Abstracts
Résumé
Avec la division cognitive du travail qui accompagne l’évolution néolibérale des sociétés, l’efficacité ne résulte plus de la parcellarisation des processus de production en des tâches simples, répétitives et rigoureusement délimitées, mais de la capacité des forces de travail à investir dans leurs facultés d’apprentissage, d’innovation et d’adaptation afin de les maximiser en suivant les besoins perpétuels de l’appareil de production et sa dynamique de changement continu. En cela le transhumanisme représenterait le meilleur instrument dont dispose aujourd’hui le néolibéralisme pour atteindre l’objectif ultime d’une dépolitisation totale des individus et de la société au profit d’une économisation intégrale des individus et de la société. En véhiculant l’idéal d’une « augmentation technologique de l’humain », le transhumanisme enrôlerait l’individu à investir son humanité en la comprenant uniquement en termes de capital humain pour mieux la faire entrer intégralement sur le marché économique comme source d’adaptation à ce nouveau milieu dans lequel la compétition généralisée doit être perçue comme « naturelle ». Cela apparenterait le transhumanisme à une forme particulière de propagande au service de « l’idéologie du travail » de Jacques Ellul, développée par le néolibéralisme.
Mots-clés :
- néolibéralisme,
- transhumanisme,
- posthumanisme,
- idéologie du travail,
- humain augmenté,
- capitalisme cognitif
Abstract
With the cognitive division of labour that accompanies the neoliberal evolution of societies, efficiency no longer results from the parcellarization of production processes into simple, repetitive, and rigorously delimited tasks, but from the capacity of labour forces to invest in their faculties of learning, innovation, and adaptation in order to maximize them by following the perpetual needs of the production apparatus and its dynamics of continuous change. Transhumanism would thus represent the best instrument that neoliberalism has today to reach the ultimate objective of a total depoliticization of individuals and society in favour of an integral economization of individuals and society. By conveying the ideal of a « technological increase of the human », transhumanism would enroll the individual to invest his humanity by understanding it only in terms of human capital to better make it enter integrally on the economic market as a source of adaptation to this new environment in which the generalized competition must be perceived as « natural ». This would make transhumanism look like a special form of propaganda in the service of Jacques Ellul’s “ideology of work,” developed by neoliberalism.
Keywords:
- neoliberalism,
- transhumanism,
- posthumanism,
- ideology of work,
- enhanced human,
- cognitive capitalism
Article body
« [Le] but est dans la vie libre comme telle, celle des autres au même titre que la nôtre propre, et c’est là, essentiellement, une vie que rien ne met à couvert. »
Jan Patočka (1999, 74)
Le mouvement transhumaniste prétend aujourd’hui pouvoir libérer l’humain de son « aliénation corporelle », des besoins physiques qu’elle induit et qui l’empêchent d’accéder à « un stade postérieur d’évolution de l’espèce humaine » (Frippiat 2015, 163). En assurant l’augmentation technologique (enhancement) des facultés physiques et cognitives, le transhumanisme parviendrait à faire dominer l’esprit sur la matière, à réaliser l’avènement de ce que certains qualifient de « singularité[1] » pour prophétiser l’évolution révolutionnaire de l’espèce humaine vers une alliance toujours plus profonde avec la machine. Selon l’Encyclopédie du trans/posthumanisme, le transhumanisme « récupère l’Humanisme traditionnel afin de lui adjoindre les techniques “d’amélioration” des capacités physiques et cognitives dans un but de dépassement des limites – naturelles, biologiques – et d’adaptation perpétuelle au monde » (Frippiat 2015, 163). Aussi est-il précisé plus loin que « l’on peut considérer que l’âge transhumaniste sera clos, dans son effort de transition, lorsqu’il permettra l’ouverture sur l’ère du posthumain. Le passage entre humain, transhumain et posthumain devrait donc se comprendre comme continu et non dans les termes d’une rupture radicale » (ibid., 167).
La notion de « posthumain » ne fait cependant pas l’unanimité, y compris au sein des mouvements intellectuels lui étant favorables. Les principaux·ales acteur·ices de ce courant ne parviennent pas à s’unir autour d’une idée commune de ce que sera le « posthumain » et par conséquent aucune homogénéité doctrinale ne le fonde. À titre d’exemple, alors que Nick Bostrom (fondateur de l’Association mondiale du transhumanisme, aujourd’hui nommée Humanity +) revendique l’utilisation des biotechnologies afin de réaliser la perfectibilité et le bien-être de l’ensemble de l’humanité, le directeur d’ingénierie chez Google, Ray Kurzweil, surnommé le « Pape du transhumanisme », prétend quant à lui préparer la venue d’une Singularité dont l’imminence « est en train de changer chaque institution et chaque aspect de la vie humaine, de la sexualité à la spiritualité » (Kurzweil 2007, 29).
Entre ces deux personnalités, l’extropien Max More semble voir dans les idées transhumanistes la possibilité de mettre un terme aux lois de l’entropie qui vouent l’humain à l’extinction en le faisant accéder à une condition posthumaine[2].
Les finalités de ces transformations biotechnologiques semblent être présentées comme l’avenir de l’humanité et source d’un progrès considérable. En se référant à l’article premier de la Déclaration transhumaniste, on s’aperçoit que cette conception du « progrès » dépend entièrement des avancées technologiques dont serait tributaire l’évolution de l’espèce humaine. Le destin de l’humanité reposerait ainsi sur la puissance technologique et serait désormais lié à une capacité extérieure à l’humain d’engendrer une amélioration de son existence et de la société dans son ensemble : « L’humanité devrait être profondément affectée par la science et la technologie à l’avenir. Nous envisageons la possibilité d’élargir le potentiel humain en surmontant le vieillissement, les déficits cognitifs, les souffrances involontaires et notre confinement sur la planète Terre. » (Déclaration transhumaniste de 2009, citée dans Damour et Douat 2018)
L’augmentation technologique permettrait de dégager l’humain de son substrat biologique qui tend à le réduire à la seule recherche de satisfaction des besoins vitaux, de l’adapter à un environnement qui lui révélera une dimension supérieure d’épanouissement intellectuel, spirituel et physique. Il serait tentant de croire que le courant transhumaniste pourrait ainsi réaliser une certaine philosophie marxienne qui consiste à revendiquer le fait que « pour qu’un peuple puisse se développer plus librement d’un point de vue intellectuel, il ne doit plus être l’esclave de ses besoins physiques, le serf de son corps. Il doit donc avant tout disposer du temps pour pouvoir créer intellectuellement et goûter les joies de l’esprit » (Marx 1996, 65). Au-delà des promesses d’une vie plus longue en bonne santé, l’augmentation technologique ne consacrerait-elle pas en réalité le fondement le plus animal de l’humain, le réduisant au statut d’animal laborans dont Hannah Arendt précise qu’il correspond « à la transformation uniforme de tous [les] membres en “travailleurs”, c’est-à-dire en hommes dont l’activité, quelle qu’elle soit, sert tout d’abord à produire ce qui est nécessaire à la vie » (1995, 118) ?
À travers les promesses d’augmentation technologique, c’est une conception de l’humain qui se fait jour et qui mérite d’être interrogée dans sa volonté à substituer la puissance technique à la puissance politique pour façonner l’avenir de l’humanité. La perte de la capacité politique d’action sur le monde semble directement liée à la résolution définitive du sens de l’humain dans la réponse transhumaniste qui n’offre dès lors plus aucun horizon d’interrogation sur ce que peut vouloir signifier « être humain » dans ce monde. La question kantienne « qu’est-ce que l’Homme ? » peut alors être prise en charge par la puissance technique qui, en fonction de son orientation idéologique, imposera une réponse capable de servir efficacement le maintien d’un possible état de domination.
Le transhumanisme fait partie de ces projets contemporains qui, en apparence, semblent constituer un progrès significatif pour l’humanité. Néanmoins, si le transhumanisme entend faire advenir « la mort de la mort » (Alexandre 2011) dans l’avènement d’un type particulier d’humains, cet avènement s’accompagnerait d’un conditionnement efficace et économiquement productif de l’ensemble des individus. Le modèle d’humanité que promeuvent les différentes visions transhumanistes doit avant tout servir d’instrument à la gouvernementalité néolibérale qui accompagne l’évolution du capitalisme.
Si le transhumaniste cherche à répondre à la question « qu’est-ce que l’Homme ? », c’est pour en résoudre l’énigme et soutenir efficacement les pratiques néolibérales qui entendent façonner un ordre social conforme à la logique de son idée de l’humain. Ainsi le transhumanisme participerait à la fermeture de la question de l’humain depuis laquelle se clôt un ordre social dans la normalité de son conditionnement : la réponse au sens de l’humain déterminerait un modèle de subjectivité promu comme un idéal vers lequel chaque individu devrait tendre afin de s’adapter à l’ordre social qui prétend le réaliser.
Dès lors, si les transformations technologiques prétendent être au service de la meilleure adaptation des humains à leur environnement, de quel environnement s’agit-il ? Et si le monde auquel entend nous adapter le processus d’augmentation technologique est inhumain, cette adaptation est-elle vraiment le signe d’un progrès émancipatoire ?
Ces questions commandent de revenir dans un premier temps sur la conception aliénée – et donc aliénante – de la technique telle qu’elle est mobilisée au coeur du projet d’augmentation technologique de l’humain. Dans le sillage des travaux de Jacques Ellul, j’évoquerai l’importance de « l’idéologie du travail » défendue par le néolibéralisme afin de faire de l’humain un support inédit de capitalisation. Le néolibéralisme sera compris comme la phase contemporaine du capitalisme capable de lui fournir un nouveau vivier de forces de travail nécessaires à son expansion continue. L’économisation intégrale de l’humain à laquelle procède le néolibéralisme traduirait ainsi la soumission de la technique au seul critère de l’efficacité productive.
Dans un deuxième temps, je m’intéresserai à l’évolution du capitalisme dans sa forme dite « cognitive » pour comprendre en quoi l’ouverture d’un marché de l’augmentation technologique permettrait le dégagement d’une double plus-value : d’une part en continuant de ne rémunérer que la force de travail et non pas le travail lui-même et, d’autre part, en capitalisant sur tous les processus qui permettent aux individus d’améliorer leur efficacité productive. Ce renouvellement des formes d’absorption du travail par le capital participe au maintien des individus dans le rapport salarial qui les contraint à produire et à consommer leur humanité comprise comme un support infini de capitalisation, comme une force inédite de travail à vendre (le travail n’existant sous ce rapport qu’en tant que marchandise).
