il a finalement partagé fruits et biscuits avant de repartir vers la Gaspésie avec ses parents.
On ne peut cependant pas évacuer du rituel sa dimension politique (voir à ce sujet Taesdale 2006). L’histoire de la colonisation au Canada peut être résumée par cinq mots clés : christianisation, sédentarisation, tutelle, scolarisation et émancipation (Gatti 2006 : 41). L’assimilation n’est pas le seul point commun de ces cinq piliers, qui ont considérablement remis en question les processus locaux de transmission des savoirs par l’expérience et les relations entre les générations. Les enfants, adolescents et jeunes adultes représentent un autre point commun du fait d’avoir été les cibles privilégiées de ces politiques d’assimilation. « Tuer l’Indien au coeur de l’enfant » pourrait être la phrase clé des politiques d’assimilation. Les pratiques rituelles inspirées du mode de vie ancestral, reformulées au contact d’autres nations et inscrites dans le quotidien grâce à des initiatives individuelles ou familiales, apparaissent comme une réponse à ces cinq piliers. Ces processus complexes montrent toutes les capacités de créativité, de réaction et d’adaptation des Atikamekw Nehirowisiwok dans un contexte social en pleine mutation : à la scolarisation répond la valorisation de l’apprentissage et de la transmission, à la sédentarisation répond le déplacement des rituels au sein de nouveaux espaces de transmission et de relations (rassemblements, semaines culturelles…), à l’émancipation répond la construction rituelle de la personne, à la christianisation répond la valorisation d’une vision du monde qui tient compte des relations avec les humains et les non-humains.
La mise en valeur de savoirs et de pratiques rituels s’intègre dans une volonté de rétablir des liens et des relations entre les générations, avec les autres nations et avec la majorité allochtone. Relations et apprentissage apparaissent aujourd’hui comme deux concepts clés qui favorisent la continuité, les innovations et la mise en valeur de certains savoirs et de certaines pratiques. Les rassemblements spirituels organisés un peu partout à travers le pays, le circuit des powwows suivi par un grand nombre de chanteurs de tambour, de danseurs, mais aussi de simples spectateurs impatients de revoir famille et amis, ou les semaines culturelles sont autant de contextes qui favorisent ces échanges (voir Buddle 2004 et Hoefnagels 2001).
Au-delà de la dimension politique de résistance face à la société dominante, la cérémonie des premiers pas montre que les processus actuels de convocation de pratiques et de savoirs reposent aussi, et peut-être même avant tout, sur le plaisir de se retrouver ensemble. Cette notion de plaisir passe tout autant par une emphase importante sur l’idée de communication à travers les discussions et les échanges sociaux que sur des émotions plus concrètes qui participent à l’action même du rituel, par exemple le rire, le jeu, l’humour et la fête. Ces dimensions du rituel sont sans doute parmi les seules à avoir toujours échappé aux politiques d’assimilation et de colonisation ainsi qu’à tout contrôle social… même à la Loi sur les Indiens.
Appendices
Remerciements
Que soit remercié ici l’ensemble de la population de Wemotaci pour son accueil et sa collaboration dans cette recherche (voir Jérôme 2005 et 2007). Je remercie particulièrement Nicole Pétiquay, Mary Coon, Charles Coocoo et Gilles Ottawa qui ont contribué, chacun à leur manière, à l’enrichissement des différentes versions de ce texte. Merci également à Frédéric Laugrand de m’avoir invité à participer à ce numéro, ainsi qu’à Denys Delâge, Sylvie Poirier et aux évaluateurs anonymes pour leurs précieux commentaires.
Note biographique
Laurent Jérôme
Laurent Jérôme est membre du CIÉRA (Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones) et chargé de cours au département d’anthropologie de l’Université Laval. Il travaille depuis plusieurs années en étroite collaboration avec les Atikamekw et agit comme consultant pour la Société d’histoire atikamekw. Il s’intéresse particulièrement aux jeunes autochtones, à la musique et aux transformations des systèmes religieux amérindiens au Canada. Parmi ses publications, il a récemment codirigé (avec Natacha Gagné, Université d’Ottawa) un ouvrage collectif Expériences de jeunesses autochtones. Affirmation, innovation et résistance dans les mondes contemporains (Les presses de l’Université Laval et Presses universitaires de Rennes, 2009).
