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Nous voudrions examiner ce qu’on peut appeler provisoirement « contagion pathique »[2], soit la transmission métaphorique de la délinquance sexuelle considérée comme maladie contagieuse et épidémique. Celui ou celle qui essaie de la traiter peut se voir lui-même traité de malade. Tel est le risque du contact – professionnel – avec ceux qu’on dit « délinquants sexuels ».

La notion de monstre mérite quelques précisions : elle est empruntée à Michel Foucault (1999) dans son Cours sur les « anormaux » donné au Collège de France en 1974-1975, non comme concept mais comme vocable : ainsi que l’étymologie l’indique, le monstre est celui qui montre[3], de manière extrême, faut-il ajouter. C’est une figure hyperbolique qui, selon M. Foucault, se diffracte en de multiples anomalies et petites différences, effectuant ainsi le passage du monstre à l’anormal. Avec l’auteur, nous poserons la question de la monstruosité de tout acte criminel.

Pour ce faire, nous partirons de la littérature romanesque, plus particulièrement du Journal du roman La Part de l’autre (2002) écrit par E.-E. Schmitt. Après avoir justifié la légitimité d’un ancrage dans l’oeuvre littéraire pour développer une connaissance criminologique clinique des enjeux de la question de la monstruosité, nous examinerons le Journal d’E-E Schmitt à la lumière de son projet original que nous tenterons de mettre en exergue ; ensuite, nous évoquerons, à partir de données empiriques, comment l’imputation de surnoms aux patients, fait quotidiennement observable chez les soignants, peut relever d’une autre tournure de la mise en forme monstrueuse, souvent négligée malgré sa puissance de communication pathique. Enfin, nous mobiliserons la figure mythologique de Dionysos pour redécouvrir autrement le caractère épidémique de la contagion pathique.

1. Littérature romanesque et criminologie : l’oeuvre comme manière de connaître

Envisager le problème de la monstruosité criminelle à partir d’oeuvres littéraires n’est sans rencontrer d’entrée de jeu quelques difficultés. L’histoire montre que l’on a disqualifié cette démarche en la jugeant non scientifique comme on a longtemps – et cela persiste aujourd’hui – institutionnalisé l’antagonisme entre Sciences et Lettres. Nous ne pourrons ici défendre la scientificité de pareil exercice, intimement liée au processus narratifs eux-mêmes ; ce type de démonstration exigerait des détours épistémologiques et méthodologiques que nous ne pourrons déployer. Qu’il nous suffise ici d’évoquer que des courants théoriques féconds, s’inscrivant dans les courants psychanalytiques ou phénoménologiques, se proposent d’envisager les résonnances réciproques entre art et psychopathologie, comme entre oeuvres littéraires romanesques et démarches cliniques (Assoun, 1996 ; Bayard, 1996, 2004 ; Masson et Chouvier, 2007 ; Adam, 2007). Par ailleur,s il est vrai que la question criminelle ne peut être hâtivement associée à celle de la maladie mentale, ce rapprochement réclamant d’être pensé en vue d’éviter des assimilations dommageables du point de vue des interventions cliniques. La clinique à laquelle nous nous référons est nourrie par les enseignements de ladite « Ecole de Louvain », se proposant de ressaisir les processus criminologiques en s’appuyant sur des oeuvres littéraires.

Il y a quarante ans, en 1969, à Louvain, une journée d’étude était consacrée aux rapports entre criminologie et littérature, lors de laquelle Christian Debuyst s’est donné pour projet d’interroger les règles sociales par la littérature romanesque. Il vise ainsi les auteurs qui ont remis fondamentalement en cause lesdites règles, modifiant complètement les perspectives à partir desquelles la valeur d’un acte, et d’un acte délinquant, peut être appréciée. L’auteur s’est intéressé plus particulièrement à Sade, Diderot ainsi qu’à une littérature anarchiste, principalement tirée de la plume de Darien. Dans cette perspective d’analyse, les auteurs ont été choisis parce que leurs oeuvres permettent d’éclairer, en négatif, les processus normatifs. Autrement dit, c’est parce que ces oeuvres nient l’autre et la règle, en toute liberté romanesque, qu’elles révèlent comment la règle est susceptible de contribuer à la formation d’un système de valeurs. Dans ce cas, la littérature est appréhendée comme un ensemble de contenus. Si Debuyst traite de la littérature comme contenu, il est également possible de l’envisager comme manière de connaître, comme processus plutôt que comme produit. Avant lui, son maître, le criminologue et psychiatre Etienne De Greeff était romancier et entretenait également des contacts avec certains écrivains.