Si cette prolétarisation croissante de la société humaine ne semble pour l’instant pas conduire au renversement du capitalisme comme pouvait l’envisager Karl Marx, c’est précisément parce qu’elle n’est pas nécessairement vécue comme telle par les individus. Les promesses technoscientifiques d’une vie plus longue en bonne santé constituent des arguments susceptibles de maintenir la croyance en un culte du progrès irréductiblement lié à l’évolution pérenne du capitalisme. Si le transhumanisme participe de cette croyance, il n’indique cependant rien quant aux conditions que devrait revêtir cette vie plus longue en bonne santé. Ainsi n’est-il pas contradictoire de voir augmenter simultanément l’espérance de vie et le degré d’aliénation. Ce lien n’est cependant pas inéluctable à partir du moment où la technique n’est pas elle-même destinée à être aliénée par l’évolution capitaliste. Autrement dit, une autre orientation idéologique de la technique reste envisageable à partir du moment où les logiques exponentielles du capitalisme sont interrogées et, avec elles, le modèle d’humanité qu’elles imposent. Cette capacité de questionnement dépend directement de la condition politique des êtres humains que le néolibéralisme entend neutraliser en mobilisant l’espoir d’une transformation technologique de soi plutôt que la transformation politique du monde comme j’essaierai de l’envisager dans un troisième et dernier temps.
L’« idéologie du travail » au coeur de l’augmentation technologique
« L’humain augmenté » se trouverait aliéné à la production de sa perpétuelle augmentation technologique comme gage de survie. Une production qui dégage des profits inédits : dans leurs moindres faits et gestes, les individus sont amenés à travailler non seulement pour produire et consommer ce dont ils ont besoin, mais également pour améliorer la performance de leurs capacités physiques et cognitives dans un souci d’adaptation perpétuelle à l’environnement produit par les logiques capitalistes. Leur humanité devient, dans son intégralité, une marchandise. Comme l’évoque Ellul, l’économisation du monde s’est très vite heurtée au problème de l’humain, de cet humain qui ne coïncidait finalement pas dans la pratique à la réduction des modèles économiques théoriques, notamment à celui de l’homo oeuconomicus développé par les néoclassiques. Si « l’homme pèse sur l’économie » (2005, 72), c’est parce qu’il n’est peut-être pas si schématisable dans ses comportements et dans sa subjectivité que le laissait entendre la théorie néoclassique. Pour arrêter de faire peser cette complexité subjective qui empêche une modélisation et une anticipation des comportements sur la base d’une rationalité économique, il faut réussir à reconfigurer cette subjectivité. Une certaine utilisation de la technique peut permettre cette reconfiguration qui participera dès lors « à se représenter le gouvernement comme une technique de pouvoir, comme une machine dont le fonctionnement doit être indexé sur la connaissance scientifique de l’humain » (Supiot 2015, 22). Avec la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives (NBIC), le néolibéralisme peut enfin réaliser le modèle de l’homo oeuconomicus qui demeurait purement théorique jusqu’ici malgré les prétentions positivistes que lui accordaient les néoclassiques[3]. En orientant idéologiquement la technique dans ce sens, celle-ci favoriserait la reconfiguration subjective des individus amenés à se comprendre, dans leurs rapports à eux-mêmes et aux autres, comme les objets de l’économie politique. Emmanuel Renault rappelle ainsi que l’originalité de Marx tient notamment « au fait qu’il a souligné que la production et la reproduction de ces rapports sociaux de domination dépendaient de toute une panoplie de mécanismes économiques, de processus de division du travail et de dispositifs technologiques dont les effets se déploient au niveau des interactions singulières » (2011, 18). L’économisation toujours plus importante de l’existence serait occasionnée par l’extension des logiques capitalistes à partir de l’investissement et de l’orientation idéologique de la technique, donnant lieu à la création d’une micropolitique : « La micropolitique […] va conduire à formuler des programmes qui prennent en compte les conclusions de la théorie des choix publics, et s’en servir pour réorienter la conduite des personnes et des groupes concernés […] La micropolitique s’attachera à créer des politiques qui modifieront les choix que font les gens, en transformant les conditions de ces choix. » (Pirie 1988, 176)
Au service de l’économie, la technique est employée à la construction d’un monde où chaque chose doit répondre au souci de l’efficacité productive, faisant que « désormais, les individus sont dominés par des abstractions, alors qu’auparavant ils dépendaient les uns des autres » (Marx 1980, 93, cité par Renault 2011, 20). Ce monde devient une société de marché à l’intérieur de laquelle les individus fonctionnent comme des unités productives sur lesquelles agit en permanence une gouvernementalité qui les éduque à cette fin, les adapte, les redresse et marginalise les « inadaptables ». Au coeur de cette gouvernementalité, la technique doit faire en sorte que plus rien de l’humain ne soit en dehors de l’économie, processus que favorise la puissance algorithmique déployée par la numérisation croissante des sociétés. Ce type de gouvernementalité fait sortir la technique de sa finalité première, celle propre à l’amélioration de l’efficacité des activités du travail, pour en étendre les logiques à l’ensemble des domaines de la société et de l’humain, entraînant ce que Jürgen Habermas qualifie de « colonisation du monde vécu », soit la disparition de la communication comme fondement de l’interaction et donc de l’agir humain au profit d’une action menée de façon conforme aux seules logiques techniques de performance et d’efficacité. Cette « colonisation » implique dès lors un bouleversement de l’intersubjectivité qui ne trouve plus sa source ni dans le partage de médiations symboliques, ni à travers la compréhension réciproque de normes sociales introjectées et leur discussion collective par les êtres qui interagissent[4].
Pareille orientation technologique doit d’abord opérer une restructuration de la subjectivité qui passe par la suppression de ce qui dans l’humain ne peut faire l’objet d’une telle intégration dans le milieu économique. Elle doit ensuite réussir à convaincre les individus d’abandonner d’eux-mêmes la part d’humanité irréductible au schéma de la simple production/consommation propre à l’activité du travail ; soit un processus d’« auto-objectivation de l’homme [qui s’accomplirait] en prenant la forme d’une aliénation planifiée » (Habermas 1973, 66-67). En cela le capitalisme a su se montrer particulièrement convaincant en édifiant toute une « idéologie du travail », une « morale du travail » qui doit guider chaque action, normer chaque comportement et devenir la valeur la plus haute de l’existence humaine :
Le travail est la valeur suprême dans la vie, on en [fait] une valeur spirituelle […] C’était infiniment facile de dire à l’homme : vous voyez, tout ce que l’on vous apporte, et, pour cela, on ne vous demande pas grand-chose : seulement d’être producteur et consommateur. Ce n’a pas été seulement quelques économistes ou patrons machiavéliques qui ont fait cela ; ce sont tous les hommes de bonne volonté, qui, petit à petit, ont tout poussé dans cette voie, qui ont montré à l’homme l’évidente bonté de ce système et, par conséquent, l’évidente nécessité d’abandonner une part de lui-même.
Ellul 2005, 72-73
C’est à travers cette idéologie que le néolibéralisme trouve aujourd’hui sa forme paradigmatique en se définissant comme une pratique de la gouvernementalité par le travail qui incite plus qu’elle ne contraint les individus à procéder à la capitalisation de leur humanité.
Ainsi le travail n’apparaît plus comme ce qu’il est véritablement sous sa forme capitaliste, à savoir une force productive amorçant un rapport d’exploitation, mais comme une activité de valorisation de son humanité dont on cherche sans cesse à démontrer l’efficacité. Cette observation doit permettre de nuancer le concept marxien de travail qui tend à être systématiquement associé à une forme de domination exercée par la superstructure (l’appareil d’État et la classe dominante). Avec la gouvernementalité néolibérale, l’idéologie du travail infuse à travers des mécanismes plus diffus du pouvoir, supposant que ce dernier soit moins une propriété qu’une stratégie capable de mobiliser une diversité d’acteurs et d’institutions à tous les niveaux de la vie sociale. C’est précisément à partir du moment où cette gouvernementalité néolibérale s’identifie à un pouvoir diffus, à une microphysique pour reprendre le concept de Michel Foucault, que l’exercice de sa domination devient plus opaque. Pour l’auteur de Surveiller et punir, « le pouvoir n’est qu’un type particulier de relations entre individus » (Foucault 2001, 953-980), mais il nécessite moins une violence instrumentale qu’une forme de rationalité lui permettant de se faire accepter plus facilement, voire inconsciemment. L’idéologie du travail participe aujourd’hui de cette forme de rationalité par laquelle il est possible de gouverner les individus tout en les incitant à « se conformer d’eux-mêmes à certaines normes » (Dardot et Laval 2010, 15). Par cette incitation, les individus en viennent à reproduire, dans leurs rapports à eux-mêmes et aux autres, les lois économiques de la compétition qui leur assurent la possibilité de demeurer efficaces.
Ce qu’il nous faut comprendre, c’est le fait que cette idéologie du travail s’accompagne nécessairement d’une réduction de l’humain à la vie, c’est-à-dire au sens biologique de son existence qui envisage le travail comme une nécessité : pour vivre, l’humain doit en effet travailler pour satisfaire des besoins vitaux. Cette réduction du sens de l’humain a été opérée en même temps que l’activité « travail » est devenue une valeur en soi, porteuse d’une véritable morale appelée à devenir la morale dominante des sociétés capitalistes.
Mais l’humain est-il réductible à la vie dont la seule morale est celle du travail ?
C’est la question qui doit être posée si l’on veut comprendre l’essor du capitalisme et des discours d’augmentation technologique de l’humain qui prétendent encenser la vie et vouloir en « augmenter » les possibilités. Si le travail est devenu la valeur prééminente des sociétés capitalistes, c’est principalement pour deux raisons : tout d’abord parce que l’appareil de production capitaliste nécessite l’exploitation extensive des forces de travail qui entraîne une réduction de l’humain à son statut de « travailleur ». Ensuite, parce que pour maintenir cette réduction idéologique sans risquer une révolte des « travailleurs », il a fallu la légitimer en lui octroyant un sens. Si la première raison est désormais bien connue, la seconde peut paraître plus opaque. C’est elle qui va nous intéresser à présent à travers la question suivante : comment le travail a-t-il pu devenir une valeur symbolique dominante, capable de définir le sens de l’existence humaine et de la vie en société ?
