Abstracts
Résumé
Au Canada, le contrôle des comptes publics est pris en charge par la fonction de vérification générale. Si cette dernière existe depuis longtemps dans le système parlementaire, elle n’a été imposée dans les grandes villes québécoises que depuis le début des années 2000. Dans cet article, nous proposons de revenir sur la mise en oeuvre de ce nouveau rôle municipal à la lumière des principaux défis de la vérification générale déjà identifiés dans la littérature. Ces derniers concernent particulièrement sa raison d’être, son indépendance et son autonomie de fonctionnement. La question est ainsi de savoir si, en s’invitant au palier municipal, la vérification générale a rencontré de nouveaux enjeux ou plutôt amené avec elle des ambiguïtés déjà repérées ailleurs. Grâce à une analyse documentaire, l’examen des pratiques municipales, plus particulièrement dans les villes de Gatineau, de Saguenay et de Trois-Rivières, apporte une réponse nuancée. D’une part, les ambiguïtés relatives à la nature même de la vérification générale se trouvent maintenant dans les villes comme dans d’autres contextes parlementaires. D’autre part, puisque les règles du jeu du parlementarisme bipartisan ne s’appliquent pas entièrement dans les municipalités à l’étude, la relation entre le maire et le vérificateur général s’avère centrale – reflétant ainsi un système politique local québécois centré sur la figure du maire.
Mots-clés :
- vérification générale municipale,
- villes,
- Québec,
- maires,
- administration municipale
Abstract
In Canada, the audit of public accounts is performed through the general auditing function. While the latter has long existed in the parliamentary system, it has only been enforced in major Quebec cities since the early 2000s. This article proposes to revisit the implementation of this new municipal role in light of the main challenges to general auditing already identified in the literature. Those challenges particularly concern its raison d’être, independence, and autonomy. The question is therefore whether, by being introduced to the municipal level, general auditing has encountered new issues or rather brought ambiguities already identified elsewhere. Based on a documentary analysis, the review of municipal practices, particularly in the cities of Gatineau, Saguenay, and Trois-Rivières, provides a mixed answer. On the one hand, ambiguities about the very nature of general auditing now arise in cities as they did in other parliamentary contexts. On the other hand, since the rules of the game of bipartisan parliamentarism do not fully apply in the municipalities under study, the relationship between the mayor and the city general auditor is central—reflecting a Quebec local political system that is mayor-centric.
Keywords:
- municipal general audit,
- cities,
- Quebec,
- mayors,
- municipal government
Article body
Le contrôle des comptes publics locaux prend des formes variées selon les contextes institutionnels et politiques (Carassus et Gregorio, 2003). Au Canada, le modèle de la vérification générale est privilégié, toutefois les municipalités se sont surtout contentées de répondre aux exigences de contrôle en faisant appel à des firmes d’experts comptables externes[1]. Cette situation prévalait, jusqu’en 2002, dans la plupart des villes du Québec. Or, au tournant des années 2000, le gouvernement québécois a lancé une ambitieuse réforme territoriale municipale (Mévellec, 2008), notamment guidée par la recherche d’une solution institutionnelle et fiscale pour les principales agglomérations de la province. L’option de la consolidation municipale a été privilégiée. La réforme a ainsi conduit à la fusion autoritaire des grandes villes principales. Ces regroupements municipaux ont provoqué de nombreuses contestations, que le gouvernement a cherché à pacifier avec plusieurs dispositions ajoutées à la Loi sur les cités et villes le 21 juin 2001[2]. Dans un souci général de renforcement de la démocratie et de la transparence municipale, l’une des dispositions (C-19. IV.1 art. 107.1 à 107.17) prévoyait la création obligatoire d’un poste de vérificateur général interne dans les municipalités de 100 000 habitants et plus[3].
Son rôle, modelé sur la vérification générale telle qu’elle est pratiquée dans le système parlementaire canadien, consiste à réaliser le contrôle des dépenses publiques. Force est de constater que l’arrivée de ce nouvel acteur est passée relativement inaperçue dans le maelstrom provoqué par les fusions municipales de ces mêmes années (Collin, 2002 ; Faure, 2003). Or, la mise en oeuvre de cette réforme a rencontré un certain nombre d’écueils dans trois des six nouvelles grandes villes concernées : Saguenay, Trois-Rivières et Gatineau. Alors que dans ces trois villes, on a assisté à des controverses autour de plusieurs processus de nomination, les maires de Saguenay et de Trois-Rivières se sont publiquement exprimés contre cette réforme imposée par la Province. Là, comme dans d’autres villes québécoises, certains mandats donnés aux vérificateurs généraux ainsi que leurs recommandations annuelles ont été discutés sur la place publique. Plus que de simples anecdotes, ces épisodes invitent à interroger le rôle et les enjeux qui entourent la pratique de la vérification générale. La question est alors de savoir si, en s’invitant au palier municipal, la vérification générale a rencontré de nouveaux enjeux, ou plutôt amené avec elle des ambiguïtés déjà repérées ailleurs.
Pour d’autres objets municipaux québécois – par exemple les partis politiques municipaux (Mévellec et Tremblay, 2013), les comportements électoraux (Breux et al., 2017), le profil des élus (Tremblay, 2014) –, les analyses se sont inspirées de littératures développées pour d’autres échelons politiques. Cette stratégie, reprise ici, permet non seulement de qualifier les objets locaux, mais également de faire entrer les pratiques municipales dans une discussion le plus souvent focalisée sur les échelons fédéral et provinciaux canadiens. Elle nous amène à analyser la mise en oeuvre de cette réforme municipale à la lumière des enjeux soulevés par la présence de la vérification générale dans les paliers gouvernementaux supérieurs, c’est-à-dire ses raisons d’être, son indépendance ainsi que son autonomie de fonctionnement. Ces trois thèmes repérés dans la littérature procurent une grille d’analyse que nous appliquons au contexte municipal. À l’instar des travaux cités plus haut, cet article permet de mettre au jour les enjeux autour de la vérification générale municipale, ainsi que d’en discuter les similarités ou les dissemblances, avec la vérification générale telle que pratiquée dans le contexte fédéral.
Dans les pages qui suivent, nous présenterons d’abord l’état des savoirs sur la fonction de vérification générale. Si peu de connaissances ont été produites au sujet des pratiques municipales canadiennes, un important corpus existe autour de la vérification générale à l’échelon fédéral. Cette littérature nous amène à identifier trois principales sources d’ambiguïtés concernant l’esprit et les pratiques de la vérification. Afin de pouvoir tester cette grille d’analyse avec les municipalités québécoises, nous présenterons dans un deuxième temps notre démarche méthodologique en précisant la manière dont la collecte et l’analyse des données ont été réalisées. Finalement, dans la troisième partie, nous présenterons l’analyse de la vérification générale municipale, plus particulièrement dans les villes de Gatineau, de Saguenay et de Trois-Rivières, à l’aune des trois ambiguïtés, raison d’être, indépendance et autonomie de fonctionnement.
