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En suivant les interrogations de Max Weber (1959) sur les fondements économiques des activités politiques, nous proposons de considérer sa célèbre formule « vivre de la politique » non comme un état cristallisé ou une situation établie à un instant, mais comme un enjeu qui accompagne, de manière latente ou explicite selon les moments, les parcours des élus. Notre investigation est centrée sur cette situation consistant à faire de son ou de ses mandats une activité exclusive et à en tirer la (quasi)totalité de ses revenus. Nous ne considérons pas cette situation comme une variable qui permettrait d’identifier des professionnels de la politique – des élus professionnels qui gagnent leur vie grâce à leurs mandats (Gaxie 1973), mais l’envisageons comme un angle d’analyse conduisant à explorer une dimension négligée des parcours politiques : sa composante financière et particulièrement les enjeux de dépendance financière aux mandats. Dans cette perspective, vivre de la politique et de ses mandats c’est ne plus vivre d’autres activités pourvoyeuses de revenus. Cela invite à analyser les arbitrages entre différentes sources de revenus – dont les mandats – et les conditions sociales qui encadrent ces potentialités. Ce faisant, nous ne réduisons pas les parcours politiques, ou les engagements qui sont à leur principe, aux conséquences de calculs économiques, mais nous entendons rappeler qu’ils sont dépendants de fondements économiques qui méritent investigation.

Dans les sciences sociales, les enquêtes sur les rémunérations restent rares et lacunaires (Saglio 2012). L’indemnisation des mandats politiques ne fait pas exception. Ce sujet est néanmoins parfois abordé par une première ligne de recherches qui s’intéresse aux manières dont les élus combinent activités politiques et activités professionnelles. Ces travaux, qui retracent les conditions d’exercice des mandats et leur implication en termes d’obligations de rôles et de tâches à accomplir, rendent compte de tensions croissantes provoquées par l’addition des activités politiques, générées notamment par l’exercice de mandats, avec les obligations professionnelles. De tels cumuls deviennent difficilement soutenables lorsque l’intensification des engagements politiques se traduit par l’accès à des mandats plus importants ou plus nombreux et que les contraintes de rôles se renforcent en conséquence. Que les analyses portent sur les avancées de la carrière et l’accumulation de responsabilités (Cowley 2012 ; Henn 2018), sur le flux des activités quotidiennes et la gestion des agendas (Godmer et Marrel 2015), ou encore sur le cumul des mandats (Marrel 2011 ; François et Navarro 2013), tous ces travaux soulignent le poids croissant de tensions, provoquées par une saturation du temps consubstantielle à l’investissement dans les activités politiques (Catlla 2014 ; Lefebvre 2014). Les indemnités de mandats, fort inégales au demeurant (Demaziere et Le Saout 2019), visent précisément à apporter une réponse à cette saturation à travers la rémunération des élus contraints par l’exercice de leurs activités professionnelles.

C’est dans cette perspective que s’inscrit Weber (1959), concevant la rémunération des activités électives comme la possibilité offerte aux élus dépourvus de fortune personnelle de délaisser provisoirement leur profession pour se consacrer entièrement à leur mandat. C’est donc sur un principe de compensation qu’est adossée la légitimation de la rémunération des élus : le désengagement des activités professionnelles à la suite de l’investissement dans le mandat est compensé par une indemnité associée à celui-ci. Si cette dimension compensatrice soutenant l’indemnisation des élus est soulignée par les juristes (Buge 2018 ; Rambaud 2019), elle est, en revanche, négligée par la sociologie politique, et par les travaux centrés sur la professionnalisation politique qui, bien que s’intéressant aux carrières, disent « très peu de choses sur les rétributions monétaires des élus » (Michon et Ollion 2018, 13). Ce faible intérêt des chercheurs peut être favorisé par ce principe de compensation : le fait que les indemnités sont supposées pallier les pertes éventuelles de revenus professionnels contribue à évacuer toute énigme en réduisant le phénomène à une simple équation comptable.

Distincte de cette première approche du sujet, une autre ligne de recherches met l’accent sur le cumul de positions et d’activités politiques et non politiques, et des rémunérations qui en découlent, en privilégiant une problématique bien différente : celle de la rentabilisation économique des mandats politiques saisie à partir des activités additionnelles qu’exercent des élus. Il s’agit ici d’étudier dans quelle mesure les mandats politiques sont investis comme des opportunités pour développer des activités lucratives extérieures au champ politique. L’expression « moonlighting politicians » (Gagliarducci, Nannicini et Naticchioni 2010) qui définit ce type de questionnement est d’ailleurs clairement évocatrice d’une perspective bien éloignée des raisonnements précédents en termes de professionnalisation. De fait, ces travaux portent essentiellement sur des parlementaires, soit une catégorie d’élus dont les mandats sont bien dotés financièrement et qui occupent des positions centrales dans le champ politique ou dans la hiérarchie des mandats. Pour ces élus, les cumuls sont fréquents. Le dépouillement des registres de déclaration d’intérêts dans une dizaine de parlements montre effectivement que 50 % à 100 % des députés indiquent au moins une activité extérieure (Geys et Mause 2013). Le mandat parlementaire est ainsi appréhendé comme une ressource pour améliorer les revenus des hommes et des femmes politiques car il leur donne accès à des activités rémunératrices extérieures au champ politique (conseil, études, lobbying…) (Diermeier, Keane et Merlo 2005 ; Mattozzi et Merlo 2008). L’exercice de telles activités additionnelles est aussi parfois analysé à l’aune des contraintes temporelles qu’il impose et des risques conséquents de dégradation d’un travail parlementaire oscillant alors entre « working » et « shirking » (Besley et Larcinese 2011). Quoi qu’il en soit de ces effets, la problématique du moonlighting dépeint une figure d’élus professionnels occupant des positions centrales, qui cherchent à capitaliser leur expérience politique en préparant leur sortie (Becker, Peichl et Rincke 2009). Elle est focalisée sur la question du rendement professionnel, matériel et financier des mandats et, ce faisant, elle alimente moins l’analyse des fondements économiques des activités politiques que celle, symétrique mais différente, des conséquences économiques de ces activités. De surcroît, celles-ci restent peu précises, car le terme moonlighting désigne un ensemble flou d’activités extra-parlementaires qui restent mal renseignées, que ce soit en termes de rémunération, de volume de temps dédié, de régularité, de support contractuel. Ainsi, lorsque l’indemnisation des mandats est abordée par la recherche, soit elle est inscrite dans un jeu d’équilibre avec des revenus professionnels préexistants aux mandats, qui est réglé par un principe juridique de compensation, dont les traductions concrètes restent dans l’ombre ; soit elle est associée à des stratégies d’accumulation avec des revenus professionnels supplémentaires et connexes aux mandats, qui sont réglées par un principe économique de rendement, dont les effets tangibles ne sont pas concrètement chiffrés ou mesurés.

