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Le 11 mai 2011, 34 députés de l’Assemblée nationale en France déposaient une proposition de loi « visant à permettre la perte de nationalité pour les citoyens non domiciliés fiscalement en France »[1]. Dans l’exposé des motifs, les députés posaient la question : « Peut-on se revendiquer Français en ne s’acquittant d’impôts que dans des pays étrangers ? » Et de poursuivre, avant de s’en prendre à ceux que la proposition nomme les « évadés fiscaux » :

Participer à l’effort fiscal public constitue un des premiers devoirs républicains et concours [sic] au principe de solidarité. Ainsi l’impôt se situe au fondement du pacte républicain. Si l’impôt doit être juste et modéré, il semble alors primordial de le revaloriser comme un acte de citoyenneté que tout Français, quel que soit son pays de résidence, doit respecter.

Presque cinq ans avant les débats qui ont divisé la France sur la déchéance de nationalité à la suite de la série d’attentats de 2015, cette initiative a été renvoyée à la commission des lois qui l’a enterrée. Xavier Vandendriessche (2011) écrit, à propos de cette proposition, qu’elle mérite l’attention « non pas tant en raison du dispositif qu’elle tente de mettre en oeuvre que des questions de principe qu’elle soulève ». Elle contribue effectivement à redonner vie au débat qui agite la République française depuis plus de deux siècles sur le lien entre la citoyenneté et la participation au devoir fiscal, déjà affirmé à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[2] de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans cette proposition, c’est le second point d’analyse soulevé par Vandendriessche : « l’idée n’est pas de sanctionner les contribuables qui ne paient pas d’impôts (directs) mais bien les citoyens qui pratiquent l’évasion fiscale ». Par leur proposition de loi, les députés font non seulement le lien entre la citoyenneté et l’impôt, surtout étudié à ce jour par des juristes (De Crouy-Chanel, 2002 ; Caudal, 2005 ; Mangiavillano, 2013 ; Rosa, 2015) ou par des analyses historiques (Barilari, 2007 ; 2011 ; Delalande, 2011 ; 2013), mais ils cherchent aussi à tirer les conséquences de la rupture volontaire de la démarche contributive par ceux qui sont encore reconnus juridiquement par la République comme des citoyens.

Dans le contexte de la mondialisation, une catégorie de la population tire avantage des possibilités étendues de mobilité pour leur patrimoine et pour eux-mêmes afin d’éviter l’impôt. Selon les motifs et les modalités de ces pratiques, celles-ci sont parfois qualifiées d’optimisation, de fraude ou d’évasion fiscale. Nous avons retenu la dernière appellation qui identifie les pratiques d’évitement, légales ou illégales, dont la caractéristique est de s’appuyer sur la fuite du patrimoine ou des personnes par-delà les frontières nationales dont ils sont issus (voir encadré 1). Concernant le patrimoine, cela peut être par son transfert dans d’autres juridictions où la fiscalité est plus attractive ; et pour les personnes, cela implique le changement du domicile fiscal principalement motivé par une économie d’impôts ; les deux peuvent bien sûr se compléter. Si de telles pratiques sont établies, connues et largement étudiées, notamment pour en déterminer l’ampleur (Chavagneux et Palan, 2006 ; Zucman, 2013), les formes historiques et contemporaines (Ardant, 1971 ; Delalande et Spire, 2010 ; Rocchi et Terray, 2011 ; Vernier, 2017), les raisons (Leroy, 2011a ; 2011b ; 2014 ; Spire, 2011 ; Rosa, 2015 ; Liger-Belair, 2016 ; 2018) et les contours sociologiques de leurs acteurs (Spire et Weidenfeld, 2015 ; Liger-Belair, 2018), le présent article a pour objet de réétudier la figure du contribuable-citoyen à la lumière de l’évasion fiscale. Nous nous demanderons si les citoyens qui ont établi leur domicile fiscal hors de leur pays d’origine dans le but précis de ne pas y payer d’impôts, ou qui reconnaissent cet avantage accessoire de leur expatriation comme servant finalement leur rejet de l’État fiscal, sont en train de se couper, volontairement ou non, de ce qui leur confère la qualité de citoyens.

Nous chercherons à montrer qu’un cercle vicieux risque d’apparaître – s’il n’est pas déjà engagé – où le contribuable qui se sentirait moins citoyen trouverait dans ce sentiment une bonne raison d’échapper volontairement à l’impôt, et où le déracinement géographique de ceux que nous dénommerons les « citoyens du monde » induirait à son tour un moindre sentiment d’appartenance citoyenne à cause, notamment, de la rupture du lien avec leur devoir fiscal. En tant qu’historien de l’impôt, Nicolas Delalande connaît bien l’importance de l’attachement des peuples au devoir fiscal. L’impôt, écrit-il, est un « vecteur de la citoyenneté, qui permet aux individus de faire la preuve de leur attachement à la collectivité » (2013 : 273). Le devoir fiscal contribue à construire la citoyenneté ; et à son tour, le sentiment d’appartenance citoyenne contribue au consentement fiscal. Que se passe-t-il si l’on rompt cette dynamique et ce lien ?

