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Au cours de la dernière décennie, la recherche sur le web politique s’est principalement concentrée sur les usages des technologies numériques et l’effet de ces technologies sur les pratiques communicationnelles des acteurs politiques (citoyens, militants, candidats, élus, partis politiques ou groupes d’intérêts). Depuis quelques années, des travaux ont ainsi mis en lumière la manière dont les médias sociaux[1] contribuent à transformer les stratégies et les organisations électorales (Karlsen, 2009 ; Vaccari, 2010 ; Kreiss, 2012 ; 2016 ; Bor, 2013 ; Chadwick, 2013 ; Giasson et Small, 2017). Cependant, très peu d’études ont été réalisées dans une perspective comparative. Cet article vise à apporter une contribution en ce sens, en analysant comment et dans quelle mesure les organisations électorales ont intégré différentes plateformes numériques dans leur organisation, leur stratégie et leur communication, afin d’atteindre leurs objectifs durant la campagne à la présidentielle française et les élections générales québécoises de 2012. En s’appuyant sur l’analyse de 37 entrevues semi-dirigées réalisées avec des organisateurs politiques, en France et au Québec, cet article vise à comprendre quels sont les objectifs stratégiques poursuivis par chacune des campagnes en ligne et à évaluer si ces objectifs varient en fonction de la position sur l’échiquier politique et de l’idéologie des différents partis et candidats.

La campagne électorale et les plateformes numériques

L’élection présidentielle américaine de 2008 est souvent présentée dans la littérature comme un moment décisif à partir duquel les plateformes numériques sont devenues des outils fondamentaux des campagnes dites « post-modernes » (Norris, 2002). Le caractère innovant du site mybarackobama.com a été souvent souligné. Cette plateforme, communément appelée MyBo, réunissait plusieurs des fonctions typiques des médias sociaux dans l’optique d’intéresser, de mobiliser et d’étudier systématiquement le profil des électeurs américains. La recherche a notamment dépeint le caractère interactif de cette plateforme structurée de manière à encourager les usagers du web à s’engager dans des activités de campagne hors ligne comme le porte-à-porte, les assemblées militantes et pour amener les électeurs à voter le jour du scrutin (Kreiss, 2012 ; Nielsen, 2012 : 56-57 ; Chadwick, 2013 : 136). MyBo a également permis à la campagne de Barack Obama de récolter des sommes substantielles et des données sociodémographiques et comportementales sur les utilisateurs qui se sont inscrits sur le site, de même que sur les électeurs qui ont été contactés par l’organisation du candidat démocrate. En ce sens, la structure de MyBo aurait contribué à la victoire d’Obama, constituant en quelque sorte un modèle pour les organisations électorales souhaitant capitaliser sur le potentiel de mobilisation qu’offrent les outils numériques (Vaccari, 2010 : 319 ; Kreiss, 2012 : 1821).

Cependant, d’autres chercheurs suggèrent que le phénomène MyBo constitue une exception dans le paysage plus vaste des campagnes contemporaines (Enli et Moe, 2013 ; Vaccari, 2013 : ix, 50). Selon eux, les innovations technologiques du système présidentiel américain – un système axé sur une compétition bipartite pour rallier les électeurs indépendants, dans un cadre règlementaire assez ouvert en matière de dépenses et de communication – ne seraient pas généralisables à d’autres contextes électoraux. Aussi, ces chercheurs soutiennent que des études consacrées aux cas « moins évidents », notamment dans des systèmes multipartites ou lors d’élections législatives, seraient nécessaires pour mieux comprendre comment les facteurs institutionnels et politiques influencent l’adoption des innovations technologiques en campagne (Enli et Moe, 2013 ; Gibson, 2013).

En Europe comme sur le continent américain, des organisations politiques utilisent les médias sociaux pour communiquer avec leurs électeurs. Des plateformes similaires à MyBo et qui visent à mobiliser les électeurs ont été développées par des partis politiques oeuvrant au sein d’autres types de système électoral, notamment en Grande-Bretagne et au Canada, avec plus ou moins d’efficacité selon les cas. Les facteurs institutionnels comme la différence entre les systèmes électoraux, l’organisation des partis (fondée sur les élites vs les membres) ou les règles en matière de dépenses électorales sont présentés comme des explications potentielles à la diversité des pratiques en ligne (Anstead et Chadwick, 2010 ; Gibson, 2013 : 9 ; Vaccari, 2013). À l’exception de quelques rares travaux (Jackson et Lilleker, 2009 ; Karlsen, 2009 ; Lilleker et Jackson, 2013 ; Jungherr, 2016 ; Giasson et Small, 2017), la recherche sur les stratégies d’utilisation des médias sociaux en période électorale est néanmoins largement consacrée à l’étude du cas américain, et à la campagne de 2008 en particulier (Vaccari, 2010 ; Kreiss, 2012 ; Bor, 2013 ; Chadwick, 2013). Les travaux de Rune Karlsen (2009) sur la Norvège, d’Andreas Jungherr (2016) sur l’Allemagne ou de Thierry Giasson et Tamara A. Small (2017) sur le Canada font partie des rares analyses portant sur les stratégies électorales non états-uniennes tirées d’entretiens de recherche avec des stratèges numériques. Il en ressort qu’il existe encore un déficit de connaissances sur l’intégration des médias sociaux dans les stratégies de communication électorale des candidats et des organisations, ainsi que sur les discours que tiennent les concepteurs de ces campagnes numériques dans d’autres contextes nationaux.