2. Le roman et son journal

Dans le roman La Part de l’autre, l’auteur envisage deux histoires en parallèle, celle d’Hitler et d’Adolf H, jeune étudiant s’apprêtant à présenter le concours de l’Académie des beaux-arts. Revenons sur le projet de l’écrivain :

J’ai appelé le roman La part de l’autre parce qu’il présente un Hitler et l’autre, Adolf H. Mais le deuxième sens du titre est bien évidemment philosophique. Le vrai Hitler se ferme aux autres, s’isole, devient un démiurge indifférent à tout ce qui n’est pas lui. L’Adolf H. virtuel s’ouvre aux autres, il découvre la part de l’autre dans une vie d’homme : la sexualité, l’amour, l’amitié, la paternité, l’enseignement, le deuil. C’est par cette thématique philosophique, que j’ai tenté d’échapper à l’arbitraire. Car il est arbitraire d’inventer l’autre vie d’Hitler, on peut imaginer n’importe quoi ! Le moyen pour moi d’éviter le n’importe quoi, de le réguler, de le canaliser c’était de dessiner ce trajet éthique : Hitler se ferme, Adolf H. s’ouvre ; Hitler instrumentalise les autres, Adolf H. leur laisse prendre de plus en plus de place dans sa vie ; Hitler s’enivre de certitudes, Adolf H. souffre de doutes ; Hitler se croit exceptionnel, Adolf H. va découvrir qu’il est banal. J’ai souffert en écrivant ce livre mais je me suis aussi amusé. Je n’ai pu résister au plaisir de faire se rencontrer Adolf H. et Freud, de le coucher sur le divan du 18 Bergasse ; je me suis livré à quelques autres facéties dans la quatrième partie du livre, lorsque j’imagine un monde où le nazisme n’aurait pas eu lieu. Mais aucune de ses fantaisies n’est gratuite ni dépourvue de sens.

LA PART DE L’AUTRE, document internet

Le sens de la démarche apparaît philosophique dans la mesure où l’auteur interroge la part de ténèbres en l’homme, l’autre en nous, l’autre de nous, là où le monstre incarne l’autre que nous, renvoyé aux antipodes de la condition humaine partagée. A la lumière de ce projet, Hitler apparaît tel un personnage double. Schmitt reconnaît avoir souffert d’écrire ce roman mais dit aussi s’être amusé, ce dont témoigne assurément le Journal de La Part de l’autre écrit entre l’automne 2000 et l’été 2001, comptant quatorze pages du plus haut intérêt. Le roman apparaît donc lui aussi double, doublé d’un journal témoignant d’une écriture sur l’écriture, rendant compte des doubles mouvements ressentis par l’auteur, entre douleur et plaisir. Il est remarquable que la critique littéraire n’en fasse pas état, comme si ce supplément ou complément, en fonction du statut qu’on lui donne, était lui-même laissé aux marges du roman, à la frontière entre fiction et réalité, entre projet romanesque et ce qui le contredit. Il serait hâtif de considérer ces pages comme une postface, l’auteur ne lui en a pas donné le nom, et il ne s’explique pas non plus sur cet « ajout », qu’on pourrait d’ailleurs considérer, après analyse, comme faisant corps avec le roman lui-même. Ce texte aussi discret que remarquable, nous permet d’envisager un écrivain double, un Schmitt et un Eric-Emmanuel S. tendu entre une contrainte à dire d’une part, et la liberté du romancier à réaffirmer, de l’autre.

