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Cet essai réagit à l’influent article de Bernard Gagnon intitulé « Du communautarisme à la neutralité libérale. Un tournant radical dans la pensée politique de Charles Taylor » (Gagnon 2012 ; abrégé CNL), pour en réfuter la thèse et les arguments principaux. À en croire Gagnon, on ne pourrait tout simplement plus lire Taylor comme « un critique communautarien du libéralisme », du moins sur la base des écrits publiés depuis 1995. Cette thèse va à l’encontre d’un consensus robuste – et bien fondé, on le verra – dans les études consacrées à l’oeuvre de Taylor, qui s’accordent pour reconnaître à ce dernier une forme nuancée de libéralisme communautarien (par exemple Abbey 2000 ; Pélabay 2001 ; Smith 2002 ; Mulhall 2004). Gagnon entend ainsi rendre caduque la quasi-totalité de la littérature secondaire portant sur la philosophie politique de Taylor post-1995. Or, comme il sera démontré, plusieurs textes permettent de disposer de manière définitive de cette thèse excessive, et ce, malgré sa reprise par le même auteur dans « Charles Taylor : écrits sur la nation et le nationalisme au Québec » (Gagnon 2015) et les nombreux articles qui y réfèrent sans la contester[1].

L’essai est divisé en trois sections. Je résumerai d’abord la thèse de Gagnon, démontrerai ensuite que celle-ci ne résiste pas à l’analyse et examinerai, enfin, les principaux arguments déployés pour étayer cette thèse, de manière à mettre en lumière le présupposé qui la gouverne en totalité. Pour le dire d’un trait : nul tournant radical chez Taylor à partir de 1995, mais seulement une adhésion au libéralisme politique (Rawls 2005 [1993] ; Larmore 1996) qui émergeait à cette même période afin de faire mieux face au problème de la stabilité des démocraties constitutionnelles en contexte de pluralisme raisonnable, c’est-à-dire au regard des « multiples valeurs, croyances et plans de vie des citoyens dans les sociétés modernes » (Maclure et Taylor 2010, 19). Le tournant du libéralisme politique dans l’horizon de la philosophie contemporaine fut l’occasion pour Taylor de clarifier ses convictions « libérales », sans cependant avoir à renoncer à ses convictions « communautariennes » – suivant une dichotomie que son oeuvre entière vise, aujourd’hui comme hier, à complexifier et à dépasser. C’est d’ailleurs à partir de cette dichotomie entre libéralisme et communautarisme que doit sans doute être comprise la réception fort favorable que connut la thèse de Gagnon dans le monde universitaire.

Il ne s’agira donc pas ici de réfuter cette thèse en soutenant ou bien que Taylor a toujours été communautarien et qu’il le reste aujourd’hui, malgré certaines concessions secondaires au libéralisme ; ou bien que Taylor a toujours été libéral et le reste, malgré certaines critiques empruntant momentanément à l’argumentaire communautarien mais allant, in fine, dans le sens d’une simple correction du libéralisme. Au contraire, il s’agira de montrer dans la dernière partie (« Éclaircissements ») que ces deux stratégies argumentatives, qui pourraient sembler de prime abord exhaustives, conspirent en vérité pour rendre inintelligibles la position de Taylor et, plus généralement, le libéralisme politique contemporain.

Résumé de la thèse

L’article s’ouvre sur une déclaration percutante. L’ouvrage coécrit par Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience (2010), se présenterait comme « un concentré et une illustration sans équivoque » d’un tournant radical dans la pensée politique de Taylor : « On peut en effet y constater un recul de l’importance qu’il accordait aux identités historiques et nationales dans le maintien de la cohésion démocratique, alors que s’y exprime une vision politique pluraliste selon laquelle les libertés et les droits individuels ont la primauté sur les considérations collectives. » (CNL, 128) L’objectif de l’article ne consiste dès lors qu’à mieux présenter et expliquer ce constat, tenu pour un fait aussi patent qu’énigmatique.

L‘argument de Bernard Gagnon procède en trois temps : 1) un rappel des principaux traits du « communautarisme » de Taylor avant 1995 ; 2) une analyse du « virage » post-1995, qui marquerait une modification drastique de sa position (ou « sa façon de penser »), mais opéré sans que Taylor lui-même ne se prononçât « sur les raisons profondes » de celle-ci ; 3) une tentative d’expliquer ce tournant à partir du « choc référendaire » de 1995, et donc d’un point de vue politique plus que théorique. L’hypothèse d’une rupture dans la pensée politique de Taylor « au sujet des relations entre individu et communauté » (CNL, 143) doit alors être établie dans les deux premières sections de l’article. Cette hypothèse s’étaye autour de trois enjeux théoriques distincts, qui correspondent aux principales critiques communautariennes déployées par Taylor – avant 1995 – à l’encontre des variantes du libéralisme moderne qui reposent « sur le principe de la primauté des libertés et des droits individuels sur les considérations collectives » (CNL, 131) :

  1. Critique du libéralisme « procédural » : « Selon lui, toute société, y compris celle libérale, s’appuyait sur un ensemble de considérations substantielles au sujet de la vie bonne pour la collectivité et pour les individus (famille, justice sociale, dignité de la personne humaine, solidarité, etc.). » (CNL, 130) ; « Loin d’être neutre, soutenait-il, l’État se porte nécessairement à la défense de certains biens. » (CNL, 133).

  2. Critique du libéralisme « atomiste » : la priorité accordée aux libertés négatives dans certaines théories libérales devait être complétée et restreinte par une forme de « patriotisme », c’est-à-dire par un ensemble de responsabilités défini « par la participation politique des citoyens aux institutions démocratiques et leur contribution à l’exercice de définition des fins communes » (CNL, 130).

  3. Critique de la réduction du libéralisme à une « éthique minimale » : « Pour être viables, les institutions démocratiques étaient dépendantes de la confiance que les citoyens leur accordaient et, selon lui, cela requérait plus que la reconnaissance publique des principes de justice à la base de la coopération sociale : les membres de la société devaient se reconnaître dans un “Nous” composé de significations et de sensibilités communes. » (CNL, 130-131) « Il était envisageable pour lui, du moins jusqu’en 1995, que le bien commun ait préséance sur des droits individuels dans certains contextes nationaux, sans que cela ne soit déclaré de facto contraire aux valeurs libérales. » (CNL, 131).