État des savoirs
Dans cette section, nous présentons les enjeux de la vérification générale pratiquée dans le système parlementaire. Ils concernent les attentes qu’elle suscite ainsi que ses modalités d’exercice.
La vérification générale municipale délaissée par la littérature universitaire canadienne
Rappelons tout d’abord qu’au Québec la vérification générale municipale n’a fait l’objet que d’une poignée de travaux universitaires. Guy Breton (2003) a toutefois analysé la réforme de 2001 ; il a soulevé, de façon précoce, les enjeux autour de la mise en place d’un vérificateur général dans une municipalité en insistant sur les conditions matérielles, notamment un budget suffisant et un accès à de l’expertise spécialisée. Toujours dans la foulée de la création de ce poste, Mathieu Socqué (2004) en a proposé une analyse juridique, insistant sur l’étendue de son pouvoir et sur les garanties de son indépendance, en lien avec les conditions de nomination et de révocation des vérificateurs généraux. Le rôle des vérificateurs généraux a ensuite été remis en question dans le cadre des révélations de la Commission sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (dite commission Charbonneau) et a aussi fait l’objet d’une réflexion menée par le vérificateur général de la Ville de Montréal et des chercheurs en gestion publique (Malsch et al., 2012). Ailleurs au Canada, quelques rares travaux issus des sciences de gestion se sont plutôt penchés sur les coûts de l’audit mené à l’échelon municipal (Bandyopadhyay et Kao, 2001).
En bref, la fonction de vérificateur général municipal n’a suscité que peu d’intérêt dans la communauté universitaire. Cela ne saurait totalement surprendre, puisque les travaux québécois portant sur la gestion municipale, et en particulier sur les relations politico-administratives, sont peu nombreux, à de rares exceptions près, dont les travaux classiques de Robert Gravel et Robert Pétrelli (1994), ou plus récemment de Marianne Audette-Chapdeleine (2016). Faute d’études spécifiquement dédiées à la vérification générale municipale, nous proposons de nous tourner vers la littérature consacrée à cette fonction à l’échelon fédéral afin d’en faire ressortir les principales lignes d’analyse.
Trois principaux enjeux de la vérification générale
Au Canada, la fonction de vérificateur général a été créée en 1878, pour aider le pouvoir législatif à s’acquitter de l’une de ses tâches constitutionnelles consistant à surveiller avec vigilance les finances publiques au nom du pouvoir législatif. Traditionnellement, le vérificateur général avait pour mission de s’occuper de la conformité des comptes publics, de l’état des opérations financières, des dépenses et des revenus du gouvernement (Good, 2008 ; Sutherland, 1986). Il devait faire rapport de la légalité et de la régularité des transactions des administrations publiques (Morin, 2012 : 113). Cependant, les responsabilités et les champs d’intervention du Bureau du vérificateur général fédéral ont été élargis, d’abord avec l’adoption, en 1977, de la Loi sur le vérificateur général qui lui confie le soin d’examiner la gestion des affaires publiques, puis en 1995, avec la création du poste de commissaire à l’environnement et au développement durable qu’il abrite. En plus de l’audit financier, le Bureau du vérificateur général s’occupe désormais de l’audit de performance et vérifie l’optimisation des ressources (mobilisant les critères d’économie, d’efficience, d’efficacité) dans la conduite des programmes gouvernementaux.
Au-delà de cette description du modèle canadien fédéral, trois principaux enjeux sont mis de l’avant dans la littérature sur la vérification en général : la raison d’être, l’indépendance et l’autonomie de fonctionnement.
Les travaux sur la vérification générale identifient plusieurs raisons qui expliquent l’importance actuelle de cette fonction. Pour certains, l’élargissement du mandat des vérificateurs généraux est perçu comme le corollaire des changements observés dans le processus budgétaire canadien qui se structurent autour des programmes au lieu d’une ventilation par ligne (Good, 2008). Les nouvelles normes de budgétisation réclameraient ainsi un besoin accru de transparence auquel la vérification générale peut répondre. Pour d’autres auteurs, la demande pour davantage de contrôle et de reddition de comptes est surtout liée aux récentes réformes inspirées de la nouvelle gestion publique. Steve Jacob, Louis Imbeau et Jean-François Bélanger (2011) notent qu’avec les initiatives de modernisation de l’administration publique, les enjeux éthiques occupent une place de plus en plus importante dans la conduite de l’action publique. En effet, la stabilité et la bonne gestion étant perçues comme des biens socialement désirables (Tellier, 2014 : 30), l’évaluation de l’action des gestionnaires et des élus devient un impératif pour garantir la vie démocratique grâce au travail d’institutions supérieures de contrôle. Il apparaît donc nécessaire de renforcer les contraintes institutionnelles et les processus de surveillance de l’État pour mieux assurer le déploiement de la démocratie (Crête, 2014). Cet impératif de transparence et de reddition de comptes ainsi que l’effritement croissant de la confiance dans les élus ont contribué à l’augmentation de la demande pour plus de contrôle et d’audit, alors même que des professionnels de la vérification démontraient leur capacité à remplir ces fonctions (Saint-Martin, 2004 ; Troupin, 2012). L’élargissement des mandats du Bureau du vérificateur général ainsi que la multiplication d’autres types d’institutions de contrôle comme le Bureau du directeur parlementaire du budget témoignent de cette importance accrue prise par la fonction de contrôle au sein des institutions canadiennes.
Le deuxième enjeu repéré dans la littérature sur la vérification générale est celui de l’indépendance, spécifiquement traité sous l’angle des conditions de nomination de ceux qui occupent ces postes. Dans l’esprit de la Loi sur le vérificateur général de 1977, il ne suffit pas de mettre en place des instances supérieures de contrôle, les conditions dans lesquelles elles travaillent importent autant. En effet, leur rattachement institutionnel et la liberté dont elles jouissent dans la conduite de leur mission sont également cruciaux pour la transparence et l’ouverture des processus administratifs (Imbeau, 2014), ainsi que leur crédibilité. D’autres auteurs (notamment Crête et al., 2014) précisent que ce n’est que dans trois provinces que les assemblées législatives nomment elles-mêmes les vérificateurs généraux, alors qu’ailleurs le pouvoir exécutif a le rôle prépondérant.