Les campagnes hybrides

Que l’on considère l’expérience MyBo comme un précurseur ou une exception, un fait demeure : les technologies numériques ont contribué à transformer, à divers degrés, la manière dont les partis politiques organisent et mènent les campagnes électorales. Des études récentes suggèrent l’émergence de nouvelles pratiques en ligne qui influencent la préparation et la mise en oeuvre des campagnes (Jackson et Lilleker, 2009 ; Karlsen, 2009 ; Vaccari, 2010 ; Kreiss, 2012 ; 2016 ; Chadwick, 2013 ; Gibson, 2013 ; Jungherr, 2016 ; Giasson et Small, 2017). D’une part, des dispositifs technologiques permettent aux organisateurs d’amasser des ressources financières en ligne, de comprendre et de segmenter plus finement l’électorat et de mieux cibler leur communication. D’autre part, ces dispositifs facilitent l’organisation de la campagne sur le terrain et en ligne en mobilisant les usagers du web. Au final, ces transformations sont décrites dans la littérature récente comme une forme d’hybridation des campagnes dans le cadre de laquelle de nouveaux outils et de nouvelles pratiques se conjuguent aux logiques et pratiques précédentes, modifiant de ce fait la manière dont les stratégies sont conçues et mises en oeuvre. Ces campagnes hybrides accordent souvent un rôle important à la participation en ligne de militants et de sympathisants. Toutefois, cette participation demeure très encadrée par les organisations électorales qui s’assurent de coordonner efficacement les efforts militants tout en gardant le contrôle sur la campagne (Vaccari, 2010 ; Kreiss, 2012 ; Giasson et Small, 2017).

En citant les travaux de Fritz Plasser et Gunda Plasser (2002) et de Rüdiger Schmitt-Beck (2007) sur l’hybridité, Rune Karlsen (2009 : 185) rappelle que l’adoption de nouvelles façons de faire campagne dépend d’un ensemble de facteurs contextuels. L’idéation d’une campagne est ainsi balisée par un cadre institutionnel, technologique et règlementaire propre au contexte national dans lequel elle doit se dérouler. Cette proposition théorique trouve un écho dans le modèle des campagnes hybrides énoncé par Andrew Chadwick (2013 : 113), qui décrit l’intégration des canaux de communication en ligne et hors ligne, de même que la cohabitation entre l’action de la base militante d’un parti et le contrôle exercé par ses élites dans la conception et la mise en oeuvre des stratégies électorales. En analysant la campagne d’Obama en 2008, Chadwick (ibid. : 116-122) remarque la manière dont l’équipe du candidat a utilisé les médias sociaux et les bases de données sur les électeurs pour amasser 500 millions de dollars en contributions destinées à acheter du temps d’antenne pour de la publicité télévisée. De nouvelles et d’anciennes logiques médiatiques ont cohabité, chacune au bénéfice de l’autre. Les plateformes numériques ont ainsi été mises à profit dans le but d’activer la campagne de terrain, hors ligne.

Finalement, les analyses de Cristian Vaccari (2010), de Stephanie E. Bor (2013) et de Rachel K. Gibson (2013) constatent comment les équipes de campagne présentes en ligne, et plus spécifiquement sur les médias sociaux, doivent faire des compromis pour demeurer fidèles à leur message, tout en répondant à la demande des utilisateurs du web qui souhaitent jouer un rôle dans la mise en oeuvre de la campagne, en ligne et hors ligne. Comme l’écrit Bor (2013 : 6), la capacité des citoyens à participer au débat politique sur les médias sociaux compromet le style de gestion de type « top-down » des partis politiques. Ces derniers doivent désormais composer avec le potentiel de dialogue et de coproduction de contenus caractéristique de ces plateformes et, ce faisant, avec une campagne partiellement initiée par les citoyens dont les contenus, les questions et les commentaires parviennent à se frayer un chemin dans la campagne officielle (Gibson, 2013). Les slogans et les publicités des partis et des candidats sont partagés, modifiés, voire ridiculisés durant la campagne. Les organisations électorales se voient ainsi forcées de déléguer une partie du contrôle qu’elles exerçaient traditionnellement sur la stratégie communicationnelle.

Or, comme l’a révélé l’expérience MyBo, cette perte de contrôle revêt aussi une contrepartie positive pour les organisations de campagne. Celles-ci tirent profit de la participation citoyenne en ligne en rassemblant les militants et les sympathisants, et en leur fournissant des outils pour diffuser le message, amasser des fonds et mobiliser les électeurs. Citant un stratège d’Obama durant la campagne de 2008, Vaccari explique que MyBo était conçu pour stimuler la participation des utilisateurs, tout en maintenant la cohésion du message. La plateforme, qui créait l’illusion d’une initiative citoyenne, était en réalité le fruit d’une opération centralisée visant à fournir aux utilisateurs des arguments et des outils pour mettre sur pied des événements et diffuser le message de l’organisation sur le terrain. Il s’agissait donc d’une participation citoyenne bien guidée, où l’énergie des individus était canalisée. Néanmoins, Vaccari (2010 : 332) observe que « [w]hen you are guiding something, you are not controlling it, you have people who are following you willingly to that message ». Ainsi, les organisations politiques doivent désormais faire confiance à la capacité des internautes à se conformer à la stratégie de campagne, ce qui impose une veille numérique serrée en période électorale. Dès lors, l’hybridité s’exprimerait directement dans la conception des campagnes, dans les contenus communiqués et dans l’implémentation de la stratégie au cours de la campagne.

Une approche comparée

La majeure partie des travaux portant sur les campagnes en ligne se concentre sur le contexte américain. Les nombreuses élections caractérisées par des dépenses illimitées, un haut niveau de professionnalisation et d’importantes innovations technologiques expliquent l’intérêt que soulèvent les campagnes web américaines. Or, une tendance plus récente dans la communauté de chercheurs a donné naissance à plusieurs numéros spéciaux dans des revues scientifiques qui juxtaposent l’analyse d’expériences britanniques, françaises, italiennes, polonaises, allemandes, danoises et norvégiennes (voir par exemple Vergeer, 2012 ; Enli et Moe, 2013 ; Gibson et al., 2014 ; Chadwick et Strömer-Galley, 2016). Des contributions un peu plus anciennes ont initié cette tendance (Ward et al., 2008 ; Greffet, 2011). Toutefois, ces publications s’inscrivent rarement dans une véritable perspective comparative. Elles empruntent plutôt des cadres théoriques, des questions de recherche et des méthodes distinctes. Ces travaux démontrent néanmoins une forme d’internationalisation (certains parleraient d’américanisation) des pratiques de campagnes numériques.