Pour répondre à cette question et démontrer les défis que pose la mondialisation[3] à la figure du contribuable-citoyen, nous le définirons par rapport au citoyen du monde qui est conceptuellement beaucoup moins établi. Puis nous éclairerons les manières de penser et d’agir de ces citoyens du monde face à l’impôt grâce à l’enquête que nous avons menée auprès de trente-cinq individus appartenant à l’élite économique, concernée au premier chef par cette problématique.

Le contribuable-citoyen et le territoire

La citoyenneté est un concept relativement bien établi auquel est attaché notamment le devoir fiscal. Du fait de l’association théorique entre la citoyenneté et le territoire, conjuguée à l’importance de la territorialité en droit fiscal, le lien qui unit le citoyen-contribuable au territoire national semble essentiel. Dès lors, toute entreprise de définition d’une citoyenneté mondiale et toute opérationnalisation de ce concept s’exposent à des conflits avec l’État fiscal[6].

Les qualités du contribuable-citoyen

Dominique Schnapper (2017 : 69) présente la citoyenneté dite « classique » non comme une abstraction, mais comme s’incarnant dans les individus par leur participation à la « société nationale » à partir d’éléments qu’elle nomme « ethniques », tels que la langue, la culture, la mémoire historique et la socialisation par des institutions communes. C’est, dit-elle, par la citoyenneté que les identités individuelles sont liées à une identité collective dans les États-nations, au présent (avec la mémoire du passé) et dans un espace spécifique (le territoire national). La citoyenneté, précise Hugues Fulchiron (2017), est la traduction de la volonté de chacun de vivre ensemble, au sein d’une même communauté dont les frontières sont délimitées par l’État-nation.

Pour rendre opérationnel ce concept, le devoir fiscal revêt un caractère performatif fort. André Barilari l’exprime dans son style habituel : « il existe une alchimie dont l’impôt est la pierre philosophale ou l’anathor, permettant de transformer l’individuel en collectif, l’homme en citoyen » (2007 : 30)[7]. En pratique, Alexis Spire et Katia Weidenfeld (2015) citent par exemple la volonté de l’administration fiscale de favoriser le civisme fiscal par la multiplication des occasions de régularisation en cours de procédure de poursuite des infractions fiscales (p. 9) ; et les auteurs reprennent à leur compte l’idée qu’un « mauvais contribuable » serait un mauvais citoyen puisqu’ils le nomment « déserteur civique[8] » (p. 27). On note également que la condamnation pour fraude fiscale expose aujourd’hui encore à la suspension des droits civiques[9]. Mais pourquoi lier ainsi la citoyenneté et l’impôt ?

Fred Constant (1998) distingue quatre éléments essentiels de la citoyenneté classique : la manifestation de l’identité nationale, un statut juridique qui confère des droits et des obligations, un ensemble de rôles sociaux spécifiques et des qualités morales. Or, l’impôt intéresse particulièrement le statut juridique de la citoyenneté et les qualités morales du citoyen.

Concernant le statut juridique de la citoyenneté, on distingue traditionnellement les droits civils, les droits politiques et les droits sociaux (Marshall, 1963). Ceux-ci reposent sur l’impôt qui permet de financer la justice, la sécurité intérieure et extérieure et les services publics nécessaires à ces fins. Ainsi, même si l’impôt est défini dans la doctrine juridique comme étant sans contreparties tant par la jurisprudence administrative[10] que par les auteurs (Vallée, 2000 ; Beltrame, 2008), des contreparties indirectes sont possibles. Le paiement de l’impôt bénéficie à tous les citoyens, même s’il est non affecté à des services publics « fléchés[11] ». Certes, des non-citoyens bénéficient d’un certain nombre de ces avantages, comme, par exemple, les étrangers résidents. Mais la citoyenneté assure la complétude de l’exercice des droits civils, politiques et sociaux.

Concernant les qualités morales, on trouve dans l’histoire la preuve du lien entre la citoyenneté et la rectitude fiscale. Constant (1998) associe le devoir fiscal au devoir militaire – le premier ayant remplacé le second qui était traditionnellement un impôt du sang. Et pour Gabriel Ardant (1971), historien de l’impôt, contrairement à la corvée ou au service militaire, ce prélèvement pécuniaire est une technique libérale qui permet de faire contribuer l’individu en lui laissant un maximum de liberté. Puisque la liberté est une composante essentielle de la citoyenneté classique, on comprend alors que l’impôt est un instrument efficace de sa promotion. D’où, très tôt, l’importance de la rectitude fiscale et son intégration dans l’ordre juridique. Le pouvoir a promis depuis des temps anciens des peines sévères contre les resquilleurs[12]. Au XVe siècle, écrivent Spire et Weidenfeld (2015), la fraude fiscale était considérée comme un « crime de lèse-majesté ». Ces deux auteurs parlent même de « sauvagerie répressive » (citant Daniel Roche, 1993) à propos des mesures de la commission spéciale contre les contrebandiers sur le sel et sur le tabac au XVIIIe siècle. Lucien Klotz, ajoutent-ils, ancien président de la commission du budget du palais Bourbon en 1914 et ministre des Finances de 1917 à 1920, parlait de « véritable crime » à propos de la fraude fiscale. À l’opposé, on attendait du « bon citoyen » qu’il soit vertueux au point que les révolutionnaires s’imaginaient qu’il pourrait contribuer aux finances publiques sans aucune forme de contrainte[13] (Delalande et Spire, 2010). À cette période, l’impôt devient « une honorable contribution aux charges publiques » (Gaudemet, 1984). Même si l’on est évidemment revenu à plus de mesure, le respect des obligations fiscales reste fortement ancré. Les données de 2008 de l’European Values Study (EVS) montrent par exemple que 88,6 % des Français estiment qu’il n’est plutôt pas justifié de frauder l’impôt[14] (95 % au Royaume-Uni, 86,7 % au Luxembourg et 82,8 % en Belgique). Par ailleurs, dans un sondage réalisé par Opinion Way pour le compte de Finsquare en novembre 2014[15], 56 % des personnes interrogées ont répondu que l’impôt est un devoir citoyen plutôt qu’une « extorsion de fonds » (37 %) ou un « geste de solidarité » (6 %) (les deux autres choix possibles).