3. Le Journal d’E.-E. Schmitt : un acte inhabituel au regard de l’histoire de la littérature contemporaine

Une vingtaine d’années après la parution de La mort est mon métier, Robert Merle a écrit une préface à l’ouvrage. Le héros de ce roman, Rudolf Lang était inspiré de Rudolf Hess, commandant du camp d’Auschwitz. Dans ce texte, de façon sibylline, Merle s’explique globalement sur son projet et revient discrètement sur l’accueil que la critique lui a réservé, laissant entendre que le livre fut mal reçu parce qu’il sortait un tabou de sa crypte silencieuse. Cette façon de procéder dans l’après-coup pour répondre aux critiques et témoigner du projet est connue dans l’histoire de la littérature, révélant la fonction essentielle d’une préface postérieure écrite par l’auteur lui-même (Genette, 1983). A ce titre, nous verrons que le Journal de Schmitt tient une autre place, beaucoup plus singulière. Elle apparaît atypique lorsqu’on tente de catégoriser la démarche de l’auteur en référence aux cadres admis par Gérard Genette, spécialiste du « paratexte »[4] ou « texte d’escorte ».

Par certains côtés, le roman de Schmitt ressemble à l’entreprise de Merle, notamment parce que tous deux entendent traiter des travers de l’homme. Le projet du roman était susceptible de rencontrer des objections classiques que la critique adresse aux fictions historiques reconstruisant l’histoire loin de la matérialité des faits, comme si l’histoire des faits n’était jamais que leur saisine objective. Le devoir envers l’exactitude des faits se voit exacerbé par le fait qu’il s’agisse de l’holocauste : toute fiction risquant d’être mal interprétée. Cela étant, Schmitt a préparé son roman en se documentant, démarche qui a fait l’objet d’une vérification puisque le manuscrit a été soumis à des évaluateurs historiens, ce qui a agacé l’auteur, suspecté d’avoir possiblement dénaturé la réalité factuelle ; les références de l’auteur se sont avérées exactes et rigoureuses. Une telle préparation ne visait pas seulement à mettre les faits à l’épreuve, bien qu’il s’est agi pour lui de traquer les erreurs historiques (identifiant la part de fantasme et son rôle transformateur de l’historicité des faits) mais de se rapprocher dangereusement de l’univers hitlérien. Se mettre au plus près de la réalité historique, c’était partager le monde d’Hitler avec lequel, le temps de l’écriture, il n’a fait qu’un. Dans un certain sens, l’élaboration en même temps de ce qu’a été (pôle de la réalité) et aurait pu être l’histoire (pôle du fantasme) introduit une tension ouvrant le jeu identificatoire, nous mettant en présence d’un monstre et de son pendant humain, laissant ainsi au lecteur la liberté « coupable » d’osciller entre les deux et de reconsidérer l’un à la lumière dialectique de l’autre.

De manière générale, l’histoire de la littérature nous montre que les justifications surviennent après-coup et ne sont en principe jamais anticipatives. Le Journal pourrait avoir pour fonction de prévenir la polémique comme il est fréquent de l’observer lorsque le personnage d’Hitler ou plus largement l’événement de la Shoah est au centre de la construction artistique : ce fut le cas au cinéma avec La Vita è Bella de Roberto Benigni (1997) et Der Untergang d’Oliver Hirschbiegel (2004), l’un accusé de rire de la monstruosité, l’autre d’humaniser le monstre. Nous verrons que, dans le cas du Journal, la prévention de la polémique n’est pas la seule voie explicative possible et qu’elle n’est pas non plus pleinement satisfaisante. Cela étant, il est étonnant qu’une fiction romanesque doive être justifiée. On peut même se demander si l’idée de justification est pertinente dans la mesure où l’auteur entendait peut-être simplement témoigner du projet d’écrire et de ses aléas. Comme nous le confiait récemment Vincent Engel, célèbre écrivain belge et professeur de littérature, le texte se suffit à lui-même, il doit, selon lui, « prouver à lui seul le bien fondé de sa démarche ». D’où, comment comprendre la démarche de Schmitt ? Fréquenter Hitler, est-ce prendre le dangereux risque de se mettre en contact avec une part de soi-même ? Tout se passant comme si le roman n’avait pas suffit à contenir les mouvements extrêmes et hyperboliques agitant un écrivain aux prises avec lui-même et son radicalement autre figuré par Hitler. Ecrire un Journal, c’est aussi, du point de vue de la création littéraire, peut-être affaiblir la force probante narrative de la fiction romanesque si réaliste soit-elle.