Une ambiguïté mérite toutefois d’être levée ici. Que Taylor ne fut pas libéral avant 1995, cela ne serait bien entendu pas défendable. Gagnon lui-même parle d’une « recherche d’équilibre entre le poids de la communauté et les libertés individuelles dans la pensée politique de Taylor » avant 1995 (CNL, 129). Ces critiques communautariennes du libéralisme ne devaient pas mener au-delà du libéralisme tout court, c’est-à-dire au-delà de la protection des libertés et des droits individuels[2], mais seulement au-delà de variantes déterminées du libéralisme, à la faveur d’un libéralisme communautarien s’inspirant de la tradition de l’humanisme civique :

En bref, avant 1995, il était légitime, selon Taylor, pour un État libéral d’opter pour une conception particulière de la vie bonne, par le biais de lois et d’interventions publiques, à condition toutefois qu’ils permettent l’intégration des nouveaux membres dans la poursuite de ce destin commun et qu’ils protègent les droits fondamentaux des groupes et des individus qui ne se reconnaîtraient pas dans ce projet collectif. Une société pouvait être organisée en fonction de ce qui est bien dans la vie, sans que cela ne soit perçu comme une injustice envers ceux qui ne partageaient pas personnellement cette définition.

CNL, 133

Par conséquent, la thèse d’un « tournant libéral » doit consister à affirmer que la recherche d’un équilibre entre libéralisme et communautarisme fut abandonnée, et donc la perspective d’un libéralisme communautarien[3]. Plus exactement, Taylor aurait renoncé après 1995 aux trois critiques communautariennes du libéralisme énumérées plus haut.

Gagnon se fonde essentiellement sur quatre considérations pour soutenir cette thèse. Premièrement, il insiste sur l’adhésion explicite de Taylor à l’approche élaborée par John Rawls dans Political Liberalism (2005 [1993]) en réponse aux difficultés rencontrées par A Theory of Justice (1971). Il s’agit de son argument principal, qui gouverne les trois autres : cette adhésion nouvelle au libéralisme politique (Taylor 1996b ; 1998a ; 1999a ; 2002 ; Dreyfus et Taylor 2015, 164) montrerait hors de tout doute raisonnable 1) que Taylor appuie désormais le principe libéral de la neutralité de l’État ; 2) qu’il a substitué à son patriotisme initial l’idéal rawlsien d’un « consensus par recoupement » ; et 3) qu’il a fini par admettre que les démocraties modernes pouvaient et devaient se contenter de l’éthique minimale qui constitue le coeur du libéralisme, fondé sur le respect de la liberté et de l’égalité de chacun, pour assurer leur cohésion (CNL, 134-135). Bref, il serait possible d’inférer directement l’adhésion explicite de Taylor au libéralisme politique à l’existence chez lui d’un tournant libéral radical : « Ce libéralisme, qui a perdu sa spécificité liée au bien commun, adhère, comme tous les autres, à la neutralité de l’État, au consensus par recoupement et à l’éthique politique minimale. » (CNL, 136).

Deuxièmement, Gagnon souligne que la « laïcité ouverte » promue par le rapport de Gérard Bouchard et Charles Taylor (2008) tout comme Laïcité et liberté de conscience est entièrement fondée sur le libéralisme politique. Il en déduit que cette conception de la laïcité traduit elle aussi un désaveu net de la part de Taylor quant à ses trois critiques communautariennes du libéralisme (CNL, 136). En cherchant à demeurer neutre vis-à-vis de toute « doctrine compréhensive » de la vie bonne, « convictions fondamentales » ou « identité morale » (Maclure et Taylor 2010, 21), la laïcité ouverte nous situerait de plain-pied dans le type de libéralisme procédural que le philosophe récusait dans ses écrits antérieurs.

Troisièmement, l’« interculturalisme » du rapport Bouchard-Taylor – qui servait de cadre théorique à l’ensemble du document ainsi à qu’à la notion même de laïcité ouverte – ne pourrait plus faire de place à « la tradition d’une communauté historique singulière » (CNL, 136)[4]. Selon la lecture de Gagnon, l’interculturalisme refuserait de promouvoir des éléments de l’identité culturelle ou nationale d’une société démocratique qui ne pourraient pas eux-mêmes faire l’objet d’un consensus par recoupement « entre tous les individus et tous les groupes, selon leurs croyances et leurs convictions respectives ». Tout se passe comme si le libéralisme politique était foncièrement incompatible avec toute forme de nationalisme, ou en tout cas incompatible avec le type de « nationalisme libéral » envisagé par Taylor quelques années plus tôt : « S’il est reconnu que le Québec forme une nation, c’est vers une pluralisation ethnoculturelle de son identité culturelle que celle-ci doit pouvoir s’orienter. » (CNL, 138).

Quatrièmement, la thèse d’un tournant radical se fonde aussi sur ce que Jean-Félix Chénier (2003) dénommait « l’abandon de la survivance » chez Taylor. Tandis que son libéralisme communautarien « s’accompagnait d’un objectif collectif et identitaire : la survie culturelle des Québécois francophones » (CNL, 132), les références à cet objectif ne seront « pas reprises dans les écrits de Taylor postérieurs à 1995 » (CNL, 137)[5]. De nouveau, ce constat s’expliquerait lui-même à partir de l’adhésion de Taylor au libéralisme politique, c’est-à-dire au regard de « l’impératif moral de respecter l’intégrité et la liberté des individus », qui exclurait d’office tout consensus par recoupement sur « le groupe majoritaire des Québécois francophones » ou, à ce compte, tout autre conception de la vie bonne.

Selon Gagnon, cette mutation radicale demeure en outre immotivée du point de vue théorique chez Taylor : « À la lecture de ses travaux, les changements n’apparaissent pas comme les effets d’un problème particulier du communautarisme qui aurait trouvé sa réponse dans la neutralité libérale. » (CNL, 128) C’est pourquoi est ensuite avancée l’hypothèse selon laquelle ce serait plutôt la campagne référendaire de 1995 au Québec qui aurait conduit Taylor à renoncer à ses convictions communautaristes, soit « à rejeter l’idée selon laquelle une communauté historique, dans certaines circonstances de survie culturelle et à condition qu’elle respecte les droits fondamentaux des individus, pouvait faire prévaloir ses intérêts collectifs même si cela supposait des restrictions de libertés individuelles » (CNL, 128).