Finalement, un troisième enjeu concerne l’autonomie des vérificateurs généraux dans l’exercice de leur mandat couvrant les champs et les méthodes d’investigation, l’autonomie d’enquêter et la discrétion dans le choix des dossiers à examiner. Mentionnons également la liberté de rapporter et d’avoir accès aux informations pour rendre des comptes aussi bien que la liberté dans la gestion du bureau : les ressources humaines et financières adéquates. Cependant, la jouissance d’une telle autonomie soulève des débats quant aux relations qu’entretiennent les vérificateurs généraux avec les parlementaires. Selon David Good (2008 : 138), bien que les vérificateurs généraux soient au service du Parlement, dans la pratique, les parlementaires dépendent largement de l’information et de l’expertise produites par les vérificateurs généraux. En outre, le Bureau du vérificateur général n’est soumis à aucun contrôle. Une autre facette de l’enjeu de l’autonomie se joue dans les risques d’instrumentalisation politique relevés par plusieurs auteurs. Selon certains, vérifier le rendement peut compromettre l’indépendance et le côté non partisan que tout agent du Parlement devrait assumer dans son travail (Good, 2008 ; Sutherland, 1986). En présence de désaccords perceptibles entre les différents partis politiques sur la performance d’un programme par le gouvernement, les rapports de vérification peuvent exacerber les conflits partisans et même conduire à la destitution des gouvernements, ce qui est aussi susceptible de mettre à mal l’idée même de l’indépendance des vérificateurs généraux (Good, 2008 : 123). C’est ce qui explique la crainte d’une possible instrumentalisation du travail des vérificateurs dans les jeux de pouvoirs politiques (Malsch et Morin, 2017 : 78). Good (2008) remarque d’ailleurs que si les gouvernants peuvent utiliser les résultats de la vérification qui concluent à de bonnes pratiques de gestion et de transparence, dans le cas contraire, c’est l’opposition qui peut y trouver un argumentaire pour promouvoir un changement dans l’exercice du pouvoir.
En ce sens, la littérature souligne trois principales séries d’enjeux qui sont autant de sources d’ambiguïtés liées à la fonction, à la place et au rôle de la vérification générale. Nous reprenons à notre compte ces trois séries de questions en les appliquant à l’échelon municipal québécois, là où la vérification générale n’en est qu’à ses débuts.
Précisions méthodologiques
Notre démarche a d’abord été inductive. Notre intérêt pour la vérification générale municipale est initialement venu du constat des controverses dans plusieurs municipalités québécoises qui concernaient la nomination des vérificateurs généraux. Cela nous a conduites à mener de front deux stratégies de collecte de données : l’une précisément axée sur la sociographie des individus occupant ces postes, l’autre sur le repérage systématique des controverses.
Nous avons d’abord brossé le portrait des personnes qui ont été nommées comme vérificateur général dans les villes québécoises. Pour ce faire, nous avons pisté les 41 nominations qui ont eu lieu entre 2002 et 2018 par une revue de presse, une recherche plus large sur les réseaux sociaux (notamment LinkedIn) ainsi que sur le site de l’Association des vérificateurs généraux municipaux (AVGMQ). Cela nous a permis de repérer le profil et le parcours des vérificateurs nommés depuis 2002. Ces données sont présentées dans le tableau 1.
Parallèlement, nous avons effectué une revue de presse systématique couvrant Saguenay, Trois-Rivières et Gatineau, à partir des principaux journaux régionaux respectifs (Le Quotidien de Saguenay, Le Nouvelliste de Trois-Rivières et Le Droit de Gatineau) sur l’ensemble de la période 2002-2018 en utilisant une série de mots clés autour de la vérification générale (vérificateur général, vérificatrice générale, ainsi que les noms des personnes ayant occupé ces positions au fil des années). Nous avons ensuite élargi notre échantillon à la ville de Sherbrooke pour laquelle nous avons utilisé la même stratégie de collecte de données[4]. Les villes de Québec et de Montréal disposaient d’un poste de vérificateur général, et Laval d’un vérificateur interne avant l’entrée en vigueur de la loi. Si nous avons effectué de la veille médiatique pour ces trois villes, elles n’ont pas été considérées dans l’échantillon final. Les villes de Lévis et de Longueuil ont également fait l’objet d’une veille, toutefois l’absence d’organe de presse majeur couvrant leurs actualités n’a pas permis de réunir une documentation de la même ampleur, seulement quelques dizaines d’articles dans la presse locale ou régionale ayant pu être colligées.
L’analyse de ce corpus d’articles de presse a consisté à repérer les dossiers controversés impliquant les vérificateurs généraux. Ceux-ci ont concerné : la contestation de la création de ce poste par le législateur, les processus de sélection, les nominations, ainsi que les rapports annuels et les recommandations. Pour chacun de ces dossiers, nous avons repéré les prises de position publiques des élus municipaux et le cas échéant des fonctionnaires, de groupes de la société civile et bien sûr des vérificateurs généraux eux-mêmes.
Pour cette recherche, somme toute exploratoire, nous avons également analysé douze mémoires[5] soumis respectivement à la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, dite commission Charbonneau (2014), à la Commission sur l’aménagement du territoire (2016) lors de l’examen du projet de loi 83 qui comportait une proposition de modification des conditions de la vérification générale municipale, ainsi que trois autres mémoires de la Ligue d’action civique (organisme sans but lucratif dont le mandat est de lutter contre la corruption à l’échelon local). Ces mémoires nous ont permis de prendre connaissance des positions des principaux groupes s’intéressant à la vérification générale municipale en dehors des contextes municipaux spécifiques.
Cette stratégie permet de faire un premier tour d’horizon sur les enjeux visibles – car publicisés dans les médias écrits – de la vérification générale municipale. Toutefois, ses limites sont évidentes. En particulier, elle ne permet que de lever un pan du voile sur les processus d’institutionnalisation qui nécessiteraient, pour être plus finement analysés, d’avoir recours à des approches monographiques qualitatives dans chaque ville.
En lien avec les trois axes dégagés dans la revue de la littérature, les données collectées nous autorisent à réaliser un premier portrait de l’accueil fait, par les élus, à la création du poste de vérificateur général, aux nominations qui ont suivi ainsi qu’aux conditions d’exercice des vérificateurs. Nous analyserons maintenant ces trois éléments.
Analyse
La création du poste de vérificateur général municipal n’est qu’un épiphénomène de la réorganisation territoriale municipale qui a eu cours dans les grandes villes québécoises au tournant des années 2000. Comme l’analyse des situations municipales le montre, peu de voix se sont élevées contre ce dispositif et les principes qui le guident. Les controverses ont davantage eu lieu dans la mise en oeuvre de la vérification générale, c’est-à-dire autour des processus de nomination, ou encore de la définition du mandat ou de l’accueil des recommandations des vérificateurs.
La vérification générale interne imposée, mais faiblement contestée
L’insertion des articles 107.1 à 107.17 dans la Loi sur les cités et villes, le 21 juin 2001, conduisant à la création du poste de vérificateur général municipal dans les grandes villes du Québec n’a pas fait l’objet d’importants débats à l’Assemblée nationale et encore moins dans l’espace public. En effet, lors de l’adoption de la Loi modifiant diverses dispositions législatives en matière municipale (L.Q. 2001, chapitre 25), l’attention était davantage tournée vers les modalités de mitigation des fusions municipales, concernant par exemple les pouvoirs et les modes de désignation des élus des arrondissements montréalais.