Dans le Journal, s’adressant surtout à lui-même, Schmitt évoque, dans un style épuré, non seulement la période avant l’écriture du roman mais aussi celle de l’écriture en cours. Il témoigne de ses tourments et précise son projet philosophique et éthique. L’auteur dit espérer qu’on ne se méprenne pas sur son livre et avoir peur de sa réception (peur sans précédent pour lui), ces motions renvoient à une des fonctions de l’ « épitexte privé »[5] selon Genette (1983) : témoigner de l’angoisse dans l’attente du jugement et de la critique, témoignage pouvant avoir des effets cathartiques. Cela étant, il semble bien, à la lecture des développements de Genette, que le journal intime ou de bord est généralement intégré aux éditions postérieures ou fasse l’objet d’une publication en soi. Aussi, l’épitexte apparaît-il intégré au péritexte lui-même, ce qui représente une catégorie non envisagée par Genette. Ainsi, la démarche de Schmitt se singularise fortement dans la mesure où on ne lui connaîtrait pas d’équivalent[6], les témoignages d’écrivain n’intervenant qu’après-coup. Pour appuyer ce constat, on peut ici se référer au Journal des Faux-Monnayeurs de Gide publié deux ans après le roman.

Selon Genette, les journaux d’écrivains n’apportent souvent que peu d’informations sur la genèse de leurs oeuvres sauf chez Gide, dans certaines limites. L’auteur donne deux raisons à ce constat : d’une part, que les écrivains considèrent leur journal plutôt comme un complément notant généralement des événements extérieurs à leur travail ; d’autre part, qu’il est rare de rencontrer simultanément une activité productrice et une activité de journal. Prenant le Journal de Gide comme exemple paradigmatique, Genette souligne ses limites : la part du travail réel est « plus faible que celle de la déclaration d’intention sous forme d’auto-exhortation et de la profession de foi esthétique » (Genette, 1983, 397).

Sans doute les réactions très contrastées de ses amis et proches, à qui il a confié le manuscrit en cours d’écriture pour recueillir leur avis, l’ont probablement conforté dans l’idée de dire quelque chose en plus du roman, de plus que le roman, justifiant ainsi sa démarche tout en l’humanisant par l’indication de ses mouvements de pensée et de ses tourments affectifs. La lecture de ce document nous apprend par quoi l’écrivain est passé, écriture passionnée, difficile, éprouvante pour lui et sa famille, qui l’a poussé au bord du gouffre. Dans ce court texte, on peut également prendre la mesure de l’exigence et du danger de s’identifier à Hitler ainsi que d’identifier, de manière hallucinatoire, le livre au dictateur. Sous la plume, le livre devient vivant, il dicte ses volontés à l’auteur, il en fait son scribe. Ce témoignage prend l’allure d’un discours d’auto-conviction comme si l’auteur devait se réassurer parce que la rencontre de l’altérité risquait de l’altérer lui-même, le faisant basculer de l’autre côté : hors texte, hors de lui.

4. Une séquence significative du Journal : s’intéresser au monstre

De ce texte, nous n’allons retenir que quelques passages apparaissant significatifs au regard de la thématique traitée. Nous allons renvoyer à deux problèmes distincts : d’une part, les rapports entre l’écrivain et ses proches, les erreurs de la littérature sur Hitler de l’autre, plus particulièrement celles portant sur la sexualité d’Hitler.

D’emblée, l’auteur doit faire face à une grande résistance de son entourage à son projet. Seul l’un de ses amis le comprend et l’encourage, les autres l’incitent à renoncer ainsi qu’en témoigne le dialogue suivant :

- tu ne peux pas associer ton nom à Hitler !
- Mais parler d’Hitler ne consiste pas à devenir hitlérien.
- Moi je sais que tu n’es pas nazi, mais les autres, les lecteurs pressés, les journalistes…
- Tes craintes sont aberrantes ! Il ne faut pas être noir pour lutter contre le racisme ou femme pour tenir des propos féministes. C’est à se flinguer ce que tu dis !
- Peu importe. Tu ne dois pas y toucher,[7] tu vas bousiller ta carrière et notre amitié.
- Ton attitude me confirme que j’ai raison : Hitler reste un sujet tabou. C’est donc à ce tabou que je vais m’attaquer. Je veux comprendre.
- Comprendre Hitler, tu te rends-compte de ce que tu dis ?
- Comprendre n’est pas justifier Nathalie. Comprendre n’est pas pardonner. Il n’y a même que par la compréhension intime, profonde, de l’ennemi que tu peux te battre avec lui.
- Mais, mon pauvre Eric, tu n’arriveras jamais, toi, à comprendre Hitler.
- Pourquoi ?
- Parce que tu n’es pas comme lui.