Réfutation

Pour réfuter la thèse de Bernard Gagnon, il suffit de démontrer que Charles Taylor n’a jamais renoncé à ses trois principales critiques communautariennes du libéralisme et, au contraire, qu’il les assume toujours dans ses écrits récents, de manière explicite et sans modification notable. Du point de vue exégétique qui est celui de Gagnon, il aurait fallu se contenter de souligner l’adhésion de Taylor au libéralisme politique du second Rawls à partir de 1996 sans préjuger que cela devait impliquer une rupture avec ses écrits communautariens[6]. Les trois sections suivantes reprennent donc ces critiques communautariennes tour à tour de manière à mettre en évidence les continuités profondes dans l’oeuvre de Taylor. Pour ce faire, il convient de prendre quelque distance par rapport à la manière dont Gagnon caractérise ces critiques et, plutôt, de les ressaisir à partir de leurs assises ontologiques ou « transcendantales », touchant les « cadres inéluctables » (inescapable frameworks) de la raison pratique. De ce point de vue, le libéralisme dit « procédural » n’est qu’un aspect du libéralisme classique, duquel Taylor montre qu’il est à la fois procédural, atomiste et minimal, et auquel il oppose un libéralisme communautarien insistant 1) sur les limites et les dilemmes de la raison pratique, avec lesquels il n’est possible de composer que sur le mode de la phronesis ; 2) la nécessité d’une forme de patriotisme républicain ; et 3) la légitimité de certaines politiques de différence.

Critique du « moi désengagé » : phronesis

Taylor soutient que l’État libéral ne peut revendiquer une « neutralité culturelle complète » (complete cultural neutrality) (Taylor 1992a, 249 ; voir aussi 1994, 261). Cela signifie que la neutralité épistémologique (ou l’universalité de droit) que met de l’avant le libéralisme classique s’avère indéfendable : ses normes de justice ne peuvent être établies de manière à convaincre un adversaire « lucidement (unconfusedly) et intégralement (undividedly) » de la position contraire, c’est-à-dire avec une force comparable à celle des sciences naturelles et formelles (Taylor 1989b)[7]. Il en va ici des conditions et des limites de la raison pratique. On ne peut s’arracher aux désaccords et aux dilemmes qui caractérisent la sphère éthique (ou les conceptions substantielles du bien) en se rapportant à des procédures qui puissent faire l’objet d’un accord robuste et universel. La conception apodictique et procédurale est pour Taylor le fait d’une distorsion imputable au fondationnalisme moderne et son éthique de l’autonomie radicale : « the picture of the self as ideally disengaged » (Taylor 1987, 7 ; voir aussi Taylor 1985, 5-6 ; 1989c, 143-176 ; 1991, 61-68). Cette « croyance anthropologique » occulterait les cadres inéluctables de l’agir humain, et notamment nos « évaluations fortes » (strong evaluations) touchant la vie bonne. La raison pratique ne serait jamais, en vérité, qu’un effort de discernement – phronesis – s’exerçant sur l’arrière-plan d’une compréhension largement implicite, plurielle et conflictuelle du bien, c’est-à-dire un ensemble complexe de dispositions éthiques (Taylor 1992b, 177). Le bien est « toujours antérieur au juste » et les théories libérales qui entendent tracer une « frontière rigide » entre ces deux domaines ont pour effet « de limiter et de dénaturer notre pensée et notre sensibilité morale » (Taylor 1989c, 126 ; voir aussi 1988).

Les principaux aspects de cette critique de la neutralité libérale sont repris et développés dans plusieurs articles, sinon dans la plupart, publiés après 1995. Par exemple, l’inadéquation du modèle apodictique et procédural de la rationalité pratique est examinée dans « Iris Murdoch and Moral Philosophy » (publié d’abord en 1996a et reproduit dans Dilemmas and Connections, 2011), qui reprend de manière condensée et à nouveaux frais l’argumentaire de la première partie de Sources of the Self (1989c). En élargissant la réflexion de l’« enclos » de la morale ou des normes élémentaires de justice (what we ought to do) vers le « champ » ouvert de l’éthique (what it is good to be), puis encore vers la « forêt » déconcertante du questionnement spirituel ou sotériologique (what it is good to love), Taylor veut montrer que les « morales à critère unique » (single-term moralities)[8], utilitaristes ou déontologiques, occultent à la fois 1) la nature de la raison pratique, qui opère toujours dans le contexte d’une « compréhension d’arrière-plan, d’habitudes acquises et de paradigmes qui ne peuvent jamais être transcendés ou éludés », et 2) ses cadres inéluctables, en limitant indûment sa « portée », ses « fonctions » et ses « modes d’expression » (Taylor 1996a, 14). Autrement dit, l’historicité interne de la raison pratique et les dilemmes auxquels celle-ci est confrontée sont tels qu’elle ne peut lucidement se déployer que comme phronesis.

En ce qui touche spécifiquement l’aspect « apodictique » de l’idéal de neutralité libérale, les lecteurs pourront se référer à sa critique du « mythe des Lumières », où Taylor s’attaque à l’idée selon laquelle il serait possible de produire une justification à la fois séculière et contraignante du libéralisme, plus robuste que toute justification de nature religieuse. La distinction épistémologique sous-jacente entre la « simple raison » (reason alone), apte à « satisfaire légitimement n’importe quel penseur honnête et lucide », et la « raison religieuse », s’exerçant à partir de vérités révélées et (donc) controversées, s’avérerait elle-même « dépourvue de tout fondement » (utterly without foundation) (Taylor 2011b, 328 ; voir aussi 2009 ; 2011a, 320-325 ; 2016, 200-223). Quant à l’aspect « procédural » de ce même idéal, « Democratic Exclusion (and its Remedies) ? » (1999b, reproduit en 2011) en traite de manière limpide :

[T]he procedural route supposes that we can uncontroversially distinguish neutral procedures from substantive goals. But it is in fact very difficult to devise a procedure which is seen as neutral by everyone. The point about procedures, or characters of rights, or distributive justice, is that they are meant not to enter into the knotty terrain of substantive difference in ways of life. But there is no way in practice of ensuring that this will be so […] The mistake here is to believe that there can be some decision whose neutrality is guaranteed by its emerging from some principle or procedure.

Taylor 1999b, 143

Loin que les normes de justice puissent être dérivées de procédures décisionnelles neutres comme la « position originelle » de John Rawls (1971) ou le « principe de discussion » de Jürgen Habermas (1999 [1983]), ces normes nécessitent un travail d’explicitation (articulation) ou de « réflexion profonde » (deep reflection) (Taylor 1977, 42) portant sur les biens irréductiblement conflictuels qui structurent les pratiques sociales de communautés humaines particulières (voir également Taylor 1982 ; 1999a, 105-107 ; 2008a ; 2011c, 347-351). Qui plus est, en réduisant de la sorte le domaine de la raison pratique à la définition et la fondation d’une « éthique minimale », on en viendrait à oublier et même à occulter les biens qui nous incitent d’abord à agir moralement, ou à honorer nos obligations – c’est-à-dire à occulter la problématique de la « motivation morale » ou des « sources morales » (Taylor 1996a, 9-15 ; 2008a, 58-59)[9].