La création du poste de vérificateur général répondait d’abord au besoin d’évaluer et de suivre les effets des fusions sur la gestion municipale, c’est-à-dire de mesurer et de gérer les conséquences financières et organisationnelles de ces villes nouvellement regroupées. Il s’agissait, pour le gouvernement d’alors, de fournir aux municipalités un outil supplémentaire assurant la « bonne gestion » publique et la transparence comptable, rôles que le vérificateur en poste à Saguenay en 2002 a endossés en introduction de son rapport :
Réaliser la fusion de Ville de Saguenay représente un défi de taille. En faire un succès (une ville bien gérée qui sert bien ses citoyens) constitue l’objectif partagé de toutes personnes intéressées. Cet objectif ne peut être atteint qu’avec un travail d’équipe dont les actions sont concertées à travers une planification stratégique et organisationnelle de l’ensemble. C’est dans ce contexte que le Vérificateur général estime son rôle à jouer en privilégiant une approche constructive, basée sur des recommandations afin d’améliorer la qualité de gestion et de reddition de comptes
Vérificateur général de la Ville de Saguenay, 2003 : 6
En pratiquant une vérification intégrée (vérification financière, vérification de la conformité et vérification de l’optimisation des ressources), chaque vérificateur général devait être amené à examiner le travail des organigrammes nouvellement mis en place dans les villes fusionnées. Le rôle confié aux vérificateurs municipaux était ainsi de « [certifier] que les principes comptables ont été respectés et que les résultats publiés sont fiables », en vérifiant la conformité des actes et en « se [prononçant] sur le respect des saines pratiques de gestion des fonds publics » (Breton, 2003 : 42). En outre, selon le ministre des Affaires municipales André Boisclair (Parti québécois), en assurant un certain contrôle a posteriori, la présence des vérificateurs généraux permettrait d’atténuer, à terme, les contrôles a priori exigés par Québec (Plante, 2002).
En lien avec la littérature présentée sur la vérification générale, les fusions municipales ont provoqué des contextes d’instabilité organisationnelle dans les villes concernées. La mise en place de vérificateurs généraux se présente donc comme un outil pour favoriser le retour à la stabilité et à la bonne gestion et contribuer à garantir le bon fonctionnement démocratique des nouvelles instances municipales, à l’instar des réflexions proposées par Jean Crête (2014). Leur mandat se fonde sur les principes, repérés ailleurs, d’une utilisation accrue de la mesure du rendement, de l’évaluation, d’un meilleur contrôle financier, de l’audit et des rapports (Peters et Savoie, 2012), pour en arriver à un meilleur processus de reddition de comptes. Ainsi, comme Crête (2014) l’avait proposé, non seulement la bonne gestion va de pair avec la démocratie, mais la surveillance de cette gestion est nécessaire et doit être confiée à des experts de la vérification. Les propos du ministre Boisclair confirment clairement cet état d’esprit : « Il m’apparaît que nous devons témoigner d’une plus grande confiance envers les administrations publiques et abandonner certaines attitudes dirigistes et faire confiance aux administrations municipales en exigeant plutôt des contrôles a posteriori. Et dans ceux-ci, il y a le vérificateur général » (cité dans Plante, 2002). Dans le cas des municipalités québécoises, une fois les effets de fusions dissipés, les vérificateurs sont appelés à continuer d’incarner ce double rôle de garant de l’imputabilité et d’aiguillon à la performance.
Au-delà des principes qui guident l’entrée de la vérification générale dans les grandes villes québécoises, ces dernières ont dû procéder à l’embauche de titulaires pour ces postes. Dans la plupart des cas, ce processus n’a pas posé de problème particulier, les villes se conformant à la volonté du législateur. Néanmoins les maires de Saguenay et de Trois-Rivières se sont explicitement opposés à cette obligation. Ils ont décliné l’argument financier sous plusieurs formes. C’est d’abord sur le montant minimal prévu par la loi que la contestation s’est faite. En effet, le coût budgétaire imposé par la loi est minimalement estimé autour de 300 000 $ par an, ce qui comprend un salaire de 160 000 $. Pour les maires de Saguenay et de Trois-Rivières, cette nouvelle dépense cadre mal avec leur programme de type « populiste » (Belley, 2003), qui prône plutôt la maîtrise des finances publiques et le maintien d’un bas taux de taxe municipale. À Saguenay, le montant stricto sensu a également été comparé par le maire au cout d’autres usages potentiels et plus directement appréhendables pour les citoyens, comme la construction de logements sociaux ou d’une maison des jeunes (Delisle, 2002a). L’argument financier est également mobilisé sous l’angle de l’efficience. Si aucun de ces deux maires ne met en doute la pertinence des contrôles nécessaires au fonctionnement de l’appareil municipal, ils contestent les modalités et les coûts de ce contrôle. Ainsi, à Saguenay comme à Trois-Rivières, les maires rappellent que les villes procédaient déjà à des exercices de vérification par l’embauche de firmes de consultants externes pour des montants bien moindres que ceux imposés par la loi. À Saguenay, le maire réitère ainsi l’ampleur de la somme de 300 000 $, en rappelant tour à tour qu’il s’agit du triple du budget consacré jusqu’à présent à la vérification générale et en insistant sur le montant (« Sept ans à 300 000 $ […] c’est beaucoup pour les contribuables » [cité dans Bouchard, 2002a]) et en doutant de l’efficience de cette dépense (« Tant mieux s’il trouve des lacunes dans notre administration. S’il en trouve pour 300 000$, son salaire sera payé ! » [cité dans Bouchard, 2002b]). Cette position a amené le conseil municipal trifluvien à adopter, le 18 mars 2002, une résolution envoyée à l’Assemblée nationale (Plante, 2002) et contestant l’imposition du poste de vérificateur général municipal. À Saguenay, le maire propose au ministre un scénario alternatif qui comprend la mise en place d’une équipe gouvernementale chargée de la vérification des comptes des municipalités, mais relevant de la Province et non des villes (Delisle, 2002b).
Quelle que soit la raison évoquée, ces deux maires se sont traîné les pieds lors de la mise en oeuvre de la loi. À Saguenay, ce n’est que sous la menace faite en juin 2002 par le ministre de procéder lui-même à l’embauche d’un vérificateur et d’envoyer la facture à la Ville que le maire a accepté de se soumettre à la loi en entamant les démarches d’embauche du futur vérificateur le 27 juin 2002. Le 13 août 2002, à Trois-Rivières, le conseil municipal confirme finalement l’existence d’un processus d’embauche (Le Nouvelliste, 2002).
Malgré ces deux oppositions initiales, une première génération de vérificateurs généraux municipaux était opérationnelle en 2002 dans les grandes villes québécoises. Notons que les arguments mis de l’avant par les deux maires contestataires portaient sur les conditions matérielles de la vérification, et non sur le bien-fondé du contrôle en tant que tel.