L’essor de l’idéologie du travail est intrinsèquement lié au développement technique tel qu’il a amorcé le passage des sociétés de corporations de l’Ancien Régime aux sociétés industrielles et de ces dernières aux sociétés techniciennes contemporaines au sein desquelles la technique fait que « chaque aspect de la vie humaine est soumis au contrôle et à la manipulation, à l’expérimentation et à l’observation de façon que l’on obtienne partout une efficacité démontrable » (Ellul 1977, 93). Au sein des sociétés capitalistes, l’efficacité dont il s’agit est économique. La technique est ainsi orientée idéologiquement en vue d’améliorer sans cesse l’efficacité économique dans les activités du travail : amélioration des moyens de production, organisation efficace du travail, développement de nouvelles machines. Et puisque l’humanité des êtres est devenue un support de capitalisation en tant que matériau à travailler, alors ces mêmes techniques s’appliquent à l’individu afin d’en augmenter l’efficacité. La croissance de la production ne repose plus avant tout sur le travail mais sur le développement technique tel qu’il permet à la fois d’augmenter l’efficacité productive du travail, mais également de transformer en activité du travail des domaines de la société et de l’existence qui étaient jusqu’ici non productifs :
Le travail est, d’une part, l’activité humaine indispensable au maintien de la vie, qui est un process of life indéfiniment pris dans un cycle de besoins à satisfaire par des choses à consommer […] ; il est, d’autre part, cette capacité à produire plus que ce qui est consommé, qui a précisément été captée par le capitalisme qui, fondé sur l’exploitation de la force de travail, est de plus orienté par une recherche quasi illimitée du profit et d’accumulation de richesse, reléguant et marginalisant toute autre activité.
Leibovici 2020, 37
Les technologies d’augmentation de l’humain peuvent être appréhendées comme des techniques au service de l’idéologie du travail. À travers l’amélioration des capacités physiques et cognitives qu’elles promettent, c’est la possibilité d’un accroissement de l’efficacité productive qui est visée, ainsi que l’économisation de la personne humaine sur le marché de l’augmentation, soit un support inédit de capitalisation. Ce qui importe aux transhumanistes, c’est le dépassement des limites biologiques. Leur conception de l’humain est entièrement prise dans cette obsession de repousser, voire de vaincre les lois de l’entropie qui vouent l’humain au vieillissement et à la mort :
Les transhumanistes étendent l’humanisme en mettant en question les limites humaines par les moyens de la science et de la technologie combinés à la pensée critique et créative […] Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous préconisons l’usage de la science pour accélérer notre transition d’une condition humaine à une condition transhumaine, ou posthumaine.
More 1999
La biologie a ses limites inhérentes […] Nous serons capables de concevoir tous les organes et tous les systèmes de nos corps biologiques ainsi que de nos cerveaux pour être beaucoup plus performants […] Pour moi, l’essence de l’humain n’est pas dans nos limitations – même si nous en avons beaucoup – mais dans notre capacité de les dépasser.
Kurzweil 2007, 46 et 335
S’ils se disent glorifier la vie, c’est uniquement dans ce qu’elle a de biologiquement surmontable. Ce qui les conduit à vouer un véritable culte à la technique dans les possibilités technoscientifiques qu’elle offre pour rendre effective la transition de l’humain vers un stade transhumain ou posthumain de l’évolution. Le techno-prophétisme des transhumanistes tend à les rendre indifférents à l’idéologie politique qui guide l’orientation technique. Si leur volonté de dépasser d’un point de vue technoscientifique les limites biologiques de l’humain semble motivée par le désir louable de procurer un allongement de l’espérance de vie en bonne santé, il n’en demeure pas moins que leur conception de l’humain se trouve instrumentalisée par les pratiques néolibérales. L’idéal de l’augmentation technologique ne parviendrait pas à se dissocier de l’image d’une humanité comprise uniquement en termes de capital humain. Pris en ce sens, le transhumanisme apparaît comme le produit du développement d’une certaine forme de néolibéralisme qui orienterait idéologiquement la technique afin d’en faire l’instrument privilégié de création et de conditionnement d’une subjectivité dont l’efficacité dépend de sa capacité à s’adapter aux exigences d’une société de marché.
Avec la division cognitive du travail, l’efficacité ne résulte plus de la parcellarisation des processus de production en des tâches simples, répétitives et rigoureusement délimitées, mais de la capacité des forces de travail à investir dans leurs facultés d’apprentissage, d’innovation et d’adaptation afin de les maximiser en suivant les besoins perpétuels de l’appareil de production et sa dynamique de changement continu. Ce qui fait que le travail cognitif, à l’inverse du travail taylorien propre au capitalisme industriel, s’étend à tous les temps de l’existence et à toutes les activités.
Le néolibéralisme n’incarne pas un système économique tout à fait inédit qui disposerait d’une idéologie propre. Il n’est qu’une étape de l’évolution du capitalisme, « la forme contemporaine du capitalisme » (Orléan 2013, 9) pourrait-on dire, et ses logiques doivent être analysées à travers les pratiques sociales et politiques qu’il met en oeuvre dans le but de soutenir l’expansion réflexive du capitalisme. Cette expansion du capitalisme ou néocapitalisme prendrait la forme d’un biocapitalisme (Haber 2013) capable de rendre compte des véritables implications du transhumanisme dans l’effacement progressif de la frontière entre l’humain et le non-humain. Si l’on peut parler de biocapitalisme, c’est dans la mesure où l’expansion des logiques de production ne s’est pas opérée uniquement par l’aliénation violente et l’exploitation agressive de nouvelles forces de travail. Ce processus, qui perdure sous des formes bien connues de l’exploitation contemporaine, a cherché « à s’associer au mouvement d’autoreproduction de la vie sociale et de la vie individuelle, à investir le niveau même de leur tendance à persévérer dans l’être pour se confondre avec lui » (ibid., 225). La vie est ce que le capitalisme a toujours cherché à coloniser pour en exploiter la puissance vitale[5]. Avec l’essor des technosciences, cette colonisation s’effectue de manière douce :
La préservation de la santé, l’enhancement (l’amélioration des performances), le renforcement et la transformation de soi, sont devenus des foyers essentiels du productivisme et du consumérisme contemporains – le corrélat de l’empowerment sans lequel l’exercice de l’autorité semble aujourd’hui illégitime […] Le « biocapitalisme » au sens plus ordinaire, qui peut concerner, par exemple, les biotechnologies, l’industrie pharmaceutique, la recherche biologique appliquée ou la médecine d’optimisation, constitue évidemment un corrélat majeur de ce saisissement de la vie propre à des fins de valorisation, de cette tentative pour raccorder directement expansion systémique et expansion vitale.
Haber 2013, 237-238
C’est en réduisant ainsi les humains à leur vie biologique propre à les caractériser en tant qu’animaux d’une espèce que le capitalisme parvient à procéder à une augmentation technologique de leur puissance vitale. Car seule l’espèce peut vouloir persévérer dans cette puissance qui accepte sa propre aliénation au nom d’une forme quelconque de survie.
En cela le modèle de « l’humain augmenté » véhiculé par le transhumanisme se constitue sur la réduction de l’humain à ce qui dans sa condition est le plus « gouvernable », le plus docile, le plus plastique, le plus facile à diriger et à adapter aux exigences d’efficacité et de productivité économique : soit sa condition biologique. Le projet transhumaniste reposerait ainsi sur une sacralisation des objets techniciens propre au « credo des sociétés techniciennes fondé sur le culte de la performance et de l’efficacité à tout prix [et] qui, après avoir colonisé les esprits, finira par s’insinuer dans les corps » (Chastenet 2017, 102).
Technologies de domination et travail aliéné : le dégagement d’une double plus-value
Si le capitalisme industriel n’a pas périclité comme pouvait le prédire Marx, c’est précisément parce qu’il a su s’adapter et transformer son appareil de production face aux besoins incessants de nouvelles forces de travail au fur et à mesure de son expansion. Cet appareil de production repose principalement sur la technique qu’il est capable de mobiliser et d’orienter en vue d’accroître le capital par une extension des supports de capitalisation. L’évolution des technologies a représenté en cela un instrument particulièrement efficace. Elle ouvrait la possibilité d’un support inédit de capitalisation en intégrant de nouvelles forces de travail dans le processus de production. Ces nouvelles forces s’identifiaient à la constitution d’une humanité entièrement réifiée et soumise aux logiques de la compétition et de la concurrence sur un marché de l’amélioration constante de la performance physique et cognitive. L’enjeu était alors de produire des individus qui n’allaient plus représenter une force de travail dans le seul secteur du travail, mais jusque dans leur existence tout entière au service du travail efficace de leur humanité-entreprise. Le désir de liberté devait pouvoir être inhibé par le développement de la puissance technoscientifique orientée vers l’accroissement du seul confort matériel. Si bien que le constat suivant établi par Marx n’apparaît peut-être plus de manière aussi évidente : « Le travailleur se tient d’emblée au-dessus du capitaliste, puisque ce dernier est enraciné dans ce procès d’aliénation et trouve en lui son absolue satisfaction, tandis que le travailleur, parce qu’il en est la victime, se trouve d’emblée à l’inverse dans un rapport de rébellion et le perçoit comme un processus d’asservissement. » (Marx, cité par Renault 2011, 21)
La pérennité du capitalisme n’a pu s’établir qu’à condition que ses logiques définissent une certaine rationalité par laquelle elles apparaissent aux individus comme étant normales. Cela n’a été possible qu’à partir du moment où cette rationalité s’est accompagnée d’une normalisation adéquate des subjectivités capable d’invisibiliser les mécanismes de l’exploitation. C’est ce qu’aura permis le développement du néolibéralisme, d’abord en tant que courants théoriques pluriels illustrant une hétérogénéité doctrinale originelle, ensuite comme pratique politique qui sélectionnera les politiques les plus susceptibles de correspondre efficacement aux contextes évolutifs de la réalité économique du capitalisme, pour enfin se concrétiser dans un ensemble de discours de légitimation et de pratiques sociales capables de produire une certaine forme d’hégémonie culturelle. Ces trois dimensions du néolibéralisme peuvent s’envisager de manière complémentaire pour comprendre en quoi leur convergence illustre le rôle actuel des pratiques néolibérales dans l’édification « d’un cadre institutionnel, politique et idéologique au sein duquel le capitalisme jouit davantage de liberté de manoeuvre » (Harvey 2006, 15). Considérés dans ce cadre, les individus ne sont plus des ouvriers dans le seul secteur du travail, ils sont désormais des ouvriers au quotidien car c’est leur humanité qui est devenue l’entreprise et le lieu d’un travail dont on ne saurait s’échapper. C’est elle qu’ils doivent réifier par le processus de l’augmentation technologique afin que celle-ci soit assimilée à de la pure matière, car « seule la matière se laisse travailler » (Anders 2002, 48) et peut être soumise aux supports de valorisation économique. Ce trait est caractéristique de la mutation d’un capitalisme industriel en un capitalisme dit « cognitif » :
Le capitalisme cognitif ne supprime pas le productivisme propre au capitalisme industriel. Il le réarticule, il le renforce, et cela, à travers une alliance du capital et de la science, qui met les nouvelles technologies au service d’une quête de standardisation et de transformation marchande du vivant […] Elle dessine, selon Gorz, la transition vers une « civilisation posthumaine » dans laquelle les conditions les plus essentielles de la reproduction du genre humain seront remodelées et produites comme des marchandises.
