Abstracts
Résumé
À l’occasion du vingtième anniversaire de la Loi 101 en 1997, la Commission de toponymie du Québec proposa de souligner l’événement par un « poème géographique » intitulé « Le Jardin au Bout du Monde ». Cherchant à rapprocher territoire et imaginaire, le projet visait à donner à 101 îles dispersées dans le réservoir Caniapiscau des noms inspirés d’oeuvres littéraires d’auteurs québécois francophones. Les Cris s’opposèrent vivement à ce projet, rappelant à la Commission deux faits importants : d’abord que ces îles avaient été des montagnes avant la montée des eaux dans le réservoir créé par Hydro-Québec ; ensuite que ce territoire avait déjà été nommé par les différents groupes de chasse qui l’avaient parcouru. Le conflit qui entoura le poème géographique offre une grille d’analyse importante sur les enjeux culturels reliés à l’exploitation des ressources et au développement économique en donnant un aperçu des ancrages symboliques des cultures crie et québécoise du Sud en territoire nordique. Qui plus est, la signature récente de l’entente « de nation à nation » (Paix des Braves) nous force à définir le contenu des identités nationales qui se rencontrent dans cet espace qui est, pour les uns, Eeyou Istchee et, pour les autres, la Baie James. Cet article a donc pour but d’explorer comment les cultures s’approprient le territoire de façon symbolique et d’insister sur l’importance de cette géographie culturelle pour l’exploitation équitable des ressources.
Abstract
On the occasion of the 20th anniversary of Bill 101 in 1997, the Québec Commission de toponymie proposed to mark the event with a « geographical poem. » In an effort to bring together the real and imagined territory of the province, the project endeavoured to name 101 scattered islands in the Caniapiscau reservoir after literary works by French-speaking Québécois authors. The Crees strongly opposed this project, reminding the Commission of two important facts: first, that these islands had been mountains before water filled the reservoirs created by Hydro-Québec ; second, that this same territory had previously been named by the different hunting groups that had exploited the area. The conflict surrounding the geographical poems provides us with an important lens for studying the cultural stakes of resource exploitation and economic development by offering a glimpse of the symbolic anchors of the Cree and Québécois cultures in Northern Quebec. Indeed, the recent signing of a « nation-to-Nation » agreement forces us to define the content of the national identities that come into contact in this space which some refer to as Eeyou Istchee and other as James Bay. Against this background, this article explores how cultures symbolically appropriate their territory and insists on the importance of this cultural geography for the equitable exploitation of resources.
Article body
Martha songea aussi à saluer le ciel géant qui se fonçait et allumait ses étoiles si bas cette nuit qu’on aurait pu les prendre pour les feux de nombreuses maisons dans l’infinie plaine de Volhyn. Était-ce une image d’avenir que voyait Martha ? Se pouvait-il que se peuplât enfin la solitude du monde ?
(Gabrielle Roy 1994 : 158)
En 1997, la Commission de toponymie du Québec s’inspira de l’oeuvre de Gabrielle Roy et d’une centaine d’auteurs québécois pour créer un « poème géographique » intitulé « Le Jardin au Bout du Monde ». Véritable « géo-graphie » dans son tout premier sens, cette oeuvre d’écriture terrestre devait marquer le vingtième anniversaire de la Charte de la langue française (loi 101) en puisant dans la littérature québécoise 101 expressions, « 101 fleurs échappées du jardin de l’imaginaire et qui se répandent dans ce Jardin du Bout du Monde, animant l’anonyme » (Commission de toponymie 1997 : 1). Afin que le poème soit facilement lisible sur une carte, les lieux nommés – tous des îles qui, ensemble, forment l’archipel du « Jardin au Bout du Monde » – se trouvaient dans un espace géographique bien délimité, soit le réservoir Caniapiscau qui alimente le vaste système hydroélectrique qu’est devenue La Grande Rivière depuis le début des années soixante-dix. Les noms choisis, dont « L’Ouragane » (Yves Préfontaine), « La Belle Épouvante » (Robert Lalonde), « La Fleur de Lyse » (Félix Leclerc), « La Porte du Songe » (Gilles Hénault), « Le Tonnerre Souterrain » (Philippe Haeck) ou « Le Nid du Silence » (Gilles Vigneault), tentent d’inculquer un sens à l’espace : « Par la magie de ces noms, l’espace anonyme, il y a peu encore, prend la parole. » (Commission de toponymie 1997 : 3) Et pourtant, même s’il vient marquer les lieux et les socialiser, le sens de cet ensemble toponymique réside ultimement dans celui ou celle qui, en déchiffrant le texte, s’initie au paysage.
Le conflit qui entoura la commémoration toponymique de la Charte de la langue française vint souligner la multiplicité des lectures possibles du Jardin au Bout du Monde : la population crie énonça son opposition au projet en signalant que le territoire avait déjà été nommé par les groupes de chasse qui, l’ayant parcouru depuis des générations, y avaient établi un important réseau de repères géographiques et culturels. Dans une lettre à Louise Beaudoin, alors ministre de la Culture et des Communications, le Grand Chef des Cris Matthew Coon Come fit référence à Albert Memmi pour qui le pouvoir colonial s’affirme en effaçant les traces matérielles du peuple colonisé : « C’est peut-être pourquoi, au Québec, les symboles perçus de la domination de la majorité francophone par les Anglais sont renommés. Ceci représente un effort de décoloniser le paysage familier du Québec du Sud » (Coon Come 1997 : 1). Pour les Cris, l’impact du poème géographique ne se résumait pas seulement au fait qu’il balayait leur mémoire des lieux en renommant le territoire. Plus grave encore, le projet avait le pouvoir de naturaliser un paysage nouveau auquel les Cris tentent encore de s’adapter : en effet, les nombreuses îles du réservoir Caniapiscau sont les affleurements des collines et montagnes qui étaient le tissu même de la vie nomade crie puisqu’elles recelaient jadis d’importantes ressources de chasse. Si, vu du Sud, ce paysage neuf est signe de modernité et représente un « théâtre idéal pour une opération de dénomination d’envergure » (Commission de toponymie 1997 : 2), vu du Nord il apparaît plutôt célébrer la perte d’un patrimoine collectif : « C’est comme si les dommages causés à la terre étaient célébrés avec de la poésie » (Coon Come 1997 : 2). Face au conflit, les responsables de la Commission affirmèrent avoir agi de bonne foi : « Nous étions persuadés que le territoire était anonyme, complètement vierge, tout simplement parce que ce n’est pas un endroit où la population est concentrée », affirma un représentant de la Commission (Chouinard 1997 : 1). Les Cris furent invités à soumettre une liste des noms de lieux existants dans le réservoir, et le travail d’inventaire des toponymes cris se poursuit toujours sur le territoire d’Eeyou Istchee à travers différents projets[1].
