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L’histoire comparée des fascismes s’est consolidée comme champ d’étude entre les années 1970 et 1990. Un des fondements sur lesquels se sont construits les « fascist studies » est la distinction, théorisée par Juan Linz, entre les totalitarismes, desquels le fascisme serait un type, et les autoritarismes, qui toléreraient un « pluralisme limité ». Certains chercheurs, Emilio Gentile en tête, ont mis de l’avant l’idée de « religion politique » pour distinguer ces catégories. D’autres, comme Roger Griffin, ont remis en question l’idée que le fascisme serait intrinsèquement et ontologiquement totalitaire. La typologie de Linz a cependant inspiré la grande majorité des chercheurs, qui ont jusqu’à récemment considéré le fascisme comme un phénomène différent par nature des dictatures qui ont vu le jour entre les deux guerres mondiales, comme celles de Miklós Horthy en Hongrie, d’Engelbert Dollfuss en Autriche, de Ioánnis Metaxás en Grèce et de Francisco Franco en Espagne.
Au cours des dernières années, plusieurs chercheurs se sont montrés insatisfaits face aux approches qui font une distinction hermétique entre autoritarisme et totalitarisme. Ces historiens notent que l’analyse du phénomène fasciste bénéficierait de la comparaison avec un plus large éventail de conceptions autoritaires de droite, et que les dictatures non fascistes ne peuvent être comprises sans référence à un processus de fascisation de la politique conservatrice dans les années 1920 et 1930.
C’est dans ce contexte qu’est publié l’ouvrage de David D. Roberts, Fascist Interactions. Ce dernier apporte des éléments clés à la discussion théorique sur l’histoire du fascisme et de son époque, à partir d’une réflexion prenant en compte un éventail impressionnant d’écrits. La thèse de Roberts est que la recherche de la vraie nature du fascisme est contre-productive et qu’il est préférable de considérer celui-ci comme un objet disputé, à l’interne comme à l’externe, et dont le devenir fut incertain pendant toute la durée de son histoire. Pour rendre compte du caractère disputé et « open-ended » du fascisme, l’auteur propose de se concentrer sur les interactions à travers lesquelles les trajectoires du fascisme et d’autres phénomènes politiques de son époque se sont tracées. Roberts présente quatre types d’interactions pour démontrer la pertinence de son approche : l’interaction au sein de la droite à l’échelle nationale ; l’interaction à l’échelle internationale au sein de ce qu’il qualifie de nouvelle droite – et qui inclut le fascisme et les mouvements et régimes autoritaires ; l’interaction entre les fascistes et les démocraties libérales ; et l’interaction avec la gauche. À l’échelle nationale au sein de la droite, l’historien montre que la prise du pouvoir des fascistes à travers des alliances avec la droite conservatrice, l’absorption des uns par les autres ou la suppression d’un mouvement fasciste par un régime autoritaire, s’inscrit dans des stratégies concurrentes dont il est parfois difficile, voire impossible de distinguer les succès et les échecs. La droite monarchiste a-t-elle neutralisé le fascisme de Falange Española dans l’Espagne des années 1930 en adoptant une part de ses idées et de son discours ? Le parti de José Antonio Primo de Rivera a-t-il au contraire réussi à imposer ses idées en devenant une force incontournable à l’intérieur du camp nationaliste lors de la guerre civile au point de devenir l’un des fondements du parti unique du régime franquiste ? Il y a sans doute un peu de vrai dans chacune de ces propositions. Roberts prétend qu’il n’est pas possible de trancher sur de telles questions et que le plus éclairant reste d’observer et de contextualiser les stratégies adoptées par chacun des camps et chacun des acteurs qui les forment au sein de ces interactions.
À l’échelle internationale, Roberts soutient que les intérêts et les objectifs géopolitiques liés à la révision ou au maintien des frontières découlant du traité de Versailles ont joué un rôle plus important que la proximité idéologique dans les alliances entre les forces de la nouvelle droite des divers pays. Il rappelle néanmoins que ces interactions ont été affectées par la concurrence au sein de la nouvelle droite, en particulier entre les fascistes italiens et les nazis. Ainsi, un parti fasciste ou fascisant avait le choix de s’allier ou de s’inspirer de Mussolini ou d’Hitler, et le choix se faisait non seulement à partir de considérations idéologiques, mais aussi d’enjeux territoriaux.
Au terme de sa discussion des quatre séries d’interactions qui constituent le coeur du livre, Roberts s’attaque aux deux questions qui structurent la troisième et dernière partie de l’ouvrage : Que faire des principaux concepts utilisés dans l’étude du fascisme, comme ceux de « religion politique », de « palingenesis » ou de totalitarisme ? Et le fascisme est-il un concept historiquement situé, adapté uniquement à l’analyse de la période historique qui a pris fin en 1945 ou le phénomène pourrait-il réapparaître à notre époque ?
À la première question, l’auteur répond dans une optique anti-essentialiste en mettant en garde contre un usage des concepts qui renverrait à une prétendue essence primordiale du fascisme. Sans inviter à l’abandon d’autres concepts, il considère que c’est le totalitarisme qui a le potentiel de dépasser cette quête de l’authentique fascisme et de saisir le caractère dynamique, disputé et « open-ended » du phénomène. Ainsi, le mythe du totalitarisme constitue le fil conducteur d’une trajectoire historique qui aurait pu se solder de diverses façons en fonction de la capacité des divers acteurs en présence de modeler des régimes totalitaires selon leur conception de ce que cela implique. L’histoire, telle que nous la connaissons, ne serait, selon lui, que le résultat de la contingence d’une multiplicité d’interactions et non un parcours téléologique que l’on pourrait déduire d’une essence idéologique.
Quant à la possibilité d’un retour du fascisme à notre époque, Roberts l’écarte étonnamment sans procéder à une analyse des suspects habituels, c’est-à-dire les mouvements et les partis d’extrême droite existants. Puisqu’il envisage le fascisme comme un phénomène spécifique et contingent résultant d’interactions historiquement situées, il ne croit pas que ces interactions puissent se reproduire d’une façon comparable.
Dans l’ensemble, l’argumentaire de David Roberts convainc. Son appel à l’abandon du regard téléologique et son invitation à porter attention aux interactions seront certainement entendus par les chercheurs du champ. Son ouvrage arrive à point, alors que plusieurs chercheurs avaient émis des doutes quant au « nouveau consensus » décrété par Roger Griffin il y a une vingtaine d’années, sans pour autant mettre de l’avant une approche alternative. Fascist Interactions sera désormais un incontournable dans la bibliothèque des spécialistes des « fascist studies ». Il y a lieu de questionner la revendication du concept de totalitarisme de Roberts, dont le contenu s’apparente plus à une catégorie de pratique sociale et politique fasciste qu’à une catégorie d’analyse portant un éclairage sur l’objet étudié. La prudence est de mise, par ailleurs, quant à la relégation du fascisme à un concept limité à une période historique. Peu importent les limites d’une lecture de l’extrême droite contemporaine à la lumière du fascisme, il est important de se rappeler que la comparaison diachronique conserve un potentiel inexploré, à condition de l’inscrire dans des réflexions pertinentes et nuancées. La nuance n’est pas toujours au rendez-vous lorsqu’il est question de fascisme, mais cela ne signifie pas qu’il faille abandonner aux entrepreneurs politiques l’application du concept aux phénomènes contemporains.