Critique du « moi atomique » : patriotisme

La priorité accordée aux libertés négatives est mise en cause par Taylor au nom d’une thèse républicaine classique, qui allie libéralisme et « patriotisme » : les sociétés démocratiques ne sont possibles – sous peine de s’enrayer, c’est-à-dire de ne plus pouvoir poursuivre des objectifs communs, réagir de manière positive en situation de crise, se mobiliser, etc. – qu’à la condition d’une « forte allégeance spontanée » (strong spontaneous allegiance) des citoyens envers leur communauté historique particulière (Taylor 1989a, 186-197). Ici comme ailleurs chez Taylor, la critique se fonde en dernière instance sur une analyse dite « transcendantale » des cadres inéluctables de l’agir humain. Il s’agit de montrer que le discrédit dont fait l’objet la thèse républicaine dans le libéralisme classique procède lui-même d’une distorsion plus profonde de la compréhension que nous avons de nous-mêmes en tant qu’agents moraux, où le « moi » se trouve pensé de manière « atomiste », individualiste et monologique (voir notamment Taylor 1979 ; 1990). L’objectif avoué est de réhabiliter et de renouveler l’antique tradition de l’humanisme civique, allant d’Aristote à Arendt, en passant par Machiavel, Montesquieu, Rousseau et Tocqueville (voir Taylor 1987, 15 ; 1989a, 199 ; 1990, 141). Les démocraties constitutionnelles modernes ne peuvent se contenter d’avoir pour seule allégeance commune l’éthique minimale qui constitue le coeur du libéralisme classique, fondé sur le respect de la liberté et de l’égalité de chacun.

Qu’en est-il après 1995 ? Taylor écrit voir d’un bon oeil l’idée habermassienne d’un « patriotisme constitutionnel », à ceci près qu’une « dimension ethnique s’avère souvent incontournable pour définir notre particularité » : « It’s constitutional, because we rally around moral/political principles, but it’s patriotism because we are fiercely attached to our particular historical project of realizing these […] In any case, I think that this kind of patriotism is the only game in town for democracies in a “post-Durkheimian” age. » (Taylor 2008b) De même, l’un des textes convoqués par Gagnon pour illustrer « ce que l’on pouvait appeler la position communautarienne de Taylor » (CNL, 131) fut publié pour la première fois en allemand en 1995 sous le titre « Nationalismus und Moderne », pour être ensuite reproduit en anglais en 1997, puis de nouveau et sans modification en 2011 dans le recueil Dilemmas and Connections. Il est clairement dit dans cet essai que les démocraties libérales requièrent un certain degré de patriotisme et que celui-ci peut prendre des formes nationalistes, quoique cela ne soit pas nécessaire (Taylor 1997, 90-91). Le texte contredit dès lors de manière très nette la thèse selon laquelle Taylor aurait abandonné après 1995 l’idée d’un « nationalisme libéral », dont ce dernier voit au contraire un modèle de référence dans le « nationalisme québécois contemporain » (voir Taylor 1997, 103).

Dans « Democratic Exclusion (and its Remedies) ? » (1999b ; voir aussi Taylor 2018, 333-335), Taylor veut montrer qu’un libéralisme dont l’ambition consisterait à s’affranchir de tout particularisme historique serait incapable de répondre adéquatement au « dilemme » fondamental qui traverse les démocraties modernes. Ce dilemme réside dans le fait que les sociétés démocratiques ne peuvent se passer d’un « espace identitaire commun » (shared identity space), quoique cette identité commune (ou ce « patriotisme ») produira toujours des phénomènes d’exclusion qui devront être corrigés à leur tour par l’élaboration d’une identité ou une « culture d’interaction » (Taylor 2012, 415) plus inclusive :

This means negotiating a commonly acceptable, even compromised political identity between the different personal or group identities which want to/have to live in the polity. Some things will, of course, have to be nonnegotiable, that is, the basic principles of republican constitutions—democracy itself and human rights, among them. But this firmness has to be accompanied by a recognition that these principles can be realized in a number of different ways, and can never be applied neutrally without some confronting of the substantive religious-ethnic-cultural differences in societies. Historic identities cannot just be abstracted from. But nor can their claims to monopoly status be received. There are no exclusive claims to a given territory by historic right.

Taylor 1999b, 143

Dans cette perspective, le nationalisme serait compatible sous certaines de ses formes – et même « hautement consonant » (Taylor 1999b, 139) – avec les démocraties libérales, malgré les tensions avec lesquelles toute démocratie doit composer. Tout le défi consiste ici à éviter de se rabattre sur des procédures démocratiques neutres et définitives pour rechercher, au contraire, une voie mitoyenne entre libéralisme et communautarisme, exigeant une renégociation dialogique constante et à jamais inachevée, une « lotta continua » (Taylor 2003 [1991], 71-80).

Critique du « moi ponctuel » : politiques de différence

Dans l’une de ses contributions majeures au débat philosophique contemporain (« The Politics of Recognition », 1992a), Taylor soutenait que les démocraties modernes ne peuvent se contenter des « politiques d’égalité » héritées du libéralisme classique, mais doivent également mettre en oeuvre diverses « politiques de différence », c’est-à-dire faisant la promotion d’identités morales particulières, telles que l’aide financière aux peuples autochtones, les mesures de discrimination positive, le droit à l’éducation dans une langue donnée (là où le nombre le justifie), l’enchâssement constitutionnel du droit ancestral, etc. Tandis que les politiques d’égalité visent le respect égal de la personne humaine en tant que sujet de droit ou citoyen, abstraction faite de l’identité de chacun (besoins, valeurs, projets, etc.), les politiques de différence visent le respect égal de chacun au regard de leur identité particulière (voir Taylor 1992a, 233-234). Ces deux types de politiques peuvent en outre se décliner de manière individuelle ou collective, ad hoc ou indéfinie, minoritaire ou majoritaire – distinctions qui ouvrent une combinatoire complexe et féconde, sur laquelle il ne peut être question de s’appesantir ici[10].