En nous inscrivant dans les enseignements de Max Weber, nous avançons que l’indemnisation des mandats est une dimension incontournable des parcours politiques parce qu’elle en est un support matériel majeur. Pour autant, cela ne signifie pas que nous considérons que les motivations financières sont centrales dans les engagements politiques, mais plutôt que les revenus peuvent en devenir une composante majeure quand les activités issues des mandats prennent de l’importance. C’est dans cette séquence que nous entendons interroger le rôle des indemnités de mandats : quand se pose pour les élus la question de l’éventualité de vivre – partiellement ou exclusivement – de leurs indemnités de mandat(s). En d’autres termes, notre question de recherche est celle de la dépendance financière aux mandats, dès lors que nous entendons examiner comment, dans le cours des carrières politiques, se pose aux élus la question de vivre de leurs indemnités plutôt que d’autres sources de revenus alternatives comme les revenus d’activités professionnelles ou les revenus du ménage. Notre hypothèse est que ce processus de dépendance se décline à travers des arbitrages variés engageant les sphères professionnelle et familiale, et qu’il est irréductible aux logiques de compensation ou d’accumulation identifiées précédemment, car les attentions aux pertes et aux gains sont hétérogènes et dépendantes de conditions sociales, relatives aux situations professionnelle comme familiale.

Pour rendre compte plus précisément de ce processus, nous commençons par examiner comment les élus envisagent les possibilités de vivre exclusivement de leur(s) mandat(s) au regard de leur emploi antérieur afin de souligner que les enjeux d’arbitrage s’affirment surtout quand les écarts entre les deux sources de revenus se resserrent. Puis nous montrons que les arbitrages s’inscrivent dans une temporalité plus longue conduisant les élus à évaluer les incertitudes de leur position politique et à s’interroger sur les conditions, fortement dépendantes des statuts d’emploi, de la réversibilité des choix opérés et des possibilités de retour à l’activité professionnelle antérieure. Dans une dernière partie, nous soulignons que les arbitrages sont aussi une affaire de couple dans la mesure où les revenus personnels, issus des mandats ou des emplois, s’inscrivent dans une économie familiale. La dépendance financière aux mandats peut, en effet, être renforcée ou atténuée en fonction des configurations familiales, qui constituent un paramètre important dans les arbitrages. Mais avant, nous explicitons les implications méthodologiques de notre perspective et argumentons les caractéristiques des enquêtes réalisées.

Enquêter auprès d’élus occupant des positions intermédiaires

Pour renseigner les processus de dépendance financière au(x) mandat(s) politique(s), nous avons mené une enquête auprès d’élus pour lesquels la perspective de vivre exclusivement de la politique est particulièrement saillante. Cela nous a conduits à écarter les situations polarisées de ceux qui sont durablement professionnalisés et de ceux qui sont très éloignés de possibilités de professionnalisation. Les premiers sont les élus les mieux indemnisés et qui ont cessé leur activité professionnelle, parfois depuis longtemps. Il s’agit principalement de parlementaires (députés, sénateurs, députés européens) ou d’élus qui dirigent l’exécutif d’une grande collectivité, ou encore qui cumulent plusieurs mandats jusqu’à se rapprocher du plafond autorisé en France de 8400 euros brut mensuels. La seconde situation est celle de la grande majorité des quelque 500 000 élus français qui ont des mandats faiblement rétribués ou non indemnisés[1]. Dans ces deux cas de figure, la situation matérielle fait rarement l’objet d’arbitrages mais s’impose de fait, dans le sens d’une exclusivité (cas des mandats bien dotés) ou à l’inverse dans le sens du maintien en emploi (cas des mandats peu indemnisés).

Pour cette enquête, nous avons ciblé[2] des situations qui peuvent être qualifiées d’intermédiaires au regard de cette polarité. Elles concernent des élus qui détiennent des mandats variés et perçoivent des indemnités dont les montants sont susceptibles de procurer les moyens de vivre de la politique. Partant de l’idée que vivre de la politique et de ses mandats signifie ne plus vivre d’autres activités pourvoyeuses de revenus et implique donc des arbitrages, nous avons privilégié l’enquête qualitative, afin de pouvoir analyser finement les manières dont les élus définissent cet enjeu, perçoivent cette option, affrontent ce tournant de l’existence, apprécient les paramètres de leur situation, s’engagent dans la perspective de vivre de la politique. Nous avons constitué notre échantillon en procédant à un tirage aléatoire à partir de listes d’assemblées d’élus relevées dans des collectivités territoriales françaises[3]. Sur la centaine d’élus contactés (n=113) par messagerie électronique ou directement par téléphone, environ un quart ont accepté d’être interviewés.

Dans cette étape, nous avons écarté les élus retraités parce que leur pension étant garantie et leur temps libéré, ils ne peuvent par définition être confrontés à des arbitrages entre activités politiques et activités professionnelles[4]. Notre échantillon (n=23) est finalement assez diversifié : les mandats détenus couvrent un large éventail (député, vice-présidence de conseils régionaux ou départementaux, maire ou maire-adjoint dans des communes comptant entre 3500 et 100 000 habitants, conseiller municipal dans des communes de toutes tailles, présidence, vice-présidence et conseiller dans des communautés de communes, etc.), les pratiques de cumul s’étagent entre deux et quatre mandats, la profondeur temporelle des parcours d’élus varie entre six et 22 ans, le montant des indemnités perçues s’étage entre 1900 et 8500 euros net mensuellement au moment de l’enquête. De plus, les onze femmes et douze hommes enquêtés occupent toutes les positions sur l’échiquier politique à l’exception de l’extrême droite.

Les entretiens biographiques approfondis ont été réalisés entre mars 2017 et février 2018[5]. Ils ont porté sur le parcours et les activités politiques, les expériences professionnelles, l’évolution du niveau de vie et des revenus, les caractéristiques familiales, et des relances étaient spécifiquement prévues pour explorer de manière précise les bifurcations des parcours, les événements saillants tels que la conquête ou la perte de mandats. En dépit des risques de reconstruction, voire d’« illusion biographique » (Bourdieu 1986 ; Heinich 2010), la démarche rétrospective biographique apparaissait la méthode la plus adéquate car l’objectif de l’enquête est de comprendre les arbitrages réalisés, c’est-à-dire comment les élus ont été confrontés à l’éventualité de vivre de leurs mandats et comment ils ont affronté celle-ci. Cette méthode est la plus éprouvée pour saisir les expériences vécues (Hughes et Benney 1956 ; Demazière et Dubar 1997). Certes, les élus tendent, aussi, à produire une image supposée conforme aux représentations socialement acceptables de leur fonction et de leurs actions, mais la conduite de l’entretien biographique est orientée vers les négociations de sens, les interprétations et les contre-interprétations ; les échanges avec l’intervieweur visaient à produire des narrations qui font surgir des événements, amènent à formuler des interprétations, suscitent l’expression de croyances et de convictions, bref font émerger le « baroque » des biographies (Schwartz 1990).

Toutefois, l’enquête sur les revenus fait émerger des difficultés particulières mais largement répandues (Bernard, Béthoud et Penalva Icher 2019), plus accentuées peut-être dans le cas des élus dans la mesure où ils tendent à donner à voir leur activité sous l’angle du dévouement à la chose publique (Damamme 1999). Observons cependant que les élus qui ont accepté le principe de l’entretien ont manifesté qu’ils étaient disposés à évoquer les conditions matérielles d’exercice de leur(s) mandat(s) puisqu’ils ont été contactés sur cette base[6]. De plus, les informations relatives au montant des indemnités de mandat livrées par les enquêtés ont été croisées avec les barèmes indemnitaires qui sont publics ou avec les montants votés par les assemblées délibérantes des collectivités qui font obligatoirement l’objet d’une publicité[7]. En dépit de quelques approximations, nous n’avons pas repéré de distorsions significatives avec les montants annoncés par les enquêtés[8]. Les informations relatives aux revenus qui ont été collectées lors des entretiens apparaissent ainsi solides, y compris en ce qui concerne les périodes mentionnées[9]. La précision est toutefois moindre en ce qui concerne les revenus des éventuels conjoints, ou encore les situations patrimoniales dont nous n’avions pas anticipé suffisamment l’importance. Enfin, en complément des entretiens, une enquête postale par questionnaire a été réalisée auprès d’élus afin de renseigner leurs parcours, politique, professionnel et social, ainsi que leurs rémunérations. Les questionnaires ont été adressés à 3570 élus détenant tous types de mandats locaux ou parlementaires ; 493 sont exploitables[10], soit un taux de 14 %.