Une seule chose me trouble dans ce dialogue de sourds : arriverai-je à comprendre cet être que je déteste ? Je l’espère. J’ai rendez-vous avec cela. Hitler est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de moi. A l’extérieur dans un passé accompli, dont il ne reste que des cendres et des témoignages. A l’intérieur, car c’est un homme, un de mes possibles, et je dois pouvoir l’appréhender.

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Cet extrait nous offre la possibilité de saisir le sens de la démarche de l’auteur se révélant non dans le désir de se justifier comme nous l’avions envisagé au départ mais dans celui de comprendre. D’autres amis et proches supplieront l’auteur de renoncer à ce livre en cours d’écriture, le voyant également se déshumaniser au fil du temps et sombrer dans un état crépusculaire trop proche de la faille pathologique, contaminé par ses propres passions là où fantasme et réalité sont appelés à se confondre (il relate également des moments d’hallucination). Cette idée de contamination que nous développerons en référence à la notion d’ « épidémie » dans son sens originaire grecque se voit nuancée par Schmitt : il n’est pas contaminé par les idées d’Hitler qui pense – et passe – par lui mais bien « envahi » par lui, dans tout son être. Par ailleurs, les réactions des amis l’ont, dit-il, conforté dans le désir de poursuivre. D’autres, comme Bruno M., se disent même passionnés et le poussent à continuer tout en avouant être gênés de parfois s’identifier à Hitler. Schmitt se sent alors rassuré, sans doute par le mouvement de balancier identificatoire que le dédoublement d’Hitler implique : le jeu marche, le roman fonctionne.

In fine, l’auteur n’est malgré tout pas arrivé à convaincre les plus résistants. En effet, il s’est disputé gravement avec eux, dans le maquis du débat d’idées, parce qu’ils ne comprenaient toujours pas son projet. Fort de cette tare d’incompris dont il se charge, ses mots disqualifient à leur tour les amis qui ne le comprennent pas. Il y a désormais les proches, issus de l’élite intellectuelle, ceux qui le comprennent, et les autres, « plus cons, plus banals, ordinaires »… plus hitlériens si l’on se fie à ces qualificatifs qu’il attribue au héros à d’autres endroits du texte : banal comme le mal, banals comme ceux qui lui font du mal.

Quel clinicien ne s’est pas heurté aux résistances de proches, contraint à défendre le traitement des intraitables, la thérapeutique des incurables, la « corrigibilité » des incorrigibles, défendant, au fond, la vie face à la mort ? Combien de fois n’avons-nous pas eu à défendre nos vues et à nous défendre de nos propres mouvements de rejet et d’exclusion, de sympathie et de proximité douteuse en nous ? Quel clinicien ne s’est pas confronté au désir contradictoire de soigner et de punir, de comprendre et ne plus comprendre ? Dans notre métier d’enseignant, nous éprouvons au quotidien la résistance des étudiants – et du coup les nôtres à les entendre – à distinguer le fait de comprendre et d’excuser, d’expliquer et d’accuser, termes nouant un débat passionnel lorsque les figures criminelles se font monstrueuses. Si la puissance de l’évocation du monstre revient à l’exclure de l’humanité, elle est aussi force de confusion entre registres de signification lorsque comprendre devient synonyme d’excuser. Entre antonymie et synonymie, nos pratiques et représentations risquent de se solidifier dans la froideur du tranchant de l’arme conceptuelle ou de se liquéfier dans l’extrême fluidité d’un océan de sens commun.