Au-delà même de ses critiques du moi désengagé et atomique, le libéralisme communautarien de Taylor se fonde sur une critique transcendantale du « moi ponctuel » (ponctual self), qui se définit en faisant abstraction de toute « visée constitutive » ou identité morale (Taylor 1989c, 49, 159-176). Il s’agit d’une conception où l’être humain est ressaisi exclusivement à partir de ses capacités « d’autonomie et de rationalité », et selon laquelle celui-ci aspirerait avant tout autre chose, dans une posture de reconstruction ou d’« auto-façonnement » (self-fashioning), à réformer le monde, la société et certains traits de son caractère afin « de mieux assurer son propre confort et celui d’autrui » (Taylor 1987, 7 ; voir aussi 1975a, 3-11)[11]. Or, selon Taylor, du moment où l’on fait entrer le phénomène de l’« authenticité » – où se nouent en une réalité indivise les évaluations fortes, la « dimension linguistique » et le besoin de reconnaissance (Taylor 2003 [1991], 25-69 ; 1998b, 40-45) – dans notre définition de l’agir humain, l’inanité de cette conception ponctuelle du moi apparaît immédiatement, de même que l’insuffisance foncière des politiques d’égalité. Il deviendrait aussitôt inévitable que la politique de différence croisse « organiquement à partir de la politique de la dignité universelle, grâce à l’un de ces glissements avec lesquels nous sommes depuis longtemps familiers, où une nouvelle conception de la condition sociale humaine confère une signification radicalement nouvelle à un vieux principe » (Taylor 1992a, 234 ; je traduis). S’impose ainsi l’impératif moral de redresser, sur la base même du principe d’égal respect de chacun, les rapports d’aliénation qui sévissent dans un contexte politique donné : « Due recognition is not just a courtesy we owe people. It is a vital human need. » (Taylor 1992a, 226)

La distinction entre politiques d’égalité et politiques de différence permet d’aller droit au coeur de la tension que renferme l’idée d’un « libéralisme communautarien » : comment concilier le principe de neutralité constitutif des politiques d’égalité, qui exigent que l’État demeure neutre vis-à-vis de toutes les conceptions de la vie bonne en présence dans une société donnée, et la protection/promotion d’identités particulières ? Pour Taylor, il importe de regarder en face cette tension normative (ou opposition de principes) et de tenir fermement les deux bouts de la chaîne, c’est-à-dire de respecter l’identité de chacun, y compris des majorités nationales, et donc éviter de considérer les politiques de différence comme « intrinsèquement discriminatoires », tout en veillant à ne pas créer de hiérarchie identitaire, des « citoyens de premier et de seconde classe » (Taylor 1992a, 233), où seraient bafoués les droits fondamentaux de certains individus ou groupes :

One has to distinguish the fundamental liberties, those that should never be infringed and therefore ought to be unassailably entrenched, on one hand, from privileges and immunities that are important, but that can be revoked or restricted for reasons of public policy—although one would need a strong reason to do this—on the other.

A society with strong collective goals can be liberal, on this view, provided it is also capable of respecting diversity, especially when dealing with those who do not share its common goals ; and provided it can offer adequate safeguards for fundamental rights. There will undoubtedly be tensions and difficulties in pursuing these objectives together, but such a pursuit is not impossible, and the problems are not in principle greater than those encountered by any liberal society that has to combine, for example, liberty and equality, or prosperity and justice.

Taylor 1992a, 247-248

Il est donc caricatural de laisser entendre que Taylor récusait en 1992 le principe libéral de la neutralité de l’État pour ensuite en venir à l’accepter. Au contraire, sa formule de conciliation entre politique d’égalité et politique de différence – déployer les politiques de différence dans les limites d’un principe libéral d’égal respect ou de « raison publique » – admet explicitement, hier comme aujourd’hui, la possibilité de promouvoir des communautés « d’histoire, de tradition et de loyauté » (au contraire de ce que suggère Gagnon ; CNL, 138), à l’image de la société québécoise :

[T]he condition of a viable political identity is that people must actually be able to relate to it, to find themselves reflected in it. But in some cases, the preservation of an historical cultural identity is so important to a certain group that suppressing all mention of it in our answer to the “what for ?” question cannot but alienate that group. The protection and promotion of its “distinct society” cannot but figure in the common identity of Quebec as a political entity, whether in the Canadian federation or outside. Refusing all mention of this in the canonical definitions of the Canadian identity can only increase the feeling of many Quebeckers that they have no place in the federation. This is not a solution to the conundrum of a common Canadian political identity ; it is rather the source of the greatest contemporary threat to it.

Taylor 1999b, 143

L’essentiel est de voir que le libéralisme communautarien de Taylor admet deux familles ou modèles généraux, dont la pertinence se justifie en fonction des contextes (multi)nationaux : « multiculturaliste » et « interculturaliste » (Taylor 2012)[12]. Une forme de républicanisme est tenue pour indispensable dans les deux modèles, si bien que la « république procédurale » décriée par Michael Sandel (1982), ou le multiculturalisme « chimiquement pur », qui voudrait se passer de toute référence à une communauté historique particulière, ne serait pas viable : « In other words, while the procedural liberal state can indeed be neutral between (a) believers and nonbelievers in God, or between (b) people with homo- and heterosexual orientations, it cannot be between (c) patriots and antipatriots. » (Taylor 1989a, 198 ; voir aussi 1999b, 141-143) Il ne s’agit donc pas ici de la distinction entre « libéralisme procédural » et « libéralisme de bien commun », mais de deux variantes du second. De même, les deux modèles doivent également être « constitutionnels » (ou même « procéduraux »), selon Taylor : chacun doit prôner la neutralité de l’État dans la mesure où certaines politiques d’égalité – droits et immunités individuels – et politiques de différence – protection des minorités nationales – ne sauraient être mises en cause au nom de politiques de différence concurrentes (voir Taylor 1992a, 248 ; 2012, 418). Ce qui les distingue réside plutôt dans le fait que le modèle multiculturel rejette l’idée d’un « récit collectif commun » (voir Taylor 1992a, 248), qui refléterait l’histoire de la culture nationale majoritaire, tandis que le second – le « nationalisme libéral » – reconnaît la nécessité d’un tel récit commun en raison, d’une part, de la légitimité intrinsèque des revendications collectives majoritaires, incontournables dans certains contextes, et, d’autre part, afin d’éviter les crises sociopolitiques ou « spirales » destructrices (Taylor 2012, 421) qui pourraient découler d’une forme d’intransigeance ou de « rigidité » libérale en matière de neutralité, souvent attribuée au multiculturalisme canadien (voir Taylor 2012, 418).

Éclaircissements

Il ressort de ces analyses que la thèse d’un tournant radical dans la pensée politique de Charles Taylor, où celui-ci en serait venu à désavouer ses principaux arguments communautariens, s’avère indéfendable. Que faut-il penser, dès lors, des arguments présentés par Bernard Gagnon pour soutenir cette thèse ? Il convient de rappeler qu’il n’est guère nécessaire de réfuter ces arguments pour récuser la conclusion à laquelle ceux-ci veulent conduire : il suffisait de montrer à même les textes que cette dernière n’est pas tenable. Néanmoins, il peut être utile et éclairant d’indiquer d’abord comment Taylor peut concilier, sans contradiction, le libéralisme politique et son libéralisme communautarien, puis la raison pour laquelle l’« abandon » du thème de la survivance chez ce dernier ne peut pas être interprété comme la marque d’un tournant.