Certaines études comparatives ont par contre été menées sur des nations européennes (Lilleker et al., 2011), des pays du Commonwealth (Chen, 2010), ou entre les États-Unis et d’autres nations (voir Norris, 2001 ; Anstead et Chadwick, 2010 ; Lilleker et Jackson, 2013 ; Vaccari, 2013). Par ailleurs, peu d’études ont comparé les campagnes en ligne dans les nations francophones (à l’exception de Bastien et Greffet, 2009 ; Eyries et Poirier, 2014 ; ou Eyries, 2015) ; de plus, aucune ne s’est penchée spécifiquement sur les objectifs stratégiques de ces campagnes. Le projet enpolitique.com vise spécifiquement à combler ce déficit, en étudiant la manière dont les campagnes web ont été conçues, mises en oeuvre et reçues par les électeurs, durant les élections présidentielles françaises et législatives québécoises de 2012. Ce vaste projet est conçu de manière à analyser des questions de recherche communes, à l’aide d’outils méthodologiques analogues, permettant ainsi de décrire chaque cas de manière cohérente, en plus d’expliquer les différences et les similarités observées dans les campagnes en ligne, en fonction des différents contextes.

Les comparaisons entre la France et le Québec sont fréquentes en science politique, les deux nations partageant une histoire et une langue communes, de même que certaines similarités sur le plan des institutions politiques, notamment un système multipartite, un clivage gauche-droite, ainsi qu’un cadre règlementaire électoral rigoureux. Dans les deux contextes, les électeurs votent pour un candidat représentant un parti politique et le vainqueur remporte l’élection à la majorité des voix. Il n’y a pas d’élection présidentielle au Québec, qui est une province au sein d’une fédération. Néanmoins, les élections législatives qui s’y tiennent, à l’instar d’autres régimes parlementaires, se caractérisent par un haut degré de personnalisation et une tournée de campagne des leaders de parti qui font l’objet d’une importante couverture médiatique. De plus, comme c’est le cas pour le président de la France, le premier ministre du Québec dirige la branche exécutive du gouvernement ; la prise de décision est centralisée au sein de son cabinet qui contrôle l’ordre du jour politique.

Or, des distinctions demeurent importantes entre les deux contextes électoraux comparés, en particulier au niveau du statut politique des nations (la France est un État souverain et le Québec une province canadienne) et des clivages qui marquent leur système partisan respectif. Ainsi, le système de partis français est marqué par une structuration droite–gauche où l’extrême-droite demeure une force puissante. Au Québec, le système de partis est encore largement structuré par le débat souverainiste. Ces situations différenciées du point de vue institutionnel invitent à une perspective comparative ainsi qu’à une réflexion sur la contextualisation des campagnes, les liens entre les spécificités de chaque pays et les stratégies de communication web observées.

Questions de recherche et méthodologie

Afin d’analyser les stratégies de campagnes en ligne telles que présentées dans les discours des stratèges chargés de leur mise en oeuvre, cet article compare deux cas qui constituent, aussi bien séparément que pris ensemble, des exemples « moins évidents » de campagnes auxquels plusieurs auteurs appellent à s’intéresser. On peut d’ailleurs les considérer comme des campagnes numériques transformatives, tant en France qu’au Québec. Ainsi, pour la première fois, toutes les équipes avaient déployé une présence officielle sur l’ensemble des plateformes en ligne dominantes comme Facebook, Twitter, YouTube ou Tumblr, ce qui n’était pas le cas en 2007 en France, ou en 2007 et 2008 au Québec (Giasson et al., 2013 ; Gadras et Greffet, 2014).

Deux grandes questions guident cette recherche. Premièrement, il s’agit de comprendre quels objectifs stratégiques sont poursuivis par les organisations politiques dans les deux élections. Que cherchent les directions des organisations en faisant campagne sur le web, les médias sociaux ou les plateformes de partage ? Quelles croyances structurent les discours des stratèges numériques quand ils évoquent la communication en ligne et les réseaux sociaux ? Des travaux antérieurs indiquent que les partis et les organisations de campagne se concentrent généralement sur trois grandes catégories d’objectifs : des objectifs de diffusion de contenus, des objectifs politiques et de mobilisation, et des objectifs de marketing et d’animation de communautés (Giasson et Small, 2017). Ces objectifs ne sont pas exclusifs les uns des autres. Au contraire, les partis et les organisations de campagne cherchent généralement à les atteindre simultanément. Les objectifs de diffusion de contenus concernent pour l’essentiel la dissémination du message électoral, la personnalisation du leader et de son équipe, les éventuelles « corrections » de la couverture médiatique, ou les attaques et les ripostes contre les adversaires (Karlsen, 2009 ; Vaccari, 2010 ; Bor, 2013). Les objectifs politiques et de mobilisation sont associés plus directement à la victoire électorale à travers l’obtention des suffrages, la mobilisation des militants et des soutiens, l’obtention de ressources (comme les dons ou les activités bénévoles des sympathisants) et la promotion des valeurs politiques de l’organisation (Karlsen, 2009 ; Vaccari, 2010 ; Bor, 2013). Enfin, les partis et les organisations de campagne recourent aux médias sociaux afin d’atteindre des objectifs de marketing politique et d’animation de communautés, par exemple en collectant des données sur les électeurs, en créant et animant des communautés en ligne de soutien au candidat ou au parti, en opérant un ciblage de certains groupes d’électeurs et en ajustant leur stratégie électorale (Kreiss, 2012 ; Nielsen, 2012 ; Chadwick, 2013 ; Giasson et Small, 2017).