La sociologie fiscale valide cette représentation du contribuable-citoyen par le biais, notamment, du concept de l’impôt-contribution forgé par Marc Leroy (1992). Ce sociologue de l’impôt avance par ailleurs que « [l]a relation concrète de l’individu à la fiscalité marque la dimension sociale de la décision du contribuable […] Les fonctions de l’impôt dans la société sont d’essence politique […] la conception citoyenne de l’impôt contribution est validée comme réel ou réalisable » (Leroy, 2010 : 259). De fait, la pure rationalité économique ne peut expliquer les comportements des contribuables qui, souvent, n’auraient pas intérêt à payer face aux risques faibles de sanctions efficaces et sévères, mais qui s’appuient aussi sur certaines valeurs, politiques notamment. La légitimité politique de l’impôt reste centrale pour comprendre la rationalité du contribuable et quand d’autres valeurs jouent, telle la religion, c’est de façon moindre (Leroy, 2014).

Territorialité de la citoyenneté traditionnelle et de l’impôt

La citoyenneté classique a la particularité de s’appuyer sur la nationalité, laquelle est attachée au territoire de l’État-nation. Cela instaure une relation très étroite entre la qualité du citoyen (français notamment) et le territoire.

Selon une conception traditionnelle et historiquement datée – c’est-à-dire avant la mondialisation des échanges et le nomadisme volontaire d’une certaine élite économique sur laquelle nous reviendrons –, la citoyenneté d’un individu convergeait vers un territoire bien identifié. Hormis l’aristocrate émigré ou le marchand international, hormis aussi le cas des populations déplacées par les conflits, les données du problème étaient assez claires : on demandait au résident une certaine vertu fiscale au titre de sa citoyenneté. En l’absence d’échanges internationaux significatifs (comparés à ceux d’aujourd’hui), la labélisation et la règle étaient donc claires : le bon citoyen était un bon contribuable, et il devait payer ses impôts à l’intérieur des frontières nationales. Le dicton romain ubi emolumentum, ibi et onus esse debet (là où est l’avantage, là doit être la charge) pouvait être appliqué sans difficulté majeure au point qu’il a traversé les siècles depuis l’Antiquité. Les avantages de la citoyenneté en un lieu permettaient de s’y enrichir (ubi emolumentum), justifiant une charge fiscale au même endroit (ibi et onus esse debet). Les règles du droit fiscal international, et particulièrement le modèle de convention fiscale proposé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ont été établis sur la base de cet adage à partir des années 1920 à l’initiative, à l’époque, de la Société des Nations[16].

Mais avec la mondialisation qui permet une plus grande circulation des hommes et des capitaux, les frontières sont devenues poreuses. L’identité de lieu entre l’individu (établi au temps t sur un territoire donné), le citoyen (dont la nationalité s’inscrit elle aussi sur un territoire à plus long terme) et le contribuable (soumis aux règles fiscales qui sont, par définition, très largement nationales donc territoriales) n’est plus assurée. « La globalisation, écrit Daniel Gutmann (2003), crée des problèmes sérieux pour les systèmes fiscaux » parce que, ajoute Audrey Rosa (2015 : 229) en commentant ces mots, si l’on ne peut douter de la souveraineté fiscale de l’État sur le plan juridique, il en va tout autrement d’un point de vue économique. Bien sûr, tout le monde ne peut jouir des opportunités qu’offre la libre circulation des capitaux et des personnes dans le cadre de la mondialisation. Mais une classe particulière de contribuables qu’il faut maintenant définir a commencé à poser de sérieux défis à l’ordre fiscal établi et, dès lors, au concept classique de citoyenneté.

Le « citoyen du monde » face à l’impôt

La grande majorité des contribuables sont peu mobiles professionnellement hors du territoire national ; leurs revenus sont principalement, voire uniquement constitués de leur salaire[17], et leur patrimoine est concentré sur l’immobilier (leur résidence principale) et des dépôts sur livrets ou en assurance-vie[18]. Autant dire que ces personnes, même si elles peuvent entretenir des rapports parfois difficiles avec leurs obligations fiscales, ne disposent que de peu de moyens de leur échapper en dehors de la « petite fraude » (Liger-Belair, 2018 : 342). En tout cas, elles ne risquent pas de répondre aux sirènes de l’évasion fiscale.