Quand les indemnités se rapprochent des revenus professionnels

Vivre de ses mandats et réduire ou stopper son activité professionnelle ne sont pas des perspectives qui soutiennent de manière constante et continue les engagements politiques des élus. Notre enquête, centrée sur les variations des rémunérations, les gains et les pertes jalonnant les parcours des élus intermédiaires, permet de préciser dans quelles conditions ces derniers sont amenés à entrevoir cette perspective et à se poser la question des arbitrages entre deux sources de revenus, indemnitaires et professionnels. Cet enjeu émerge quand les indemnités de mandats atteignent un certain montant, qui est apprécié comme suffisant pour vivre. Mais qu’est-ce qu’une indemnité de mandat suffisante, qu’est-ce un qu’un revenu suffisant ? La viabilité financière des mandats est malaisée à déterminer. Un raisonnement nominal ne permet pas d’établir le caractère suffisant des indemnités de mandat sans faire référence à des normes sociales (ce qui est juste, excessif, etc.). Même le recours à des points de comparaison, le salaire médian par exemple, ne résout pas la question. Car la référence adoptée peut être débattue : faut-il retenir le salaire médian moyen (2389 euros en 2016 en France) ou le salaire médian de la catégorie des cadres et chefs d’entreprise salariés (5454 euros) par exemple ? De même, le rapport de proportion est lui-même sujet à discussion : quelle proportion de la référence choisie retenir pour définir ce qu’est une bonne indemnité pour un mandat donné ?

Une perspective alternative consiste à se fonder sur le point de vue des élus eux-mêmes : considèrent-ils leurs indemnités de mandats comme suffisantes pour vivre ? Cette approche n’est pas sans risque méthodologique, car il n’existe guère de groupe professionnel qui estime ses rétributions excessives. La tendance est plutôt à considérer qu’au regard du travail produit les rémunérations sont insuffisantes, ou plus encore à minorer les enjeux matériels au nom d’un idéal professionnel désintéressé (Freidson 2001). Cette difficulté a une coloration particulière dans le cas des élus car leur rhétorique professionnelle, entendue comme un discours porté par les membres des groupes professionnels visant à en préserver les intérêts particuliers en se référant à l’intérêt général (Hughes 1958), est structurée par la négation des intérêts matériels. En effet, les représentations indigènes de l’activité politique la situent aux antipodes du travail rémunéré (Le Lidec 2012) et la relient au registre du désintéressement ou de la vocation (Lehingue 1999). La force de cette rhétorique professionnelle n’annihile pas l’enquête sur l’évaluation des indemnités de mandat, mais elle incite à la situer à distance des représentations sociales et à l’inscrire au plus près de situations précises dans lesquelles les enjeux de cette évaluation surgissent.

Aussi nos investigations explorent la qualification du niveau des indemnités perçues au regard des revenus issus des emplois antérieurs exercés par les élus. Cela revient à considérer que ce sont les revenus professionnels qui sont pris pour référence par les élus quand ils apprécient les montants de leurs mandats. Les résultats de notre enquête par questionnaire vont dans ce sens. Ils montrent que 23,5 % des répondants estiment que leurs indemnités de mandat(s) représentent un appauvrissement, contre 14,8 % qui considèrent à l’inverse qu’ils se sont enrichis, et 58,2 % qui jugent que leur niveau de vie s’est maintenu[11]. Il ne s’agit pas de saisir si les élus s’estiment assez indemnisés, mais d’inscrire leur appréciation des indemnités perçues dans la comparaison avec les revenus procurés par les emplois occupés, ce qui conduit vers de possibles arbitrages entre activités et sources de revenus. Cette démarche privilégie des référentiels différenciés et indexés sur le niveau de vie des élus, plutôt qu’un référentiel général adossé à une norme commune. Les entretiens biographiques permettent de constater que le raisonnement comparatif est formulé quand les écarts entre les deux sources de revenus se resserrent. Cette limitation des écarts est une condition d’émergence de potentiels arbitrages par rapport à l’activité professionnelle. Ceux-ci peuvent alors être traduits en calculs consolidés de gains et de pertes, débouchant sur des conséquences variables, comme le font voir les trois exemples contrastés ci-dessous.

Valérie raconte comment elle a recombiné à plusieurs reprises sur une courte période ses engagements professionnels et ses engagements dans des mandats politiques afin de préserver son niveau de revenus à l’identique, à un étiage proche de 3000 euros mensuellement. Âgée de 58 ans, Valérie est adjointe au maire dans une commune de 4500 habitants depuis 2001. Elle a eu une carrière dans la fonction publique territoriale, qu’elle a achevée à un poste de bibliothécaire avec le statut de cadre, rémunéré environ 3000 euros mensuellement. Mère de trois enfants et en fonction depuis plus de quinze ans, elle a fait valoir ses droits à la retraite en 2011. Proche d’un sénateur, elle devient la même année son attachée parlementaire à mi-temps. Elle dit : « Quand j’ai pris ma retraite de la bibliothèque, j’avais 1020 euros. Avec mon nouvel emploi comme attachée parlementaire à mi-temps, avec le sénateur, je gagnais 1200 euros. Plus le mandat d’adjointe qui doit être dans les 700 euros, quelque chose comme ça. Donc du coup ça compensait tout juste, à peine, mon salaire de la bibliothèque. » Élue conseillère départementale en 2015, avec une indemnité mensuelle de 2200 euros, elle quitte alors son emploi d’attachée parlementaire : « En fait, 2200 plus 700, ça fait 3000, ça fait à peu près les revenus que j’avais avant, et je ne compte pas ma petite retraite. »

Isabelle explique comment elle a cherché à préserver son niveau de revenus en combinant indemnités de mandat et revenus professionnels, jusqu’à ce que des tensions trop fortes la conduisent à privilégier son engagement politique. Âgée de 52 ans, Isabelle a été élue conseillère régionale en 2010 puis réélue en 2015. Elle perçoit pour cet unique mandat une indemnité mensuelle de 2200 euros, un peu inférieure à sa rémunération de professeure des écoles. Les motifs financiers participent à sa décision de ne pas interrompre son activité professionnelle, mais de diminuer son temps de travail :

Pour moi ce qu’il faut c’est gagner au moins autant que professeure des écoles, c’est-à-dire ce sur quoi on a basé nos remboursements d’emprunt. Au début de mon mandat régional, j’ai fait une année à mi-temps, et qui s’est super bien passée, d’abord parce qu’en fait je faisais une journée où je remplaçais la directrice de l’école sur son jour de décharge, et une journée où je remplaçais une collègue qui bossait à 80 %. Donc je n’avais pas la responsabilité de la classe.