Des nominations qui interrogent l’indépendance des vérificateurs généraux
Outre les raisons d’être de la vérification, un deuxième thème mis de l’avant par les auteurs concerne son indépendance, particulièrement sous l’angle des conditions de sa nomination. À l’échelon municipal, le législateur québécois a prévu plusieurs conditions d’emploi visant à assurer cette indépendance. Les vérificateurs généraux municipaux sont nommés par le conseil municipal, par un vote à la majorité des deux tiers. Leur mandat, non renouvelable, est de sept ans, durée qui leur permet de couvrir plus d’un mandat politique (de quatre ans) et d’avoir le temps de s’inscrire dans l’organisation municipale[6]. Parallèlement, l’impossibilité de reconduction de leur mandat doit les mettre à l’abri de la pression venant du conseil municipal par rapport à leur carrière[7]. C’est également au conseil municipal que le vérificateur général rend des comptes.
Cette stratégie de nomination vise à rendre le conseil municipal maître de cette nomination, tout en garantissant une certaine indépendance du vérificateur une fois nommé. En effet, le vérificateur général municipal est au service du conseil municipal, comme le vérificateur général est au service du Parlement. En cela, il diffère des vérificateurs internes qui sont intégrés dans l’appareil administratif et qui rendent des comptes aux gestionnaires. De même, il importe que le vérificateur général ne soit nommé ni par le maire ni par le comité exécutif, afin, dans ce cas-ci, de l’éloigner du pouvoir exécutif municipal, comme le soulignait Jean Crête (2014).
Alors que le principe sous-jacent est celui de l’irrévocabilité des vérificateurs, en 2001, les modalités de destitution ne sont pas clairement précisées dans la Loi sur les cités et villes. Seul le conseil municipal peut voter la destitution du vérificateur général, mais le législateur n’a pas encadré les motifs « objectifs » ou les circonstances justifiant un tel acte. De fait, le maintien du vérificateur dans ses fonctions dépend du pouvoir discrétionnaire du conseil municipal. Sur cette question, il relève de l’article 71 de la Loi sur les cités et villes et est considéré, dans le texte de 2001, comme un fonctionnaire ou employé de la municipalité. Ainsi, à Gatineau, en 2007, un conflit entre la vérificatrice générale en poste et le conseil municipal a poussé ce dernier à la congédier. La Commission des relations du travail devant qui la cause a été portée a tranché en faveur de la plaignante, soulignant que les reproches de la municipalité envers la vérificatrice générale « tiennent finalement à quelques divergences de vues sur l’autonomie administrative de la plaignante, des lectures différentes des directives, quelques décisions discutables peut-être, mais dénuées de toute malhonnêteté ou malveillance » (commissaire Jacques Vignola, cité dans Jury, 2008). En bref, selon le commissaire, le congédiement était basé des motifs qualifiés de peccadilles. Mathieu Socqué (2004) souligne à ce sujet que l’absence de disposition spécifique relative au congédiement constitue une menace pour l’indépendance du vérificateur, notamment lorsqu’il vérifie les transactions et les pratiques adoptées par le conseil municipal. Cette incongruité a été supprimée en 2018 avec la modification de l’article 52 de la Loi sur les cités et villes, qui précise désormais que si le maire peut, en tenant le conseil municipal informé, suspendre un fonctionnaire ou un employé de la municipalité, cette disposition exclut le vérificateur général[8].
Depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2001, les villes ont procédé à au moins trois nominations en 2002, 2009 et 2016. Comme on peut le constater dans le tableau 1, ce calendrier n’est pas respecté partout. Retards des nominations initiales, démissions et embauches de vérificateurs généraux intérimaires expliquent ces décalages. L’examen de ces nominations depuis 2002 est porteur d’enseignements sur les qualités que les élus recherchent chez ceux qui occupent ce poste. Il ne s’agit pas ici de juger les compétences comptables des vérificateurs généraux, tous étant des membres reconnus d’un ordre comptable. Notons toutefois qu’en 2018, le législateur a précisé dans l’article 107.1 de la Loi sur les cités et villes que les vérificateurs généraux devaient être membres de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec (CPA)[9]. Un premier coup d’oeil au tableau permet également de constater que les vérificateurs ne proviennent pas exclusivement du secteur public.
Une autre modification apportée en 2018 par le projet de loi 155 concerne les antécédents municipaux des vérificateurs généraux. L’article 107.3. al. 4 de la Loi sur les cités et villes interdit l’accès à ce poste à « une personne qui a été, au cours des quatre années précédant sa nomination, membre d’un conseil ou employé ou fonctionnaire de la municipalité, sauf si cette personne a fait partie, durant ces années ou une partie de celles-ci, des employés dirigés par le vérificateur général ». Cet ajout apparaît être en lien avec une série de controverses qui ont eu lieu depuis 2002 au sujet de plusieurs nominations. Dans le tableau 1, les cas où le vérificateur général nommé est directement issu de l’administration municipale sont surlignés en gris.
L’examen des nominations laisse voir qu’à plusieurs reprises (8 nominations sur 41) le choix s’est porté sur un ancien fonctionnaire municipal (directeur général, directeur de service ou trésorier), qui connaissait l’organisation et les maires en place. Ainsi en 2002, dans les six villes issues des fusions, trois des nouveaux vérificateurs généraux provenaient de l’appareil municipal d’une des villes regroupées. À Trois-Rivières et à Lévis, les premières embauches ont été celles d’anciens directeurs généraux. De même, à Gatineau, au sein même du conseil municipal, plusieurs voix se sont élevées contre ce qui leur apparaissait comme des entorses au principe d’indépendance associé à la fonction de vérificateur général. En effet, le maire Yves Ducharme n’a pas caché pas sa volonté de nommer, sans concours, Paul Préseault, ancien directeur général de la Ville de Hull avec qui il avait travaillé pendant dix ans. Plusieurs conseillers se sont opposés à cette nomination qu’ils soupçonnaient de déroger à l’esprit de la fonction : « comment pourrait-il être impartial en vérifiant des systèmes qu’il a lui-même contribué à mettre en place ? » (citation du conseiller Marc Bureau, dans Larocque, 2002a : 5). Afin de mettre fin à la controverse, le maire a finalement décidé de confier à Denis Desautels, ancien vérificateur général du Canada, la mise en place d’un processus de sélection plus transparent qui allait s’échelonner sur cinq mois. Au terme de ce concours, Paul Préseault a été finalement nommé, avant de démissionner de ses fonctions, le ministère des Affaires municipales remettant en cause la nomination d’un non-comptable. À Laval, le choix du conseil municipal s’est porté également sur une candidate interne, Martine Lachambre, ancienne vérificatrice interne de la Ville. En outre, à la fin de son mandat, elle est réincorporée dans l’administration municipale au titre de directrice–conseil, planification stratégique et procédure de la Ville. À Laval, l’exceptionnalité de la fonction de vérification générale laisse donc la place à un déroulement de carrière interne. Lors de la deuxième ronde de nominations, en 2009, seules deux villes ont encore choisi des candidats de l’interne. À Saguenay, la nouvelle vérificatrice était l’ancienne directrice des services financiers et elle cumulait 27 années d’expérience dans l’appareil municipal. Rina Zampieri, selon le maire, avait deux atouts : d’une part, son travail serait facilité du fait qu’elle connaissait très bien tous les rouages de l’administration ; d’autre part, sa mobilité interne permettrait de redéployer ses anciennes fonctions et ainsi d’économiser sur la masse salariale de la Ville (Saint-Gelais, 2009). À Trois-Rivières, après avoir embauché l’ancien directeur des finances d’une des composantes de la Ville comme vérificateur général intérimaire, en 2010, le premier choix du maire s’est porté sur Alain Brouillette, issu de l’organisation municipale où il a occupé les postes de directeur des finances et de l’administration de la Ville, avant d’être nommé directeur général adjoint (Guillemette, 2010). Une forte contestation au sein du conseil municipal a toutefois conduit à officialiser le processus de sélection et à revoir les critères de sélection, pour exclure celui d’« une connaissance des processus opérationnels, légaux et administratifs de la ville de Trois-Rivières » (Francoeur, 2010b : 2).