Parce qu’elle met en relief la territorialisation des pratiques et des imaginaires culturels, la dénomination du territoire nordique soulève de nombreuses questions quant à l’harmonisation des territorialités autochtones et non autochtones dans cet espace pivot pour la société québécoise, espace que les acteurs dénomment Baie James ou Eeyou Istchee selon leur milieu de référence. De plus, la toponymie souligne les rapports complexes qui existent entre culture, littérature et pratique du territoire. De la même façon qu’un texte n’acquiert son sens que lorsqu’il entre en contact avec la subjectivité du lecteur, la production du paysage jamésien présuppose une multiplicité d’interprétations issues des trajectoires culturelle, économique et historique de ceux et celles qui s’y identifient. Cet article a pour but d’explorer ces trajectoires ainsi que leurs points de contact. Je me propose de le faire en deux étapes : dans un premier temps, j’analyserai comment Le Jardin au Bout du Monde constitue le prolongement d’une écriture terrestre qui s’est accentuée avec le développement hydroélectrique à la Baie James depuis le début des années soixante-dix. Dans un deuxième temps, j’explorerai les mécanismes de production et de dénomination du territoire propres aux Cris, pour qui histoire et « littérature » sont des faits oraux qui s’appuient directement sur la pratique territoriale. Toutefois, avant de me tourner vers cette analyse, j’identifierai brièvement certains points de repères quant à la place du discours et des études littéraires au sein de la géographie culturelle.
Pratique et symbolique de l’espace : la nouvelle géographie culturelle
La géographie culturelle replace [l’être humain] au centre de l’explication géographique ; ses croyances, ses passions, son vécu… Cette approche géographique explore la pertinence du champ culturel dans la lecture du monde contemporain ; elle fait autant appel à des symboles qu’à des faits, à des émotions qu’à la raison. (Bonnemaison 1997 : 9)
Depuis la fin du dix-neuvième siècle, la relation entre les groupes humains et leur milieu intéresse de plus en plus la géographie, et ce généralement sous l’essor de l’implantation coloniale européenne à travers le globe et l’influence des travaux de Charles Darwin (Claval 2003 : 10). En Europe, Friedrich Ratzel donne un premier élan à l’école allemande en introduisant la culture comme objet d’analyse et facteur clé de la distribution des groupes humains à la surface de la terre, ainsi que de la façon dont ils tissent des relations avec l’environnement (ibid. : 11). En France, Paul Vidal de La Blache s’inspire des recherches de Ratzel ; réunis autour du concept de « genre de vie », ses travaux visent surtout à « expliquer la diversité régionale de l’espace terrestre » (Bonnemaison 1997 : 32). Pour Vidal de La Blache et ses étudiants fondateurs de l’École française (entre autres, Jean Brunhes, Emmanuel de Martonne et Jules Sion), les êtres humains sont perçus comme les acteurs du paysage. Se servant de différentes techniques et d’intermédiaires, ils s’adaptent à leur milieu et le façonnent afin de le rendre favorable (ibid. : 33). Aux États-Unis, l’école de Berkeley rejoint les préoccupations des écoles européennes sous la direction de Carl Ortwin Sauer. Né de parents immigrants allemands, Sauer connaît bien les travaux de Ratzel et de Vidal de La Blache mais il travaille aussi étroitement avec les écologistes et anthropologues, dont son collègue Alfred Louis Kroeber à Berkeley. Selon sa perspective, le paysage est d’abord et avant tout matière vivante et les êtres humains vivent et se transforment avec lui. Le géographe, selon Sauer, doit s’intéresser à la « morphologie du paysage ». Si l’espace est sculpté par des facteurs naturels dans une continuité temporelle s’étendant sur plusieurs millénaires, la culture humaine constitue le facteur le plus récent de transformation du paysage. Toutefois, l’être humain représente aussi un facteur redoutable : « Par sa culture, il se sert des formes naturelles. Il les transforme dans certains cas, et dans d’autres il les détruit » (Sauer 1925 : 45). Les travaux de Sauer mettent ainsi de l’avant la vision holistique de l’écologie culturelle, ce qui donne lieu à une réflexion critique sur l’impact de l’action humaine sur l’environnement qui demeure toujours pertinente aujourd’hui.
L’école de Berkeley suscita toutefois de nombreuses critiques, dont la plus importante portait sur la vision « superorganique » de la culture qu’elle mettait de l’avant. Selon cette approche, la culture est en quelque sorte perçue comme une boîte noire : « Si le comportement d’un peuple est déterminé par sa culture, qu’est-ce qui détermine la culture ? La réponse est que la culture se détermine elle-même. La culture peut être conçue comme un processus sui generis » (cité dans Duncan 1980 : 182). L’une des conséquences les plus importantes de cette approche est qu’elle réifie la culture, c’est-à-dire qu’elle traite comme un objet ce qui est en fait une réalité dynamique, changeante et fermement ancrée dans la mouvance de relations sociales extrêmement complexes. Cette critique, qui était à la fois une prise de conscience pour plusieurs, allait lancer les géographes sur de nouvelles pistes de recherche jusqu’alors négligées par la géographie culturelle : notamment l’importance des rapports de race, classe, genre ou sexualité sur la relation d’une société à son espace et la structuration de celui-ci (voir Jackson 1989 ; Crang 1998 ; Mitchell 2000 ; Domosh et Seager 2001 ; Duncan et al. 2004). L’analyse des discours allait se faire de plus en plus prédominante dans ces nouvelles voies de recherche et reprendre, dans certains cas, certaines pistes lancées par la géographie humaniste un peu plus d’une décennie auparavant (voir Ley et Samuels 1978).