En revanche, une catégorie d’individus a pu apprivoiser la nouvelle donne de la mondialisation grâce à son capital financier et culturel. Nous avons mené une enquête auprès de trente-cinq d’entre eux dans quatre pays différents, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et le Luxembourg (encadré 2). Pour rendre compte de leur nomadisme international – présent ou potentiel, personnel ou de leurs capitaux –, et des conséquences que celui-ci peut avoir sur le lien traditionnellement fait entre la citoyenneté et l’impôt (supra), nous les avons appelés les « citoyens du monde ». Soulignons dès à présent que la conceptualisation de ce groupe avec cette appellation vise plus à les isoler pour observer leurs manières de penser et d’agir face à l’impôt qu’à définir définitivement une classe d’individus par une labélisation performative.

Le « citoyen du monde » et son devoir fiscal en question

Un citoyen du monde est un individu dont le capital – qu’il soit d’origine culturelle, économique ou sociale – lui permet de s’affranchir des frontières[19]. Ce n’est pas un concept juridique puisqu’il n’est attaché à aucune reconnaissance supranationale, et qu’il ne porte donc aucun droit[20] ni devoir contrairement à la citoyenneté classique, c’est-à-dire nationale. En revanche, c’est un concept qui permet de rendre compte d’une réalité économique et sociale : il s’agit d’une catégorie d’individus, nomades à titre personnel ou professionnel, disposant d’un capital économique important ou d’un capital social et d’un diplôme qui leur donnent des perspectives économiques favorables – ce qui explique que des personnes au patrimoine économique encore limité puissent être catégorisées comme des citoyens du monde –, qui travaillent pour des sociétés, des organismes ou des institutions présentes partout dans le monde ou vivent de leurs rentes. À titre plus accessoire, ils parlent souvent plusieurs langues, surtout quand ils ne sont pas anglophones de naissance. On trouvera au tableau 1 une description des personnes interrogées et leur profil selon ces critères.

Même si ce n’est pas un critère de définition du citoyen du monde, on remarque la capacité et la propension de ces personnes à s’évader fiscalement ou à vouloir le faire, ou, au moins, à le justifier. La réalité de l’évasion fiscale est bien établie, et son étendue incontestable, comme le montrent les nombreux auteurs déjà cités en introduction. Mais, puisque la citoyenneté classique est fortement ancrée sur un territoire (supra), le nomadisme (au présent ou en devenir) ne la menace-t-il pas ? Si le « bon citoyen » est un « bon contribuable », quel devoir s’applique au citoyen du monde dont les attaches territoriales nationales sont plus faibles et dont le groupe de référence au sens sociologique justifiera d’autant plus facilement qu’il évite l’impôt ? Le risque est en effet que la « citoyenneté mondiale » entraîne une dynamique de développement de l’évasion fiscale. Effectivement, la citoyenneté entretient un lien étroit avec le devoir fiscal, et si les qualités morales requises du citoyen incluent le devoir de payer ses impôts, alors l’étiolement de la citoyenneté nationale au bénéfice de la citoyenneté mondiale risque de conduire à éviter l’impôt par manque de patriotisme fiscal. L’impôt-contribution et même l’impôt-obligation (définis par Leroy, 1992) risquent d’être mis à mal parce que le contribuable n’aura plus l’envie (impôt-contribution) ni ne sentira le devoir (impôt-obligation) de s’en acquitter.

L’étude du discours des citoyens du monde que nous avons interrogés devrait permettre de confirmer l’hypothèse selon laquelle le nomadisme de ces élites économiques menace leur lien à l’impôt, minant ainsi leur rapport à la citoyenneté nationale ; et, à son tour, la fragilité de ce lien contribue à justifier leur éloignement et la faiblesse de leur devoir contributif devant l’État fiscal.

Tableau 1

Profil des personnes interrogées

Profil des personnes interrogées

(a)Au moment de l’entretien ; A : Allemagne, B : Belgique, F : France, L : Luxembourg, R-U : Royaume-Uni, É-U : États-Unis.

(b)Estimation du patrimoine personnel des personnes interrogées d’après les éléments de l’entretien, l’histoire connue de la personne interrogée et sa position professionnelle.

(c)Le CAC 40 (cotation assistée en continu) est le principal indice boursier de la Bourse de Paris.

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Résultats de l’enquête

C’est en nourrissant les questionnements récents sur la citoyenneté classique par les entretiens que nous avons menés que nous pouvons éclairer la transformation du contribuable-citoyen en citoyen du monde.

La « dévaluation » de la citoyenneté (Schuck, 1989) qui révèle une certaine crise de la citoyenneté classique est liée, résume Schnapper (2017 : 63-64), à divers facteurs, parmi lesquels une valeur croissante accordée aux dimensions économique et sociale. Elizabeth Meehan (1993), penseuse de la « nouvelle citoyenneté[21] », définit cette dernière comme la participation à la vie économique et sociale plutôt que politique dans le contexte de l’ouverture des frontières[22]. Évitons tout contresens : Meehan ne fait pas référence au nomadisme que nous décrivons, réservé à une élite économique ; et elle ne craint pas cette évolution. Bien au contraire, elle pense qu’elle permettra aux individus de se libérer des contraintes nationales héritées des systèmes féodaux. Sans adopter la même perspective que Meehan, nous faisons aussi le constat du bouleversement qu’introduit l’ouverture des frontières – et en fait la mondialisation – dans la définition de la citoyenneté. Et nous en tirons les conséquences en analysant, grâce à notre enquête sociologique, l’impact sur le consentement à l’impôt qui lui était attaché.