En deuxième lieu, nous étudions les liens entre les facteurs contextuels et institutionnels de chaque pays, et la manière dont les membres des équipes conçoivent et évoquent les campagnes en ligne. La littérature universitaire met l’accent depuis longtemps sur la façon dont des facteurs institutionnels peuvent affecter l’adaptation à l’innovation et aux technologies dans le cadre de campagnes en ligne (Norris, 2001 ; Anstead et Chadwick, 2010 ; Karpf, 2012). Certains travaux montrent que la position d’un parti par rapport au pouvoir favoriserait plus ou moins la dimension interactive des campagnes en ligne. Les candidats et les partis d’opposition, en situation de « challenger », seraient plus enclins à s’engager activement dans les échanges avec les électeurs ou à innover davantage dans leurs usages des plateformes numériques (Karpf, 2012). Néanmoins, cette hypothèse n’est pas confirmée par les analyses de Vaccari (2013 : 119). En revanche, celui-ci observe que les partis comprenant des bases militantes importantes et mobilisées au sein des instances de la formation, ainsi que les organisations de gauche modérée ou centristes, notamment les formations socialistes et écologistes, sont plus actifs en ligne que les formations libérales ou conservatrices (ibid. : 104-109, 118). Cette question n’a pas encore été traitée dans des travaux comparatifs France–Québec. Par ailleurs, les liens entre campagnes en ligne et caractéristiques institutionnelles ont été étudiés du point de vue du déroulement des campagnes, mais non du point de vue des discours des acteurs impliqués et des objectifs stratégiques qu’ils s’assignent. C’est pourquoi nous nous intéressons ici à la façon dont la position par rapport au pouvoir, l’orientation idéologique et les résultats escomptés de l’élection affectent – ou non – les objectifs liés aux campagnes en ligne. Les « challengers » sont-ils plus actifs en ligne que les candidats et les partis sortants, comme le pose l’hypothèse de l’innovation de l’opposition de David Karpf (2012) ? Les formations de gauche adoptent-elles davantage les technologies numériques que les partis conservateurs et libéraux ? Une probabilité forte d’être élu mène-t-elle à des campagnes numériques prudentes, donc moins interactives ou moins hybrides, tel que l’entend Chadwick ?

Pour mieux répondre à ces questions, nous avons initialement réalisé 48 entretiens semi-directifs avec des acteurs stratégiques impliqués dans la conception et la mise en oeuvre des campagnes en ligne québécoises et françaises de 2012[2]. Ce type d’enquête qualitative comparative a rarement été réalisé dans l’étude du web politique, les analyses de contenu web ou les enquêtes quantitatives étant généralement privilégiées. Nous avons constitué un échantillon diversifié d’acteurs des campagnes. Nous avons ainsi interviewé des directeurs de campagne, des directeurs de communication, des chargés de communication web et des gestionnaires de communautés en ligne provenant des cinq principaux partis québécois et des six principales équipes de campagnes en France. Ces intervenants ont été sélectionnés sur la base de leur participation active à la conception et à la conduite des campagnes en ligne des organisations politiques étudiées. Ils ont tous été des acteurs de premier plan dans ces campagnes. Le guide d’entretien comportait 36 questions ouvertes couvrant 7 thématiques associées à la conception et au déploiement des campagnes en ligne, notamment les objectifs stratégiques, les publics ciblés, les pratiques de marketing politique en ligne, le budget, l’organisation du travail, l’ouverture aux contenus produits par les internautes et la hiérarchie organisationnelle. En France, 34 personnes ont été contactées et 29 ont participé à l’étude, soit un taux de réponse de 85 %. Au Québec, ce sont 19 personnes qui ont été rencontrées sur les 29 contactées, soit un taux de réponse de 65 %.

Par souci d’équilibre entre les pays, l’étude présentée ici ne concerne qu’un sous-échantillon de 37 entretiens, composé des 19 entretiens québécois et de 18 des 29 entretiens français. Ces entrevues de recherche ont été réalisées avec 2 directeurs nationaux de campagnes, 6 directeurs des communications, 17 responsables des campagnes web/numériques, ainsi que 12 animateurs de communautés ou producteurs de contenus web/médias sociaux, tous impliqués dans les différentes phases des campagnes étudiées. Comme le remarque Vaccari (2010 : 323), interviewer des acteurs de statuts différents au sein des équipes de campagnes permet de réduire le risque de surestimer l’effet des facteurs technologiques et de négliger l’influence des facteurs politiques et organisationnels. Les entretiens ont été effectués en France du 18 octobre 2012 au 27 février 2013, et au Québec du 8 mai au 4 juin 2014. La durée moyenne des entretiens, réalisés en personne en suivant le guide d’entretien mais dans un mode conversationnel favorisant la mise en confiance et l’échange avec l’expert interviewé, a été de 75 minutes. Chaque entretien a été retranscrit in extenso pour faciliter l’analyse ultérieure.

Afin d’identifier les objectifs stratégiques associés aux campagnes en ligne par les acteurs interrogés, les entretiens ont été analysés suivant une démarche semi-automatisée menée avec le logiciel QDA Miner. Cet outil isole dans les discours des enquêtés des expressions et des mots clés (« codes ») figurant dans un dictionnaire prédéterminé à partir d’une lecture exploratoire des entretiens. Le dictionnaire a été élaboré de façon à rendre compte des trois catégories d’objectifs de communication explorés et à évaluer la proportion relative dans le discours des objectifs de diffusion de contenus, de politiques et de mobilisation, et deux de marketing et d’animation de communautés. L’analyse a été menée en trois phases. Tout d’abord, une lecture et une analyse qualitative des 37 entretiens a permis d’isoler une première liste de termes et d’expressions récurrents concernant chacune des catégories d’objectifs. Cette première phase a notamment permis d’identifier les façons – différentes – de faire référence aux mêmes notions, en France et au Québec. Ensuite, un dictionnaire de codes a été créé et testé sur quatre entretiens du corpus. À ce stade, des mots clés et des codes ont été ajoutés ou modifiés afin d’ajuster le dictionnaire et de le rendre plus inclusif. Enfin, après traitement automatique des entretiens, chaque mention détectée par le logiciel a été relue par les chercheurs dans son contexte – et retenue ou pas dans la catégorie d’objectifs concernée –, dans le but de s’assurer de la validité du codage automatique et de l’ajustement de la mention à l’objectif pour lequel il était codé.