Dans ses efforts pour contrecarrer la montée d’une pensée scientifique étroite en géographie humaine, la géographie humaniste fit de la littérature un important domaine de recherche (Pocock 1981). Cherchant à redonner à la géographie tout le champ de l’expérience humaine comme sujet d’analyse, les géographes humanistes se sont intéressés, entre autres, au sens des lieux ainsi qu’à l’expérience esthétique du territoire et aux différentes formes de sa représentation (voir Tuan 1974, 1977 ; Ley et Samuels 1978 ; Bonnemaison 1997). Il s’agissait d’abord et avant tout de « repoétiser les lieux que la géographie, science de l’espace, avait un peu réduits à leurs caractéristiques empiriquement mesurables » (Brosseau 2003 : 17). Avec cette approche, plusieurs nouvelles problématiques se dressent à l’horizon pour les géographes sans toutefois qu’un dialogue approfondi entre géographes et littéraires ne réussisse à s’établir : « Chez les uns, on se penche sur l’espace pour comprendre le texte, chez les autres, on se penche sur le texte pour comprendre l’espace » (ibid. 2003 : 15). Plus récemment en contexte francophone – et en partie sous l’influence du mouvement « géopoétique » (White 1994) –, les dynamiques de la relation entre géographie et littérature ont fait l’objet de nombreuses recherches et créations[2]. Les travaux de Rachel Bouvet et Basma El Omari (Bouvet et El Omari 2003), Marc Brosseau (1996), Luc Bureau (1999), Jean Morisset (2000) et Éric Waddell (Morisset et Waddell 2000) se sont intéressés non seulement aux échanges entre la géographie et la littérature mais à la façon dont le géographe, à travers son écriture et sa narration de l’espace, est lui-même littéraire. Dans ces échanges, les pratiques géographiques et littéraires font partie du même espace : « Explorer et lire : deux actes qui initient une découverte, qui font porter le regard sur un nouvel espace, une nouvelle terre. » (Bouvet et El Omari 2003 : 5)
Mon analyse de l’espace de la Baie James/Eeyou Istchee s’inscrit dans cette démarche interdisciplinaire : la production du paysage jamésien – par les Québécois du Sud et par les Cris – imprime sur le territoire des récits et des pratiques qui sont propres à chaque culture. Pour connaître l’espace physique, il faut décoder l’espace culturel. Il faut décoder également la vaste gamme des pratiques qui permettent de le signifier. Pour ce faire, mon analyse conçoit le discours au sens large : ainsi, la science et la production de données scientifiques sur le Nord seront abordées comme des pratiques discursives. Il s’agit de comprendre la poétique de cet espace nordique mais, aussi, d’explorer en quoi cette poétique représente un enjeu économique et politique. Le poème géographique dont la Commission de toponymie est l’auteur se veut une expérience poétique de la terre et du paysage. Néanmoins, l’inscription de ce poème dans le réservoir Caniapiscau le plonge au coeur des enjeux sociaux reliés au développement du territoire. Par les représentations qu’il projette sur l’espace et par son inscription dans un paysage nouveau forgé par des rapports de force, Le Jardin au Bout du Monde contribue à la formation et à la diffusion de géographies imaginaires dans un contexte historique précis (Said 1978 ; Gregory 1994 2004). Ce faisant, il devient le « vecteur de diffusion » d’un pouvoir qui s’exprime géographiquement (Godlewska et Smith 1994, cité par Brosseau 2003 : 26). Cette inscription toutefois donne lieu à une contre-lecture et, de ce fait, à une réécriture de ce que Jean Morisset dénomme la « terre-texte » (Morisset 2003 : 93). L’exploration qui suit se veut donc une tentative d’engager une réécriture interculturelle en examinant et en comparant les modes d’écriture de l’espace propres aux sociétés autochtones et eurogènes.
Baie James : la page territoire
Si l’espace physique est à la fois matrice et produit de représentations culturelles, les Québécois du Sud se sont initiés, au cours des années 1970, à la grammaire de ce qui allait devenir, selon l’expression populaire, la « Baie James hydroélectrique » pendant que l’aménagement de La Grande Rivière battait son plein. L’écart de population entre les résidents de ce territoire nordique et ceux du Québec méridional explique en partie le déficit de représentation à combler : alors que le Nord des Radisson et Des Groseilliers, de la traite des fourrures, des coureurs des bois ou des colons de l’Abitibi était chose déjà abondamment écrite et illustrée, l’espace de la Baie James était surtout un espace à « représenter » en même temps qu’il était un espace à bâtir. Cette convergence d’une pratique spatiale – le développement du Nord par un Québec désormais « moderne » – avec une pratique discursive souligne le caractère historique et contextuel des discours sur le Nord (Chartier 2004 : 10). Alors que le Nord avait longtemps été perçu comme le théâtre d’échanges culturels entre autochtones et non-autochtones (voir Francis et Morantz 1983 ; Fouchier-Axelsen 1999 ; Lévesque et Bernard 2001 ; Morantz 2002a), les discours émergents sur la Baie James pendant les années 1970, en particulier ceux des leaders politiques et des promoteurs du projet, tendaient à minimiser la présence indienne sur le territoire afin de faciliter l’exploitation des ressources naturelles. Ce faisant, de tels discours alimentaient également l’imagination de la communauté nationale québécoise qui, si elle portait son regard sur le Nord, continuait de nourrir l’imaginaire national avec des perspectives et des références manifestement issues du Québec dit « de base », c’est-à-dire de l’axe laurentien.
