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« Quand les expressions individuelles de conscience sont articulées, discutées, remises en cause et réagencées de façon à refléter l’hétérogénéité de la condition féminine noire, une conscience collective visant à résister à l’oppression devient possible »
p. 85
La deuxième édition de La pensée féministe noire de Patricia Hill Collins, traduite en français par Diane Lamoureux, met les expériences et les idées des femmes noires au centre de l’analyse et de la construction du savoir scientifique. Dans le but de retrouver la voix individuelle et collective, politique et personnelle des femmes noires (p. 18), Collins se lance dans la découverte et la réinterprétation des idées partagées par la communauté de femmes Africaines-Américaines pour présenter et analyser le développement de la pensée féministe noire comme pensée sociale critique, et y contribuer (p. 58). L’auteure cherche donc à approfondir l’analyse des intersections des formes particulières d’oppression et leur relation avec la matrice de domination qui les structure. Ses objectifs s’insèrent dans la relation coconstruite entre théorie et pratique. Elle se penche sur le développement d’un cadre épistémologique capable de valoriser et faire reconnaître la pensée féministe noire ; d’outiller les personnes pour contester les oppressions et les savoir universels ; et de contribuer à la promotion de l’empowerment des femmes noires et de la justice sociale.
Collins estime que les femmes noires forment un groupe spécifique, hétérogène et marginalisé par le sexe et la race (p. 64). Considérant les oppressions comme « une situation injuste dans laquelle, systématiquement et durant une longue période, un groupe dénie à l’autre l’accès aux ressources sociales » (p. 39), elle souligne que les oppressions vécues par les Africaines-Américaines correspondent à l’exploitation du travail des femmes noires (dimension économique), à la négation de leurs droits et libertés (dimension politique) et aux archétypes normatifs qui leur sont imposés (dimension idéologique). Dans le même temps, la ségrégation sociale et les oppressions communes vécues les amènent à la construction d’une sagesse collective. C’est donc l’expérience collective partagée de l’oppression qui leur permet d’élaborer un savoir collectif, un point de vue situé commun, et nourrit les actions de résistance et la quête de justice sociale par les femmes noires. Cette relation dialectique entre l’oppression et le militantisme est à la base de la pensée féministe noire.
Dans ce contexte, la résistance des femmes noires constituée à partir de leurs propres expériences et leur positionnement social privilégié d’outsider-within, en vertu desquels elles « ont pu développer des points de vue spécifiques sur les contradictions entre les actions du groupe dominant et ses idéologies » (p. 49), les incite à la formulation et à la transmission de savoirs alternatifs et indépendants, bien qu’assujettis. Élaborés par et pour les femmes noires comme des théories sociales critiques pour combattre l’oppression, ces savoirs sous-tendent la pensée féministe noire, qui se démarque par son engagement en faveur de la justice sociale et économique, l’amélioration des conditions de vie des groupes opprimés et l’empowerment des femmes noires, les outillant à survivre et à faire face aux oppressions. En ce sens, la pensée féministe noire est conçue par Collins comme une théorie sociale critique.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, l’auteure se penche sur les thématiques centrales de la pensée féministe noire. À travers l’analyse du travail, de la famille, de la féminité, de la maternité, des relations amoureuses, du militantisme et des archétypes normatifs négatifs (tels que celui de la nounou, de la matriarche, de la mère assistée sociale et de la Jézabel), elle analyse la tension entre des images sociales imposées aux femmes noires et leurs efforts pour y résister et pour valoriser leurs propres vécus. Tout au long des sept chapitres qui abordent ces thématiques, Collins explique comment le contrôle des corps et de la vie des femmes noires se structure par des conceptions binaires et hétéronormatives, développées et maintenues à l’aide des institutions sociales, qui agissent dans la construction d’une image de femme noire comme l’Autre, l’opposée inférieure aux femmes blanches, moins humaines et dont le corps est objectivé. La force de la pensée féministe noire réside donc dans leur résistance à ces idées. Le point de vue situé collectif et partagé les incite à remettre en question les images imposées et à s’autodéfinir en aspirant à l’autonomie et à l’empowerment individuel et du groupe par l’estime de soi, la redéfinition du concept de beauté et l’expression de l’amour mutuel.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, Collins expose le contexte transnational des luttes des femmes noires et le projet épistémologique et politique de sa théorie critique. Elle reprend les principaux concepts présentés tout au long du livre pour aborder spécifiquement le champ d’analyse et d’action de la pensée féministe noire. La matrice de la domination qui « englobe l’universalité des oppressions enchevêtrées organisées selon les diverses réalités locales » (p. 353) sous-tend son analyse. Dans ce contexte, considérant que les systèmes d’oppression de sexe, de race, de classe et de sexualité sont coconstruits (p. 351), l’auteure utilise le paradigme de l’intersectionnalité pour mieux saisir l’interprétation des vécus des femmes et cerner comment la domination s’organise. Ainsi, elle suggère que les femmes noires partagent des défis (indépendamment de leur position dans la hiérarchie sociale) et des différences, bénéfiques à leur organisation dans un mouvement de conscience à l’échelle internationale.