Ces dialogues de sourds – au sens où l’on développe également une surdité par rapport à soi-même – font le lot quotidien de l’activité clinique dans le domaine de la délinquance en général, et sexuelle en particulier. Une stratégie peut consister à trouver des milieux où l’on parvient à se mettre en accord avec nous-même, avec nos propres tensions intérieures, et ce en se mettant d’accord avec d’autres sur la scène du réel externe. Le criminologue et psychiatre belge Etienne De Greeff (1955) a développé le concept de criminogenèse en s’inspirant d’une théorie qu’il avait empruntée à l’anthropologie d’un certain Allier, pour conceptualiser le processus de l’homicide vu comme acte grave. L’hypothèse sous-jacente à ce développement laisse apparaître un homme fondamentalement conflictuel, aux prises avec lui-même, s’expliquant à chaque instant – même sans le savoir et le reconnaître cognitivement et affectivement – avec son « autre en lui ». Lors de la phase dite d’assentiment formulé, où l’idée criminelle tend vers sa réalisation comme vers sa non-réalisation, il peut se chercher des milieux où ladite idée ne fait plus l’objet d’une réprobation, voire est érigée en système de valeurs pour trouver une solution au conflit qui l’anime. Il en va d’une même logique pour les praticiens lorsqu’ils se cherchent un réseau d’amis parmi les professionnels de la justice pénale, car « eux, au moins, ils peuvent comprendre… », « ils sont dans le même bateau que nous », disent les praticiens chevronnés et désillusionnés par la transformation de leur métier au regard des idéaux du début. A cet égard, une recherche sociologique reste à mener sur le réseau social et amical des praticiens oeuvrant dans le champ de la délinquance sexuelle pour identifier la position d’autrui et envisager en quoi il devient rassurant qu’il soit de facto un semblable, par sa profession ou son domaine d’activité, alors que la pratique et le praticien sont menacés par la rencontre de l’altérité radicale du monstre ; certes, c’est aussi dans ce champ qu’on se trouve ses ennemis : la férocité des collègues d’une même profession peut en attester.

Nous allons ici nous référer à un autre type de matériau empirique collecté auprès d’éducateurs travaillant dans une institution fermée où plus de la moitié des jeunes sont placés à la suite de la découverte de faits à caractère sexuel. Notre but est de faire apparaître autrement le problème posé. Les résistances à traiter les délinquants sexuels peuvent également s’exprimer dans le fait même de se voir traiter de délinquants sexuels car, comme le veut la sagesse populaire, « qui se ressemble, s’assemble ». Nous allons nous intéresser à l’acte consistant à surnommer, à affubler le praticien d’un sobriquet qui va littéralement lui coller à la peau[8]. Ici à travers les surnoms, un certain humour non dénué d’ironie devient un instrument permettant d’éviter d’assimiler totalement l’auteur des faits et celui qui le traite, offrant une possibilité de décalage.

Chez les éducateurs des Institutions publiques de Protection de la Jeunesse (IPPJ), le fait de s’occuper des jeunes dits « délinquants sexuels » n’a pas bonne presse, l’éducateur devenant suspect lui-même par « contagion pathique ». A ce titre, dans les quelques matériaux dont nous disposons pour saisir les motivations des acteurs, il est apparu qu’il arrivait aux éducateurs de laisser planer le doute sur leur passé, laissant au chercheur la possibilité de « tout » imaginer : qu’il soit un ancien abusé et/ou abuseur.

L’émergence nouvelle, du moins dans cette ampleur, de la catégorie participe à la reconstruction, dans le collectif d’éducateurs, d’un âge d’or de la pratique où les éducateurs avaient affaire aux « vrais délinquants », aux « gros durs », à leurs homologues en somme, ceux à qui ils voudraient ressembler, avec lesquels ils se plaisent à parader dans certains quartiers lors de sorties éducatives autorisées. Par ailleurs, la surreprésentation de cette catégorie participe à la redistribution du vrai et du faux : les vrais « durs qui ont des couilles »[9] et les faux « qui n’en n’ont pas » et qui ne « vont pas au contact ». Le fait de refuser le contact témoigne d’une problématique liée à l’ « interdit du toucher » que Freud avait identifié il y a longtemps déjà dans Totem et tabou. Pour lui, la prohibition principale dans le tabou est celle du contact au sens où « elle ne porte pas seulement sur l’attouchement direct du corps, mais s’étend à toutes les actions que nous définissons par l’expression figurée : se mettre en contact, venir en contact. Tout ce qui oriente les idées vers ce qui est prohibé, c’est-à-dire, tout ce qui provoque un contact abstrait ou mental, est prohibé au même titre que le contact matériel lui-même (…) » (Freud, 2001, 47). On voit ainsi que la distinction dur/mou n’est pas sans mettre en lumière la virilité fragilisée des éducateurs, laquelle se voit menacée d’effraction par l’altérité d’une catégorie interrogeant de manière décisive le rapport au sexe. Etre touché par la délinquance sexuelle, c’est s’exposer à ce qui est tabou…