Résultats

Sans grande surprise, les données agrégées indiquent qu’en contexte électoral, les objectifs de diffusion de contenus sont les plus fréquemment évoqués. Presque la moitié (48,7 %) des mentions faites aux objectifs des campagnes numériques de la part des répondants sont associées à diverses activités de diffusion de contenus, menées strictement de manière unidirectionnelle, sans préoccupation manifeste ou affirmée pour l’échange ou le dialogue avec les internautes. Les objectifs politiques et de mobilisation arrivent en deuxième, et de façon assez fréquente (34,7 %), tandis que les objectifs de marketing politique et d’animation de communautés sont plus rarement exprimés (16,8 %). Au-delà de ce panorama global, des différences peuvent être observées entre pays et entre partis[3].

Graphique 1

Catégories d’objectifs stratégiques mentionnés par les stratèges – France et Québec

Catégories d’objectifs stratégiques mentionnés par les stratèges – France et Québec

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Les objectifs de diffusion de contenus

Les campagnes électorales sont d’abord et avant tout des campagnes de communication, que leurs messages soient transmis en ligne ou hors ligne. Selon le récit des stratèges rencontrés, les plateformes numériques sont particulièrement efficaces pour atteindre des objectifs communicationnels précis comme la dissémination de messages (26 % des mentions). Les propos de ce membre de l’équipe numérique du Parti québécois mettent en relief le rôle que jouent Facebook et Twitter pour informer les internautes sur les activités du parti comparativement au rôle que joue le site web du parti dans la stratégie :

Le site web pour nous demeure ce qu’on appelle la niche. C’est notre point de chute. Donc on va mettre du contenu, c’est un peu notre « dump », en bon québécois : images, informations, nouvelles, communiqués, matériel à partager, devenir membre, faire un don. C’est notre maison. Sauf qu’on ne s’attend pas à ce que les gens tapent pq.org, donc on va avoir une foule d’outils à l’extérieur, en contour, en pourtour à notre niche – Facebook, Twitter, L’Atelier – et tous ces outils-là autour, qui eux touchent déjà les gens un peu plus et vont permettre de les emmener à l’information, dans les images, dans le contenu, dans la niche qu’on veut partager.

Les membres français des équipes de campagnes numériques ont tenu des propos similaires sur l’importance de l’aspect communicationnel des médias sociaux, en combinaison avec des sites de campagnes traditionnels. Un écologiste décrit comment le contenu des messages doit être adapté au format qu’imposent les diverses plateformes numériques afin de mieux faire circuler l’information auprès des internautes :

E. [un collègue de l’équipe du répondant] avait conçu un outil où on avait fait le travail d’essayer de résumer tout, tout plein d’arguments sur plein de sujets. Avec, à chaque fois, une fiche qui expliquait notre position et qui renvoyait vers des documents de fond avec vraiment des infos, des formules, justement, des réponses aux questionnaires ou des choses de ce niveau-là. Et une version « tweetable » qui résumait la position en un tweet avec le lien vers la fiche.

Un autre élément de la diffusion de contenus a trait au contrôle du message à livrer. Bien que la viralité sur les médias sociaux complexifie l’atteinte de cet objectif, près de 10 % des mentions l’intègrent. Le web est constitué d’un assemblage d’espaces de communication sur lequel le niveau de contrôle des messages politiques varie considérablement, ce que ne manquent pas de souligner les personnes rencontrées. Ainsi, ce répondant de l’équipe du candidat socialiste français oppose les « espaces institutionnels », dans lesquels une organisation peut assurer un contrôle serré de ses messages, à d’autres plateformes « plus libres », à l’instar du compte @toushollande sur Twitter où davantage de spontanéité et de liberté dans le message étaient tolérées.

Sur les comptes officiels de la campagne, il y avait les comptes François Hollande sur Twitter et sur Facebook qui de toute manière étaient des comptes très institutionnels. Là-dessus, il n’y avait pas de fantaisie, c’est pas là-dessus qu’on prenait des risques. On avait ensuite des comptes liés à toushollande, notamment le compte Twitter toushollande qui retweetait en flux tous les contenus qui étaient mis sur toushollande. Et là-dessus, le fait même qu’il ne soit pas le compte François Hollande nous permettait d’assumer une plus grande liberté de parole effectivement.

Cette position correspond à la situation décrite par un membre de l’équipe de campagne du Parti québécois qui révèle l’existence d’espaces partisans non officiels qui ont facilité la circulation de contenus en ligne :

« Les faits réels », je ne me rappelle plus du titre exact qu’on avait déterminé, mais en tout cas, c’étaient des entités qui étaient en dehors du parti officiellement, mais qui servaient à rétablir les faits. C’est « Rétablissons les faits ! » Et on avait aussi des sites Internet qui étaient déjà assez populaires au niveau de l’image afin qu’on puisse sortir des sentiers battus un peu. Et puis disséminer le message un peu partout.

Certains répondants ont également souligné que leur campagne faisait la promotion d’un usage réactif des médias sociaux. Cette citation d’un stratège du MoDem indique que le web était utilisé afin de corriger certaines affirmations véhiculées dans la couverture électorale des médias traditionnels :

Les community managers répondaient aussi en direct pendant les émissions. Quand on était attaqués pendant l’émission, ils répondaient en direct aux gens en disant « Non non, c’est pas vrai, regardez tel point du programme ». Quand quelqu’un trouvait ça pas clair, on l’envoyait vers un lien du programme, un lien d’article du site.

