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La question de l’escalade des conflits amène souvent des réponses liées aux notions d’incertitude et d’incompréhension entre les États. Cette idée veut qu’en raison d’une information déficiente entre deux acteurs, ceux-ci évaluent mal l’importance qu’accorde leur adversaire à l’enjeu en cause. De là, on risque une escalade pouvant dégénérer en une guerre ouverte, alors qu’initialement aucun des acteurs ne voulait atteindre cette finalité (le fameux dilemme de sécurité est une illustration parfaite de ce phénomène). Dans ce contexte, comment interpréter les opérations militaires clandestines ? Une vision traditionnelle serait que le secret entourant ces opérations permet à un État A d’améliorer sa position face à un adversaire B. Le corollaire est que cet adversaire B, lorsqu’il détecte une telle opération, aurait un impératif de la dénoncer, afin d’exposer publiquement A et, ainsi, l’affaiblir. Une vision qui semble logique, mais qui comporte une faiblesse importante : elle ne permet pas d’expliquer les (nombreux) cas où une opération clandestine est découverte, sans être éventée pour autant.
C’est cette faiblesse qui a alimenté la réflexion d’Austin Carson et l’a amené à proposer une théorie des opérations clandestines comme outil de contrôle de la violence entre adversaires. Ainsi, le recours à une opération clandestine est une façon pour un État de communiquer à un adversaire l’importance qu’un enjeu revêt pour lui, tout comme sa volonté de conserver cet enjeu dans un conflit limité. Cette théorie postule donc que les États, par le biais des opérations clandestines, communiquent entres eux et coopèrent indirectement lorsque l’adversaire ne dénonce pas publiquement les opérations clandestines qu’il découvre (Carson parle même d’une forme de collusion entre adversaires). Pour autant, et c’est écrit de façon explicite dans l’ouvrage, il ne s’agit pas d’une théorie de l’escalade des conflits, mais bien d’une théorie des opérations clandestines et leur incidence sur l’escalade des conflits. Cette distinction est importante, puisque la présence (ou l’absence) d’opérations clandestines n’est pas le seul facteur expliquant une escalade.
Pour bien comprendre les dynamiques découlant de sa théorie, Carson les articule à travers deux questions : pourquoi un État va recourir à une opération clandestine et pourquoi un adversaire va choisir ou non de révéler au grand jour une telle opération ; et à travers deux niveaux d’analyses : international et national (ou domestique). En s’attardant à la première question, il explique que le recours à une opération clandestine permet d’améliorer l’échange d’informations avec un adversaire tout en limitant la pression vers une escalade du conflit. D’une part, l’adversaire perçoit mieux l’importance de l’enjeu pour l’État initiateur tout en percevant que ce dernier ne veut pas d’un conflit ouvert. D’autre part, pour l’État initiateur, une opération clandestine permet d’éviter un débat public sur sa scène politique domestique. Un tel débat pourrait alimenter l’agenda politique des groupes de pression de types « faucon » (hawk) et « colombe » (dove), avec la mise à l’agenda politique qui en découlerait. La deuxième question concerne la réaction de l’adversaire : celui-ci va, la plupart du temps, choisir de ne pas révéler l’opération clandestine. Cela s’explique parce que l’adversaire, ne souhaitant pas non plus une escalade du conflit, n’a pas intérêt à réagir militairement avec force. De plus, étant conscient des pressions politiques domestiques auxquelles fait face l’État initiateur, l’adversaire n’a pas intérêt à simplement dénoncer l’opération clandestine, au risque d’entraîner lui-même une escalade.
Cela dit, même si un État refuse de dévoiler une opération clandestine, cette dernière court le risque d’être révélée au grand jour par d’autres sources, notamment médiatiques. Cela s’explique par la distinction entre secret et clandestinité. Le secret résulte d’une action volontaire de cacher et garder cachée une action, alors que la clandestinité résulte d’un refus de reconnaître qu’on est l’auteur d’une action. Cette distinction secret/clandestinité, et le risque d’être découvert, font dire à Carson que les opérations clandestines se retrouvent dans deux catégories : clandestines, mais visibles aux grandes puissances ; et clandestines, mais visibles à tous. Comme un État assume que le secret entourant une opération sera éventé, il peut tenter de choisir quel public sera mis au courant et se préparer à refuser de reconnaître officiellement une opération, même si cette dernière est révélée dans les médias.
L’ouvrage de Carson présente deux grandes forces, soit d’être bien rédigé et d’apporter un angle novateur à l’étude des conflits. En effet, les réactions des États par rapport aux opérations clandestines sont généralement présumées d’une façon qui limite leur utilisation dans la recherche (des opérations secrètes dont la découverte est forcément un échec). En démontrant qu’il y a beaucoup plus d’impacts à ces opérations, Carson démontre aussi qu’il s’agit d’un champ de recherche à part entière, tout en remettant en cause au passage plusieurs idées préconçues. Un élément notable qu’il faut aussi relever est que Carson, en plus d’élaborer sa théorie, fait l’exercice de la valider empiriquement. L’exercice est convaincant, sans être parfait, ce qui nous fournit peut-être la principale critique à apporter à son ouvrage. Il lui arrive de devoir extrapoler certaines données, puisque celles-ci, concernant un sujet qui n’est pas destiné au grand public (tel est l’apanage de la clandestinité), les archives disponibles restent limitées, tout comme l’accès direct aux principaux acteurs. On ne peut pas réellement blâmer Austin Carson de cette limite, mais il faut en prendre acte, quitte à suggérer de revoir comment traiter les cas à l’étude, pour éviter des extrapolations parfois intempestives.