D’abord, l’ouverture des frontières ne fait que rendre possibles et étendre les possibilités des pratiques d’évitement fiscal déjà répandues et largement acceptées (Leroy, 2011a ; 2014 ; Spire, 2011 ; Liger-Belair, 2018). Autrement dit, le développement de l’évitement de l’impôt par des pratiques transfrontalières ne fait que prendre acte des nouvelles options qui s’offrent à l’élite économique pour optimiser sa situation financière. Pour reprendre les mots d’un haut fonctionnaire détaché dans une institution financière internationale, c’est comme « celui qui va faire ses courses et regarder [ce qui] est le moins cher dans le rayon » (entretien no 8)[23]. Grâce à la mondialisation, pour les citoyens du monde, les « rayons » sont simplement plus grands.

Il y a bien quelques difficultés à s’arracher au territoire. Mais, sous la pression de l’administration fiscale ou de la charge d’impôts (réelles ou ressenties, peu importe ici), certains finissent par céder aux trompettes de l’évasion fiscale, rompant ainsi avec leur devoir contributif. Un fiscaliste au Luxembourg travaillant pour le département de gestion privée d’une grande banque française explique (entretien no 28) :

J’avais des clients […] qui nous ont été présentés. Ils étaient retraités dans l’ouest de la France et ils avaient une vie bien établie. Ils y avaient travaillé toute leur vie, ils avaient une résidence secondaire sur la côte ouest, ils avaient une belle maison dans l’ouest, ils y avaient des amis, leur famille… Et je crois que c’est en 2012, il y a eu une resucée d’ISF [impôt de solidarité sur la fortune] en cours d’année. Normalement l’ISF, tu le payes fin mai. Et en cours d’année, en 2012, on leur a dit : « Loi de finances rectificative, en fait l’ISF est plus élevé. En octobre vous devez refaire un chèque. » Psychologiquement, ils ont explosé. Ils avaient un patrimoine qui n’est normalement pas assez important pour s’expatrier, qui était de 6 millions d’euros. Ils ont dit : « Nous on n’en peut plus, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, on part. » Et moi finalement j’ai eu un rôle un petit peu…
 — Calmer le jeu… ?
 — Oui, contraire à celui qu’eux cherchaient, par… Enfin honnêtement, j’ai l’impression d’être honnête vis-à-vis d’eux en leur disant : « Alors certes, si vous venez, voilà la fiscalité qui va s’appliquer à vous. Alors, à vous de voir si le jeu en vaut la chandelle sur le plan financier. Mais songez aussi à tout l’aspect personnel. Quitter l’ouest pour venir au Luxembourg. » En plus ils avaient loué un appartement sans être venus. Ils étaient venus il y a 40 ans la fois d’avant. « Est-ce que vous allez être heureux à Luxembourg ? Tout quitter pour l’ISF, est-ce que vous allez être contents ? Est-ce que vous n’allez pas finalement rester en France la majorité du temps, avoir une résidence fiscale requalifiée, et ça va être la catastrophe ? » Et ça j’en ai parlé avec leur avocat qui était basé à Nantes. Et lui disait : « Moi je pense qu’ils font une connerie. » Je leur ai dit, moi je leur ai dit, et l’avocat leur a dit. Et ils l’ont fait quand même. Mais je pense qu’ils passent très peu de temps au Luxembourg. Enfin ils ont des enfants aux États-Unis, donc ils voyagent beaucoup.

Le couple de contribuables dont le fiscaliste parle ici a tourné le dos à son pays pour des raisons fiscales. Du moins ont-ils décidé d’échapper à cette contrainte qui fait partie intégrante de leur citoyenneté (on note au passage la description de ces clients qui correspond tout à fait au nomadisme de l’élite économique défini plus haut). Agissant ainsi, celui ou celle qui rend opérationnelle la qualification de citoyen du monde (supra) n’a pas à faire face à un quelconque devoir contributif mondial puisque aucune réalité juridique et politique ne vient couronner ce concept. En effet, la souveraineté fiscale est l’un des bastions qui résistent encore à la mondialisation[24], non sans difficultés ni concessions. Aucune entité supranationale n’exigera du citoyen du monde une contribution au titre de son appartenance plurielle. Et si un pays d’adoption souhaite le mettre à contribution – comme ce fut le cas par exemple des exilés fiscaux au Luxembourg lors de l’abandon par ce pays du secret bancaire à partir de 2015 –, il aura tout le loisir de s’évader à nouveau grâce aux opportunités offertes par la mondialisation et par ses activités transnationales.

Un des personnes que nous avons interrogées avait le profil idéal typique du citoyen du monde (entretien no 5) : d’origine scandinave, issu de l’aristocratie européenne, ce rentier a émigré jeune pour faire ses études dans les plus grands établissements de la gentry britannique. Il a hérité de sa mère une fortune que nous estimons, d’après les descriptions qu’il en fait et son train de vie depuis une quarantaine d’années, entre cinq et dix millions d’euros, peut-être plus. Avec le patrimoine, il a hérité aussi de toute l’organisation d’évasion fiscale, principalement via la Suisse, qu’il a fait évoluer en la combinant avec des structures de trust dans les îles britanniques. Pendant l’entretien qui s’est tenu tantôt en anglais tantôt en français (il habitait alors en France pour des raisons familiales ; nous traduisons ces passages), il a exprimé son souhait de plus en plus grand de déménager pour fuir le fisc français :