Sa situation financière est ainsi stabilisée, mais sa situation professionnelle se dégrade ensuite : les charges s’alourdissent, introduisant des tensions dans son emploi du temps et alimentant des insatisfactions croissantes. Cela l’a amenée à suspendre son activité d’enseignante au prix d’une petite perte financière par rapport à l’époque où elle travaillait à temps plein sans avoir de mandat :

Après j’avais ma classe à moi à mi-temps, j’étais la titulaire du poste. Donc je n’avais plus de souplesse. Et là j’ai tenu un trimestre, parce que soit je n’étais pas en classe et je n’étais pas remplacée, il y avait beaucoup moins de remplaçants cette année-là, je culpabilisais… Soit, je n’étais pas aux réunions, et puis je n’arrivais plus à suivre les dossiers de la Région, donc j’ai arrêté de travailler en janvier 2012, même si c’était dans les 400 euros de moins par rapport à avant.

Grégoire relate les péripéties de son engagement politique, ce qui le conduit à échafauder, et réviser en fonction de ses résultats électoraux, des articulations renouvelées entre revenus de son activité professionnelle d’enseignant et indemnités de mandat. Âgé de 51 ans, Grégoire est élu municipal d’opposition depuis 2002 dans une commune de 20 000 habitants, et reçoit une indemnité mensuelle de 70 euros. Il perçoit 3000 euros pour son emploi d’enseignant dans un établissement privé, où au fil du temps il a accumulé les responsabilités (coordinateur d’une dizaine de classes, membre du comité de direction, heures supplémentaires d’enseignement). Il travaille à temps plein jusqu’en 2015, quand il est élu conseiller départemental, après avoir failli ravir la mairie (et perdu les élections municipales par quelques dizaines de voix). Au conseil départemental, il est membre de la commission permanente et de diverses instances, et perçoit une indemnité un peu supérieure à 2000 euros. Afin de libérer du temps, il réduit son temps de travail, avec l’objectif de ne pas perdre d’argent : « J’ai négocié un emploi du temps resserré avec mon chef d’établissement. Je suis passé à 70 %, un petit peu plus, 74 %, ce qui me permet de m’y retrouver au niveau financier. » En fait, son salaire est désormais de 1800 euros, de sorte qu’il perçoit globalement 4000 euros par mois environ. Ayant toujours en ligne de mire la conquête du mandat de maire, il se projette alors dans de nouveaux arrangements temporels et financiers : « Avec le mandat de maire, ce n’est plus tenable, mais si j’ajoute 2500 à 2600 euros par mois, c’est à peu près ça, c’est évident que ça change la donne. »

Dans chacun de ces cas, les arbitrages sont envisagés, et réalisés, à partir d’un niveau minimal d’indemnités, voisin de 2000 euros. Le même constat vaut pour l’ensemble de l’échantillon des élus rencontrés. En revanche, au-dessus de ce plancher, les variations sont importantes, dépendant notamment du montant des revenus professionnels, qui peuvent dépasser 8000 euros pour certains enquêtés. Les trois cas présentés montrent aussi que les arbitrages effectués ont des conséquences financières différentes, entre perte de 400 euros pour Isabelle et gain d’environ 1000 euros pour Grégoire comme pour Valérie quand elle inclut le montant de sa pension. Ces variations sont observables sur l’échantillon complet, avec une limitation des pertes à quelques centaines d’euros et une modulation plus grande des gains qui restent néanmoins contenus[12]. C’est donc dans un cadre restreint, caractérisé par des écarts modérés entre indemnités et revenus professionnels, que les élus envisagent la perspective de vivre de leurs mandats politiques, d’en vivre de manière exclusive comme Isabelle, quasi exclusive comme Valérie, ou de manière croissante comme Grégoire. Si, pour les élus, vivre de la politique c’est considérer que c’est possible, que les indemnités perçues sont suffisantes pour vivre, cette évaluation n’est pas indexée sur un montant, et a fortiori sur un seuil identique pour tous. Elle est inscrite dans des parcours professionnels et politiques singuliers, dans lesquels elle surgit à des périodes où les revenus issus des mandats se rapprochent des revenus issus de l’activité professionnelle. Ces écarts, et les arbitrages qu’ils permettent, sont aussi inscrits dans des temporalités discontinues, scandées par les résultats électoraux. Ils sont donc indissociables de l’appréciation de la fragilité ou de la durabilité de la source de revenus que constituent les mandats, et des conditions de rupture avec les emplois et les revenus professionnels, particulièrement du caractère réversible ou non de ce renoncement.

Quand renoncer à son emploi a des conséquences hétérogènes

Comparer les indemnités aux revenus professionnels et apprécier si leur montant est suffisant pour renoncer à leur emploi sont des arbitrages bien maîtrisés puisque les paramètres financiers sont connus, au moins à court terme. Mais vivre de la politique, ou non, ce n’est pas seulement un ajustement immédiat, c’est aussi une bifurcation dans les parcours des élus, un tournant qui a des répercussions de plus long terme sur les carrières (Bessin, Bidart et Grossetti 2009). Ici, ce sont moins les carrières politiques que nous visons, tant elles dépendent de multiples facteurs, paramètres et événements (Michon et Ollion 2018), mais plutôt les carrières professionnelles dont l’interruption est le signe que l’on vit de la politique, et plus précisément le degré de réversibilité des arbitrages ou encore les modalités de reprise de l’emploi interrompu. En France, l’exercice exclusif des mandats politiques n’est pas strictement encadré, à l’exception de quelques professions ou fonctions pour les mandats parlementaires. En dehors de ces rares incompatibilités, la loi en principe ne contraint pas les élus à exercer leurs mandats de manière exclusive, de sorte que vivre de son seul ou de ses seuls mandats relève principalement de leurs propres arbitrages.

Si fondamentalement la loi n’oblige pas les élus à suspendre leur activité professionnelle, les conditions formelles d’interruption comme de réintégration sont néanmoins réglementées, et de façon différenciée selon les statuts d’emploi. Aussi, quand ils procèdent à des ajustements, d’ampleur variable, de leurs engagements professionnels, les élus sont placés dans des conditions inégales dictées par les règles juridiques encadrant la circulation entre mandats et emplois. Le droit délimite des situations contrastées en matière de sécurité professionnelle et de réintégration dans l’emploi, et définit des expositions différenciées aux risques financiers. Dans ces conditions, le renoncement à l’activité professionnelle prend des significations différentes en fonction de sa réversibilité. Vivre de la politique c’est se confronter à l’aléa électoral, à la perte de mandat et à la perte indemnitaire, mais le coût de la défaite varie sensiblement en fonction de la réversibilité des arbitrages et des conditions de retour à l’activité professionnelle antérieure.

En France, la loi accorde aux élus salariés du privé la possibilité de suspendre leur contrat, mais cette disposition est réservée à un faible nombre de mandats et d’élus : parlementaires, chefs d’exécutif et certains adjoints ou vice-présidents. En outre, elle ne s’applique qu’à l’expiration du mandat, ce qui interdit tout retour automatique anticipé, et, en cas de mandats successifs, le contrat de travail est rompu. Ainsi, pour les salariés du secteur privé, vivre exclusivement des mandats implique souvent de renoncer définitivement à son emploi. Il en va différemment pour les fonctionnaires, qui bénéficient de droit d’une mise en disponibilité, ou qui peuvent demander un détachement s’ils exercent certaines fonctions exécutives. Cela leur donne la garantie de pouvoir réintégrer, à tout moment, leur corps d’origine, fût-ce au prix d’un changement d’affectation. Quant aux travailleurs indépendants, ils ne bénéficient pas de cadre réglementaire particulier[13]. S’ajoutent ainsi aux calculs économiques immédiats, qui permettent d’évaluer avec une certaine précision et une bonne fiabilité les gains ou les pertes résultant d’un renoncement à son emploi, des anticipations sur un futur plus distant dont les incertitudes sont contrastées en fonction du statut des emplois occupés. Les trois situations et argumentaires retracés ci-dessous montrent ces différences.