Bien que minoritaires, ces candidatures internes illustrent une conception peu autonome de la vérification générale municipale portée par certains élus. Pour les maires qui favorisent des candidats internes, le vérificateur est plutôt considéré comme une ressource additionnelle pour améliorer la gestion municipale, sous la forme d’un gentlemen’s agreement, plutôt que comme un contrôleur indépendant sur le modèle fédéral. Ainsi, même en 2009, le maire de Saguenay a insisté pour associer compétence et expérience dans l’organisation municipale : « Je pense qu’il serait préférable d’avoir quelqu’un qui connaît déjà les rouages de la Ville, qui sait comment cela fonctionne plutôt qu’une personne qui n’a jamais été en contact avec le fonctionnement municipal. On aura besoin de quelqu’un de compétent » (cité dans Bégin, 2016 : 6). Cet argument n’est d’ailleurs pas uniquement le fait de certains maires, puisque dans le cas de Gatineau, c’est l’ancien vérificateur général du Canada Denis Desautels qui a souligné : « La profonde connaissance qu’a M. Préseault de l’administration municipale devrait compenser pour la perception qu’on pourrait avoir de son manque d’indépendance » (cité dans Larocque, 2002b : 2).
Si ces nominations ne contrevenaient pas directement à la Loi sur les cités et villes qui ne disait alors rien sur le passé professionnel des vérificateurs et leurs éventuels liens avec la municipalité, elles s’opposaient manifestement à la vision portée par plusieurs acteurs municipaux, ainsi que de l’Ordre des comptables agréés pour qui
[u]n futur vérificateur général ayant eu une influence quelconque sur le service des finances de la Ville, sur la gestion ou sur le processus d’établissement des états financiers de la Ville ne pourrait pas avoir l’indépendance requise pour effectuer la vérification des états financiers de la Ville […] Il en va de même de tout mandat d’optimisation des ressources mené par le vérificateur général sur un processus qu’il a lui-même mis en place
Vermot-Desroches, 2010 : 7
Au sein des conseils municipaux de Saguenay, de Trois-Rivières ou encore de Gatineau, plusieurs élus de l’opposition ont également dénoncé les risques qui pèsent sur l’indépendance des vérificateurs généraux lorsqu’ils proviennent des appareils municipaux. À Trois-Rivières, un conseiller expliquait :
Nous, ce qu’on aimerait c’est que le prochain vérificateur général soit externe à la ville […] C’est le chien de garde du conseil, alors il faut être certain que quand il fait un rapport, on sait qu’il n’a pas été biaisé, pas menacé. On sait que le travail qu’il fait est libre, qu’on lui donne le budget nécessaire et qu’il sort les vraies choses. Quelqu’un qui arrive de l’interne peut être redevable aux conseils antérieurs
Vermot-Desroches, 2009 : 8
Dans des termes relativement similaires, en 2016, les élus de l’opposition de Saguenay ainsi que le Collectif citoyens pour la démocratie, une association locale, se sont aussi opposés à une nomination interne, revendiquant la nécessité de « ne plus mélanger le gaz et l’eau en évitant de noyer l’essence de [leur] système politique, l’indépendance et la liberté de se faire juger » (Gagnon, 2016 : 10). Dans ces configurations municipales, les élus de l’opposition reconnaissent dans le poste de vérificateur un gardien de la démocratie et de la transparence dont l’indépendance offre un rempart contre des styles de gestion politico-administratifs sur lesquels ils ont des doutes. Ce qui se passe au municipal n’est pas sans rappeler la controverse autour de la nomination de Michael Ferguson au poste de vérificateur général fédéral. Selon Danielle Morin (2012), il ne s’agissait pas d’une mise en cause des compétences techniques du candidat, mais bien d’une mauvaise lecture des attentes associées à ce poste, que ce soit en matière de bilinguisme ou de positionnement face à l’administration. Plus généralement, les controverses qui ont eu lieu autour de la nomination des vérificateurs généraux municipaux montrent que, dans ces municipalités, s’opposent plusieurs compréhensions de ce qu’est la vérification générale et son rôle dans la gouvernance démocratique municipale.
Autonomie et conditions d’exercice
En lien avec le troisième volet que la littérature sur la fonction de vérification a révélé, il convient de se tourner sur les conditions pratiques de la vérification générale municipale, mais aussi sur les enjeux d’instrumentalisation politique qui peuvent apparaître. Or, ici, rappelons que la scène politique municipale québécoise ne partage pas toutes les caractéristiques du système parlementaire fédéral ou provincial. Si Montréal et Québec s’en rapprochent, les situations sont plus variables dans les autres villes de notre échantillon, là où la présence de partis politiques municipaux est irrégulière, ou encore où la démarcation entre majorité et opposition est rejouée au fil des dossiers. Au-delà de ces configurations variables, il est tout de même possible de se questionner à propos de l’autonomie de mandat, les relations avec le conseil municipal, ainsi que l’instrumentalisation potentielle des rapports des vérificateurs.
Chargés de la vérification intégrée, les vérificateurs généraux sont investis de trois mandats complémentaires. Avec la vérification financière, le vérificateur s’assure que la Ville et les personnes morales assujetties à son mandat tiennent correctement leurs comptes, et que ces derniers reflètent fidèlement la situation réelle. Si le vérificateur général est responsable de la certification des états financiers, ce contrôle doit aussi être réalisé par des vérificateurs externes indépendants afin d’assurer aux courtiers en obligation l’exactitude des données (Breton, 2003). La vérification n’est pas seulement comptable. Le vérificateur est également chargé du contrôle de conformité des opérations financières menées par la Ville avec les lois, les directives et les règlements qui s’y appliquent. L’actualité récente du monde municipal québécois, marquée par des pratiques de collusion et de corruption à Montréal et à Québec, a rendu très sensible la question des procédures d’attribution de contrats dans les transactions commerciales (Malsch et al., 2012). Finalement, le vérificateur doit s’assurer que les critères d’économie, d’efficience et d’efficacité (3E) guident la gestion publique municipale.