En février on va au Portugal pour regarder une propriété. Au Portugal, tu n’as pas de droits de succession. Dans ce cas-là je m’en vais.
 Vous êtes prêt à aller jusqu’à déménager, changer carrément de cadre de vie ?
 — La France m’énerve.
 Oui, ce n’est pas que le fiscal ?
 — Les deux. 50/50 […]
 On parle souvent d’évasion, de fraude et d’optimisation fiscale. Quelle différence faites-vous entre l’évasion fiscale, la fraude fiscale et l’optimisation fiscale ?
 — [En anglais] Je ne voudrais même pas… J’en ai tellement marre que je ne veux même pas rentrer là-dedans. J’ai moi-même été dans un scénario d’optimisation fiscale. Mais j’en ai assez. J’ai ma structure à l’île de Man. Je peux vivre six mois en France, six mois au Portugal : alors je n’aurai pas d’impôt à payer. Ça ne veut pas dire que je ne vais pas aider les gens. Je veux maintenant décider ce que je fais de mon argent. Je ne veux plus passer mon temps à remplir tous ces papiers. Je pourrais par exemple aider, peut-être des chrétiens en Syrie, je connais un prêtre avec qui je suis en contact. J’en ai assez. Je n’en peux plus. Comment vous dites en français : assez c’est assez […]
 Vous n’en pouvez plus de l’optimisation fiscale, des montages, etc. C’est cela qui vous pèse tant… ?
 — [L’entretien reprend en français] Oui. C’est trop de travail, trop de soucis, trop de… C’est le coût aussi : tous ces avocats, ces comptables.
 Et dans ce cas-là, l’évasion fiscale, ce serait une sorte d’évasion de ce travail ?
 — Oui, radicale. Maintenant, ça prend une année. J’ai déjà tous les contacts là-bas, trouver un appartement, voilà. Le problème, pourquoi je ne l’ai pas fait maintenant ? Parce que [prénoms de ses filles] ont encore neuf mois, une année à l’école. On pourrait les mettre dans une école ailleurs… Mais quand je vois l’éducation, j’en suis vraiment ravi[25]. Ça n’a pas de prix.
 Finalement, si vous vous évadez ce n’est pas vraiment pour réduire la charge fiscale mais c’est pour…
 — Be free [gros soupir].
 Pour être libre de toute la complexité en France, de l’optimisation fiscale et tout ça ?
 — Ce sera un peu comme quand ma mère est décédée, c’est terrible à dire, mais ce serait comme se retirer un corset [gros soupir à nouveau]. Ma mère a été un tel poids toute ma vie…
 Et là ce serait la même chose ?
 — Oui.
 Est-ce que ça veut dire que si vous partez au Portugal, vous pourrez trouver des moyens légaux d’optimisation pour payer moins d’impôts ?
 — Non, au Portugal je ne paierai pas d’impôt […] si je vis six mois au Portugal, il faut que je vive six mois ailleurs pour ne pas payer d’impôt au Portugal. Et le Portugal c’est une solution…

Environ un an après l’entretien, cette personne déménageait avec sa conjointe à l’île de Man où ils ont acquis une propriété en front de mer. Ils doivent certainement désormais passer leur temps entre cette île, le Portugal et le reste de l’Europe où leurs enfants poursuivent leurs études. Alexis Spire (2011) a bien étudié la capacité développée par les élites pour ce qu’il appelle la « domestication de la contrainte fiscale ». Si son analyse n’est pas aussi ciblée que la nôtre ni uniquement tournée vers l’évasion – par définition extraterritoriale –, nous pouvons aussi parler, ici, en ces termes. Et c’est bien le détachement géographique, comme possibilité effective (par le transfert des capitaux, par le déménagement personnel et professionnel, autant d’options propres aux citoyens du monde) et comme licence morale à ne pas considérer le devoir fiscal comme nécessaire, qui permet d’envisager l’évasion comme une solution face à l’impôt jugé trop pesant. Illustration plusieurs fois entendue lors de notre enquête, c’est ce détachement qui a fait les affaires des fiscalistes belges à partir de 2010, quand la pression fiscale a commencé à s’accentuer en France[26]. Un gestionnaire de fortune explique (entretien no 6), à propos de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) : « En dehors du fait que c’est injuste, pour moi, la mise en oeuvre de cet ISF est très chère et coûteuse, et rapporte peu. A fortiori, c’est une mesure qui est complètement ridicule, parce qu’elle n’est pas efficace dans son effet, et qu’elle dissuade les forces vives de rester en France. » Et de l’autre côté de la frontière, en France, son alter ego décrit (entretien no 13 – lui-même héritier présomptif d’une très grande fortune, son père était classé par Challenges parmi les cent plus grandes fortunes françaises en 2013)[27] :