Faisant écho à l’hypothèse de l’hybridité de Chadwick, de nombreux stratèges numériques posent que l’usage des médias sociaux est simultanément complémentaire et spécifique aux autres outils de communication. Ils sont utilisés en combinaison avec d’autres dispositifs pour diffuser et contrôler le message officiel de l’organisation politique, mais également de manière indépendante afin d’établir un contact plus rapide et direct avec les internautes, pour offrir des espaces plus ouverts d’échanges et pour réagir aux attaques des adversaires. Ainsi, ils s’inscrivent dans une stratégie communicationnelle hybride, au sein de laquelle les activités de communication sont à la fois étoffées et modifiées par les technologies numériques.

Les objectifs politiques et de marketing

Les objectifs politiques et de mobilisation arrivent au second rang des préoccupations stratégiques dans les discours recueillis, avec près de 35 % des mentions. Toutefois, contrairement aux objectifs de diffusion de contenus qui sont plus diversifiés, les objectifs politiques et de mobilisation sont très clairement liés à l’importance d’encadrer et de stimuler le militantisme sur les plateformes numériques et dans les circonscriptions électorales, sur le terrain (19 % des mentions). Cette citation d’un concepteur de la stratégie numérique de Québec solidaire illustre cette position :

Faire du « drag-to-action ». Y a des gens qui vont atterrir sur ton site par plusieurs chemins pis c’est de voir qu’est-ce que tu fais avec ces gens-là […] Nous, on avait mis de façon visible une plateforme où les gens pouvaient aller donner leurs disponibilités dans des comtés précis. Ça fait que tu rentres ton code postal, tu dis : « moi j’ai deux heures à mettre cette semaine », tu remplis un formulaire, pis là y a quelqu’un au national qui fait le « dispatch » dans les assos. Ça peut être un moyen d’aller chercher plus de bénévoles.

Les outils de campagnes numériques sont perçus par les répondants comme devant permettre de mobiliser l’engagement des citoyens, de les encourager à poser des « actions stratégiques » cruciales, comme le formule ce stratège de la campagne web de Nicolas Sarkozy :

L’objectif, c’est d’abord numéro un, recruter un maximum de personnes. Et deuxièmement, une fois qu’on a recruté des personnes, faire en sorte qu’elles passent d’actions militantes non stratégiques à des actions militantes stratégiques. Une action militante non stratégique, c’est une action qui ne ramène aucune voix nouvelle.

Ici, le modèle MyBo semble s’appliquer : la communication web et les médias sociaux sont des outils qui permettent aux citoyens de s’engager et d’appuyer publiquement leur candidat. Ces plateformes, selon les répondants, permettent de stimuler le militantisme. La mobilisation en ligne est fréquemment énoncée comme objectif politique afin d’encourager l’action des militants sur le terrain, hors ligne. L’usage des plateformes numériques est toutefois moins associé dans le récit des répondants à l’objectif d’encourager les contributions financières (1,4 % des mentions d’objectifs politiques). Cette réalité diffère de manière importante d’études antérieures où la collecte de ressources financières est souvent mise en avant comme un objectif fondamental des campagnes, en ligne comme hors ligne (voir Giasson et Small, 2017).

Les objectifs de marketing et d’animation de communautés sont également moins fréquemment (et explicitement) mentionnés par les répondants : 18 % des mentions leur sont associées. Ils recoupent principalement deux aspects de la campagne : colliger des données sur les électeurs (4,8 % des mentions) et animer des communautés de militants (4,5 %). La collecte de données est entre autres liée à la gestion de bases de données constituées d’adresses de courriels de sympathisants qui permettent de faire circuler de l’information ciblée et de mobiliser l’engagement des internautes sympathisants sur des enjeux électoraux précis. Ce stratège en communication de la Coalition Avenir Québec l’exprime ainsi :

On s’est inspiré un peu de la campagne, autant d’Obama que de celle des conservateurs, qui ont eux aussi une banque de données redoutable. Chaque personne qui venait assister […] on lui demandait si elle était intéressée à être recontactée par la CAQ pour de futurs renseignements. La plupart remplissaient le formulaire, ce qui nous a permis de nous monter une belle base de données.

Le Parti socialiste français a lui aussi colligé des adresses de courriels au cours de sa primaire, comme en témoigne ce répondant :

D’avoir 600 000 personnes qui ne sont pas adhérentes d’un parti, qui vont avoir une information sans filtre sur la campagne et sur nos messages, cet élément d’analyse-là… Si je cumule téléphones et mails, c’est 700 000 personnes à peu près dont on a récupéré les coordonnées sur les primaires uniquement.

L’objectif visé semble donc d’élargir et d’entretenir la base de sympathisants des organisations politiques en contactant régulièrement des internautes qui suivent la campagne sur le web. Les bases de données et la gestion de communautés de militants sont perçues par les répondants comme des moyens stratégiques d’atteindre cet objectif. La collecte d’information sur les électeurs tout comme la gestion de communautés deviennent des composantes centrales de la campagne web, entre autres au sein du parti Option nationale, ce que révèle un des répondants en parlant de l’importance d’établir et d’entretenir une relation avec les internautes militants : « Le web 2.0, très clairement, c’est toute une question de communication et de gestion de masse avec notre communauté. C’est vraiment une relation et une discussion qu’on a avec notre communauté ».