Sophie, une fonctionnaire territoriale âgée de 38 ans, peut demander sa réintégration au sein de la collectivité où elle était jusque-là en poste, ce qui lui apporte une sécurité à long terme[14]. D’abord élue conseillère municipale deux fois consécutivement dans une commune de moins de 9000 habitants, elle ne perçoit pas d’indemnité et ne modifie pas sa situation professionnelle. Quand elle obtient un mandat de conseiller départemental en 2015, assorti d’une indemnité mensuelle de 1900 euros, elle réévalue sa situation, à l’aune de son revenu de fonctionnaire, qui s’élève à 2200 euros. Elle fait alors une demande de disponibilité, afin de « garder du temps quand même ». Le coût financier s’élève à 300 euros, ce qui lui apparaît modéré et acceptable compte tenu des revenus de son conjoint. À cette appréciation économique s’ajoute un relatif désenchantement par rapport à ses fonctions de juriste en commande publique qui « commençaient à l’ennuyer ». Surtout, pour expliquer son retrait, elle souligne la faiblesse des risques encourus pour sa carrière professionnelle : « Je n’ai pas trop hésité une fois qu’on a fait les comptes. Je sais bien que je peux réintégrer quand je veux. Je ne me vis pas comme quelqu’un qui va faire de la politique toute sa vie et je suis tranquillisée par cette garantie-là. » En outre, elle a connaissance de situations comparables à la sienne au sein de la fonction publique, qui se sont achevées par une réintégration dans de bonnes conditions : « J’ai des exemples autour de moi de personnes qui se sont mises en dispo, et ça s’est plutôt bien passé après, donc je ne m’inquiète pas, je profite de mon mandat, c’est ça qui compte pour moi. » Même si sa mise en disponibilité entraîne aussi la suspension de la prise en compte de ses droits à la retraite et à l’avancement, elle envisage son avenir professionnel avec sérénité – alors qu’elle est plus discrète et hésitante sur son avenir d’élue.

Patrick est dans une situation professionnelle bien différente puisque, à 54 ans, il est cadre supérieur responsable du partenariat dans un groupe bancaire. Salarié du privé, et donc dépourvu de toute garantie de retour dans son entreprise, il se trouve face à une alternative : continuer sa carrière dans la banque au prix du sacrifice de sa carrière d’élu ou à l’inverse privilégier celle-ci et rompre avec ses ancrages professionnels. Il éprouve cette tension avec d’autant plus de force qu’il gagne un bon salaire, 6500 euros net, et qu’il estime que ses fonctions sont stratégiques pour le développement de son entreprise et sont incompatibles avec le temps partiel. En 2014 et 2015, il devient coup sur coup maire d’une commune de moins de 10 000 habitants puis conseiller régional. Cela lui procure 4100 euros d’indemnités, qu’il cumule avec son salaire. Il estime ne pas pouvoir quitter son emploi car la perte de revenus serait trop grande : « Perdre plus d’un tiers de mes revenus, vous voyez, pour personne ce n’est pas envisageable. Je n’y ai même pas pensé pour être franc. » Il se consacre alors à ce qui s’apparente à une double activité. Et en dépit d’un grand investissement, il épuise en moins de deux années les possibilités d’ajustement temporel entre ses activités politiques et professionnelles, et familiales aussi. Alors, quand il intègre l’exécutif régional, il finit par « lâcher » son emploi, même si cela provoque une perte immédiate de revenus par rapport à son seul salaire : ses indemnités sont augmentées de 900 euros, qui s’ajoutent à 700 euros obtenus entretemps quand il est devenu vice-président d’une intercommunalité. Mais c’est moins par rapport à cette baisse de revenus, qui est contrebalancée par la négociation de conditions avantageuses de départ, qu’il situe les enjeux de sa décision que par rapport à son parcours et à l’avenir : « Dans l’immédiat nous avons fait nos calculs avec mon épouse, et tout va bien. Surtout qu’il y a eu du transactionnel. Après, l’avenir c’est plus embêtant parce que retrouver un poste comme j’avais, j’ai des doutes, des gros doutes. » Patrick estime qu’il a rompu de manière irréversible avec son passé professionnel, qu’il a « brûlé ses vaisseaux » mais qu’il « gagne en confort de vie », car sa nouvelle situation lui permet de ne pas être « tout le temps sur la route, de ne plus passer d’hôtel en hôtel ». Aussi, envisage-t-il la sécurisation de son parcours en se projetant « dans un avenir politique » qu’il déroule comme un plan de carrière jalonné de victoires électorales et d’investissements dans des dossiers thématiques porteurs.

Le cas de Philippe illustre la troisième configuration professionnelle, celle des travailleurs indépendants, pour lesquels les conditions de renoncement à leur activité ne font l’objet d’aucune réglementation. Philippe, âgé de 52 ans, est masseur-kinésithérapeute. Installé à son compte dans une profession libérale, il exerce au sein d’un cabinet avec d’autres professionnels de la santé. Son premier mandat de conseiller municipal dans une métropole n’est pas indemnisé, de sorte qu’il continue à exercer à temps plein, même s’il aménage ses horaires en fonction du calendrier des conseils municipaux. Cet investissement dans son mandat lui permet de figurer en bonne position sur les listes municipales en 2014, et de devenir adjoint au maire et conseiller à la métropole. Pour ces deux mandats, il reçoit une indemnité de 2000 euros environ. Il effectue alors un arbitrage avec son activité professionnelle, lui permettant de dégager du temps en préservant son niveau de revenus : « Donc je réduis mon temps de travail par semaine au cabinet qui correspond à ces gains de 2000 euros, ce qui fait 40 % de mon temps sur mon poste d’élu et 60 % sur mon poste de kiné. Et finalement, au bout du compte, je gagne la même chose. » Cet aménagement est réalisé de manière quasi instantanée, ce qui montre que l’activité libérale peut permettre de poursuivre parallèlement un double engagement, à la fois politique et professionnel. Il permet aussi, dans un terme plus long, de préserver la viabilité économique d’une activité libérale qui doit être poursuivie : « Je n’ai pas trop le choix, je dois garder une clientèle, sinon à terme je me mets dans le pétrin. » Pour Philippe, qui exerce une profession libérale et est associé dans un cabinet qui « fait sûrement le plus gros chiffre d’affaires de la ville », l’aménagement de l’activité professionnelle est aisé, mais un éventuel renoncement à celle-ci aurait bien d’autres conséquences et coûts, puisque cela supposerait « de tout casser, alors que c’est 30 ans d’efforts, 30 ans de travail », et de se convertir à une autre carrière politique plus incertaine avec les contraintes spécifiques qu’elle implique en termes de maintien des revenus : « J’ai quand même un équilibre. Bon si je voulais faire plus de politique, je serais obligé de faire la course aux mandats, parce qu’il faut bien vivre, et ça serait impossible à un moment avec mon activité. »