Vercellone 2009, 172
Comme pour le capitalisme industriel, le capitalisme cognitif ne va pas payer la force de travail d’un individu plus cher que ce qu’elle vaut. Si un individu n’est pas suffisamment discipliné dans son mode de vie, s’il ne s’entretient pas assez efficacement pour être compétitif, alors il ne sera pas adapté à la société de marché et ne vaudra pas grand-chose. Il sera donc faiblement rémunéré. Néanmoins dans cette société du capitalisme cognitif, les pratiques gouvernementales néolibérales vont s’appuyer sur des technologies éminemment politiques (puisqu’idéologiquement orientées) afin de pallier ce manque d’efficacité et inciter les individus à se responsabiliser dans l’intégration des modes de vie adéquats et de leur discipline : « le nouvel art gouvernemental va donc se présenter comme gestionnaire de la liberté, non pas au sens de l’impératif : “sois libre”, avec la contradiction immédiate que cet impératif peut porter […], [mais dans le sens] : je vais te produire de quoi être libre. Je vais faire en sorte que tu sois libre d’être libre » (Foucault 2004, 65).
Le capitalisme cognitif continue d’exploiter la force de travail des individus, mais plus efficacement encore que sous le capitalisme industriel. Cette efficacité réside dans le fait que ce genre de capitalisme va également réussir à obtenir des profits des mécanismes qui permettent de reproduire la force de travail. Le capitalisme cognitif dégagerait en effet une double plus-value, d’une part en ne rémunérant pas le travail mais la force de travail (ce qui est commun au capitalisme industriel) et, d’autre part, en capitalisant sur tous les processus de surtravail qui permettent aux individus d’améliorer leur efficacité. Si bien qu’en travaillant leur humanité comme une entreprise, les individus sont productifs dans leur propre mise en production. Ils investissent dans tous les instruments qui leur permettent ensuite de s’investir efficacement dans leur travail. C’est sur ces deux niveaux d’investissement que le capitalisme cognitif dégage des profits inédits. Ce cercle vertueux pour l’esprit du capitalisme lui offre le cycle inépuisable de capitalisation dont il a besoin pour pérenniser son existence[6] :
la croissance du capital est théoriquement illimitée, tant qu’il existe une force de travail disponible. Et le rôle du capitaliste sera forcément de découvrir sans cesse de nouvelles forces de travail à intégrer dans le processus de production. Par ailleurs on voit que la situation du travailleur est déjà tragique : plus il travaille, plus il produit de plus-value, c’est-à-dire justement ce qui va accroître cette puissance qui l’exploite et le dépouille, en même temps qu’il lui donne le moyen de mettre au travail un nombre croissant de travailleurs.
Ellul 1982, 12
Ce fut l’un des objectifs du néolibéralisme de dégager une nouvelle force de travail en édifiant le sujet néolibéral et c’est au transhumanisme qu’il appartient de faire la promotion de cet idéal de subjectivité dans une forme inédite de propagande « destinée à fabriquer, à une échelle industrielle, le consentement des populations » (Stiegler 2019, 66). Car le capitalisme était menacé. Il sécrétait le poison qui pouvait conduire à sa propre mort et que Marx envisageait comme la destruction inhérente au capitalisme lui-même : plus celui-ci avance, plus il prolétarise les individus et plus il sera impossible de trouver de nouvelles forces de travail dans lesquelles investir afin de dégager des profits. Il s’agissait pour Marx d’une autodestruction du processus d’accumulation capitaliste[7]. Ce dernier reconnaissait cependant que si le capitalisme produisait des conditions de déshumanisation à une échelle planétaire, il était également à l’origine d’un progrès qui faisait évoluer la société : les profits permettent des investissements dans de nouvelles machines, le développement de nouvelles techniques et l’apparition d’un confort de vie qui s’améliore sans cesse. Malgré cela, la prolétarisation de la société continuerait de progresser jusqu’à détruire les logiques fondamentales du capitalisme. C’est à cette destruction que le capitaliste fut confronté et à laquelle il devait trouver une alternative. Cette alternative consistait à continuer de dégager une force de travail tout en évitant la prolétarisation croissante de la société. Il s’agissait d’améliorer l’appareil technique de production afin qu’il n’ait plus à s’alimenter uniquement au sein des seuls secteurs du travail et de l’usine. Il fallait trouver une force de travail au-delà de la figure de l’ouvrier et réussir à investir des champs qui ne relevaient pas jusqu’ici du travail tout en y appliquant les mêmes logiques d’exploitation. L’objectif était de déborder ce domaine du travail industriel à la chaîne, ce lieu de l’usine, cette humanité ouvrière, afin de conquérir les domaines de l’existence tout entière. Dès lors, ce n’est plus seulement la force de travail qui représente une marchandise que l’individu vend librement en termes juridiques. Ce sont également les moyens d’en améliorer la valeur qui deviennent des marchandises, c’est-à-dire l’ensemble des actions et des comportements quotidiens concentré dans le mouvement d’amélioration de la force de travail. Ainsi se dégage-t-il une véritable « économie des comportements » marquant « l’impérialisme économique » qui régit l’individu devenu « capital humain » tel que le revendiquait notamment l’économiste néolibéral Gary Becker (1964). L’objectif est d’intégrer une multitude de comportements humains et d’interactions dans le jeu économique. Cet « impérialisme économique » qui se présente comme le résultat rationnel d’une application coût-avantages à l’ensemble des actions du quotidien n’est cependant pas neutre. Il induit une représentation du monde où le seul habitant possible est l’homo oeuconomicus qui doit sans cesse s’adapter aux exigences du marché pour demeurer le plus efficace dans l’ensemble d’une existence gouvernée par la logique du calcul égoïste. La science économique doit ainsi l’emporter sur toutes les autres sciences (ce qu’illustre la notion d’« impérialisme économique ») afin d’imposer sa compréhension de la société et faire émerger une structure de la subjectivité humaine entièrement engagée dans l’équilibre du marché : « c’est l’un des grands triomphes du capitalisme contemporain que d’avoir fait basculer la fantasmatique humaine dans la sphère économique » (Godin 2013, 88-89).
L’évolution capitaliste des sociétés n’a bien évidemment pas réduit l’écart entre les plus riches et les plus pauvres qui continue de se creuser. Pour autant, ce n’était pas la paupérisation des sociétés qui menaçait le capitalisme mais bien la prolétarisation[8]. La force de la transformation de l’appareil de production capitaliste est d’avoir réussi à améliorer les conditions du prolétaire sans pour autant avoir supprimé la nécessité de vendre sa force de travail. Avec le capitalisme cognitif, la vente de la force de travail permettrait à l’individu d’accéder à une liberté comprise comme augmentation de son standard de vie. Plus encore, la vente de cette force de travail se ferait au profit du travailleur lui-même puisqu’elle lui permettrait d’améliorer en retour ses performances physiques et cognitives, sa santé, son espérance de vie, et d’assurer l’amélioration de ses moyens de vivre dont étaient complètement dépossédés les prolétaires du capitalisme industriel. Le travail n’est plus synonyme d’une vie malsaine, physiquement éprouvante et source d’aliénation : le travail est désormais ce qui favorise la santé, ce qui en permet l’entretien comme source de liberté. Nous comprenons alors que l’autre réussite de l’évolution du capitalisme est d’avoir réussi à radicalement transformer l’image symbolique associée au travail. Désormais l’activité laborieuse n’est plus l’instrument irrationnel d’une exploitation. Elle est le moyen rationnel d’une libération puisque « la rationalité va de pair avec l’efficacité » (Ellul 2013, 89). Et ce moyen rationnel impose une conduite morale, un mode de vie normal avec ses désirs normaux et ses comportements normaux. Ce primat du travail, comme le remarque Ellul, détermine un schéma circulaire dans lequel l’individu se retrouve prisonnier : le travail est une activité libératrice en ce qu’elle permet de consommer, que la consommation donne à elle seule tout son sens à l’existence et qu’elle nécessite de travailler toujours plus, non seulement pour continuer à produire des biens de consommation mais également pour les consommer et continuer à trouver du sens à l’existence. La circularité de cette conception de l’existence renforce l’idéologie du travail comme vérité du sens de la vie :
Le travail c’est la vertu, le bien, le principe de toute morale. La seule bonne conduite est celle du travail. « Travailleur » est un titre de noblesse, en même temps que le travail est inéluctablement nécessaire : doublement, il est nécessaire à notre société pour fonctionner et se développer ; exactement tout repose sur le travail, nos possibilités de consommation, comme notre développement, comme l’équilibre social. Tout est travail.
