Article body

Après son essai La philosophie devenue folle (Grasset, 2018), dans lequel il dénonçait les théories à la mode sur le genre, l’animal et la mort, Jean-François Braunstein poursuit sa réflexion sous la forme d’un nouvel essai titré La religion woke. Le professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne appelle à prendre au sérieux le « wokisme », en refusant de voir là « un snobisme passager et sans conséquences (Introduction 9/26[*]) », car force est de reconnaître que les idées wokes « ne sont pas destinées à disparaître de sitôt » (ibid. 6/26). Dans cet essai d’un peu moins de 300 pages, l’auteur cherche à comprendre les raisons du succès de ce mouvement qu’il n’hésite pas à qualifier de véritable religion. Avec le wokisme, nous sommes « face à un changement extrêmement radical : il ne s’agit pas simplement d’une nouvelle idéologie, mais d’une nouvelle croyance, d’une nouvelle religion » (L’échec d’une prophétie 22/26).

Difficile à circonscrire, le wokisme serait plus qu’un simple mouvement politique ou culturel, même si ses effets dans ces domaines sont bien visibles. Bien qu’il se montre critique, et parfois même très critique du wokisme, Braunstein refuse néanmoins, à l’instar d’autres essayistes, de catégoriser celui-ci de « maladie de l’esprit », comme le professeur Gad Saad, ou de pure « folie », tel que l’essayiste Douglas Murray. C’est qu’avec le wokisme, nous avons affaire à une véritable pensée religieuse, en ce que celle-ci repose essentiellement sur des « croyances » qui s’affichent de manière ostentatoire chez tous ceux qui embrassent cette nouvelle foi. C’est bien d’ailleurs précisément parce que le wokisme incarne une forme de conviction religieuse qu’il est si difficile d’opposer quelques réfutations rationnelles à des affirmations aussi absurdes que « les hommes sont enceints », « les femmes ont des pénis » ou « tous les Blancs sont racistes », qui tiennent lieu de véritables dogmes pour cette religion. Le wokisme s’accompagne aussi, comme le montre bien l’auteur, d’une conviction chez ceux qu’il rejoint d’avoir « découvert une vérité supérieure, inaccessible à l’homme du commun » (Je crois parce que c’est absurde 20/26) qui se manifeste par une volonté affichée de prêcher la nouvelle foi en (ré)éduquant le reste de la société. De ce point de vue, explique l’auteur, l’étonnement que l’on peut avoir face au wokisme « rappelle le désarroi qu’avaient éprouvé les derniers philosophes païens face à la montée de la religion chrétienne » (ibid. 20/26).

D’emblée, Braunstein s’efforce de montrer que contrairement à une idée admise, notamment chez d’autres détracteurs du wokisme (tels James Lindsey ou Heleh Pluckrose), ce mouvement n’a en vérité aucune filiation conceptuelle avec ce que les milieux intellectuels anglo-saxons désignent comme la French theory. Pour le philosophe des sciences, les origines philosophiques du wokisme sont ailleurs. Elles pointent en direction de la pensée religieuse puritaine plutôt que de la philosophie postmoderne d’un Foucault, d’un Derrida ou d’un Lyotard. Il ne fait d’ailleurs aucun doute à ses yeux qu’un penseur tel que Foucault rejetterait très certainement la forte dimension identitaire à laquelle s’attache cette religion, lui qui, toute sa vie et dans son oeuvre, s’est efforcé de « troubler, voire d’effacer, les notions d’identité et de sujet » (Le retour du Boomerang de la French theory 14/26). Le wokisme se rattache en fait à la « grande tradition des “réveils religieux” protestants (awakenings), qui ont agité les colonies américaines, puis les États-Unis, aux XVIIIe et XIXe siècles » (Une religion américaine 9/87).

La religion woke s’organise autour de trois chapitres. Dans le premier (La première religion née dans les universités), l’auteur décortique l’émergence du wokisme dans les universités, en s’intéressant notamment à sa naissance dans les facultés de sciences sociales chez nos voisins du Sud au début du présent siècle. De fait, rompant ainsi avec une tradition occidentale, le wokisme serait la première religion à avoir pris naissance dans l’université. Le wokisme a depuis lors étendu son influence ailleurs, en gagnant les facultés des sciences pures ou de la nature, de même qu’en se diffusant à l’extérieur du campus. Cette religion trouve aujourd’hui d’importants relais dans « les médias et la publicité, les industries culturelles et les grandes entreprises, notamment les GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft] » (La nouvelle « guerre des cultures » 11/24). Et c’est à travers cette diffusion qu’elle s’est récemment fait connaître du grand public.