Dans leur dimension matérielle, sur laquelle nous centrons notre analyse, les arbitrages effectués autour de l’enjeu de vivre ou non de ses mandats ne se réduisent pas à une comparaison de niveaux de revenus permettant d’apprécier les conséquences d’un éventuel retrait professionnel. Une autre dimension s’y articule, relative à la réversibilité d’un tel retrait. Les trois cas retracés montrent que les élus interrogés ne calculent pas seulement les (éventuels) coûts monétaires immédiats à l’arbitrage envisagé mais évaluent aussi les coûts professionnels à plus long terme. Alors que les ajustements immédiats semblent autoriser toutes les combinaisons possibles, tacites ou explicites, ces implications à plus long terme sur les carrières sont contrastées : elles dépendent des statuts d’emploi, mais aussi du rapport au travail. Sophie par exemple est dans une situation particulièrement favorable, puisqu’en tant que fonctionnaire elle peut bénéficier du droit à un détachement, peut en apprécier les conséquences à travers des exemples de son entourage professionnel, et de surcroît éprouve une certaine lassitude à l’encontre de son travail. Philippe, qui exerce une profession paramédicale en libéral, a une évaluation bien différente, presque inverse : il ne peut faire appel à aucun dispositif d’accompagnement, il est engagé auprès de pairs dans un cabinet médical, il a investi de longue date dans son activité et ce cabinet, et il ne manifeste aucune insatisfaction à l’égard de son travail, autant d’éléments qui le conduisent vers une formule de temps partagé qui lui permet de préserver sa situation professionnelle tout en s’investissant davantage dans son mandat. Patrick, qui est cadre supérieur dans un établissement bancaire, est placé dans une configuration difficile car il est contraint – du moins il définit ainsi les coordonnées de sa situation – de faire le choix de vivre de la politique ou de réduire ses engagements politiques après avoir échoué à concilier une double activité intense. Il doit arbitrer sans pouvoir bénéficier d’arrangements ou de protections, sinon une prime de départ négociée avec son employeur. Pour lui, quitter son emploi signifie alors interrompre une carrière réussie sans guère de possibilités d’en renouer les fils plus tard. C’est en convoquant des contraintes liées à ses nombreux déplacements, mais aussi en se projetant dans une autre carrière politique, qu’il renonce à son emploi.

Ces trois configurations mettent en évidence des formes différenciées de dépendance économique aux mandats : celle-ci est définie comme transitoire grâce aux règles de droit pour Sophie, comme pour tous les fonctionnaires ; elle est maîtrisée par le désengagement professionnel partiel et limité de Philippe, ce qui est une option ouverte aux professions libérales et aux salariés pouvant recourir au temps partiel ; elle est définie comme calculée par le croisement de divers paramètres de la position professionnelle pour Patrick, ce qui renvoie à la complexité de la situation de maints salariés du secteur privé. Quand il n’existe pas d’amortisseur au retrait professionnel, c’est-à-dire pas de dispositions juridiques garantissant un retour ou aménageant une gradation du retrait, on peut penser que les rapports que les élus entretiennent avec leur travail ont une place plus importante dans les arbitrages : l’insatisfaction professionnelle, quelles qu’en soient les raisons (sentiment de routine, désintérêt, fatigue…), soutiendrait alors une conception du mandat politique comme une opportunité de conversion professionnelle et favoriserait une rupture ponctuelle ou définitive avec l’emploi occupé.

Dans cette configuration, la dépendance financière au mandat serait tempérée, dans les expériences des élus, par la bifurcation elle-même et la satisfaction relative qu’elle procure. Aussi, loin de relever uniquement d’un calcul économique immédiat, la substitution des revenus professionnels par des indemnités de mandats est un déplacement d’autant plus envisageable et construit comme acceptable que les risques financiers sont en partie contrôlés et que les élus en tirent une satisfaction par rapport à leur situation professionnelle. Si le renoncement à son emploi a des conséquences hétérogènes, qui convoquent la profondeur temporelle des carrières professionnelles, il faut y ajouter une autre composante dont l’enquête révèle toute l’importance : l’espace social de la famille, car si les revenus sont personnels, leur utilisation est généralement inscrite dans le cadre plus large des économies domestiques où les élus sont insérés.

Quand le poids des indemnités varie à l’échelle du ménage

Vivre de la politique, privilégier cette option, a des conséquences financières immédiates estimées par comparaison des revenus accessibles tout comme des répercussions professionnelles différées autour de l’enjeu de réintégration dans l’emploi. Les indemnités sont des revenus personnels et les carrières sont des parcours individuels, néanmoins ils sont, souvent, reliés à des ensembles plus larges de personnes : conjoints, descendants, famille. Aussi l’analyse des articulations entre engagements professionnels et politiques gagne-t-elle à considérer les élus comme des membres de ménages et, ce faisant, à rapporter le montant de leurs indemnités à cet ensemble en prenant en compte les revenus familiaux, mais aussi à analyser la dimension collective, à l’échelle du couple ou de la famille, des arbitrages effectués. Autrement dit, la dépendance économique aux mandats peut être renforcée ou atténuée en fonction des configurations familiales.

L’analyse des revenus à l’échelle familiale est une démarche habituelle dans l’analyse des professions indépendantes traditionnelles – artisans, commerçants ou exploitants agricoles. Classiquement, les conjoints – massivement des conjointes –, des petits travailleurs indépendants, contribuent de manière directe au fonctionnement de l’entreprise sous le statut particulier d’aide familiale et sans percevoir de revenus propres (Gresle 1981). Aujourd’hui, c’est de plus en plus en apportant un revenu salarié, régulier, au contraire des revenus du travail indépendant, que les conjoints participent à la pérennité de l’entreprise (Missègue 1998). Chez les petits indépendants, les arrangements familiaux apparaissent décisifs, tout particulièrement le travail du conjoint, qu’il soit rémunéré ou gratuit, interne à l’affaire ou extérieur, invisible ou officiel sous forme salariale. C’est pourquoi ces entreprises ont été analysées comme « une affaire de couple » (Bertaux-Wiame 2004).

Dans quelle mesure les articulations entre emplois et mandats, revenus professionnels et indemnités, sont-elles une affaire de couple ? Les données collectées par questionnaire montrent que la plupart des élus ne vivent pas seuls : c’est le cas pour seulement 14 % des 493 répondants, alors que la majorité d’entre eux vivent en couple sans enfant à charge (53 %) ou en couple avec des enfants (28 %), et qu’une petite fraction (moins de 3 %) élèvent seuls des enfants (un peu moins de 2 % n’ont par ailleurs pas répondu). Ces chiffres suggèrent que vivre de ses mandats implique un conjoint dans plus de 80 % des cas, et des enfants dans un peu moins du tiers des cas[15]. L’enquête par questionnaire ne permet pas d’évaluer les revenus des conjoints[16], les questions ayant suscité de nombreuses non-réponses. Toutefois, elle montre que la situation des conjoints n’est pas indifférente au passage vers l’exercice exclusif des mandats. Parmi les répondants qui ont déclaré avoir suspendu leurs activités professionnelles pour se consacrer entièrement à leurs activités politiques[17], 43 % estiment que la situation professionnelle de leur conjoint leur a permis d’envisager sereinement cette perspective. Par ailleurs, 50 % estiment que sans les revenus de leur conjoint ils n’auraient pas pu arrêter d’exercer leur profession pour se consacrer à temps plein à la politique et à leurs mandats. Le poids des conjoints dans la carrière politique et les décisions financières est donc loin d’être négligeable[18].