Créées pour répondre aux impératifs du développement économique et de la construction de la nation, les représentations de la Baie James rassemblent les signes familiers des discours qui ont guidé de nombreux fronts pionniers. Ainsi, le Nord fait figure de :
Frontière de la connaissance au-delà de laquelle s’étend un anti-écoumène, sorte d’infini nomade de désolation et de vide, dangereux parce que sans repères, mais ouvrant la possibilité irrésistible d’une nouvelle conquête épistémologique de la raison, de la civilisation occidentale et de la délimitation stricte du temps et de l’espace, qui viendrait mettre un terme au dernier monde vierge de l’homme. (Chartier 2004 : 13-14)
Vidé des subjectivités et des pratiques de ses acteurs autochtones, l’espace peut être resignifié comme le terrain normal et légitime de l’activité du Sud. Dans ce processus, l’identification de repères sur le territoire joue un rôle de première ligne. Une fois symboliquement dénuée d’une présence humaine initiale, la Baie James n’est, pour le Québec méridional, véritablement connue de l’intérieur que par un nombre restreint d’acteurs : ceux-ci sont souvent les arpenteurs, les géographes, les ingénieurs ou les travailleurs de chantier reliés au projet hydroélectrique, même si leur sphère d’activité demeure limitée à des sites clés sur le territoire. Certaines initiatives de la Société de développement de la Baie James (SDBJ) afin de produire des connaissances sur le milieu offrent un exemple concret du rapport au territoire qui se dessine pour la population étrangère à la Baie James à travers le développement hydroélectrique. En 1977, la SDBJ mandata deux géomorphologues afin d’observer, de dégager et de décrire les paysages situés le long des routes de la Baie James[3]. Dans leur rapport préliminaire, les scientifiques expliquent les buts de leur démarche, soit la connaissance des paysages afin de : « former le cadre de référence du milieu naturel et organisé, ainsi qu’une grille de son agencement, auquel on puisse rattacher toute activité humaine actuelle ou en devenir » (Guimont et Laverdière 1977 : 4). Divers rapports de synthèse issus de visites de terrain servirent à la rédaction d’un document destiné aux visiteurs à la veille de la mise en service de la Centrale LG-2. Outre les cartes et la description biophysique du milieu, les paysages longeant la route entre Matagami et Radisson – seule voie d’accès terrestre au Complexe LG-2 pour ces visiteurs potentiels – sont abondamment décrits. Le « Mont Laurier et ses feuillus », les « Terres ondulées du lac Soscoumica », le « Complexe pro-glaciaire de Sakami », ou les « Hauteurs de Radisson » s’offrent à l’oeil comme à l’imaginaire en prenant leur place et sur la carte et sur la page écrite.
Loin encore du lyrisme du « Jardin au Bout du Monde », ces noms descriptifs constituent toutefois une première emprise culturelle sur le territoire pour celui ou celle qui le contemple à partir de la lecture du document ou d’un véhicule en mouvement. La dénomination anime et organise un espace qui souvent ne paraît que trop insaisissable et monotone pour le regard encore peu éduqué du Sud. L’engouement des auteurs pour ces paysages est palpable dans leur écriture. Ayant eux-mêmes parcouru, déchiffré, interrogé les lieux, leur synthèse est un appel aux visiteurs d’en faire de même : « Puisse ce document être utile à tous ceux qui découvrent l’immensité d’un pays neuf ou qui réinventent au fil de leurs perceptions successives cette infime portion de la Terre des Hommes » (ibid. : 3). Lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui distingue les récits et modèles culturels qui fondent les appartenances crie et québécoise à l’espace de la Baie James, cette invitation à « réinventer l’espace au fil de perceptions successives » nous donne des pistes de réflexion importantes. En effet, comment se fait la perception du territoire de part et d’autre, et quel est son rapport avec les modes d’organisation de la culture ?
Plusieurs chercheurs se sont intéressés à la portée épistémologique de la transition entre culture orale et culture écrite, celle-ci possédant une « influence importante sur la façon dont les individus entrent en interaction avec le monde » (Goody 1993 : 269 ; voir également Goody 1986 ; Christin 2001[4]). Toute la complexité de ces études ne saurait être représentée ici ; il est néanmoins possible de dégager une importante ligne conductrice, soit celle de la prédominance d’intermédiaires dans la perception, l’interprétation et la production de l’espace culturel pour les cultures fondées sur l’écrit. Qu’il s’agisse de cartes, de panneaux indicateurs ou d’oeuvres littéraires, ces intermédiaires prennent des formes multiples et constituent des outils d’orientation pratiques et symboliques sur le territoire. Pour comprendre la portée de ces intermédiaires, il faut concevoir la notion de « texte » au sens large. Ainsi, parce qu’elle signifie la réalité, la met en forme et oriente la perception, la science elle-même fait fonction de texte permettant la lecture du territoire. Robert Bourassa donne un exemple éloquent de ce processus lorsqu’il décrit un voyage en hélicoptère en route vers La Grande :
À mesure que nous approchons de notre destination, le chantier du principal barrage du projet « La Grande », celui de LG-2, la forêt devient clairsemée. Les arbres deviennent rachitiques, les affleurements de rocs font des trouées blanches à travers les marécages bruns et ocre. Nous venons d’atteindre la partie nord de la Baie James. Et notre envolée continue comme si le Québec n’avait plus de frontières. On me cite des noms de rivières : l’Opinaca, la Némiscau, l’Eastmain, La Grande. Ce sont les études de dizaines de documents, d’esquisses, de cartes géographiques qui prennent vie, qui s’animent sous nos yeux. (Bourassa 1973 : 128)
Si le territoire s’anime pour Bourassa – s’il réussit à en faire une certaine lecture –, c’est que ce territoire est déjà devenu une réalité mentale, un paysage, que son regard ne fait que confirmer. Telle lecture présuppose bien sûr un acte d’écriture préalable, comme celui des géographes Guimont et Laverdière. Leur travail, effectivement, ne venait que s’ajouter à une large production scientifique visant à préparer la Baie James au développement, et ce, longtemps avant l’amorce des travaux[5]. Selon le témoignage d’un arpenteur de l’époque :
J’ai passé tout l’été de 1965 à faire de l’arpentage… Les gars du siège social d’Hydro-Québec nous demandaient de tout mesurer, du point le plus haut au point le plus bas. On traçait des lignes d’arpentage qui partaient du fond des tourbières pour aboutir à la crête des montagnes. (Lacasse 1985 : 23 ; voir également Hogue, Bolduc et Larouche 1979)
À la suite de l’annonce des barrages par le gouvernement libéral en avril, les mois chauds de 1971 devinrent « l’été des géologues » et, une fois les travaux démarrés, la production scientifique fit du territoire entier un vaste laboratoire. Comme le remarque Bourassa : « La Société de développement de la Baie James a créé de toutes pièces, et sur le territoire même, un vaste laboratoire de recherches sur l’environnement où se côtoient géologues, sismologues, biologistes, ingénieurs des sols, anthropologues et archéologues. » (Bourassa 1973 : 130[6]) Même si elle a largement été utilisée, la comparaison est en partie erronée : la Baie James est davantage un espace de collecte que d’analyse des données puisque celles-ci sont le plus souvent rapportées dans les différents centres de recherche, universités et organismes engagés dans la production de connaissances nordiques. Le transfert des données hors de leur contexte local autochtone rend difficile l’apport de la connaissance crie à la représentation scientifique du territoire, un processus que l’historien des sciences Bruno Latour décrit dans les termes suivants :
La géographie implicite des autochtones est rendue explicite par les géographes ; la connaissance locale des sauvages [sic] devient la connaissance universelle des cartographes ; les croyances floues, approximatives et sans fondement des locaux sont transformées en une connaissance précise, certaine et justifiée. (Latour 1987 : 216, les italiques sont dans l’original)
Si, comme les études sur les liens entre littérature et géographie l’ont démontré, les géographes sont en quelque sorte les écrivains de la terre, ils l’ont été non seulement par leurs descriptions du paysage mais aussi par leurs analyses spatiales et leurs productions scientifiques.