Le deuxième chapitre (Une religion contre la réalité) est consacré aux théories du genre, lesquelles constituent en réalité « le coeur de la religion woke » (Une religion contre la réalité : La théorie du genre 1/72). Celles-ci récusent l’idée biologique de sexe en postulant que « seul existe le genre, la conscience que l’on a d’être un homme ou une femme ou n’importe quoi entre les deux » (ibid. 2/72). Ces assertions seraient au fondement du dispositif doctrinal du wokisme, comme une sorte de « mystère quasi théologique » (ibid. 1/72).

Le troisième chapitre (Une religion contre l’universalisme : La théorie critique de la race) traite de la question de la race, autre grand pilier doctrinal du wokisme. Cette religion invite à combattre toute forme de racisme, et ce, paradoxalement en réactivant cette « notion toxique » dont la « culture occidentale » avait réussi à se débarrasser depuis la Seconde Guerre mondiale, soit celle de « race » (Le racisme partout 7/65). On dénonce alors partout l’existence dans la société du « racisme systémique » et on s’en prend au principal mécanisme d’oppression raciale, qui tient au « privilège blanc ». Braunstein cite à l’appui les écrits on ne peut plus clairs de la militante antiraciste Barbara Applebaum : « Le point pertinent, pour l’instant, est que tous les Blancs sont racistes ou complices du fait qu’ils bénéficient de privilèges auxquels ils ne peuvent pas volontairement renoncer » (Tous les blancs sont racistes 10/65). En ce sens, l’antiracisme woke représente bel et bien une charge frontale contre l’universalisme des Lumières.

Enfin, le quatrième chapitre (Une religion contre la science : Les épistémologies du point de vue) traite d’un dispositif central dans la religion woke qui consiste à rejeter l’idée de « vérité objective », ce qui ne serait au fond qu’une simple construction au service des mécanismes de pouvoirs oppressifs. Pour Braunstein, « les sciences modernes étant nées en Occident, elles ont toutes en commun, du point de vue des wokes, d’être parties prenantes d’une histoire sanglante, de racisme, de colonialisme et de destruction des cultures indigènes » (Des savoirs situés contre la science 13/54). Aussi le wokisme, en refusant la « tyrannie de l’objectivité », ambitionne-t-il de « dégenrer », « démasculiniser », « décoloniser » et « déblanchir » l’ensemble des sciences occidentales.

On l’aura compris, Braunstein se montre très critique du wokisme, mais se refuse à verser dans la simple dénonciation, ou même à tomber dans la caricature. Il déploie ici de véritables efforts d’analyse afin de décortiquer les mécanismes intellectuels ou dogmatiques à l’oeuvre dans ce qu’il qualifie de religion, en mobilisant abondamment la riche littérature woke, en citant les penseurs phares de cette nouvelle religion, pour l’essentiel en provenance des États-Unis, tels Robin DiAngelo, Ibrahim X. Kendi, Ta-Nehisi Coates ou Richard Delgado. Mais il ne fait aucun doute qu’à ses yeux, cette nouvelle religion doit être combattue, puisqu’elle menace les fondements même des idées des Lumières dont est issue la société occidentale moderne. La Religion woke offre ainsi à quiconque aura le courage de remettre en cause cette religion une analyse fine et solide des dispositifs conceptuels sur lesquels celle-ci repose.

En somme, La religion woke présente un texte d’une lecture très agréable et accessible. Braunstein prend le soin d’éviter toute forme de jargon, notamment celui auquel s’abreuvent abondamment les penseurs du wokisme. Malgré ses forces, on pourra déplorer le peu de place accordé par l’auteur à l’un des éléments qui revêt pourtant à nos yeux une place également centrale dans le wokisme, c’est-à-dire la stratégie militante à travers laquelle cette nouvelle religion se déploie notamment à l’université. L’auteur aborde certes la question de la censure, de la pratique de l’annulation et de l’interdiction de certains mots, mais semble néanmoins négliger l’importance que tiennent ces procédés dans la diffusion fulgurante du wokisme ces dernières années dans nos universités et maintenant dans l’espace public. Il aurait été intéressant par exemple qu’il aborde la question de la liberté universitaire, à laquelle s’attaque le wokisme en plaidant notamment pour l’établissement de « safe spaces » dans les universités. Par ailleurs, on suit Braunstein lorsqu’il affirme que le wokisme repose essentiellement sur l’adhésion à une série de dogmes, autrement dit à des croyances, qui échappent à toute saisie irrationnelle ou scientifique. Cela dit, n’est-il pas trop tôt pour décréter que le wokisme constitue une véritable religion, alors que celui-ci n’existe en réalité que depuis quelques années à peine ? Enfin, soulignons que si le terme « woke » est largement utilisé dans la langue publique aujourd’hui, il prend généralement, faut-il le souligner, une connotation péjorative. En ce sens, peut-être aurait-il été pertinent pour désigner cette nouvelle religion de parler « d’éveillisme », terme assurément plus neutre et qui offre l’avantage d’être français ?