Pour bien remplir leur mandat, outre leurs moyens financiers, les vérificateurs disposent d’un accès à l’information afin de pouvoir « enquêter » dans l’ensemble de l’appareil municipal. La Loi sur les cités et villes prévoit que le budget minimal de la vérification générale est proportionnel au budget d’exploitation des municipalités concernées (art. 107.5). Chaque municipalité est ensuite libre d’augmenter l’enveloppe budgétaire dédiée à la vérification. Selon Guy Breton (2003), la base de calcul imposée par la loi pose un problème puisque la mission du vérificateur général concerne l’ensemble de l’appareil municipal, y compris de ses satellites dans lesquels la ville détient 50 % des parts ou 50 % des sièges du conseil d’administration, ainsi que les organismes recevant plus de 100 000 $ en subvention par an. De plus, depuis le 1er janvier 2011, la vérification doit couvrir toutes les personnes morales qui font partie du périmètre financier des municipalités[10]. Pour Breton, à défaut d’augmenter ces budgets, les sommes risquent d’être insuffisantes dans plusieurs villes. Les vérificateurs ne se gênent d’ailleurs pas pour confirmer cela dans leurs rapports annuels en dénonçant, de façon quasi systématique, une budgétisation a minima de leur fonction. À Québec, à Lévis, à Trois-Rivières ou encore à Montréal en 2012, on retrouve les propos de l’AVGMQ (2014 et 2016) qui détaillent les conséquences de ce sous-financement, c’est-à-dire l’incapacité de réaliser adéquatement l’ensemble du mandat (la vérification de l’optimisation des ressources étant la mission la plus pénalisée) ; l’inefficience engendrée (par exemple dans le manque de pérennité des opérations, le report de certaines analyses, le mauvais usage des ressources humaines de la vérification générale, etc.) ; l’impossibilité d’embaucher l’expertise externe nécessaire pour remplir leur mandat ; des échelles salariales municipales moins généreuses que celles offertes dans d’autres établissements publics ou privés qui entravent leur capacité à attirer ou à retenir une main-d’oeuvre qualifiée.
Outre ces conditions budgétaires, l’AVGMQ (2014) revendique surtout l’autonomie de gestion au sein des bureaux des vérificateurs municipaux précisée dans l’article 107.6 de la Loi sur les cités et villes. Cette autonomie concerne notamment l’octroi de contrats à des firmes privées ainsi que la gestion du personnel du bureau. Les arguments de l’AVGMQ sont toujours ceux de l’autonomie de fonctionnement et la reconnaissance d’un statut particulier du vérificateur qui devrait disposer d’une délégation d’autorité lui permettant de s’auto-administrer en dehors des contraintes et des politiques de la municipalité qu’il a la charge de vérifier. C’est ce que revendique par exemple la vérificatrice générale de Trois-Rivières accusée d’avoir octroyé un contrat sans appel d’offres qui dépassait la limite légale de 25 000 $. Selon elle, la législation municipale relative à l’adjudication des contrats ne devrait pas être applicable au vérificateur général du fait même de son rôle et de ses pouvoirs (Gauthier, 2012). Dit autrement, le vérificateur ne devrait pas loger à la même enseigne que n’importe quel directeur de service. Cette place « à part » dans l’organisation municipale se révèle aussi de façon plus symbolique, par exemple en localisant les bureaux en dehors de l’hôtel de ville (comme ça a été le cas à Gatineau et à Trois-Rivières). Il ne s’agit pas tant d’une question logistique que d’un marqueur délibéré de la mise à distance vis-à-vis du reste de l’appareil municipal, réclamé par exemple par Andrée Cossette lors de son entrée en poste comme vérificatrice générale à Trois-Rivières en 2010 (Francoeur, 2010a). Ces stratégies reflètent la spécificité du vérificateur d’être « à côté » de l’appareil municipal, et non d’en faire partie – tout comme le Bureau du vérificateur général du Canada ne fait pas partie du pouvoir exécutif fédéral.
Un autre thème mis de l’avant dans la littérature sur le palier fédéral concerne les relations entre le vérificateur général et le Parlement. Les élus municipaux des grandes villes du Québec sont, au même titre que les parlementaires, dépendants de l’information produite par le vérificateur général sur le fonctionnement de l’appareil municipal, dont ils n’ont guère les moyens de discuter la véracité. L’article 107.12 de la Loi sur les cités et villes permet toutefois au conseil municipal de confier des mandats spécifiques aux vérificateurs, qu’ils peuvent accepter ou non. La revue de presse réalisée n’a pas permis d’identifier beaucoup de ces demandes explicites (par exemple, celle refusée à Gatineau à propos d’un forum économique en Chine [Jury, 2006], ou celle acceptée à Sherbrooke sur un appel d’offres visant l’achat de bacs roulants [Bombardier, 2006]). Surtout, comme au palier fédéral, la question du contrôle du vérificateur général s’est posée à la Ville de Montréal. Morin (2012) a clairement analysé cette situation, complexe, au cours de laquelle le contrôleur général de la Ville a enquêté sur la gestion administrative du vérificateur général municipal et constaté des entraves à la Loi sur les cités et villes, concernant notamment l’octroi de contrats et l’usage personnel des équipements de la Ville. Ces faits reprochés au vérificateur, sans avoir été véritablement débattus, ont soulevé des remous dans l’opinion publique : l’initiative même d’avoir fait espionner le vérificateur général s’est retournée contre le maire, accusé d’entraver l’autonomie de cette fonction. L’exemple illustre bien l’aura d’« intouchable » dont bénéficient les vérificateurs, autrement dit la résistance de la figure du héros indépendant et apolitique qu’ils incarnent (Morin, 2012).
Finalement, en lien avec la littérature produite sur la vérification générale, la question de l’usage des rapports par les élus locaux se pose. Rappelons ici que les rapports sont généralement rendus publics au cours de l’été, ce qui ne contribue pas à en faire un moment crucial du calendrier municipal. En outre, dans des assemblées politiques qui ne fonctionnent pas dans une logique bipartisane, l’usage municipal des rapports apparaît moins marqué par la question de l’instrumentalisation, notamment de la part de l’opposition, elle-même généralement moins bien organisée que dans le système parlementaire. Nous pouvons tout de même souligner les démarches plus ou moins individuelles de certains conseillers municipaux qui vont dans ce sens. Ainsi, en 2011, à Gatineau, le vérificateur a écorché le style de leadership du maire Marc Bureau en soulignant les difficultés d’adopter des orientations stratégiques, offrant ainsi quelques munitions à son opposant qui n’a pas hésité à s’en servir en campagne électorale (Duquette, 2011 ; Bélanger, 2013) ; à Trois-Rivières, un candidat à la mairie s’est fondé sur les données du rapport du vérificateur pour dénoncer le mode de gestion du maire sortant (Francoeur, 2009). Nous retrouvons ici les mécanismes identifiés par Good (2008) quant à l’usage de la vérification offrant des arguments d’expert au service d’un appel au changement de gouvernants.