Mais qu’en est-il de la perception crie de ces mêmes paysages ? La perspective de Latour résume bien l’écart culturel qui existe entre Québécois et Cris à la Baie James pour ce qui est de la production de repères culturels, dont les toponymes, sur le territoire : alors que, pour les premiers, la connaissance du territoire peut être chose objective et se faire à distance, pour les Cris la connaissance implique traditionnellement un espace vécu et pratiqué[7]. Cette distinction est elle-même ancrée dans les modes de constitution de la connaissance que sous-entendent l’écriture, d’une part, et l’oralité d’autre part, division que plusieurs chercheurs désignent comme celle existant entre la « technoscience » et « l’ethnoscience » (Nader 1996). Ce qu’il est important de retenir dans cette distinction est que, alors que l’idée de faire abstraction du corps et d’une perspective individuelle est à la racine de la production de la technoscience pour les cultures basées sur l’écrit, c’est ce même corps et regard de l’individu qui rend la connaissance possible pour l’ethnoscience des cultures orales (Bielawski 1996). Je me tourne maintenant vers une analyse de la production du territoire cri à la Baie James afin de mieux saisir les enjeux d’une harmonisation des univers traditionnels cri et québécois pour ce qui est de la connaissance géographique et de l’expression symbolique des lieux à travers la toponymie.
Eeyou Istchee : le territoire texte
Job nous annonça que la pluie cesserait et, en après-midi, elle cessa. Nous avons alors sorti notre équipement et sommes allés faire une promenade. Job démontra le même intérêt enthousiaste et attentionné pour chaque roche, arbre et plante que nous le ferions nous-mêmes pour chaque magasin si nous marchions aux Champs-Élysées. Ici un porc-épic avait grignoté les branches les plus hautes d’un arbre. Plus bas, voyez, même le castor était venu pour chercher de la nourriture. Là, un lapin avait laissé des signes de sa visite récente. Et plus loin, sous ce rocher, était l’un de ces endroits dont il nous avait parlé où l’ours vient à la recherche de fourmis. (Richardson 1975 : 172)
Les Cris étant à l’origine un peuple chasseur, leurs modes d’écriture et de représentation du paysage culturel sont fondés sur la présence d’animaux sur le territoire ; sans eux, l’espace est en quelque sorte vidé de son sens et pourrait difficilement être signifiant. Ce fait représente un élément de différence important avec les modes de perception du territoire généralement associés au Québec laurentien puisqu’il engage au moins deux principes organisateurs de l’espace dans des voies divergentes. Le premier principe est celui de propriété. Pour la société traditionnelle crie, la propriété découle des relations entre les familles qui se partagent le territoire mais aussi, et de façon importante, des liens spirituels qui unissent les humains et les animaux. Toute activité de chasse est régie par la communication qui s’établit entre les acteurs humains et non humains. Pour que les animaux acceptent de se « donner » à celui qui les chasse, ce lien doit être maintenu grâce à une série de rituels entourant chaque étape des activités de chasse, à partir du moment où un animal est traqué, jusqu’au traitement de la carcasse une fois qu’il est abattu et à la préparation et consommation de ses différentes parties (Scott 1985 ; Feit 1973). L’anthropologue Adrian Tanner a largement détaillé la relation privilégiée que le maître de piégeage entretient envers les animaux avec qui il développe des liens sociaux. Le langage symbolique des rites de chasse indique que l’interaction entre les humains et les animaux se fait selon trois modèles principaux : « (1) male-femelle, (2) dominance-subordination, and (3) équivalence » (Tanner 1979 : 138). Le modèle d’équivalence s’apparente à une forme d’amitié ; on peut dire que le chasseur, en effet, « possède » certaines espèces d’animaux avec lesquelles il a développé, au cours d’une longue période de temps, une relation privilégiée à travers ses activités de chasse :
L’utilisation la plus répandue de cette idée d’amitié entre un chasseur et un animal se retrouve dans les histoires à propos d’hommes qui ont la réputation d’avoir tué un grand nombre d’animaux d’une seule espèce. On dit d’un tel homme qu’il a comme « ami » (uwiicewaakan) un membre particulier de cette espèce. Ce mot dénote un co-résident et pourrait aussi se traduire par le terme « partenaire », mis à part le sens plutôt formel de ce vocable. (ibid. : 138)
Quoiqu’il ne doive pas tuer son « ami » ou uwiicewaakan, le chasseur peut aider les chasseurs juniors de son groupe à capturer des animaux de la même espèce.