Notes
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[1]
La revue Études/Inuit/Studies a consacré à la question un numéro dans lequel Bernard Saladin d’Anglure (2000) livre une analyse de certains rites inuits de la vie, allant de la naissance à la puberté, en utilisant la notion de séquences cérémonielles chère au folkloriste français Arnold Van Gennep (1969). Dans cet article, Saladin d’Anglure rappelle les travaux de Ann Fienup-Riordan qui en a fait un thème central de ses recherches (1983, 1994) chez les Yupiks. À propos des Inuits du Groenland, Mark Nuttal (2000) montre comment ces rites soulignent différentes étapes dans la transformation du jeune garçon en chasseur. Son article, Becoming a Hunter, insiste sur le lien entre les rituels de la première fois et la chasse. Plus récemment, Fabien Pernet (2006) concluait un mémoire de maîtrise sur l’élaboration rituelle de la personne chez les Inuits de Kangirsujuaq. Il y aborde la longue et complexe tradition anthropologique d’analyse du rituel, tout en livrant une perspective contemporaine sur le déplacement du rituel dans le cadre scolaire avec l’organisation récente de cérémonies de graduation destinées aux élèves finissants.
-
[2]
On connaît d’ailleurs très peu l’histoire et les réalités atikamekw, peut-être en raison d’un contexte de recherche parfois difficile (voir Jérôme 2008). Parmi les travaux les plus importants et les plus marquants qui ont porté sur ce groupe, on peut citer ceux de Labrecque (1984a et 1984b), de Poirier (2000 et 2001) et, dans une perspective ethnohistorique, ceux de Clermont (1974, 1977, 1982) et de Gélinas (2000, 2002, 2003).
-
[3]
Je fais ici référence aux approches anthropologiques récentes développées par Friedman (1992, 1994), Herzfeld (1992, 1997), Appadurai (1996) ou encore Hannerz (1992, 1996). Suivant une perspective différente influencée par leur terrain respectif (voir Gagné 2001), ces auteurs interrogent la construction des identités et des nationalismes dans le contexte actuel de la globalisation. Malgré certaines divergences, leurs analyses sont intéressantes en ce qu’elles se rejoignent sur l’importance accordée à la diversité des stratégies et à la pluralité des voix qui s’élèvent des populations autochtones. La résistance est envisagée en termes d’ouverture et de participation au monde contemporain, et non en termes de fermeture et de repli sur soi.
-
[4]
L’ethnonyme Nehirowisiw (pluriel : nehirowisiwok) est renvendiqué par les Atikamekw depuis des temps immémoriaux. Il a été officiellement adopté par le Conseil de la nation atikamekw (Atikamekw Sipi) à la fin de l’année 2006. La Société d’histoire atikamekw (Nehirowisiw kitci atisokan) livre quelques explications de ce terme dans un article à paraître (voir Nehirowisiw kitci atisokan et Jérôme 2009). Au risque de simplifier la complexité du terme, retenons pour le moment que Nehirowisiw peut être traduit par ‘celui qui vit en équilibre avec son environnement’.
-
[5]
Un court séjour chez les Cris de Waswanipi à l’été 2006 m’a permis d’assister à une cérémonie lors du rassemblement annuel de Cheewetau, l’ancien poste de traite de fourrures près de la communauté de Waswanipi.
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[6]
L’importance de l’arbre dans la communication avec les entités non humaines a été documentée par d’autres auteurs et dans d’autres contextes rituels tels que celui de la tente tremblante (sur ce rituel voir notamment Preston 1975 ; Vincent 1973 et 1977 et, plus récemment, Duval 2004). Preston (1975) et Podolonski-Webber (1973) ont ainsi montré l’importance accordée au choix des branches qui composeront la structure de la tente.
-
[7]
Sur ce point, je tiens à remercier Marie-Paule Robitaille pour m’avoir ouvert les archives du Musée de la civilisation de Québec, et notamment le fonds Podolinski-Webber, encore trop peu connu.
-
[8]
Quatre de ces cérémonies ont eu lieu sur le territoire atikamekw, à une distance plus ou moins grande de la communauté, généralement sur l’emplacement des campements familiaux. Quatre autres cérémonies ont eu lieu lors du powwow annuel de Wemotaci. La dernière a été organisée dans la cour arrière d’une maison de Wemotaci.
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[9]
pimatis- signifie littéralement ‘être vivant, vivre sur la terre’ (Cuoq 1886 : 68). La racine atis- signifie ‘être, avoir une manière d’être, de vivre, se porter, se comporter’.
Ouvrages cités
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