Toutefois, contrairement à ce qui a été écrit sur le cas américain, la collecte de données sur les citoyens est souvent décrite par les répondants français et québécois comme une mission difficile à remplir, en raison du peu de ressources humaines disponibles pour mener la tâche ou en fonction des restrictions règlementaires sur cette pratique. Un répondant de Québec solidaire souligne cette situation :

On peut colliger de l’information, mais l’information colligée par Facebook et Twitter n’a pas été utilisée à ma connaissance de façon approfondie. C’est parce que ça prend un vrai travail, de nouveau, de collecte et d’analyse de données, puis j’ai pas le sentiment qu’on avait le personnel pour le faire. Ceci étant dit, c’est clair qu’en fonction des pointages qu’on avait, on voyait qu’il y avait quand même un certain type de population.

De plus, ce stratège de l’UMP rappelle que « La différence avec les États-Unis où tout fonctionne par ciblage et segmentation, c’est qu’en France, les bases de données commerciales ne peuvent pas être acquises par les partis politiques, ne peuvent pas être utilisées par les partis politiques ».

Ces législations qui interdisent spécifiquement l’acquisition de données par les organisations politiques n’existent pas au Canada. En fait, le directeur général des élections du Québec donne un accès illimité aux données de son registre électoral à tous les partis politiques lors du déclenchement d’une élection afin de les aider à mieux communiquer avec les citoyens pendant la campagne. Ainsi, en plus des informations qu’ils colligent eux-mêmes sur les électeurs, les partis politiques québécois bénéficient d’un accès direct aux informations personnelles et nominatives des citoyens comprises dans la liste électorale.

Les réponses formulées par les personnes interviewées nous permettent de conclure que ce sont les objectifs de diffusion de contenus, et dans une moindre mesure les objectifs politiques et de mobilisation, qui ont sous-tendu les stratégies numériques des organisations politiques québécoises et françaises en 2012. Les objectifs de marketing et d’animation de communautés n’ont pas été aussi souvent soulevés par nos répondants. Les objectifs communicationnels sont diversifiés, mais la diffusion et le contrôle des messages officiels dominent les priorités de la campagne web. Les objectifs politiques renvoient largement à la mobilisation de soutiens en ligne et hors ligne. Les objectifs de marketing et d’animation de communautés sont beaucoup moins fréquemment énoncés dans les récits français comparativement aux discours québécois, bien que la gestion de communautés d’internautes militants et la collecte de données sur les citoyens soient conçues comme des visées stratégiques. Une perspective contextuelle peut alors se révéler utile pour mieux comprendre comment des facteurs institutionnels peuvent expliquer certaines différences de pratiques entre la France et le Québec.

Les objectifs de la campagne numérique mis en contexte

Notre seconde question de recherche vise à comprendre comment certains facteurs contextuels expliquent les différences de discours des répondants français et québécois concernant les priorités stratégiques des campagnes numériques auxquelles ils ont pris part. Ainsi, outre la nation où se déroule l’élection, nous portons notre attention sur deux variables institutionnelles : l’orientation idéologique de l’organisation politique et sa position dans la compétition électorale (parti/candidat sortant vs parti/candidat aspirant).

Les différences nationales. Le graphique 2 présente les proportions de mentions pour les trois catégories d’objectifs stratégiques, par nation. Les données montrent que les objectifs de diffusion de contenus dominent dans les récits des stratèges du Québec (61 % des mentions), alors qu’ils sont en seconde position dans les discours des répondants français (38 %). Inversement, les objectifs politiques et de mobilisation sont mentionnés dans les discours français plus fréquemment (46 % des mentions) que dans ceux des québécois (21 %). Enfin, les stratèges des deux nations relèguent les objectifs de marketing et de gestion de communautés au troisième rang des priorités de leur campagne web (16 % des mentions en France et près de 18 % au Québec).

Cette différence quant aux objectifs de diffusion de contenus en France et au Québec demeure constante pour plusieurs sous-catégories de priorités. Ainsi, 32 % des mentions des répondants québécois portent sur la dissémination du message officiel de l’organisation, alors que cette priorité n’est soulevée que dans 20 % des mentions françaises. Par ailleurs, 14 % des mentions à des objectifs de diffusion par les Québécois réfèrent à la nécessité de contrôler le message, alors que cette visée n’est exprimée que dans 6 % des mentions des répondants français. De plus, mener des attaques en ligne a été cité comme un objectif dans 6 % des réponses des stratèges québécois, comparativement à 3 % dans le cas des experts français. Ainsi, au Québec, la campagne en ligne a pour objectif premier de diffuser largement le message officiel du parti, et ce, principalement par le biais des médias sociaux. L’élection générale de 2012 comptait deux nouvelles formations partisanes (ON et CAQ) qui menaient leur première campagne électorale et qui ont opté pour l’utilisation massive du web pour gagner en visibilité et contrecarrer la faible couverture de leurs activités dans les médias traditionnels.

Graphique 2

Pourcentage de mentions par objectifs, par nation – France et Québec

Pourcentage de mentions par objectifs, par nation – France et Québec

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En France, la diffusion du message officiel du candidat et l’attaque des adversaires sont moins fréquemment mentionnées comme objectifs premiers de la campagne en ligne. De plus, la mobilisation en ligne des sympathisants afin de les encourager à participer à des actions pour l’organisation semble plus importante qu’au Québec. Pour plusieurs répondants français, les campagnes en ligne et hors ligne sont indissociables, fonctionnant plutôt en symbiose, l’une au service de l’autre, ce qui semble de nouveau correspondre à l’hypothèse de l’hybridité des campagnes. La combinaison des deux espaces est ainsi énoncée comme l’un des objectifs à atteindre pour la campagne web, comme l’observe ce stratège du Front de gauche : « il faut donner des habitudes de mobilisation » sur les plateformes en ligne. Le contact permanent avec les sympathisants sur le web et les médias sociaux a pour objectif de les maintenir actifs en ligne comme dans les activités sur le terrain, hors ligne, de l’organisation.