Conclusion
La mise en place des vérificateurs généraux dans les grandes villes québécoises est passée relativement inaperçue dans la foulée des réformes municipales du tournant du siècle. Dans la plupart des villes, peu de dossiers en lien avec ce nouvel acteur ont fait les manchettes de la presse. Un certain nombre de controverses permet toutefois d’en faire un objet d’étude dont l’intérêt est double : non seulement il permet d’examiner les pratiques municipales, mais il offre également la possibilité d’élargir la réflexion sur la fonction même de vérification générale, comme d’autres l’ont fait avant nous (Morin, 2012).
Notre stratégie ici a été de nous attarder explicitement aux oppositions et aux irritants auxquels ont fait face ces nouveaux vérificateurs généraux municipaux. Nous avons examiné l’acceptation de la réforme, les stratégies de nomination, ainsi que les modalités pratiques et les usages des rapports d’évaluation à l’aune des enjeux déjà repérés dans la littérature sur la vérification générale dans d’autres contextes. Cette première étude permet d’apporter des éléments de réponse à notre question de recherche. La création de la vérification générale dans les villes québécoises est marquée par un certain nombre d’ambiguïtés relatives à la nature même de la vérification générale et repérées notamment dans le contexte fédéral : les processus de nomination et le choix de ceux qui incarnent cette fonction en sont les meilleurs exemples. En revanche, dans des villes qui ne partagent pas les règles du jeu du parlementarisme bipartisan, l’instrumentalisation de la vérification n’est que partielle. C’est plutôt la relation entre le maire et le vérificateur général qui est mise de l’avant – reflétant ainsi un système politique local québécois centré sur la figure du maire, dont la presse régionale se fait l’écho. En s’opposant à la création du poste de vérificateur général dans leur organisation, les villes de Saguenay et de Trois-Rivières ont toutefois fait émerger un enjeu plus spécifiquement municipal, essentiellement lié aux modalités d’imposition de ce nouvel acteur par la Province, qui voyait dans les vérificateurs généraux municipaux une solution aux défis de gouvernance provoqués par les fusions municipales.
Finalement, le débat sur la pertinence de cette institution municipale a déjà été amorcé avec le cas de Montréal, alors qu’un système de collusion était en place (Malsch et al., 2012). La présence de vérificateurs généraux dans d’autres grandes villes du Québec invite aussi à explorer le contenu et le suivi de leurs recommandations, mais surtout leurs dynamiques d’institutionnalisation territoriale. Ce faisant, les grandes villes québécoises pourraient trouver leur place dans la littérature contemporaine sur la reddition de comptes.
Appendices
Notes biographiques
Anne Mévellec est professeure agrégée à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Ses travaux portent sur l’action publique territoriale. Elle s’intéresse aux réformes institutionnelles, aux politiques urbaines ainsi qu’à la sociologie des élites politiques et administratives locales. Elle a publié, en 2016, avec Manon Tremblay, un ouvrage intitulé « Genre et professionnalisation la politique municipale. Un portrait des élues et des élus du Québec » aux Presses de l’Université du Québec.
Véika Donatien est étudiante au doctorat en administration publique de l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse à la politique municipale, à la gouvernance locale et aux enjeux des réformes de décentralisation en Haïti.
Notes
-
[1]
Notons néanmoins que plusieurs villes ontariennes (Toronto, Ottawa et Oshawa) et albertaines (Edmonton et Calgary) se sont dotées d’un poste de vérificateur général interne.
-
[2]
Ces modifications sont contenues dans la Loi modifiant diverses dispositions législatives en matière municipale (L.Q.2001, chap. 25), sanctionnée le 21 juin 2001.
-
[3]
La disposition concernait initialement sept municipalités (Laval, Lévis, Longueuil, Gatineau, Trois-Rivières, Saguenay et Sherbrooke) en plus des villes de Québec et de Montréal dont les chartes prévoyaient déjà l’existence d’un tel poste. La disposition s’applique également aux villes qui atteignent le seuil de 100 000 habitants, comme c’est le cas de Terrebonne depuis 2010.
-
[4]
En résumé, 164 articles du Quotidien de Saguenay, 306 articles du Nouvelliste de Trois-Rivières, 253 articles du Droit de Gatineau et 133 articles de La Tribune de Sherbrooke ont constitué la base documentaire principale de cette analyse.
-
[5]
Les trois mémoires présentés à la commission Charbonneau en 2014 l’ont été par l’Association des vérificateurs généraux, Shawinigan citoyens avertis, ainsi que la Ligue d’action civique. Parallèlement, six mémoires ont été présentés à la Commission de l’aménagement du territoire lors des discussions sur le projet de loi 83, modifiant diverses dispositions législatives en matière municipale concernant notamment le financement politique ; il s’agit de ceux de l’Association des vérificateurs généraux municipaux du Québec et de la Ligue d’action civique, auxquels s’ajoutent l’Union des municipalités du Québec, les villes de Gatineau, de Laval et de Montréal. Nous avons pris en compte trois autres mémoires de la Ligue d’action civique plaidant pour une autonomie accrue et la garantie de l’indépendance des vérificateurs généraux (déposés lors d’examen d’autres projets de loi).
-
[6]
L’Association des vérificateurs généraux du Québec a plaidé dans son mémoire – déposé dans le cadre de l’examen du projet de loi 83 (10 juin 2016) – pour que la durée du mandat soit augmentée à dix ans, conformément au modèle des vérificateurs généraux du Québec et du Canada.
-
[7]
Cette impossibilité de reconduction a eu pour effet de provoquer une certaine mobilité horizontale au fil des années. L’analyse des trajectoires des vérificateurs révèle en effet que cinq d’entre eux ont réalisé au moins deux mandats dans des villes différentes : Claude Cournoyer (Sherbrooke puis Trois-Rivières), Andrée Cossette (Trois-Rivières puis Sherbrooke), Michèle Galipeau (Laval puis Montréal), François Gagnon (Sherbrooke, Québec, Saguenay) et Alain Girard (Saguenay, Gatineau, Saguenay).
-
[8]
Cette modification a été apportée par le projet de loi 155, Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal et la Société d’habitation du Québec (sanctionnée le 19 avril 2018).
-
[9]
Ibid.
-
[10]
L’article 107.7 (2) de la Loi sur les cités et villes précise qu’une personne morale satisfait à « l’une ou l’autre des conditions suivantes : a) elle fait partie du périmètre comptable défini dans les états financiers de la municipalité (depuis le 1er janvier 2011) ; b) la municipalité ou un mandataire de celle-ci nomme plus de 50 % des membres de son conseil d’administration ; c) la municipalité ou un mandataire de celle-ci détient plus de 50 % de ses parts ou actions votantes en circulation.
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