On peut affirmer que le collectif d’éducateurs se clive globalement en deux groupes. Il n’y a là rien d’étonnant quant au fait de retrouver d’un côté ceux qui n’ont rien à voir avec ces « gens-là » ou, avec plus d’empathie, ces « gamins-là » et, de l’autre, ceux qui font ce qui peuvent pour les aider ou, à tout le moins, entretenir une relation avec eux. On notera également des migrations possibles d’une position à l’autre en fonction des contingences.

Une loi empirique se découvre : qui s’approche « dangereusement » des jeunes dits « délinquants sexuels » se voit affublé d’un surnom, lequel s’avère suggestif. L’un des éducateurs, suspect en raison de son intérêt, est appelé «l’éduc des p’tit ‘phile’ »[10]. Il faut également préciser que les jeunes délinquants sexuels sont aussi surnommés, c’est le cas notamment du « petit schtroumph » et du « pervers polymorphe », mécanismes que nous avons étudiés ailleurs (Adam, De Fraene, Jaspart, Van Praet, 2009).

Ce surnom est l’abréviation de « pédophile », personnage que l’on rapetisse pour diminuer le côté stigmatisant et pour ainsi engendrer un petit monstre, plus sympathique. Surnommer l'autre constitue un acte projectif : l’autre ainsi désigné incarne nos propres angoisses. La préposition « sur » est significative dans la mesure où elle renvoie à une logique de domination.

La désignation pourrait n’être examinée que comme acte stigmatisant à son tour l’éducateur mais ce serait réduire fortement ses significations et fonctionnalités à des traits négatifs. En effet, les plaisanteries sont également utiles au collectif car elles rendent autrui « plaisant », sans doute plus plaisant que ne le serait le travail avec ces jeunes pour les éducateurs réticents. A cet égard, le fait de surnommer n’évite pas la contagion mais la diffuse au sens de communiquer à autrui les conditions d’une possible prise en charge empathique. Au-delà, ne faut-il pas également entendre dans la matérialité sonore du surnom, l’explosion quantitative du nombre de cas de jeunes dits « délinquants sexuels » à laquelle les éducateurs ont du faire face en peu de temps, jeunes se pressant en « files » dans l’institution ? « Fils » dans lesquels il ne faut pas s’emmêler, dévoilant des cas dont il ne faut surtout pas se mêler. La contagion pathique apparaît non plus seulement négative mais aussi positive, devenant alors une condition du soin souvent insoupçonnée en ce qu’elle est rapidement interprétée dans le registre moral du mauvais quolibet.

5. « Contagion pathique » : l’épidémie dionysiaque

En quoi le Journal présente-t-il quelque intérêt clinique ? L’analyse de ce court texte nous permet de mettre en évidence ce que nous appellerons la « contagion pathique » : les passions sont contagieuses, à l’instar de la « maladie » que peut représenter la monstruosité. Les faits de délinquance sexuelle peuvent servir ici de paradigmes en ce qu’ils mettent en lumière la difficulté de traiter de cette délinquance, de traiter cette délinquance, difficulté se concrétisant peut-être d’abord et avant tout par la difficulté d’écouter et, également, de rendre compte de son écoute à d’autres. Divers ordres de difficultés vont ainsi converger dans le registre du traitement et de ce que font apparaître les significations du verbe lui-même dans ses ambigüités sémantiques : traiter et se faire traiter de...