Libéralisme politique et libéralisme communautarien

L’adhésion de Taylor au libéralisme politique du second Rawls ne doit-elle pas être tenue comme une preuve, à elle seule suffisante, d’un tournant radical dans sa pensée ? Comment pourrait-on concilier, d’une part, 1) le principe de « raison publique » ou de neutralité de l’État, 2) l’idéal d’un « consensus par recoupement » et 3) la recherche d’une éthique minimale, tous trois centraux au libéralisme politique, et, d’autre part, l’importance reconnue par le philosophe a) au caractère toujours limité et situé de la rationalité pratique, b) au patriotisme et c) aux politiques de différence ? Plus nettement encore, la célèbre « neutralité métaphysique » revendiquée par le libéralisme politique, ne suppose-t-elle pas une mise à distance des thèses transcendantales touchant la nature du « moi » que Taylor veut mettre au centre des débats et dont procède son libéralisme communautarien (voir Taylor 1989a) ?

En vérité, ces oppositions se révèlent assez superficielles dès lors que l’on distingue avec Taylor lui-même les « enjeux ontologiques » (ontological issues), qui touchent le cadre explicatif ultime ou les « conditions d’intelligibilité » de l’action humaine, et les « enjeux de plaidoirie » (advocacy issues), qui concernent plutôt les politiques à adopter. Libéraux et communautariens s’opposent sur ces deux plans selon des considérations à la fois distinctes et inséparables : la position que l’on défend au niveau ontologique ne déterminera pas de manière directe la position que l’on défend au niveau politique, mais pourra faire partie de son « arrière-plan essentiel » (essential background) en ceci qu’elle définit le champ des « options » normatives pertinentes ou légitimes (Taylor 1989a, 182, 202). Ruth Abbey (2000, 126-127) l’explique avec justesse :

In so far as communitarians see themselves, or are seen by others, as wanting to make community the fundamental good in political life, then for Taylor they are simply mimicking the reductionism and simplification of social life evident in much contemporary liberalism.

[…] Liberalism and communitarianism need not be mutually exclusive approaches to politics. So rather than see them as two hostile camps, Taylor wants, in his characteristic manner, to mediate between them, to take some of the analytical and advocacy aspects from both traditions and produce a complex liberalism.

En ce sens, s’il est vrai qu’une distance considérable paraît séparer le libéralisme politique et le libéralisme communautarien de Taylor sur le plan des enjeux de plaidoirie, le second insistant plus que le premier sur les politiques de différence, il peut être également montré que les deux approches convergent de manière remarquable sur le plan des enjeux ontologiques dans la mesure où elles partagent une même distanciation critique par rapport aux théories libérales tributaires des illusions du moi désengagé, atomique et ponctuel, auxquelles s’adressaient spécifiquement les critiques communautariennes de Taylor. En appliquant le principe de tolérance « à la philosophie elle-même » (Rawls 2005 [1993], 10), le libéralisme politique ne demeure vraiment « neutre » qu’à l’égard des luttes particulières pour la reconnaissance, où s’opposent au cas par cas et selon les contextes les versions multiculturelles (plus « individualistes ») et interculturelles (plus « collectivistes ») d’un même libéralisme.

Neutralité. Premièrement, l’interrogation du libéralisme politique sur les limites de la raison pratique le conduisit, comme chez Taylor, à dissocier 1) la neutralitéépistémologique à laquelle aspirait le libéralisme de facture plus classique, soit l’ambition de dégager des principes de jure universels, à l’abri de toute controverse, et 2) la neutralitépolitique à laquelle doit aspirer un État démocratique afin d’assurer un respect égal ou une reconnaissance réciproque de tous ses citoyens, et qui requiert en retour une forme de neutralité dite métaphysique ou d’« abstinence épistémique » (Raz 1990)[13]. Tandis que Taylor dissocie ces deux formes de neutralité par le biais de sa critique transcendantale du moi désengagé, les tenants du libéralisme politique évoqueront plutôt les « fardeaux du jugement » dont procède le pluralisme irréductible des doctrines compréhensives (Rawls 2005 [1993], 56-58) ou le « phénomène du désaccord raisonnable » (Larmore 1996, 152-174). Néanmoins, ce rejet de la neutralité épistémologique constitue un trait « communautarien » commun aux deux approches dans la mesure où cette forme de neutralité comportait l’ambition d’accéder à une perspective « aculturelle » (voir Taylor 1995), détachée de toute communauté historique particulière. Ce rejet de la neutralité épistémologique se trouve en outre renforcé dans les deux cas par un « modèle ad hominem » ou « contextualiste » de la rationalité pratique dont le propre est de mettre l’accent sur les transitions dans la pensée, au contraire du modèle apodictique classique, axé sur l’explicitation de « critères » qui permettraient de générer des consensus universels ou transculturels (Larmore 1987, 27-29 ; 1996, 9-11, 55-64 ; Taylor 1989b).

L’idéal de neutralité politique se trouve alors reconduit chez Rawls – qui parle d’un « principe de légitimité démocratique » et d’un « critère de réciprocité » (Rawls 2005 [1993], xliv, xlvi, 16-18, 49-50) – aux expériences particulières des démocraties occidentales et conçu chez Charles Larmore comme un principe moral faisant lui-même l’objet de désaccords raisonnables (voir Larmore 1996, 150 ; 2008, 166). De même, Taylor n’hésite pas à caractériser le libéralisme et ses politiques d’égal respect comme un « credo de combat » (a fighting creed), une identité morale particulière et incompatible avec d’autres (Taylor 1992a, 249 ; 1994, 260-261). « L’État et la laïcité » soulignait déjà en 1963 la nécessité pour l’État d’« assurer l’égalité entre les options » ou les identités morales, sous peine de défavoriser « certaines options par rapport à d’autres » et de dévaloriser, par conséquent, « la liberté d’option elle-même, et partant l’autonomie de la personne » (Taylor 1963, 5). Charles Blattberg (2015, 20 n.82) a donc tout à fait raison de noter que l’adhésion de Taylor au libéralisme politique « met simplement en évidence la place qu’il a toujours donnée à la neutralité politique » (voir aussi Taylor 1975b). Au fond, comme l’écrivait Habermas, ce n’est pas tant « l’exigence universaliste » de la morale moderne que Taylor remet en question, mais « l’autonomie de la morale guidée par la raison » (Habermas 2013 [1991], 159), soit sa neutralité épistémologique, que Habermas continue pour sa part de revendiquer avec aplomb et insistance.