Le modèle d’équivalence est également basé sur la réciprocité. Parce qu’il est uni aux animaux, le maître de piégeage est habilité à connaître et à suivre adéquatement leurs déplacements afin d’assurer le succès de la chasse et, par ce fait, la prospérité du groupe qu’il dirige. Ce sont donc les animaux qui, à travers leurs déplacements, déterminent les limites du territoire :
La relation entre les chasseurs et les animaux s’apparente parfois à un lien d’amitié ou au fait d’avoir des « compagnons » (pets) parmi les animaux qui habitent une région donnée. Toutefois, du point de vue des étrangers, c’est-à-dire des gens qui ne sont pas des membres potentiels du groupe de chasse de cet individu, le sens d’une telle relation est qu’elle lie le chasseur au territoire même des animaux qui sont ses amis, et se rapproche donc du concept général de propriété. (ibid. : 189)[8]
Le concept de propriété entraîné par cette territorialité mouvante axée sur les trajectoires des animaux entraîne une conceptualisation différente d’un autre important principe d’organisation de l’espace, soit celui d’échelle. L’espace étant vécu au quotidien à travers les activités et les déplacements saisonniers, la perception du territoire se fait de façon contextuelle et nécessite ainsi un minimum d’intermédiaires. L’expérience du paysage exprimée par la tradition orale crie se caractérise par la réalité du déplacement et de la mobilité (Preston 2002). Après avoir quitté les lieux de rassemblement estivaux, les groupes de chasse parcouraient plusieurs centaines de kilomètres pendant l’automne et l’hiver afin de maximiser les ressources du territoire pour subvenir à leurs besoins. Même si les familles de chasse parcouraient traditionnellement de vastes distances le long de la côte ou entre celle-ci et l’intérieur des terres (Morantz 1983 ; Francis et Morantz 1983), le contact avec le territoire se fait à une échelle à la fois immédiate et intime puisqu’il passe via l’inscription, par les animaux, de leurs trajectoires. Ces trajectoires sont littéralement enchâssées dans le lieu puisqu’elles se composent de traces laissées (le plus souvent) sur la neige ou à même la matière végétale environnante (voir Richardson 1975). C’est à partir de ces trajectoires temporaires et contextuelles que se construit la connaissance du territoire. L’élément clé à souligner dans cette pratique lorsqu’il s’agit d’établir une base de comparaison avec l’univers perceptuel non autochtone est la prédominance de processus s’apparentant à une « lecture » et une « écriture » du territoire. À l’instar de Bourassa, l’orientation du chasseur cri se fait à partir d’une lecture du paysage, mais ce sont cette fois des acteurs en contexte qui produisent les signes à déchiffrer alors qu’ils se déplacent sur le territoire. La déambulation humaine dans l’espace n’a de sens qu’à travers les signes laissés par les animaux qui veulent bien, si le lien de réciprocité est adéquatement maintenu, se donner au chasseur[9]. Cependant, le texte que le chasseur lit pour orienter sa démarche sur le territoire est également écrit par des acteurs humains. Tel que l’a démontré Susan Preston, l’inscription de traces est le résultat de l’activité humaine de même qu’un processus dialogique qui présuppose des points d’intersection et d’interaction (Preston 1999 : 72). Ainsi, la production de traces dans le paysage constitue en elle-même une forme de langage :
Les empreintes font figure de langage dans le paysage. Les signes par lesquels le chasseur sait qui il croise dans le paysage sont les traces laissées dans la neige. Le plus souvent des traces de pas, les marques laissées par les animaux alors qu’ils se nourrissent à même la végétation ou les restes de leur défécation sont également des signes pour le chasseur. Ceux-ci communiquent une grande quantité d’information : qui va devant, par où ils sont passés et où ils vont, dans quel état ils sont […], leur poids et leur grosseur peuvent être déterminés selon la dimension de leurs empreintes et l’écart entre leurs pas. Sans voir l’individu lui-même, le chasseur peut le connaître par la nature de ses empreintes. C’est le moyen principal de déterminer qui est dans le paysage avec vous. Ceci s’applique à tous les « acteurs » qui se déplacent dans le paysage, y compris les autres humains, animaux, esprits, et atooshes (monstres cannibales). (Preston 1999 : 84)
Pour la société traditionnelle crie, les activités de chasse dépendent non seulement d’un tel langage, mais surtout de sa lecture et de son interprétation. L’échange constant de signes entre les différents acteurs humains et non humains qui peuplent l’univers cri est une donnée fondamentale pour la perception du paysage. S’il peut facilement apparaître comme un espace muet ou anonyme lorsqu’il est lu hors contexte – par exemple des hauteurs d’un avion ou d’une vue panoramique – le paysage se révèle au contraire hautement signifiant pour les acteurs du territoire pour qui il est en quelque sorte saturé par la communication. En effet, l’analyse de Preston démontre que le territoire lui-même peut faire figure de texte. Pour les cultures eurogènes fondées sur l’écrit, un texte est quelque chose dont la base matérielle est le plus souvent un livre et qui se parcourt du regard ; inscrit sur la carte, le poème géographique est un exemple éloquent de cette approche à l’écriture où la page même peut faire figure de territoire. La pensée ou l’imaginaire seuls voyagent à la lecture des mots. Au contraire du « territoire-texte » des Cris, Le Jardin au Bout du Monde se base non pas sur une fusion ponctuelle entre terre et récit mais bien sur une séparation bien nette entre l’espace du texte et celui du lecteur. En contexte autochtone, la géographie du territoire lui-même est un texte que le corps entier parcourt afin d’en faire la lecture[10]. En l’absence de documents écrits, l’importance du territoire en tant qu’archive, bibliothèque et récit historique – maintes fois soulignée par les activistes autochtones – prend tout son sens.