On est arrivé à cette phase de rupture où aujourd’hui on a beaucoup de délocalisations, de déracinements. Et finalement, ces gens-là, ils ne reviendront pas. Et leurs enfants seront beaucoup plus mobiles. Du coup ils ne reviendront pas. Et c’est fini. Parce qu’on a créé un vide […] Finalement, quand Louis XIV a viré certaines personnes de France, est-ce que ça n’a pas permis à tout ce qui est Hollande, à la Suisse, d’avoir un certain boom, d’accueillir ces capacités, ces gens qui étaient capables de développer ? […] Quand on a autant de gens qui délocalisent leurs entreprises, qui réfléchissent à délocaliser leurs sièges sociaux, c’est qu’il y a un véritable problème. Et dans notre industrie, côté finance, il y a beaucoup de métiers qui sont partis, qui sont en Belgique. On entend parler toujours de la Belgique, du Luxembourg, de la Suisse… C’est normal. Mais du coup on est en train de bâtir des stratégies économiques sur une asymétrie de marché où la France est complètement en train de se creuser, où ceux qui sont bloqués sont bloqués, avec leur patrimoine immobilier, c’est signé, on ne peut plus rien faire. Tous les autres partent et finalement ce sont des milliers d’emplois. Enfin, je préfère avoir quelqu’un qui a des millions d’euros de patrimoine et qui embauche une femme de ménage, qui paye sa TVA, qui paye ses taxes – même s’il n’a pas une surfiscalité – et qu’on remercie, et qui n’est pas maltraité. Plutôt qu’il parte, et qu’il soit étranger.

On voit aussi chez certains que le détachement se fait graduellement. On évite d’abord l’évasion fiscale en usant de moyens légaux et nationaux pour réduire sa charge d’impôts, grâce notamment aux nombreuses « niches fiscales » offertes par l’État français ; puis on commence à s’évader en usant des opportunités qu’offrent les transferts internationaux de capitaux, et notamment leur libre circulation en vertu des traités européens ; enfin on envisage de s’expatrier soi-même. C’est exactement le parcours décrit par le membre d’une famille de riches industriels du nord de la France qui, lui-même, est l’un des principaux acteurs et dirigeant du family office qui gère la fortune de ses frères, soeurs, cousins et cousines (entretien no 18) :

L’idée pour les gens comme moi : aujourd’hui c’est de faire ses paquets et de partir…
 Vous pensez à l’expatriation fiscale ?
 — Oui. Si je ne l’ai pas fait, pour le moment, c’est grâce aux donations [qui lui permettent d’éviter largement l’impôt]. Mais j’y pense toujours. Par exemple, mon prochain contrat d’assurance-vie, ce sera au Luxembourg. Et si ça devait continuer à se durcir, je partirai. Ce qui me retient : ce sont les enfants et les petits-enfants… J’ai vu par exemple une de mes tantes s’expatrier pour des raisons fiscales. C’est se couper de ses racines, ce n’est pas facile à faire.

Et peu importe l’éventuelle condamnation sociale de ces comportements puisque celle-ci n’est véritablement audible et donc efficace que pour ceux qui peuvent l’entendre, c’est-à-dire les contribuables-citoyens. En d’autres termes, contrairement aux citoyens au sens classique, l’élite économique nomade trouvera des justifications efficaces à ses pratiques et sera renforcée dans ses convictions au sein de son groupe social de référence parce qu’elle partage sa citoyenneté mondiale avec les personnes fréquentées au quotidien.

Enfin, en conséquence du nomadisme fiscal des citoyens du monde, les caractéristiques de la citoyenneté classique sont à leur tour bouleversées. Ici peut apparaître un possible cercle vicieux par un détachement croissant vis-à-vis du sentiment d’appartenance citoyenne et du consentement à l’impôt. Les citoyens du monde conservent des droits civils et des droits politiques ; en revanche, ils pourront tendre à privilégier la privatisation des droits sociaux, préférant l’assurance privée à l’assistance. Un avocat fiscaliste à Luxembourg, lui-même Français, s’exprime dans ce sens (entretien no 24) :

[P]our moi les prélèvements sociaux ça doit uniquement marcher sur le principe de l’assurance. Ce sont des assurances qui, du coup, ne sont pas obligatoires. C’est-à-dire que tu payes parce que tu sais que tu vas avoir droit à quelque chose […] il y a des pays où ça existe. Il y a le cas des Pays-Bas, ou d’autres pays très libéraux mais comparables. Tu as une partie obligatoire et tu as une partie qui est libre […] je pense que depuis les années 1960-1970, dans beaucoup de pays il y a une évolution. C’est un secteur qui est un secteur de marché, mais qui est réglementé et qui marche mieux.

Ce n’est toutefois pas sans quelques contradictions, avec, dans certains cas, l’appartenance au pays d’origine qui peut être ressuscitée par opportunisme, notamment pour bénéficier du système médical français. Un fonctionnaire européen commente, à propos de l’évasion fiscale (entretien no 10) : « C’est très difficile pour moi d’en parler parce que je suis fonctionnaire européen, donc j’ai des privilèges fiscaux, même si je paye l’impôt communautaire […] J’aime pas trop l’évasion. Pourquoi je n’aime pas ? […] Je ne supporte pas ces Français qui ne paient pas d’impôts, et qui vont se faire soigner en France dès qu’ils ont un problème. Je ne supporte pas. »