Ellul 2013, 90-91
La société de marché ne reconnaît ainsi que le statut de « travailleur » auquel elle réduit la compréhension de l’humanité des êtres. Par là même, elle ne fait plus du travailleur un prolétaire, puisqu’en travaillant l’individu accède aux moyens de vivre. Ce dernier n’a pas l’impression de vendre sa force de travail mais de la mobiliser le plus efficacement possible en vue de son épanouissement matériel, c’est-à-dire de son enrichissement. Comme l’observe Dominique Méda, le travail est dit « aliéné » chez Marx parce que son
but n’est justement pas le développement de l’homme grâce au travail, médiateur par essence, mais au contraire l’enrichissement […] Il est aliéné justement parce qu’il empêche l’homme d’atteindre le but que nous avons vu Marx lui assigner : développer, spiritualiser et humaniser l’humanité. Dans l’économie politique, le travail n’exerce plus cette fonction, il est détourné de son véritable but. Parce qu’il détourne l’humanité de la réalisation de ses plus hautes fins, le travail ramène dès lors l’humanité à l’animalité ; au lieu d’être une activité vitale consciente et volontaire, le travail est rabaissé au rang de moyen.
Méda 2021, 113
Les diverses aliénations qui résultent de la réduction des individus à la vente de leur seule force de travail pour survivre sont ainsi invisibilisées en même temps que s’estompe le sentiment d’être aliéné par le travail.
En diminuant la conscience des aliénations par de progressives réformes[9], par la mobilisation d’innovations technologiques et la justification d’une hausse perpétuelle du standard de vie, le capitalisme cognitif supprime ce qui rendait possible une conscience prolétaire dont l’unification permettrait selon Marx cette « inéluctable élimination » du capitalisme. En effet, sitôt que ces aliénations
sont mitigées, partielles, compensées, il n’y a plus de prolétariat au sens de Marx […] Car en diminuant la rigueur de l’aliénation, sa totalité, on ne dira pas que l’on diminue la volonté révolutionnaire du prolétariat, ou qu’on l’adapte, mais bien plus fortement que le prolétariat cesse de l’être, il n’a plus aucun rôle historique à jouer. Il est dans le système et non plus la négation des systèmes.
Ellul 2013, 16
L’irrationalité de la subjectivité néolibérale aliénée est camouflée par l’apparente rationalité de son efficacité technique. L’individu ne peut en rien se comprendre comme la négation de la condition humaine, négation de la liberté qui permettrait d’entreprendre en retour la négation de ce système. Pour ce faire, il faudrait changer l’orientation idéologique de la technique concomitamment à une transformation des structures sociales qui les émanciperait des logiques capitalistes et de leur imaginaire social :
La liberté dépend très largement du progrès technique et des acquisitions de la science. Cela ne doit pas faire perdre de vue la condition essentielle : pour devenir des agents de la libération, il faudrait que la science et la technique modifient leur orientation et leurs objectifs actuels ; il faudrait qu’elles soient reconstruites conformément à une sensibilité nouvelle – aux impératifs des pulsions de vie. C’est seulement alors que l’on pourra parler d’une technologie de la libération, fruit d’une imagination scientifique libre désormais de concevoir et de réaliser les formes d’un univers humain où seraient exclus le labeur et l’exploitation.
Marcuse 1977, 43
La puissance de cette rationalité technologique participe à la difficulté que l’individu rencontre dans sa tentative de (re)penser sa liberté et son existence au-delà de l’ordre établi du capitalisme et de son imaginaire institué par les pratiques néolibérales qui tendent à naturaliser la concurrence en faisant de la société de marché un environnement naturel. C’est à travers l’orientation idéologique de cette rationalité technologique que le néolibéralisme apparaît non plus comme un ensemble hétéronome de doctrines dont les théories semblent inconciliables avec la réalité évolutive du capitalisme[10], mais comme l’une des étapes de l’expansion de ses logiques productives : « utiliser le mot “néolibéralisme”, c’est ici nommer, en adoptant une certaine perspective, le néocapitalisme, c’est-à-dire la forme contemporaine dominante de la dynamique expansive qui définit le mode de production capitaliste. » (Haber 2013, 137)
La colonisation des objets technologiques vise, dans cette perspective, l’amélioration du confort de vie et des capacités physiques et cognitives dans le seul but d’en accroître l’efficacité productive, si bien que « ce sont à leur tour la science et la technique qui aujourd’hui assument aussi la fonction de donner à la domination ses légitimations » (Habermas 1973, 37). Ces objets colonisent l’existence pour la soumettre, jusque dans sa plus profonde intimité corporelle et privée, à la logique de la performance et de l’efficacité qui impose un travail permanent, désormais constitutif d’un projet de vie valorisé. Le néolibéralisme apparaît alors comme l’organisation pratique et rationnelle de cette colonisation, comme cette « pensée de légitimation du travail » (Méda 2021, 17) à partir de laquelle l’évolution des logiques capitalistes n’est plus perçue sur le mode de l’aliénation mais de la libération :
Dans la phase actuelle, les différentes composantes de cette dynamique expansive, au lieu d’être seulement subies comme un destin, tendent aussi à se transformer en objets d’une volonté consciente et à être perçues comme des projets motivants pour les individus et les populations, comme au terme d’une poussée de rationalisation supplémentaire. Les politiques d’État visent plus explicitement que jamais à conforter ces différents éléments, à les accompagner et à contrôler les désordres sociaux qu’ils génèrent.
Haber 2013, 138
La puissance de cette rationalité technologique n’a d’égale que sa capacité à rendre efficiente une fausse libération : la possibilité de se soustraire technologiquement à un quotidien opprimant. La libération défendue par le transhumanisme ne passe plus par la révélation de la condition politique des individus dont la manifestation permettrait la conscientisation d’un état de domination et son opposition, mais par leur seule transformation technologique. À l’autonomie politique se substitue une autonomie par la technologie. Si bien qu’à la capacité politique de refuser un certain ordre social impropre à l’autonomie et à l’émancipation s’impose la capacité technologique d’une adaptation à l’ordre établi (Le Dévédec 2019 ; 2021).
Si cette adaptation[11] constitue, comme nous l’évoquions, un nouveau support de plus-value, ce cycle vertueux pour le capitalisme pourrait néanmoins prendre fin si l’individu devenait parfaitement adapté à la société de marché. Cela serait susceptible d’arriver si l’humain devenait un jour une machine dont la potentialité pourrait atteindre une limite au-delà de laquelle il ne serait plus possible d’envisager une efficacité supérieure ou bien si le nombre des « inadaptés » devenait majoritaire et, comme pour le prolétariat, se constituait en classe pour soi afin d’entraver la recherche perpétuelle d’adaptation en dénaturalisant les différentes formes de domination du travail.
Pour dépasser cet hypothétique problème, il est indispensable d’empêcher l’adaptation parfaite des individus au modèle idéalisé de subjectivité. Ce faisant, il ne faut pas non plus abandonner la normalisation adaptative sans quoi les individus pourraient remettre en cause la société de marché et la (fausse) rationalité de ses exigences : si nous ne sommes pas tenus de nous adapter et si cette adaptation ne nous apparaît plus comme le gage d’une liberté, comme légitime donc, à quoi bon continuer à vivre selon les exigences de la société de marché ? Pourquoi ne pas vivre différemment, c’est-à-dire inventer une autre forme de société ? La manière dont le capitalisme contemporain envisage le dépassement de cette menace, Ellul l’avait perçue d’une certaine façon lorsqu’il affirmait :
Notre société est remarquable par l’existence de processus contradictoires. Elle est ordonnée de telle façon qu’elle ne supporte aucune inadaptation, aucune marginalité, aucune différence. Elle exige une parfaite conformité, une identité, une reproduction. Or, en même temps, elle développe des conditions de vie telles qu’elle produit l’inadaptation, elle marginalise, comme sans doute, aucune société avant elle.
2013, 80
Ces processus contradictoires sont essentiels au capitalisme. C’est en cela que les pratiques néolibérales sont mobilisées pour entretenir de tels processus : elles cherchent à imposer l’adaptation à l’environnement de la société de marché comme un idéal normatif et un mouvement indispensable pour la liberté des individus. Elles en font un idéal incarné par un modèle d’existence à atteindre en même temps qu’elles déploient un ensemble de techniques de contrôle, de discipline et de sanction de tous les comportements déviants, de tous les modes de vie qui refusent de s’inscrire dans la conformité à cet idéal. Pour autant, ces mêmes pratiques vont mettre en place des obstacles à la réalisation d’un pareil idéal qui ne cesse d’évoluer. La société unitaire est une société immunitaire : les individus doivent être unifiés autour de l’idéal du sujet néolibéral entrepreneur de lui-même et, pour ce faire, lutter contre toutes pathologies sociales qui les dévieraient de ce chemin ; pathologies que la société ne cesse de produire par la constitution de conditions de vie de plus en plus précaires. Comme le remarque encore Ellul, à partir de là « on comprend sans peine que cette obsession de l’Unité soit un facteur décisif de la constitution de la déviance » (ibid., 64). Cette déviance n’est cependant pas déterminée une fois pour toutes, précisément parce que l’idéal du sujet néolibéral est lui-même fluctuant[12], en ce sens qu’il ne cesse de s’adapter aux exigences mouvantes d’une société de marché en termes de recherche de nouveaux capitaux, de nouvelles forces de travail, de stratégies économiques[13]. Cela explique en partie l’impossible homogénéité doctrinale qui caractérise le futur « posthumain » de la société de marché.
La subjectivité néolibérale est essentiellement plastique pour être adaptable. À partir de là, le non-déviant d’aujourd’hui peut devenir le déviant de demain s’il n’arrive pas à transformer son individualité afin de l’adapter aux évolutions de la société de marché. Les individus apprennent à vivre avec le risque permanent d’être « inadaptés », ce qui les désignera comme des « déviants » auxquels des solutions seront proposées afin de retrouver un comportement « normal » et de déployer par eux-mêmes les moyens nécessaires à une réadaptation qui gagera de leur retour dans le jeu du marché et donc d’une démarginalisation (l’individu est à nouveau intégré dans la société de marché). Aussi est-il nécessaire d’opérer un contrôle social des individus par lequel l’adaptation sera conceptualisée par des experts en sciences humaines (notamment depuis une certaine psychologisation[14] de l’existence), véhiculée ensuite par un ensemble de technologies politiques pour finir par être introjectée par les individus. L’adaptation dispose ainsi d’un fondement scientifique qui permet de justifier le fonctionnement « normal » de la société de marché par la définition d’un comportement idéal-type soumis à l’idéologie du travail constitutive d’une exploitation capitaliste inconsciente : « le fait de l’exploitation se trouve ainsi dissimulé en même temps que les différents aspects de la domination du travail se voient naturalisés » (Renault 2011, 22). C’est à cette naturalisation que procède aujourd’hui le transhumanisme en inscrivant le processus de l’augmentation technologique dans l’histoire de l’évolution de l’espèce humaine.