Certes, il ne serait pas faux de dire que la neutralité politique doit être réalisée de manière « procédurale » dans le libéralisme politique, si cela signifie que l’égal respect de chacun exige que les normes politiques apparaissent raisonnables à tous ceux qui ont le désir de s’engager dans une coopération équitable au sein d’une communauté libérale donnée. En effet, la raison publique s’y dissout dans ce que Larmore (1987, 55-59 ; 1996, 134-135) dénomme la « norme du dialogue rationnel », soit la mise entre parenthèses de ce qui est objet de désaccord raisonnable afin de ne retenir que ce qui constitue un « terrain d’allégeances communes », toujours contextuel et évolutif. Taylor y insiste également (2011a, 320-321, 400 n.16). Or, cette conception procédurale de la raison publique découle elle-même de manière directe du fait de rejeter l’idéal de neutralité épistémologique, de sorte qu’elle ne doit pas être confondue avec ce que l’on dénomme d’ordinaire le « libéralisme procédural », mais au contraire lui être opposée.

Consensus par recoupement. Deuxièmement, cette idée d’un « consensus par recoupement » obtenu sur fond de convictions diverses entre-t-elle en conflit avec le type de « patriotisme libéral » promu par Taylor ? Nullement, car le consensus par recoupement n’est jamais pleinement réalisé et demeure toujours relatif aux conceptions du bien présentes dans une société donnée. Il doit être constamment renégocié sur le mode de ce que Taylor dénommait déjà dans The Pattern of Politics (1970, 124-125) la « société du dialogue » (dialogue society). En outre, il ne doit pas être réduit au seul « consensus constitutionnel », car manquent encore à celui-ci la profondeur (depth) et l’amplitude (breadth) requises pour, d’une part, guider la manière dont la constitution devrait elle-même être expliquée, modifiée et appliquée et, d’autre part, garantir un niveau suffisant de cohésion démocratique (Rawls 2005 [1993], 165-167 ; voir aussi Larmore 1987, 67-68). Le consensus constitutionnel doit s’enrichir d’un « espace identitaire commun ». Qui plus est, cette identité commune ne peut elle-même se fonder et puiser que dans une mémoire partagée des conflits et des solutions qui ont d’abord conduit à l’adoption des principes constitutionnels et à une plus grande stabilité politique, au-delà du simple modus vivendi (Rawls 2005 [1993], xxi-xxvi, 158-164 ; aussi Taylor 2018, 341-342). La distinction entre consensus constitutionnel et consensus par recoupement s’accorde en ce sens de manière très étroite à la conviction républicaine de Taylor selon laquelle la participation politique, en tant que source de liberté, doit elle-même s’enraciner dans le sentiment partagé d’un « destin commun » (shared fate) : « Functioning republics are like families in this crucial respect, that part of what binds people together is their common history. Family ties or old friendships are deep because of what we lived through together, and republics are bonded by time and climactic transitions. » (Taylor 1989a, 188)[14]

Éthique minimale. Troisièmement, s’il est vrai que les politiques d’égalité à propos desquelles il s’agit de générer un consensus par recoupement peuvent être comprises comme une éthique encore « minimale » du point de vue des politiques de différence, qui dit que les normes de la vie politique doivent se réduire à cette éthique minimale ? Qu’il suffise ici de noter que Rawls (2005 [1993], lviii n.37) lui-même ne voyait aucune incompatibilité de principe entre le libéralisme politique et un certain nationalisme, pas plus d’ailleurs que Larmore (2008, 209), qui souligne avec justesse que certaines politiques de différence ou de reconnaissance peuvent être considérées légitimes pourvu qu’elles respectent les principes constitutionnels ainsi que les procédures démocratiques :

Insofar as the laws embodying these cultural policies issue from democratically elected legislatures and do not compromise the equal standing of all citizens, as enshrined in the fundamental rights that historical experience has shown to be essential to this equality (such as the right to free association and the right to organize politically so as to change such laws, but not, say, the “right” to commercial signs or public schools in the language of one’s choice), I do not myself see a difficulty.

La raison publique (ou l’exigence du consensus par recoupement) n’a pas à étendre son empire à l’entièreté de la sphère politique. Le libéralisme politique rejoint dès lors de manière implicite la critique du moi ponctuel déployée par Taylor, puisqu’elle laisse ouverte la question de la légitimité de certaines politiques de différence dans des contextes politiques déterminés et, par voie de conséquence, la possibilité de décliner le libéralisme politique suivant différents modèles, multiculturels et interculturels.

En somme, l’opposition tranchée entre le libéralisme politique et le libéralisme taylorien semble découler du fait de confondre les enjeux ontologiques et les enjeux de plaidoirie que distingue par ailleurs Taylor, ce qui ne peut avoir pour conséquence que d’occulter leur manière commune de restructurer le débat classique libéraux–communautariens, de même que leur complexité réelle. Certes, l’idéal de neutralité politique doit contraindre le libéralisme politique à demeurer aussi indépendant que possible par rapport aux conceptions « opposées et conflictuelles » dont se réclament les citoyens (Rawls 2005 [1993], 9-10), y compris certains des désaccords qui opposent les libéraux individualistes et communautariens (voir Larmore 1996, 127-134, 150-151 ; 2008, 144-146 ; aussi Seymour et Gosselin-Tapp 2018, 31-40). Or, cela ne signifie pas pour autant que le libéralisme politique doive se tenir à égale distance du libéralisme classique (procédural, atomiste et minimal) et du libéralisme communautarien de Taylor. À l’issue de son interrogation sur les limites de la raison pratique et les conditions de possibilité d’une société démocratique « stable pour les bonnes raisons » (stable for the right reasons ; Rawls 2005 [1993], xxxvii), le libéralisme politique recoupe l’approche de Taylor à un niveau plus profond que les désaccords raisonnables – dits « métaphysiques » ou « identitaires » – à l’endroit desquels un État libéral se doit de demeurer neutre.