La coalition et la construction des politiques transversales entre « des groupes organisés selon des identités construites historiquement, dans ce cas, l’identité “femmes noires” » (p. 377), requièrent la reconceptualisation des cadres analytiques visant le développement de savoirs situés pour comprendre et transformer le monde (p. 377). C’est ainsi que Collins propose l’épistémologie féministe noire pour reformuler le point de vue situé des femmes noires et comme outil de validation de leurs savoirs sur et pour elles-mêmes. Différemment des épistémologies positives, cela implique de considérer : les expériences des femmes noires comme critère de crédibilité ; le dialogue comme outil de construction de la pensée féministe noire ; l’éthique du care, tenant compte des émotions et cherchant le développement de l’empathie entre des groupes et des personnes ; et l’éthique de la responsabilité individuelle pour développer des savoirs, prendre position et défendre leur validité (p. 405). Comme l’affirme Collins, « l’existence d’un point de vue situé autodéfini des femmes noires qui utilise une épistémologie féministe noire remet en cause le contenu de ce qui est actuellement tenu pour vrai et le processus même par lequel cette vérité a été établie » (p. 411).
Ces considérations amènent Collins à clôturer son livre avec la démonstration explicite du projet politique de l’empowerment qui s’organise autour de l’empowerment des femmes noires et de la promotion de la justice sociale dans un contexte transnational (p. 436). Comme elle l’a développé tout au long des chapitres, l’empowerment des femmes noires se construit à partir de l’autodéfinition et de l’autodétermination dans le cadre des oppressions enchevêtrées. Cependant, « si l’empowerment individuel est primordial, seule l’action collective peut produire le changement institutionnel durable nécessaire à la justice sociale » (p. 437). Pour réaliser ce projet, l’auteure réaffirme la nécessité de comprendre le fonctionnement de la matrice de domination dans toute sa complexité. Elle propose ainsi l’analyse de différents domaines d’action du pouvoir qui structurent cette matrice. Ce n’est donc qu’à partir de l’analyse du domaine structurel, disciplinaire, hégémonique et interpersonnel du pouvoir qu’il sera possible de comprendre « comment les oppressions enchevêtrées de race, de classe, de sexe, de sexualité et de nationalité sont organisées de façon spécifique » (p. 417). De là émergera une conscience critique capable d’élaborer des stratégies de résistance pour réfuter les idées hégémoniques de la culture dominante (p. 430) et de construire de nouvelles formes de savoirs. Cela place les femmes noires au-delà du rôle de victime qui leur est conféré pour les affirmer comme des sujets actifs, qui, à travers l’action et l’empowerment individuels et collectifs, se dirigent vers l’objectif de justice sociale dans le contexte transnational.
Vingt-sept ans après le lancement de sa première édition, La pensée féministe noire de Patricia Hill Collins continue à surprendre par son originalité et par la richesse de la construction de cette pensée basée sur des expériences, des récits et des théories élaborés par des femmes noires. Maintenant, grâce à la traduction en français, résultat d’un travail soigneux et engagé de Diane Lamoureux, les idées de Collins dépasseront les barrières linguistiques et continueront de fomenter les discussions dans la francophonie. Si les répétitions des problématiques abordées dans les 479 pages de ce livre peuvent en alourdir la lecture, l’oeuvre demeure néanmoins magistrale et indispensable à toutes les personnes qui cherchent à repenser et à déconstruire les paradigmes stricts de production de la connaissance en positionnant au centre des débats la diversité et la richesse des savoirs situés.