Quant aux qualités morales traditionnellement associées à la citoyenneté, et notamment celle de la solidarité attachée à la figure du contribuable-citoyen (Rosa, 2015), elles sont souvent réorganisées selon un mode différencié de celui de la nation. C’est le cas des solidarités choisies, ou de la croyance dans la justice des marchés. Concernant les solidarités choisies, l’extrait de l’entretien no 5 déjà cité l’illustre : « Ça ne veut pas dire que je ne vais pas aider les gens. Je veux maintenant décider ce que je fais de mon argent […] Je pourrais par exemple aider, peut-être des chrétiens en Syrie, je connais un prêtre avec qui je suis en contact. » Nous analysions dans un précédent article les justifications des pratiques d’évitement légal de l’impôt (Liger-Belair, 2018 : 337) et, parmi elles, la suivante qui est très courante : la volonté des contribuables de décider de faire acte de charité au profit de la communauté proche (comme la famille) ou de choisir les autres bénéficiaires de leur contribution (qui n’est donc plus obligatoire) plutôt que faire confiance à l’État pour accomplir la fonction de redistribution. « C’est pour mes enfants », dit un rentier belge qui pratique l’évasion fiscale couramment (entretien no 2). Enfin, au coeur de la mondialisation, les citoyens du monde voient le cadre national comme un frein ou un handicap. Ils sont incités à se jouer des frontières pour chercher le succès au-delà et l’étendre, se construisant un cadre de valeurs conforme au marché. Autrement dit, ces acteurs de la mondialisation ont bien des « qualités morales » (pour reprendre les termes de Constant, 1998), mais selon un référentiel propre au marché. Le gérant du family office familial que nous avons déjà cité (entretien no 18) dit encore :

Éviter la charge fiscale, ça devient créateur de valeur.
Créateur de valeur ? Créateur de valeur pour vous, oui, mais pas pour le monde.
—Si ! Parce que ce que je gagne ainsi, ce n’est pas moi qui le consomme. Ce sont d’autres personnes qui le consomment. Je l’investis, c’est donc bien créateur de valeur. Et ce n’est pas pour moi, c’est pour les autres.

Pierre Demeulenaere (2005) éclaire cette situation morale déjà analysée en 1776 dans l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations : « Chez Smith, la situation d’échange peut […] être considérée d’un certain point de vue comme une situation morale dans la mesure où elle est interprétée comme un moyen de garantie de la réciprocité des intérêts. » Mais du point de vue de la citoyenneté classique, difficile dans ce cas de s’inscrire à l’intérieur de frontières nationales étant donné que le marché, lui, s’internationalise.

Conclusion

La citoyenneté est bousculée par la mondialisation et les logiques transnationales qui en résultent. Les entretiens avec ceux que nous avons labélisés « citoyens du monde » et qui, parfois, sont eux-mêmes au service d’individus de cette catégorie (les avocats fiscalistes ou les gestionnaires de fortune par exemple), confirment l’hypothèse que nous faisions d’un cercle vicieux dommageable pour la citoyenneté au sens classique : le déracinement éloigne le contribuable-citoyen de son devoir ; et la justification de l’évasion fiscale nourrit plus encore l’éloignement originel en minant le consentement à l’impôt pourtant essentiel parmi les piliers de la citoyenneté.

Face à ce phénomène, la réaction des États est pour le moins timorée, quand ils ne sont pas acteurs de « l’impunité fiscale[28] » d’autant plus grande pour l’élite économique. Parfois, ils tentent malgré tout de réagir en essayant de faire de chaque contribuable un « citoyen malgré lui », pour reprendre l’expression employée par Thierry Lambert (2006). Mais le système connaît des défaillances. Et à ce jeu, les contribuables-citoyens qui sont aussi des citoyens au sens classique restent captifs des frontières et sont les victimes de cette nouvelle donne puisque les dépenses publiques, elles, restent à financer.

L’analyse mériterait d’être étendue au cas des firmes multinationales, même si le questionnement tel qu’il a été posé sur la citoyenneté mondiale et le lien aux pratiques fiscales des individus ne leur est pas directement transposable faute d’un concept clair sur la citoyenneté des entreprises. Pourtant, elles sont aussi des contribuables en tant que personnes morales reconnues juridiquement comme telles ; et si l’on retient l’un des angles adoptés plus haut sur la nationalité et l’ancrage dans le territoire, les interrogations que nous avons explorées pour les citoyens du monde pourraient être pertinentes pour les entreprises « déracinées », c’est-à-dire sans ancrage local. Malgré une certaine vigueur de l’idée des « champions nationaux » dont on annonce régulièrement la fin (Bonin, 2010) mais que les gouvernements des États-nations continuent de promouvoir (Cohen, 1992 ; Dessillons et al., 2008 ; Sengès, 2009 ; Huchet, 2014 ; Viallet-Thévenin, 2015), les firmes multinationales, et plus particulièrement les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) et leurs poursuivants, sont devenus des acteurs globaux. Leurs processus de production (de biens ou de services) ainsi que leurs stratégies commerciales se sont mondialisés. Le problème qui en résulte est l’absence d’attachement à un territoire qui leur permet de revendiquer l’absence de devoir fiscal. Elles peuvent redistribuer les cartes de la fiscalité sur le plan international en s’extirpant des obligations liées traditionnellement à l’application de l’adage ubi emolumentum, ibi et onus esse debet. L’absence d’attachement à un territoire justifie l’absence de devoir fiscal vis-à-vis des pays hôtes pour qui il est difficile de faire appel aux nécessaires « qualités morales » requises des citoyens individuels. En devenant nomades, les firmes multinationales perdent leurs attaches nationales ; et elles y trouvent des avantages qui les en éloigneront plus encore. C’est un nouveau champ à explorer, en lien peut-être avec leurs dirigeants qui sont eux-mêmes des citoyens du monde.