D’autres études centrées sur des élus professionnalisés ont montré l’importance du rôle des conjoints, très souvent des conjointes, en soutien de la carrière politique (Beauvalet 2019). Cette contribution a été récemment décrite par Christelle Gris (2016) en termes de « maisonnée politique ». Dans ce modèle, les conjointes mobilisent leurs propres ressources, en capital social ou en compétences professionnelles, pour épauler leur élu de mari. Elles contribuent, de façon discrète, à sa carrière, en assumant une part non rémunérée du travail de l’élu[19]. Elles effectuent un travail politique bénévole, mais on peut aussi considérer qu’elles sont indirectement rétribuées pour ce rôle d’appoint dans la mesure où elles dépendent financièrement de leur conjoint, de ses revenus et de ses indemnités de mandat(s). C’est le couple, ou le ménage, qui vit de la politique, et les rémunérations politiques résultent d’un travail collectif, réglé par une division sexuée du travail particulièrement affirmée.

Notre enquête qualitative permet d’approfondir l’analyse des économies domestiques et de la dynamique des revenus à l’échelle du ménage. En effet, nous avons identifié un autre modèle qui se caractérise par une biactivité du couple, le conjoint exerçant une activité professionnelle rémunérée. Ce dernier ne vit pas de la politique puisqu’il contribue aux revenus du ménage grâce à son propre emploi, même s’il module parfois son temps de travail en fonction des revenus de son conjoint élu et des charges familiales (éducation des enfants en particulier). Reste que la situation et les engagements professionnels des conjoints sont inclus dans les arbitrages opérés par les élus, et les engagements politiques et professionnels de ces derniers ne peuvent être soustraits de la configuration des économies familiales.

Certains entretiens biographiques permettent d’évaluer assez précisément la place des indemnités de mandat(s) dans les revenus des ménages et les contributions respectives des conjoints. Ils montrent de grands écarts dans les niveaux de revenus et une forte variabilité de la part des indemnités de mandat(s) dans ces revenus. Parmi les enquêtés qui n’ont pour revenus que les seules indemnités de leurs mandats, nous avons retenu sept exemples illustrant une diversité de niveau et de structure de revenus à l’échelle du ménage (tableau 1). Le montant net des indemnités mensuelles varie entre 1900 et 8500 euros, et la distribution des revenus du conjoint a une amplitude importante qui s’étage de 1500 à 4000 euros. Le revenu global du ménage a aussi une forte dispersion, mais moindre que les indemnités de mandat, puisque le rapport entre les extrêmes est de 2,4 pour le revenu global (entre 4100 et 9800) contre 4,5 pour les seules indemnités. Le poids de celles-ci dans les revenus du ménage est très inégal, variant entre un minimum de 40 % et un maximum de 87 %.

Tableau 1

Structure des revenus des élus et de leur conjoint

Structure des revenus des élus et de leur conjoint

* Les situations retenues sont celles qui correspondent à la période la plus récente durant laquelle les indemnités de mandat(s) représentaient le revenu personnel exclusif.

** Les montants sont parfois un peu approximatifs car collectés auprès des élus et non de leur conjoint (et donnés en revenus net, comme les indemnités).

Source : Enquête des auteurs

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Ces données, que nous n’avons malheureusement pas pu réunir pour l’ensemble des élus enquêtés, soulignent l’intérêt de considérer les situations financières à l’échelle familiale pour enrichir l’analyse des conditions dans lesquelles les élus sont aux prises avec l’option de vivre de leurs seuls mandats. Si cette expression s’entend au regard du renoncement aux revenus professionnels et signifie dépendance économique aux mandats, elle doit aussi être amendée par la prise en compte des revenus du conjoint. Il apparaît alors que la variété des configurations financières module la dépendance économique aux mandats.

Dans un cas, le poids des mandats dans les revenus est écrasant (Damien et Pascal). Cette situation présente quelques spécificités : l’élu est un homme, il est engagé dans une carrière politique faite de cumul de mandats, le montant de ses indemnités dépasse ses revenus professionnels antérieurs de sorte que sa carrière politique se traduit par une amélioration de ses gains, il vit en couple avec plusieurs enfants à charge et pour partie en bas âge. Cette situation se rapproche du modèle de la maisonnée politique. Et ses traits saillants traduisent, si l’on se réfère aux travaux sur les arrangements familiaux et professionnels (Pailhé et Solaz 2010), une conception traditionnelle de la répartition sexuée des rôles et des arbitrages au détriment du travail des conjointes. Damien explique ainsi qu’à partir du moment où il est devenu député, sa conjointe qui enseigne dans des formations supérieures techniques a réduit son temps de travail « afin d’être un peu plus présente à la maison pour les enfants ». Du fait des mobilités géographiques et internationales de Pascal dans ses emplois antérieurs, sa conjointe a eu un parcours professionnel discontinu. Quand il commence à avoir des mandats, elle est commerçante dans le prêt-à-porter et les chaussures, et « elle gagnait bien ». Mais quand la carrière politique de Pascal se développe, ils font « un choix de vie » : elle vend ses commerces « pour avoir du temps » et devient assistante maternelle à domicile. Dans les deux cas, ces arrangements financiers et familiaux soutiennent la progression de la carrière politique et indemnitaire : c’est quand celle-ci est bien engagée (mandat parlementaire pour Damien et cumul de plusieurs mandats locaux importants pour Pascal) que des arbitrages familiaux sont opérés qui vont dans le sens d’un retrait professionnel du conjoint. De manière cohérente, ces arbitrages peuvent être redéfinis en cas de revers à la suite d’une défaite électorale : ainsi, quand Damien perd les élections législatives de 2017, sa conjointe demande immédiatement à travailler à temps plein afin d’absorber, fût-ce très partiellement, une baisse de revenus de près de 6000 euros.

Les autres configurations se caractérisent par un relatif équilibre entre les revenus des conjoints, les indemnités de mandat représentant de 40 % à 54 % des revenus du ménage. Dans cet ensemble, des différences apparaissent relatives au montant des indemnités (1900 pour Sophie et 5700 pour Olivier) et des revenus du ménage (4100 pour Sabine qui élève deux enfants et 8900 pour Olivier qui en a un). Les indemnités les plus basses sont perçues par des femmes (Sabine, Sophie, Fabienne), à l’exception de François, qui cependant bénéficiait de nombreux avantages matériels attachés à sa fonction de vice-président d’un conseil régional. Ces élues ont un conjoint dont les revenus sont relativement modérés : le compagnon de Sabine est musicien et a longtemps été intermittent du spectacle avant d’obtenir un poste d’enseignant dans une école de musique ; le mari de Sophie est, comme elle, fonctionnaire territorial ; celui de Fabienne, qui est garagiste indépendant, a un revenu plus important mais fluctuant. Symétriquement, les élus qui bénéficient d’indemnités plus élevées ont un conjoint qui occupe un emploi mieux rémunéré et correspondant à une position de cadre : l’épouse d’Olivier dirige une entreprise du secteur de l’économie sociale et solidaire ; le compagnon de François est un cadre supérieur « qui gagne très bien sa vie ».

Dans ces différentes situations, l’emploi du conjoint n’a pas été affecté par le retrait professionnel des élus, et on n’observe pas de désengagement professionnel, partiel ou total, du conjoint. Il est vrai que l’arbitrage ayant conduit à vivre de ses seuls mandats (et parfois de son seul mandat) ne correspond pas à un accroissement significatif des revenus personnels des élus (sauf pour Olivier dont le salaire était inférieur de 1800 euros à la somme de ses indemnités de mandats), mais provoque même une perte de quelques centaines d’euros dans plusieurs cas (Sophie, Sabine, François). Ici, les arbitrages familiaux jouent dans le sens d’un statu quo professionnel pour le conjoint, et cela à des niveaux assez contrastés de revenus. Dans ces arbitrages, l’emploi du conjoint est considéré comme un élément de stabilité et de sécurité pouvant atténuer l’éventuelle petite perte du côté de l’élu et les risques professionnels découlant de l’arrêt de son activité (Sabine, Olivier et François sont salariés du privé).