Il nous paraît que la contagion pathique peut être rapprochée de la référence à l’épidémie, du moins dans le sens originaire de la tradition grecque. L’Epidemia – Eπιδημία – consiste en l’arrivée d’un dieu près du Démos citoyen où les univers – dieu et les hommes – sont appelés à se toucher dangereusement. Dionysos est le dieu le plus épidémique, au sens non seulement d’un déplacement extérieur mais aussi d’un mouvement intime, endogène ; il est le voyage périlleux de l’autre en nous. Le voyage de Dionysos réside dans son épiphanie périodique lors de la fête des fleurs : il est celui qui vient, tel un sous-venir ou un sur-venir, et apparaît pour se faire reconnaître, tombé du ciel ou surgi de la mer. Il est donc appel et instance à se faire reconnaître et, en même temps, risque de se faire méconnaître, ainsi qu’en attestent ses multiples transformations et déguisements. Tel est bien le double destin possible de ce que l’on nomme les motions contre-transférentielles des praticiens, redoutables lorsqu’elles sont ignorées, déniée ou portées au compte d’autrui, comme dans la désignation du monstre. Cette figure mythologique renvoie à un délire singulier car, comme l’évoque Detienne, « il y a dans (…) la mania dionysiaque une part d’impureté. Directement imputable au fait d’être hors de soi, séparé des autres et de soi-même » (Detienne, 1985, 35)[11]. La référence au monstre opère cette séparation décisive meurtrière, discriminante au sens d’une parenté étymologique avec le crime. Exclure le monstre de soi témoigne donc d’une volonté de le tuer en soi pour ne plus avoir à le connaître et reconnaître ; il s’agit de s’en séparer définitivement, opération quotidiennement effectuée par les bienpensants, enfin délivrés de l’impureté, que nous croyons être.

L’écriture nous a-t-elle écarté du monstre ? Certainement en ce que le monstre est lui-même écart et tension décisive. Se « faire traiter de » en tentant de traiter au sens d’une possible thérapeutique constitue une conséquence quotidiennement observable du travail de celles et ceux qui tentent l’aventure du rapatriement du monstre et du monstrueux dans la condition humaine. Les autres qu’eux et les autres en eux n’hésiteront pas à faire payer bien cher cette fréquentation douteuse ou à l’honorer de suspects dithyrambes, entre exclusion et fascination, faisant du praticien un horrible monstre ou un héros vertueux, les personnages étant liés par une dialectique que la référence au monstre disjoint radicalement. Le monstre est fortement contagieux : il rend monstrueusement malade, d’une maladie qui est toujours à retrouver en nous, sans prétendre en guérir car on ne guérit pas de l’existence ; maladie par laquelle nous passons nous-mêmes lorsque nous nous plaisons trop vite et de manière commode à figurer le monstrueux à l’extérieur, à l’incarner dans un personnage de la grande foire médiatique, prenant les traits statistiques et exceptionnels du pire. Lorsque que le soignant prend le soin de traiter le monstre ou celui qui s’en occupe, d’un autre nom que le sien, par l’attribution de « surnoms » (à travers une exagération désignative), la moquerie recouvre souvent une sympathie cachée qui rend l’autre plaisant malgré le tragique qui l’anime. Il s’agit alors d’aller en deçà et au-delà des antipathies premières pour découvrir ce dont elles sont étrangement porteuses, passant ainsi du grand monstre effrayant au petit monstre attachant. Même si on la trouve injuste, l’écriture de Schmitt transforme justement Hitler en une possibilité en chacun de nous, et c’est donc d’abord à nous de nous méfier de nous-mêmes : aussi est-ce déjà une façon de prendre soin de soi, de l’autre en soi, principe de toute thérapeutique digne de ce nom, surtout lorsqu’elle prétend traiter les dangereux, les autres donc, à qui on peut vouloir « faire la fête », de manière rageuse et vengeresse... en oubliant que le feu d’artifice dionysiaque, cette fête-là, délirante, a lieu aussi en nous. En ce sens, les épiphanies du monstre divin n’ont de cesse de le faire exister au dehors de nous, nous mettant ainsi vite, trop vite, « hors de nous »... Il nous appartient de pouvoir le connaître et le reconnaître dans certaines limites qu’on peut peut-être, avec l’aide de l’autre, repousser.