Interculturalisme et survivance culturelle

Ne faudrait-il pas néanmoins parler d’un tournant libéral chez Charles Taylor dans la mesure où celui-ci en est venu à délaisser le thème de la survivance, et notamment celle du peuple québécois, au nom même de la neutralité politique ? Toute la question est alors de savoir si la position de Taylor à l’endroit du nationalisme se serait subtilement déplacée depuis 1995 d’un modèle interculturel ou d’un « nationalisme libéral » qui admettait la légitimité de certaines politiques de survivance, vers un nationalisme libéral qui les récuserait au nom de la neutralité politique. Autrement dit, l’« abandon de la survivance » ne peut consister en un passage du nationalisme libéral vers une forme de libéralisme fondé exclusivement sur un consensus constitutionnel, sans référence à aucune identité culturelle ou nationale – libéralisme « procédural » que Taylor n’a jamais cessé d’associer aux illusions du moi désengagé, atomique et ponctuel (voir par exemple Taylor 1999b, 141).

Il ne peut faire aucun doute que Taylor préconise la variante interculturelle de son libéralisme communautarien en ce qui concerne le Québec, soit la promotion d’un récit collectif à la fois inclusif et en continuité avec l’histoire particulière de la société québécoise (Taylor 2012 ; voir Boucher et Gagnon 2018). Cela dit, cette politique identitaire ne relève pas à proprement parler d’une politique de survivance, car la promotion d’un récit » où les marqueurs identitaires ne sont jamais fixés une fois pour toutes et qu’il est nécessaire de reprendre périodiquement avec tous les acteurs de la société » (Taylor 2018, 342) est de nature ad hoc, et non transgénérationnelle ou indéfinie. La survivance culturelle exige des politiques de différence visant à faire en sorte que l’« intégrité culturelle » d’un groupe ne se perde jamais, ou persiste indéfiniment dans le temps[15]. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Taylor dira que l’interculturalisme et le multiculturalisme sont « assez similaires » : ils ne se distinguent guère par leurs politiques de survivance à l’endroit de la majorité nationale, mais uniquement du point de vue de leurs politiques de différence ad hoc, ou dans une perspective « rhétorique » – ce qui ne signifie pas pour autant que la distinction est sans importance (Taylor 2012, 415).

Cela ne signifie pas non plus que Taylor aurait fini par désavouer la légitimité des politiques de survivance. Pour s’en convaincre, il importe d’aller au-delà de ces considérations générales pour se pencher sur la manière dont il trace la ligne dans le contexte québécois, concrètement, entre d’une part les droits et libertés proprement infrangibles et d’autre part les « privilèges et les immunités qui sont importants, mais qui peuvent être révoqués ou restreints » au nom de la survivance culturelle, comme le suggérait un passage déjà cité (Taylor 1992a, 247). De ce point de vue, s’il est vrai que le mot même de « survivance » n’apparaît plus dans les écrits de Taylor postérieurs à 1995, on y trouve toujours des références à la Charte de la langue française ainsi que la nécessité de « protéger et promouvoir » l’identité québécoise sur le terrain constitutionnel, en tant que « société distincte » (voir Taylor 1997, 143). Or, il n’a jamais été question d’aucune autre politique de survivance dans « The Politics of Recognition », qui appréhendait déjà l’écueil de la hiérarchisation identitaire comme une « question philosophique sérieuse » (Taylor 1992a, 244-245). Taylor n’a jamais sous-estimé le danger que représente le fait d’instituer des immunités et des privilèges spécifiques ou d’accorder une « préséance officielle », suivant l’expression de Gérard Bouchard (2012, 186-191), à un groupe majoritaire. Les politiques de survivance ont avant tout pour finalité de protéger les minorités nationales de l’« hégémonie culturelle » de la majorité – par la protection légale de certaines institutions (journaux, revues, théâtres, cinémas, stations de radio, stations de télévision, etc.), par exemple – et non d’asseoir le pouvoir d’une majorité qui voudrait « fixer » l’identité publique commune une fois pour toutes et au détriment des groupes minoritaires. À l’inverse, on peut se demander avec Alain G. Gagnon et François Boucher si l’interculturalisme québécois, notamment celui de Taylor, peut faire place à des politiques de survivance culturelle qui le distingueraient vraiment du multiculturalisme, sans transgresser les « limites raisonnables prescrites par le respect des valeurs libérales et démocratiques » (Boucher et Gagnon 2018, 99).

Au fond, toute la difficulté soulevée par la thèse d’un abandon de la survivance chez Taylor tient au fait d’affirmer que ce dernier n’ose plus introduire depuis 1995 « aucune hiérarchisation dans les conceptions de la vie bonne des individus et des groupes » (CNL, 137) sans préciser plus avant en quoi pouvaient bien consister les politiques de survivance (ou le type de hiérarchisation) censées avoir été abandonnées.

Conclusion

La thèse défendue par Bernard Gagnon consiste à soutenir que Charles Taylor aurait abandonné à compter de 1995 son communautarisme libéral pour faire « du libéralisme procédural – et de ses trois piliers : droits, libertés individuelles, égalité morale – le modèle le mieux à même de rejoindre les aspirations de tout un chacun » (CNL, 138). Or, l’erreur exégétique qui sous-tend cette interprétation réside dans le fait que le libéralisme politique et le libéralisme communautarien (ou de « bien commun ») apparaissent compatibles aux yeux mêmes de Taylor. Le présupposé erroné consiste par ailleurs à tenir le libéralisme politique pour une nouvelle mouture du libéralisme classique visé par les critiques communautariennes de ce dernier, pour ensuite en déduire que son adhésion au libéralisme politique aurait fini par donner raison au camp libéral dans « le quiproquo entre communautariens et libéraux » (CNL, 144).

En ce sens, il n’est guère étonnant que le tournant puisse apparaître à Gagnon immotivé du point de vue théorique – amoindrissant ainsi « la cohérence d’ensemble de ses écrits politiques » et laissant dans l’ombre « les raisons pour lesquelles un libéralisme de la neutralité peut aujourd’hui apparaître comme un modèle par défaut, alors qu’il était, hier, un symptôme de l’affaiblissement du lien politique » (CNL, 144) –, puisque la thèse du tournant repose sur un présupposé que conteste explicitement Taylor. La catégorie englobante du « libéralisme de la neutralité » occulte ici entièrement la distinction entre, d’une part, le libéralisme classique (procédural, atomiste et minimal) et, d’autre part, son libéralisme communautarien, qui admet lui-même des variantes multiculturelles et interculturelles, en plus de converger en profondeur vers le libéralisme politique. De ce fait, il faut bien dire que la thèse influente de Gagnon contribue aussi « par le haut » à la polarisation actuelle des discours touchant la diversité ethnoculturelle au Québec et ailleurs (voir notamment Maclure 2000 ; Seymour 2010), qui tendent à se figer dans une opposition libéralisme/nationalisme dont Taylor s’est efforcé tout au long de son parcours philosophique de montrer le caractère à la fois sophistique et stérile.