La réponse transhumaniste à l’énigme de l’humain ou l’obsolescence de la condition politique
La prétention transhumaniste à comprendre le sens de l’humain pour mieux le placer dans une conception téléologique de l’histoire dont la technoscience aurait remplacé Dieu doit nous éclairer sur la volonté du capitalisme à avancer sur l’élimination de toute condition politique des individus. Cette élimination suscite des pratiques et des stratégies toujours renouvelées pour faire face aux résistances précisément politiques qu’elle rencontre. Le néolibéralisme correspondrait à l’une de ces stratégies et le transhumaniste en serait l’un des instruments. À travers la promotion de « l’humain augmenté », le sens de l’humain semble être définitivement pris en charge par la technoscience afin d’imposer aux individus un destin dont l’inéluctabilité se justifie sur le principe de l’évolution. Quel est ce destin ? Celui de l’économisation croissante de tous les secteurs de la société et de l’existence humaine. Ce ne sont plus les individus qui débattent collectivement de la société qu’ils souhaitent construire corrélativement aux idées qu’ils se font de leur condition humaine et des moyens de sa perpétuelle amélioration. Ce sont désormais les puissances technoscientifiques qui deviennent les acteurs de l’histoire des Hommes, prônant l’obsolescence de la condition politique comme la libération véritable des humains du fardeau de la responsabilité de leur liberté. Ce qui fait s’interroger Gilles Labelle, à la suite de Miguel Abensour et de Hannah Arendt, sur la possibilité que nos sociétés post-totalitaires n’en aient peut-être pas fini avec cette volonté de destruction du politique et d’imposition d’une nouvelle idéologie de l’humain :
Le monde commun a-t-il retrouvé un sens dans la société post-totalitaire – ou bien celle-ci n’est-elle pas à nouveau gouvernée par des « processus sans sujet » étrangers à l’action, rythmés par le mouvement des capitaux et des marchandises, et auxquels il conviendrait de sans cesse s’adapter ? Processus dont on ne voit pas en quoi il est de nature à susciter une pluralité d’êtres exerçant leur liberté dans le monde, en tant qu’il génère plutôt une sorte de pseudo-subjectivité qui s’agite en tous sens, mais dont l’orientation paraît au final curieusement partout la même – produire et consommer toujours plus de marchandises, poser des gestes quasi-automatiques permettant une accumulation toujours davantage élargie du capital –, comme si, par-delà la « diversité » sans cesse affichée et revendiquée, elle était fondamentalement « une » ?
Labelle 2018, 292-293
Rompre avec cette idéologisation du sens de l’humain nécessiterait une réappropriation par les individus de leur condition politique, seule à même d’initier un questionnement permanent et libre sur ce que signifie être humain dans ce monde ; questionnement qui conduit à son tour à une action sur le monde pour en faire le lieu d’un conditionnement toujours plus humain de l’Homme[15].
En quoi pareille réappropriation est-elle rendue difficile dans le contexte des sociétés capitalistes contemporaines ?
La condition politique des êtres est fondamentalement liée à l’ouverture du sens de l’humain telle qu’elle constitue le support premier d’une discussion sur le meilleur conditionnement humain de l’Homme, c’est-à-dire sur la possibilité d’une amélioration constante de son émancipation et de son autonomie. La fermeture du sens de l’humain induit systématiquement la fermeture de la société sur elle-même, soit l’avènement d’un ordre établi sur une conception idéologique de l’humain dont la réalité ne supporte aucune remise en question, aucune discussion, et donc la suppression de la condition politique des êtres ; l’idéologie doit, par l’endoctrinement, faire intérioriser aux individus le caractère normal et non problématique de leur conditionnement.
Le transhumanisme participe aujourd’hui à la clôture du sens de l’humain par la réponse qu’il impose à la question kantienne « qu’est-ce que l’Homme ? » et qui dessine un horizon d’évolution dans les seules frontières d’une société de marché. Se projeter dans un avenir qui ne serait pas celui du capitalisme devient difficile parce que son évolution nous est présentée comme indissociable de l’évolution de notre humanité. Seules les logiques capitalistes permettraient de développer les techniques qui favoriseront en retour l’amélioration constante du confort de vie et de la vie elle-même dans ses capacités physiques et cognitives. Ce qui se perd ici, c’est l’accès à un régime politique de notre mode d’existence au profit d’un conditionnement technoscientifique de celui-ci. Comme le remarque en effet Étienne Tassin, il n’existe « que des conditions sous lesquelles un vivant peut être dit humain si et parce qu’il accède à un régime politique de son mode d’existence, de son exister. Que celui-ci soit altéré, voire détruit, et l’humanité se trouve aussitôt privée en même temps de sens et de réalité. » (2017, 167)
La perte du régime politique de notre mode d’existence est perçue de manière moins « douloureuse » que nous consentons et coopérons à notre conditionnement technoscientifique dont la légitimité est soutenue par l’idéologie du travail. Nous apprenons à croire que notre vie n’a de sens que par le travail pour mieux participer à sa réification en tant que marchandise à travers l’augmentation constante de ses performances physiques et cognitives. Soit l’illustration de cette incitation contemporaine à faire de notre humanité une entreprise dont la fructification est valorisée socialement : « la vie normale est la vie de travail […] La loi du travail est la norme » (Ellul 2013, 91-92). Or seule la condition politique permet de remettre en cause toute forme de normalité de la société et de la vie en en questionnant la norme fondatrice.
D’où la condition politique tire-t-elle cette force de questionnement, cette capacité à s’étonner de ce qui paraît aller de soi ?
Elle la tire principalement du rapport qu’entretiennent les êtres humains à leur humanité dont l’essence énigmatique leur offre la possibilité d’un questionnement permanent sur son sens et ses conditions sociales de réalisation. Si l’essence de l’humanité des êtres est énigmatique, c’est en raison de son absence de sens déterminé. Les révolutions démocratiques ont précisément libéré le sens de l’humain de toute détermination idéologique. Ainsi ces révolutions ont-elles mis fin au sens divin de l’humain qui imposait, tout au long du Moyen Âge, une manière d’être soumise au respect des lois de Dieu, tout comme ce sens divin a lui-même succédé au sens naturel de l’humain qui vouait les individus de l’époque antique à soumettre leur compréhension d’eux-mêmes et leur organisation sociale aux lois cosmologiques de la Nature. L’avènement des démocraties modernes résulte d’une volonté de concevoir désormais les Hommes égaux en humanité. Cette égalité ne présume en rien du sens de l’humain mais octroie aux Hommes, c’est-à-dire à tous les Hommes, la liberté de questionner leur humanité concomitamment à la possibilité d’organiser de manière autonome leur société à travers la détermination des Droits de l’Homme et de lois s’y référant ; des droits et des lois qui ne sont plus dictés par une force transcendante telle qu’elle imposerait un rapport hétéronomique au monde, mais qui illustrent l’autonomie des individus dans leur capacité à se donner à eux-mêmes leurs propres règles :
L’avènement de la démocratie semble entraîner inéluctablement une lente dissolution des figures de la transcendance. Alors qu’au sein des sociétés anciennes, que Tocqueville appelle aristocratiques, les lois qui régissent les modes de vie, qui structurent le vivre-ensemble, paraissent venir d’en haut, d’une source radicalement extérieure aux hommes, en démocratie, en revanche, elles s’imposent comme des lois d’origine exclusivement humaine.
Legros 2014, 171
La démocratie offre ainsi la possibilité d’une libre donation du sens de l’humain dont l’interprétation est désormais accessible à tous les individus qui peuvent en questionner les représentations. Cette possibilité révèle alors la singularité et la pluralité[16] des êtres dont dépend la liberté politique par laquelle ces derniers peuvent agir avec leurs semblables sur le monde afin de déterminer l’existence qu’ils souhaitent mener et se révolter contre toutes conditions jugées déshumanisantes : « l’humanité des hommes ne s’accomplit pleinement que sous condition de liberté politique » (Tassin 2017, 156), et cette liberté est étroitement liée à la libre donation du sens de l’humain. Cette « humanité démocratique » existe alors en tant qu’Idée au sens kantien du terme, mais non en tant que réalité empirique. Il s’agit d’une Idée dont la vérité demeure inconnaissable parce qu’aucune réalité ne saurait définir et englober l’ensemble des expériences et des représentations que les individus s’en font. Si l’étymologie du mot « énigme » provient du grec ancien « aínigma » et signifie « ce qu’on laisse entendre » – et si l’humanité des hommes est essentiellement énigmatique –, cela veut dire qu’elle est la condition première de tout agir politique des êtres. Elle est, en tant qu’Idée, la source intarissable de questionnement et de discussion à laquelle s’alimentent la pluralité et la singularité indispensables à l’agir politique ; une humanité qui est à fois idéelle, invitant chaque être à s’en faire une représentation singulière, et idéalité en tant qu’elle exprime un désir éthique, un horizon d’amélioration de la condition humaine qui convoque la réunion des singularités dans un agir collectif, celui du dèmos.
En effet, puisque privée d’un sens unique – ce qui ne veut pas dire qu’elle est insensée –, l’humanité des hommes est toujours en débat en même temps que ses conditions de possibilité, c’est-à-dire les moyens que les individus mettent en place afin de se conditionner en humanité ou en inhumanité. Il est donc de leur responsabilité politique d’édifier les conditions sociales de leur émancipation ou de leur aliénation. Cette responsabilité leur incombe à eux et à personne d’autre parce qu’elle dépend directement de leur capacité à accueillir l’absence de sens de leur humanité. Là où le sens est précis et déterminé, la discussion devient inutile et la condition politique des êtres n’étant plus alimentée par le débat, n’étant plus manifestée par la parole singulière de chaque être, finit par disparaître :
sans l’accompagnement du langage, l’action ne perdrait pas seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi son sujet, pour ainsi dire ; il n’y aurait pas d’hommes mais des robots exécutant des actes qui, humainement parlant, resteraient incompréhensibles. L’action muette ne serait plus action parce qu’il n’y aurait plus d’acteur, et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles.