Pour enrichir encore l’analyse des conditions économiques dans lesquelles sont opérés les arbitrages entre activités professionnelles et activités politiques, il faudrait prendre en compte les patrimoines en complément des flux de revenus[20]. Car, notamment pour les ménages qui ont les plus hauts niveaux de revenus, la gestion des patrimoines détenus participe des arbitrages autour des enjeux de vivre de la politique, au moins dans les périodes de revers de fortune, électoraux et financiers. Ainsi les patrimoines accumulés sont mobilisés, de manière différenciée, dans les moments d’échec électoral et de perte substantielle de revenus : chez François, dont le conjoint a un niveau de salaire « confortable » et avec qui il a acquis « un patrimoine immobilier », cela lui permet de relativiser l’insécurité financière dans laquelle il se trouve plongé ; chez Damien, qui a subi une perte importante de revenus avec sa défaite aux législatives et qui est le principal pourvoyeur de ressources dans son ménage, c’est la vente rapide d’une résidence locative qui constitue un amortisseur financier ; chez Pascal, la réalisation de « quelques bonnes affaires » (notamment plusieurs plus-values conséquentes sur la revente de magasins et d’hôtels) a gonflé ses économies et lui offre une certaine sérénité et une stabilité financière. Les caractéristiques des revenus à l’échelle des ménages, et il faudrait ajouter les patrimoines – qui pour ce que nous avons pu en percevoir sont plus inégaux encore que les revenus –, sont des paramètres pris en compte dans la gestion des risques financiers associés aux mandats. Aussi, les propriétés sociales et économiques des élus, et de leur ménage, contribuent à configurer ce que vivre de ses mandats signifie et pèsent sur les manières dont cette situation est envisagée, aménagée, gérée, anticipée.

Conclusion

Nos analyses contribuent à l’étude de la professionnalisation politique entendue comme le fait de vivre de la politique, et plus précisément de ses mandats. Reprenant les observations de Max Weber, nous avons cherché à mettre au premier plan une dimension négligée par la sociologie politique de cette professionnalisation : ses fondements économiques et matériels. Nous considérons en effet que cette dimension financière est décisive. Cette centralité ne signifie pas que les indemnités sont des ressorts des engagements de celles et ceux qui briguent des mandats. La prémisse de centralité des revenus qui est au fondement de notre analyse a une tout autre signification : pour vivre de ses mandats et cesser son activité professionnelle, il faut réellement pouvoir en vivre. Dit autrement, les indemnités de mandat sont une condition nécessaire à la professionnalisation politique, comme le versement d’un salaire est une condition nécessaire à tout engagement professionnel. Aisément reconnue, cette condition économique n’est guère analysée, et c’est cette voie que nous avons entrepris de défricher.

Pour cela nous avons fait un second choix, après celui de centrer l’analyse sur les revenus, consistant à resserrer la focale sur des séquences spécifiques des parcours politiques : les moments où la question de vivre de ses mandats se pose effectivement aux élus, où des options s’ouvrent et où des arbitrages sont réalisés. Ce mode d’approche de l’objet présente plusieurs avantages, qui nous paraissent être des conditions pour placer au centre de l’analyse les rémunérations, soit un objet potentiellement sensible et a priori délicat à saisir. Cela permet de resserrer les investigations sur des moments des carrières dans lesquels vivre de ses mandats devient une éventualité, une potentialité. Ce faisant, nous n’avons pas étudié les carrières politiques dans leur ensemble, pas plus que les parcours d’engagement. En conséquence, nous ne formulons pas d’hypothèse sur la place des rémunérations dans la conduite des carrières, moins parce que cela serait illégitime (il faudrait mener l’enquête) que parce que cette démarche se heurterait à des obstacles empiriques (il serait difficile de mener l’enquête). En revanche, nos choix sont opérationnels : enquêter sur les indemnités de mandats, et plus encore sur les calculs financiers, devient alors une démarche acceptable, et acceptée, pourvu que nous ciblions des élus potentiellement confrontés à ces enjeux, soit ceux qui occupent des situations intermédiaires.

Interroger en ces termes et de cette manière la professionnalisation à partir des rémunérations permet de dégager plusieurs résultats, qui ouvrent vers d’autres pistes de recherche. Mesurer les niveaux de rémunération et le poids des différentes sources de revenus fait apparaître le processus de professionnalisation comme un mouvement irrégulier et discontinu. Plus, cela conduit à mettre l’accent sur des séquences spécifiques, que nous avons qualifiées de bifurcations ou tournants de l’existence, dans lesquelles des options surgissent et des arbitrages se dessinent. Cela vaut pour ce mouvement vers un nouvel état : vivre de ses mandats. Mais l’analyse pourrait être démultipliée pour d’autres séquences, marquées par exemple par des défaites électorales qui provoquent des baisses significatives de revenus ou par des retraits plus ou moins volontaires de la vie politique qui ont aussi des conséquences matérielles directes. Si chaque fois les effets nominaux sont mécaniques, ils s’inscrivent dans des situations socioéconomiques hétérogènes et peuvent être investis de significations tout aussi dispersées.

Un autre résultat de nos analyses concerne le caractère central des tensions entre mandats et emplois, qui apparaissent et se durcissent précisément dans ces configurations intermédiaires que nous avons privilégiées. Celles-ci font apparaître que faire de la politique et s’engager plus avant en politique c’est aussi bien souvent réduire son engagement professionnel ou renoncer à un métier. Nous avons montré que les incertitudes qui travaillent les arbitrages ne se réduisent pas à l’aléa électoral, mais concernent directement les carrières professionnelles, les possibilités de retour à l’emploi. Et ici les fortes inégalités observées sont indexées sur les statuts d’emploi même si les rapports au travail jouent aussi un rôle. Cela invite à considérer la professionnalisation en termes de double carrière, politique et professionnelle, deux carrières tantôt parallèles et qui alors se combinent harmonieusement ou se concurrencent, et tantôt hiérarchisées, et ce, avec des degrés variables de réversibilité.

Enfin, nous avons mis en évidence la dimension collective de la professionnalisation, qui apparaît clairement au prisme des revenus : vivre de ses mandats, et partant l’évaluation des indemnités ou les pertes de rémunération résultant des retraits professionnels, sont une affaire de famille puisque les configurations de revenus à cette échelle définissent des conditions socioéconomiques différenciées pour opérer des arbitrages. Plus encore, ceux-ci peuvent aussi affecter l’emploi du conjoint, dans le sens d’un retrait pour soutenir la carrière de l’élu ou d’un mouvement inverse pour parer aux aléas, ou plus simplement d’un amortisseur procurant de la sécurité matérielle. La prise en compte de l’échelle familiale est encore balbutiante dans l’analyse des carrières politiques. Mais nos travaux invitent à approfondir cette piste des économies domestiques et familiales. Cela suppose de concevoir des dispositifs d’enquête idoines permettant de prendre en compte de multiples composantes de ces économies : revenus mais aussi patrimoines, emprunts, charges. De manière plus large, l’enjeu est aussi à nos yeux de mettre à l’agenda de recherche une dimension trop négligée des activités politiques, en vue de contribuer à partir d’enquêtes empiriques consistantes à une littérature sur les rémunérations des élus qui est encore embryonnaire et qui reste éloignée de la perspective compréhensive privilégiée ici.