Le fait que la culture crie soit traditionnellement une culture orale ne nie en rien l’importance des activités de lecture et d’écriture au maintien du patrimoine commun, à la seule différence que ces activités se font traditionnellement à même la géographie des lieux. Ainsi le territoire, plutôt que la page manuscrite, constitue la trame matérielle des récits culturels cris de même qu’il représente le support de la tradition orale et de l’histoire nationale. Le corps, en se déplaçant dans l’espace, en fait la lecture et cette lecture n’a de sens qu’en rapport justement à cette trajectoire du corps, autrefois nomade, qui doit sa survie à ses migrations de point en point. Même en contexte de modernité autochtone, l’héritage culturel de cette territorialité fait partie de la relation au paysage. Depuis quelques années, de nombreux chercheurs s’affairent à creuser les bases culturelles de la « science » occidentale élargissant ainsi l’étroite sphère des pratiques considérées comme scientifiques (Latour 1987 ; Latour et Woolgar 1988 ; Scott 1996). Un apport important de ces études est qu’elles permettent de réunir les pratiques dominantes et celles jugées « autres » dans un univers de sens commun. De façon similaire, repenser le domaine de la lecture et de l’écriture dans un horizon épistémologique plus large permet d’ouvrir des voies de dialogue et d’harmonisation des territorialités autochtones et non autochtones dans le nord du Québec. L’archéologue David Denton abonde dans ce sens dans sa description de la réalité éminemment discursive de l’espace cri et de son prolongement dans le futur :
Les noms et les histoires ne sont pas des faits abstraits à propos du passé. Ils sont incorporés dans un paysage exprimant les légendes du passé qui sont écoutées, interprétées et réinterprétées pendant que les gens se déplacent d’un endroit à l’autre. Ils sont un héritage culturel qui lie la communauté et son passé à une myriade de lieux ponctuant le territoire et évoquant tristesse, humour ou émerveillement face au vécu des ancêtres. De plus, ils sont un réseau de messages contenant à la fois des informations pratiques et un éventail de conseils spirituels et moraux. Les noms et récits ajoutent une dimension importante – qu’on la qualifie de littéraire, esthétique, historique ou spirituelle – à l’appréciation qu’ont les Cris de leur territoire. (Denton 2007 : 154)
Au contraire du projet de poème géographique qui concevait le territoire de la Caniapiscau comme étant « anonyme » – sans nom, sans auteur –, cette description du paysage cri, passé et contemporain, nous rappelle à quel point l’espace est parlant, voire volubile. C’est en raison de cette textualité tellement prégnante des lieux que la transformation du paysage pose des défis importants à la culture crie. Parce que la terre autochtone est en elle-même un texte, les changements physiques qu’elle subit se répercutent dans la tradition orale, possiblement jusqu’à rendre impossibles les récits et lectures du passé :
Dans le cadre d’une existence où les gens se basent quotidiennement sur les signes qui les entourent afin de reconstituer des circonstances ou des événements dont ils n’ont pas été les témoins directs, la perte d’un réseau de signes reconnaissables limite grièvement la capacité de connaître une culture et d’y participer. (Preston 1999 : 118-119)
Bien sûr, le passage graduel d’un mode de vie exclusivement axé sur la chasse à des pratiques hétérogènes de plus en plus reliées à l’économie de marché modifie le rapport à l’espace cri dans toute son étendue. Les contes, légendes et récits historiques enchâssés à même les éléments du paysage sont souvent appris en classe plutôt que sur le territoire par les nouvelles générations. Certains ne sont plus appris du tout alors que d’autres notions de communauté et de relation à l’environnement émergent afin de rendre compte des réalités contemporaines (Preston 2002 : 253). De même, la cartographie des lignes de piégeage et la production d’une toponymie écrite du territoire détache les éléments représentés de leur contexte premier leur donnant ainsi des frontières et un sens nouveaux[11]. Même à plus petite échelle et dans un contexte social et économique extrêmement dynamique, la capacité d’interprétation du paysage continue néanmoins de baliser et d’orienter le rapport culturel au lieu.
Conclusion
Le développement, hydroélectrique et autre, à la Baie James modifie la géographie physique du territoire de façon irréversible : la création du réservoir Caniapiscau n’est qu’un exemple parmi d’autres du remodelage du paysage par suite de l’activité humaine des dernières décennies. Malgré ces modifications, le paysage culturel cri continue de s’accrocher aux contours de la terre et de l’imaginaire et de s’implanter dans de nouveaux milieux. Pour sa part, l’inscription relativement récente – par la science ou par la poésie – de références culturelles issues du Sud sur le territoire de la Baie James continue de réorienter un espace stratégique pour le Québec méridional en vertu de ses ressources naturelles. Par la production d’un nouveau paysage culturel largement non autochtone, les Québécois « modernes » ont espéré se reconnaître et continuer de se rattacher à un Nord culturellement distant mais symboliquement relié de près à leur identité nationale (Morissonneau 1978 ; Hamelin 1998 et 2005). Pour les Québécois du Sud comme pour les Cris, cette reconnaissance d’un peuple dans son paysage – reconnaissance qui entraîne la production et la continuité du dit paysage – témoigne d’une relation culturelle à l’espace qui est en fait la culture même. Car si « tous les peuples naissent d’un paysage » (Morisset 2003 : 124), c’est également à travers lui qu’ils se perpétuent.
Comment, à partir d’une telle réflexion, engager la réécriture interculturelle de la Baie James ou, puisque la question se pose aussi au Canada (Grace 2001 ; Hulan 2002), du Nord canadien dans sa totalité ? Que la page manuscrite fasse figure de territoire ou que le territoire lui-même fasse figure de manuscrit, l’analyse ci-dessus démontre que la géographie ne se limite pas à sa réalité physique mais compose bel et bien un texte que les cultures écrivent collectivement. Pour les Québécois comme pour les Cris, la capacité d’avoir accès à ce texte et de continuer son écriture sont les conditions sine qua non de la continuité culturelle. En ce sens, Cris et Québécois partagent le même enjeu de préservation d’une langue et d’une culture. Si la Charte de la langue française, célébrée par Le Jardin au Bout du Monde, a donné aux Québécois un outil indispensable dans cette lutte, il importe désormais d’en faire un terrain de dialogue ouvert à la diversité nordique, surtout en contexte de changement accru. Le Jardin au Bout du Monde est un poème dont la beauté et la richesse d’évocation sont indiscutables. Il est le témoignage d’une littérature vibrante issue d’une culture unique en Amérique dont la capacité d’ouverture est la source vive de son dynamisme. La question qui se pose toutefois est de savoir si ce poème peut effectivement faire figure de parole unique à même un territoire déjà empreint de récits multiples. L’harmonisation des territorialités crie et québécoise à la Baie James suppose une réécriture dialogique du paysage, et donc l’invention d’une poétique de l’espace métissée. La vision de la « Paix des Braves » qui souhaite faire mieux coexister les territoires de chasse avec l’exploitation économique du territoire, va peut-être dans ce sens. Toutefois cette vision « de nation à nation » doit continuer d’interroger les façons dont les ressources du territoire physique sont investies, et même produites en quelque sorte, par les imaginaires et pratiques culturelles des Cris et des Québécois. Si l’activité humaine est en elle-même un acte d’écriture géographique, le juste partage du territoire issu d’une rencontre entre les univers de sens dans lesquels évoluent le nord et le sud du Québec est un poème géographique qui reste encore à faire.