Arendt 1983, 235
L’action politique devient muette lorsqu’elle ne trouve plus de foyer d’interrogation susceptible de faire parler les individus et de confronter les expériences qu’ils font de leur humanité. C’est précisément cette tendance qui se profile dans les sociétés contemporaines et plus largement à travers toute société où le sens de l’humain est pris en charge par d’autres entités dans le but d’en donner une définition arrêtée à partir de laquelle s’imposera une expérience unique d’existence. Cette tendance traduit l’idéologisation de l’Idée d’humanité qui correspond à la destruction de la liberté d’interprétation et de discussion propre à l’Idée. Soit, in fine, la destruction de la politique par l’idéologie dont la loi du mouvement vise l’unification des individualités sur un mode d’existence conforme à la réalisation de l’histoire capitaliste. Pareille idéologie correspond en effet à une « expérience sans précédent de destruction de la politique, de son domaine, de ses conditions de possibilité et au-delà, dans la tentative de produire une humanité incarnant la loi du mouvement, une volonté d’en finir avec la condition humaine, en tant que condition politique » (Abensour 2009, 194). C’est sur cette volonté que fleurit la promotion d’une condition posthumaine.
Nous comprenons alors qu’une certaine conception de l’humain entraînera la formation d’un certain type de société par la médiation d’un mode particulier d’existence. Si cette conception est réduite à la condition biologique, cela signifie que toute la société se construira sur l’idéologie du travail. Vie et société seront unies dans un régime non politique du mode d’existence, celui de l’animal laborans, parce que seule l’activité du travail peut assurer la sécurité et la préservation de la condition biologique fondée sur la capacité à consommer les fruits du travail. Il y aura ainsi survalorisation de la vie biologique afin de mieux survaloriser les actes de production/consommation et donc l’activité du travail elle-même. Dans ce triptyque travail-consommation-vie, l’humain est aliéné à sa seule identité de « force de travail » : « Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit – ou plutôt reproduit – une nouvelle “force de travail” nécessaire à l’entretien du corps. » (Arendt 1983, 145)
La conscience de cette aliénation – à l’inverse des périodes durant lesquelles la société de classes était fortement marquée et particulièrement éprouvée – est de moins en moins évidente dans la mesure où la réduction de l’humain et de son sens à l’identité de « travailleur » est valorisée en même temps que cette valorisation se fait au détriment de l’identité politique de la condition humaine.
Il n’est pas aisé de comprendre en quoi le transhumanisme, qui prétend vouloir précisément dépasser la condition biologique de l’humain, participe au renforcement de ce triptyque qui contraint à « courber toute l’humanité pour la première fois sous le joug de la nécessité » (ibid., 181). Si le transhumanisme déprécie la vie biologique dans toutes les limites qui la caractérisent pour mieux en justifier le dépassement dans l’artificialisation de l’augmentation technologique, cette dépréciation entraîne paradoxalement la domination du sens biologique de l’humain. Parce que les transhumanistes paraissent obsédés par la mort, la possibilité d’y échapper ou de la retarder est conçue comme l’objectif premier de toute forme de progrès, renvoyant par là même l’humain à sa seule condition d’être biologique dont l’existence tout entière doit être vouée à la survie et donc à l’entretien, à l’amélioration et à la préservation de la vie, quels qu’en soient les moyens. Ainsi est-il courant d’entendre les transhumanistes soutenir les progrès de l’intelligence artificielle (IA) et de la convergence des NBIC afin de lutter contre les limites de la vie biologique, à l’instar des prévisions de Raymond Kurzweil :
L’arrivée d’une IA forte est la transformation la plus importante que pourra voir ce siècle. Elle est comparable à la venue de la biologie. Cela signifie qu’une création de la biologie a finalement maîtrisé sa propre intelligence et a découvert les moyens de dépasser ses limites. Lorsque les principes d’opération de l’intelligence humaine seront compris, l’extension de ses capacités sera dirigée par des scientifiques ingénieurs humains dont les propres intelligences biologiques auront été améliorées à travers un mélange intime avec une intelligence non biologique. Et au fil du temps, cette portion non biologique prédominera.
2007, 318
La biotechnologie étendra la biologie et corrigera ses défauts évidents. La révolution parallèle de la nanotechnologie nous permettra de dépasser les limites sévères de la biologie.
ibid., 346
Ce qui est sacré, dans cette conception de l’humain, n’est pas tant la possibilité de vivre humainement dans ce monde que d’y vivre le plus longtemps en bonne santé. Que la vie soit aliénée à la puissance technologique, elle-même au service de l’idéologie du travail propre à l’économie capitaliste, ne semble pas être un problème tant que cette puissance permet l’augmentation de l’humain en vue de sa survie ; une survie de laquelle découlent tous les droits et libertés, comme l’atteste Marc Roux, président de l’Association française transhumaniste Technoprog :
Aux risques anticipés, nous pourrons essayer de trouver des solutions, mais la perspective d’une vie en bonne santé considérablement plus longue offre surtout de formidables espoirs. Le premier de ces espoirs est celui de la conservation de la vie humaine elle-même. Condition de toutes les libertés et de tous les droits, elle est célébrée par toutes les cultures, toutes les religions et toutes les philosophies. En cela, le longévitisme n’est jamais que la prolongation de ce que l’humanité a toujours fait.
2020, 100
Roux prétend en cela défendre un transhumanisme capable d’associer l’allongement de la durée de vie en bonne santé et la participation au progrès social ou à la résolution de certaines crises. Mais alors, comment cette ambition serait-elle réalisable à partir du moment où le président de Technoprog avoue lui-même que la plupart des organisations transhumanistes « ne soutiennent pas de tendances politiques particulières […] » et que si les transhumanistes sont « attentifs à la chose politique […], [il est] vrai de constater que, depuis quatre décennies, ce n’est pas la question à laquelle ils se sont le plus intéressés » (ibid., 93) ?
Bien que cette affirmation ne soit que partiellement exacte – les transhumanismes singularitarien et extropien américains étant principalement d’obédience libertarienne et donc associés à une tendance politique –, elle traduit le fait que le transhumanisme démocratique européen peut être aisément instrumentalisé, que ses discours et ses ambitions sont susceptibles de faire l’objet d’une appropriation politique à laquelle les transhumanistes ne peuvent pas s’opposer compte tenu de la négligence de cette question politique et du fait « qu’ils parlent davantage, et parfois exclusivement de solutions techniques parce que c’est le fond de la valeur-ajoutée qu’ils apportent au débat » (ibid., 93).
En cela, le transhumanisme participe, volontairement ou involontairement, de cette idéologie de la réduction de l’humain à sa vie biologique. Cette réduction tend à rendre impossible la constitution de la pluralité humaine indispensable à la condition politique, en ce qu’elle implique une uniformisation de l’humain en tant que membre identique d’une même espèce animale et une conformisation volontaire au processus d’augmentation technologique. L’uniformisation s’oppose à la pluralité tout comme la conformisation menace la singularité et le caractère unique des êtres. Cet objet physique que devient l’humain se place à côté des autres objets matériels dans un espace où il n’est plus nécessaire d’apparaître pour se distinguer, car tout y est déjà identique selon le même processus de réification économique et technologique. Que pourraient laisser entendre de singulier des individus identiques ? Dès lors qu’ils oeuvrent à leur uniformisation par la pratique permanente du travail dans l’idéologie de laquelle ils se trouvent prisonniers, les individus n’éprouvent plus leur singularité ni le besoin de la manifester. Parce qu’ils n’ont plus rien à dire d’eux-mêmes, c’est-à-dire d’unique, les êtres humains ne peuvent ni exprimer par la parole qui ils sont, ni agir avec autrui pour défendre ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent être ou ne pas être[17].
Aussi est-il plus facile de contrôler l’unicité des identités biologiques que celle des identités subjectives pour les conduire à se conformer à un modèle d’existence déterminé. C’est précisément de ce contrôle que participe aujourd’hui le transhumanisme à travers la promotion de l’idéologie du travail par laquelle chaque individu devient l’acteur économique de son propre bonheur profondément imbriqué à l’efficacité de sa survie. Comme le remarque Jean-Michel Besnier, « si le transhumanisme ne considère que le corps (le Körper), il fait l’impasse sur le sentir par quoi seul l’humain est à la fois un vivant et un vécu (le Leib) » (2016, 216). Tandis que le vivant peut facilement être exploité à travers la force de travail qu’il déploie pour vivre, le vécu de l’humain demeure quant à lui au-delà de la seule activité du travail, du règne de la nécessité et de l’exploitation. Il est la marque de l’historialité et en cela le foyer de l’agir politique. Le nier, c’est refuser à l’humain sa possibilité d’exister autrement que dans sa condition d’espèce animale soumise aux évolutions (capitalistes) de son environnement et aux lois de l’adaptation (néolibérales) qu’elles imposent.
Conclusion
Pour survivre aux sociétés de marché, il faut s’adapter à ses règles, ses finalités, ses rythmes. Les pratiques néolibérales font la promotion de cette survie dans la capacité adaptative propre à l’animal laborans dont le comportement, analysé et modélisé par un ensemble toujours plus présent d’algorithmes, sert de support à la normalisation et donc au contrôle de la vie individuelle et sociale. Ainsi le comportement remplace l’action, comme l’observait Arendt, de sorte que « l’essentiel est que la société à tous les niveaux exclut la possibilité de l’action, laquelle était jadis exclue du foyer. De chacun de ses membres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant d’innombrables règles qui, toutes, tendent à « normaliser » ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires » (1983, 79). Entièrement réduits à cette forme de « vie enchaînée à elle-même » (Patočka 1999, 107), les individus ne peuvent s’en extraire afin de s’ouvrir à l’agir politique et se révéler comme des êtres singuliers par l’affirmation d’un projet d’existence qui nécessite un certain héroïsme, celui de quitter la sphère privée et confortable de son foyer afin d’apparaître en public.
Au sein des sociétés capitalistes, le foyer n’est plus perçu comme l’espace d’une aliénation aux seules nécessités vitales. Il devient le lieu d’une liberté conçue justement dans les limites des nécessités vitales et qui commande de vivre heureux dans la satisfaction de ses besoins biologiques, c’est-à-dire dans la jouissance privée de sa propre humanité réifiée et devenue l’objet que l’on travaille, que l’on produit et que l’on consomme.
En cela la vie doit être confinée au foyer qui lui-même se trouve sacralisé et protégé contre toute intrusion extérieure, qu’il s’agisse de la figure de l’Autre telle qu’on la rencontre sur l’espace public ou de la maladie que l’on viendrait à attraper et qui diminuerait nos capacités biologiques. L’habitat devient un habitacle, seul espace où l’on peut vivre, qui protège de l’extérieur et qui bénéficie possiblement d’une atmosphère aseptisée. Pareille sacralisation du foyer n’est pas compatible avec le caractère intrépide et aventureux de l’être politique des humains. Une vie passée dans l’ombre du foyer est éventuellement à l’abri des risques extérieurs, mais elle n’est pas une existence libre.
Rien ne prouve cependant que les individus des sociétés capitalistes contemporaines expriment le désir d’une telle vie. Les différents mouvements sociaux qui continuent de se former et de faire entendre leurs revendications d’un idéal social et existentiel autre que celui imposé par le modèle économique dominant sont autant de preuves que les individus n’ont pas renoncé à la défense de leur condition politique. Ils participent à réaffirmer, en en renouvelant sans cesse les formes, leurs rôles d’acteur politique afin de considérer à nouveau chaque être comme un citoyen engagé dans le monde qu’il fait apparaître par son pouvoir d’étonnement et de questionnement. Leurs actions font que le simple sens donné et non problématique de la vie purement biologique se trouve ébranlé par une volonté de vivre libre au-delà de la seule contrainte vitale et de ses processus économiques du travail et de la consommation. Contre la peur et la lâcheté qui peuvent maintenir les êtres dans les limites de la sécurité du foyer, de l’idéologie et de la survie, ces mouvements sociaux manifestent les valeurs d’un héroïsme démocratique et ordinaire qui repose sur le courage qu’il y a « à s’exposer dans un domaine qui n’est plus ordonné à la préoccupation pour la vie ou pour la survie, mais qui n’est ordonné qu’à la seule liberté de parole et d’action, [le courage de] quitter la sphère des communautés d’appartenance et de reconnaissance pour s’exposer librement sur la scène politique, scène polémique et agonistique » (Tassin 2013, 31). Cet héroïsme ordinaire qui redonne à la politique son sens premier, celui d’une « interrogation sans fin sur le monde et le destin des mortels » (Abensour 2004, 243), révèle en même temps la possibilité d’une vie pour la liberté qui fait voler en éclats les limites que cherche toujours à lui imposer n’importe quelle idéologie.
Appendices
Note biographique
Guillaume Fauvel est docteur en science politique, rattaché à l’Institut du droit public et de la science politique (IDPSP) de la Faculté de droit et de science politique (Université de Rennes). Il est l’auteur d’une thèse intitulée La démocratie face à la condition posthumaine. La réponse transhumaniste à l’énigme de l’humanité des hommes, dans laquelle il mobilise les outils de la philosophie politique, de la théorie politique, et des théories de la démocratie afin d’étudier les liens entre le néolibéralisme et le mouvement transhumaniste ainsi que leurs conséquences sur la condition humaine et le rapport à la démocratie.
Notes
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[1]
« Qu’est-ce donc que la singularité ? C’est une période future pendant laquelle le rythme du changement technologique sera tellement rapide, son impact si important, que la vie humaine en sera transformée de façon irréversible. Bien qu’elle ne soit ni utopique ni dystopique, cette époque transformera les concepts sur lesquels nous nous fondons pour donner un sens à nos vies, des modèles de marché au cycle de la vie humaine, incluant même la mort. » (Kurzweil 2007, 29)
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[2]
« L’Extropianisme est une philosophie transhumaniste […] Nous défions la notion d’inévitabilité du vieillissement et de la mort, de plus, nous cherchons à apporter continuellement des améliorations à nos capacités intellectuelles, physiologiques et à notre développement émotif. Nous voyons l’humanité comme une étape transitoire dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous préconisons l’utilisation de la science pour accélérer notre transition de l’état humain à la transhumaine ou à une condition posthumaine. » (More 1999)
-
[3]
Critique que les économistes de l’École de Vienne formuleront notamment à l’encontre des théories néoclassiques, comme le souligne Caré (2016, 33) : « Les économistes autrichiens vont diamétralement s’opposer aux prétentions positivistes des néoclassiques en contestant d’une part leur capacité à déterminer les conditions d’un équilibre optimal [du marché], et d’autre part leur tendance à postuler l’existence d’un homo oeconomicus capable de choix rationnel et disposant d’une information complète. »
-
[4]
« La solution des problèmes techniques échappe à la discussion publique. Des discussions publiques risqueraient en effet de mettre en question les conditions qui définissent le système au sein duquel les tâches incombant à l’action de l’État se présentent comme des tâches techniques. C’est pourquoi la nouvelle politique d’interventionnisme étatique exige une dépolitisation de la grande masse de la population. » (Habermas 1973, 42)
-
[5]
« Ce bio-pouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques. Mais il a exigé davantage ; il lui a fallu la croissance des uns et des autres, leur renforcement en même temps que leur utilisabilité et leur docilité ; il lui a fallu des méthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie en général sans pour autant les rendre plus difficiles à assujettir […] » (Foucault 1976, 185)
-
[6]
« C’est là l’un des aspects particuliers de ce que Marx nomme “reproduction simple”, c’est-à-dire le processus par lequel le capitalisme reproduit sans cesse ses propres conditions. » (Renault 2011, 20)
-
[7]
Pour Marx, l’élimination du capitalisme « était inéluctable : d’une part le prolétariat arriverait à son inhumanité absolue, il ne pourrait plus supporter, d’autre part le capitalisme lui-même par son propre fonctionnement se condamne à disparaître » (Ellul 1982, 13).
-
[8]
« Pour lui [Marx] prolétaire n’est pas équivalent à pauvre. Le prolétaire est celui qui, d’une part est dépouillé de la totalité de ses moyens de vivre par la croissance du capital, d’autre part n’a qu’une issue pour survivre, c’est vendre sa force de travail au capitaliste […] Les salaires du prolétaire ne lui permettent pas de vivre vraiment, dès lors sa femme, et très tôt ses enfants, doivent s’engager dans le travail industriel ; de même la durée du travail aussi longue que possible interdit au prolétaire de vivre une vie de famille “normale”, autrement dit, le prolétaire est celui qui n’a pas de famille.
Le travail d’usine, non seulement pénible et dangereux, fait que le prolétaire ne peut pas mener une vie saine : il n’a pas de santé. » (Ellul 1982, 14)
-
[9]
Le terme de « révolution » est banni au profit de celui de « réforme » dans le cadre d’une société de marché. La « réforme » désigne alors un ensemble de changements apporté à la société afin d’en améliorer le fonctionnement et d’en obtenir les résultats les plus efficaces. Elle ne vise pas la transformation des fondations de la société, mais simplement l’amélioration de son état présent en vue d’un meilleur fonctionnement sans remettre en cause la finalité de cette amélioration ni le cadre idéologique qui l’impose. La « réforme » peut ainsi être conservatrice et en l’occurrence servir la perpétuelle adaptation des individus et des institutions au modèle social exigé par l’extension sociale du marché.
-
[10]
« Ce que l’histoire des idées a sélectionné, c’est en fait un néolibéralisme mieux capable de devenir le programme concret d’une puissance étatique qui […] a obscurément cherché, sous la pression de circonstances nouvelles, à infléchir et à renouveler ses modes d’intervention. » (Haber 2012, 61)
-
[11]
Adaptation dont l’injonction devenue un impératif politique (Stiegler 2019) structure profondément l’ensemble de notre société.
-
[12]
Si toute idéologie, comme l’a remarqué Arendt, est fondée sur la seule loi du mouvement, alors il est possible de dire que « l’idéologie du travail » produit également un mouvement qui refuse de concevoir une fin au processus d’adaptation dont la logique de son idée prétend à elle seule expliquer le développement et justifier la légitimité : « Ce qui habilite “l’idée” à tenir ce nouveau rôle, c’est sa “logique” propre, à savoir un mouvement qui est la conséquence de l’“idée” elle-même et qui ne requiert aucun facteur extérieur pour la mettre en mouvement. » (1972, 296)
-
[13]
Notamment dans la gestion de la baisse tendancielle du taux de profit qui dépend d’un certain nombre de critères comme l’augmentation de la population, le degré d’exploitation, les relations de commerce au niveau international, etc.
-
[14]
« Avec le recouvrement de la culture sociale par une culture psychologique développée pour elle-même, on entre dans l’ère de la post-psychanalyse. L’après-psychanalyse, ce n’est pas la fin de la psychanalyse, mais la fin du contrôle par la psychanalyse du processus de diffusion de la culture psychologique dans la société. Non point que la psychanalyse soit seule en cause dans cette évolution. Mais on peut prendre la dynamique de sa banalisation dans la société contemporaine comme un fil conducteur pour suivre un changement décisif du statut des techniques médico-psychologiques, qui ne s’épuisent plus à réparer des dysfonctionnements pathologiques ou institutionnels, ni même à prévenir les risques de maladie, mais se mettent à travailler l’état de l’homme normal et l’étoffe de la sociabilité ordinaire. Le destin de la psychanalyse en France introduit à la compréhension d’un état du monde et d’un vécu du monde dont toute l’épaisseur tient à ce qui en est psychologiquement interprétable et psychologiquement transformable. » (Castel 2011, 151)
-
[15]
« Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Le monde dans lequel s’écoule la vita activa consiste en objets produits par des activités humaines ; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs. Outre les conditions dans lesquelles la vie est donnée à l’homme sur terre, et en partie sur leur base, les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que les objets naturels. » (Arendt 1983, 43-44)
-
[16]
« La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître. » (Arendt 1983, 42-43)
-
[17]
« En agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde humain, alors que leurs identités physiques apparaissent, sans la moindre activité, dans l’unicité de la forme du corps et du son de la voix. » (Arendt 1983, 236)
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