Appendices
Note biographique
Caroline Desbiens
Caroline Desbiens, Ph.D. en géographie humaine (Université de la Colombie-Britannique, 2002), est professeure agrégée au département de géographie de l’Université Laval. Sa thèse de doctorat, intitulée Power From the North: The Poetics and Politics of Energy in Québec, porte sur la première phase de construction du Complexe La Grande (1973-1985) et identifie les processus de recontextualisation des discours pionniers québécois dans un espace nouveau aux yeux du Québec laurentien, celui de la Baie James. Depuis 2004, elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en géographie historique du Nord, qui s’intéresse aux dynamiques autochtones d’humanisation du territoire. Parmi les thèmes étudiés, il faut noter : les savoirs territoriaux des femmes, l’évolution du milieu bâti ainsi que l’urbanité et l’émergence de nouvelles dynamiques régionales dans l’Arctique canadien et québécois. Caroline Desbiens est également membre adjointe du CIÉRA et fait partie du bureau de direction du regroupement DIALOG.
Notes
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[1]
Il est important de noter que le projet de poème géographique ne saurait être confondu avec l’approche globale de la Commission de toponymie qui, dans de nombreux autres dossiers, a cherché à mener une réflexion critique et à oeuvrer pour le maintien des toponymes autochtones sur le territoire québécois (voir Dorion 1996 ; Dorion et Dugas 1997 ; Commission 1999 et 2001).
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[2]
Le fondateur de ce mouvement, Kenneth White, décrit la géopoétique en ces mots : « Si, vers 1978, j’ai commencé à parler de “géopoétique”, c’est, d’une part, parce que la terre (la biosphère) était, de toute évidence, de plus en plus menacée, et qu’il fallait s’en préoccuper d’une manière à la fois profonde et efficace, d’autre part, parce qu’il m’était toujours apparu que la poétique la plus riche venait d’un contact avec la terre, d’une plongée dans l’espace biosphérique, d’une tentative pour lire les lignes du monde. » (Institut international de géopoétique : www.geopoetique.net/archipel_fr/index.html)
-
[3]
De 1977 jusqu’au début des années 1980, les deux scientifiques devaient effectuer plusieurs voyages de reconnaissance dans diverses parties du territoire au service de la SDBJ (Guimont et Laverdière 1979, 1982, 1983).
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[4]
Les travaux de Preston (2002) et de Morantz (2002b) traitent spécifiquement de la tradition orale crie.
-
[5]
Robitaille et Bernard (2001) sont à consulter pour un inventaire historique des explorations géographiques du Nord québécois.
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[6]
Pierre Turgeon rejoint cette idée dans une publication plus récente : « Aucune région du monde, du moins aussi immense, n’a été plus mesurée, analysée, échantillonnée. Par une entente signée entre la SDBJ et Environnement Canada en 1973, les promoteurs et les gouvernements se sont répartis les différents domaines d’étude. Durant ces vingt dernières années, Environnement Canada a dressé 123 cartes, au 1/125 000, chacune représentant un système écologique de 300 kilomètres carrés doté de ses caractéristiques particulières : relief, matériau géologique de surface, densité des lacs, abondance des cours d’eau, etc. ; chacune également tenant compte des écosystèmes terrestre et aquatique. Entre 1973 et 1975 seulement, les biologistes ont étudié plus de 60 000 poissons. » (Turgeon 1992 : 121)
-
[7]
Ces positions ne sont pas présentées comme des déterminismes culturels mais plutôt comme des réalités historiques issues de pratiques territoriales spécifiques. Ces pratiques, on le sait, continuent d’être changeantes en contexte de modernité et de postmodernité avec le résultat que l’expérience du territoire in situ ou par le biais d’intermédiaires s’offre désormais indépendamment à des acteurs issus de cultures autochtones ou eurogènes.
-
[8]
Quoique Tanner emploie le terme « pets » pour décrire cette relation où les animaux ressentent une certaine affinité pour le chasseur, ce type de relation n’a toutefois rien de « domestique » dans le sens où l’animal est soumis à son maître. Tel que déjà mentionné, dans le symbolisme des rituels de chasse l’animal fait davantage figure de partenaire.
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[9]
La croyance traditionnelle veut qu’un animal, s’il accepte d’être tué, permettrait au chasseur de percevoir ses traces (Richard Preston cité dans Preston 1999 : 78).
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[10]
Dans un environnement où la survie est difficile, la lecture du paysage par le corps est un impératif pour tout acteur, autochtone ou non autochtone. Hélène Guy démontre ce fait dans une étude sur les récits des alpinistes de l’Everest Maurice Herzog et Sir John Hunt. Pendant l’ascension du sommet, l’espace corporel est un élément clé dans la lecture du paysage : « Si l’alpiniste néglige sa lecture constante de la montagne, il risque la mort, mais s’il laisse son corps se dégrader le moindrement, l’aboutissement sera le même. » (Guy 2003 : 207) De même, pour les groupes chasseurs cris, la lecture du paysage se fait à partir de l’engagement du corps entier dans l’espace puisque le succès des activités traditionnelles de subsistance dépend de cet engagement.
-
[11]
En effet, la production d’une cartographie détaillée des territoires de chasse pour les besoins, entre autre, de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (SAA 1998) a modifié la relation à l’espace puisqu’elle rend matérielles des frontières qui étaient à l’origine beaucoup plus floues. Idem pour la cartographie des toponymes puisque mettre un toponyme sur la carte, en utilisant l’alphabet occidental plutôt que le syllabique, c’est effectivement « l’écrire » et donc le soutirer en quelque sorte à la tradition orale dont il est issu. Plusieurs toponymes autochtones ont en fait vu leur contexte autochtone initial dilué en devenant des références centrales pour la culture dominante : Saguenay, Tadoussac, Québec, Canada (Dorion 1996 : 1, 3).
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