Les différences idéologiques. Comme le révèle le graphique 3, une tendance manifeste s’exprime dans le récit des stratèges des formations de gauche en faveur des objectifs politiques et de mobilisation (38,7 % des mentions plutôt que 29,8 % pour les stratèges de droite), alors que les répondants issus des formations de droite expriment plus souvent des priorités de diffusion de contenus (54 % des mentions plutôt que 44 % pour les répondants ayant oeuvré pour des organisations de gauche). Cette différence peut s’expliquer par le rôle important que jouent traditionnellement les bases militantes dans le processus de prise de décision des formations de gauche, tant au Québec qu’en France. Nos répondants issus de ce type de parti recourent au terme de militants en référence aux membres de leur formation qui se mobilisent et prennent part à des activités de campagne menées en ligne sur le web ou hors ligne sur le terrain électoral. Leur formation a des structures organisationnelles de démocratie interne qui accueillent et encouragent la participation militante au sein des instances de décision, dans l’orientation des politiques, dans la sélection des candidats et dans l’organisation électorale. Pour les stratèges ayant oeuvré pour ces organisations, l’utilisation de plateformes numériques de mobilisation et la constitution de communautés web de militants appelés à agir apparaissent légitimes, en phase avec la culture de leur organisation. Ils adhèrent à ce modèle de « campagne d’initiative citoyenne » dont fait mention Gibson (2013), dans lequel les partis offrent des espaces et des outils web de militantisme aux membres et aux sympathisants afin de leur permettre d’être actifs pendant la campagne électorale.

Graphique 3

Pourcentage de mentions par objectifs, selon l’idéologie – France et Québec

Pourcentage de mentions par objectifs, selon l’idéologie – France et Québec

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Au Québec, la plateforme de mobilisation créée par le Parti québécois, nommée L’Atelier, était construite selon ce modèle. Mis en ligne plusieurs mois avant le déclenchement de l’élection d’août 2012, le site atelier.pq.org devait aider le parti à constituer et à animer une communauté web de sympathisants. Les stratèges web du parti ont également mobilisé une équipe de militants web triés sur le volet, appelés les « supermilitants », à qui ils ont confié diverses tâches et actions quotidiennes visant à assurer la cohésion du message du parti sur toutes les plateformes de médias sociaux. Des initiatives similaires ont également été mises en place chez Option nationale et Québec solidaire, les deux autres partis de gauche au Québec.

En France, le Parti socialiste et le Front de gauche ont pareillement créé des espaces web de mobilisation de communautés de militants. Le site toushollande.fr a organisé une vaste opération de porte-à-porte qui a obtenu une couverture médiatique importante (Mabi et Theviot, 2014). Le site du Front de gauche, placeaupeuple.fr, aussi a initié de nombreuses activités militantes, dont la diffusion d’une série de photographies de sympathisants portant une affiche « Je vote Mélenchon ». Ces cas semblent confirmer que la gauche française est plus active sur le web politique, par son recours à des initiatives innovantes et la mobilisation de sa base militante, ce qui était déjà le cas en 2007 (Greffet, 2011 ; Gadras et Greffet, 2014).

La position du parti dans la compétition électorale. Enfin, la position qu’occupe une organisation partisane dans le paysage électoral représente un autre facteur contextuel pouvant expliquer certaines différences de priorités dans les discours sur les stratégies électorales web. Le graphique 4 démontre qu’au niveau agrégé, les stratèges issus des organisations au pouvoir de notre échantillon (le PLQ au Québec et la candidature Sarkozy-UMP en France) ont plus fréquemment mentionné des objectifs de diffusion de contenus que les répondants issus de formations d’opposition.

Graphique 4

Pourcentage de mentions par objectifs, selon la position dans la compétition électorale – France et Québec

Pourcentage de mentions par objectifs, selon la position dans la compétition électorale – France et Québec

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Les répondants de ces deux organisations ont reconnu que la position de parti et de candidat sortants compliquait la campagne en ligne pour deux raisons. D’une part, ces partis et leurs représentants sont constamment scrutés et critiqués par les médias, de même que par leurs compétiteurs. Chaque faux-pas, chaque erreur, a le potentiel de générer des conséquences négatives pour la campagne et constitue, du point de vue des répondants, un risque pour la réélection. D’autre part, les stratèges interrogés ont indiqué que le fait d’être au pouvoir limitait la capacité des équipes de campagne à attaquer les opposants aussi activement et négativement. La position de chef d’État ou de gouvernement campe les personnalités concernées dans une position de déférence respectueuse qui les oblige à se placer « au-dessus de la mêlée ». Ainsi, ce stratège du Parti libéral du Québec avance que les médias sociaux peuvent représenter un piège pour les acteurs politiques au pouvoir :

Parce qu’on constate que les médias traditionnels utilisent les médias sociaux. Oui, pour accélérer la vitesse de transmission de l’information, mais, en même temps, utilisent les médias sociaux pour relever des erreurs qui peuvent être faites par des personnes en poste d’autorité dans les partis politiques. Principalement comme le mien, justement parce qu’on aurait mal utilisé le médium, dans ce sens-là, on se doit d’être beaucoup plus vigilant avant de faire quoi que ce soit.

Un point de vue partagé par ce stratège de l’UMP, qui relève qu’il est plus difficile pour les partis sortants d’innover dans la campagne web ou d’en tirer une couverture médiatique positive : « Y a plein de trucs qu’on s’est gardé de faire. Et eux [les autres équipes de campagne], non, c’est pas possible, et personne s’agite. Et quand nous, on s’agitait, on va pas dire qu’on avait quand même la presse avec nous, ça on peut pas dire. Le fait d’avoir ce relais immédiat quand il y a un petit couac. Voilà, c’était difficile ».

L’attaque est aussi perçue comme plus délicate pour les partis gouvernementaux, comme le dit un autre stratège de la campagne Sarkozy-UMP : « Eux, ils ont fait une campagne anti-Sarkozy totalement assumée d’ailleurs. Nous on faisait une campagne beaucoup plus pro, pro France, on va s’en sortir etc. » Usant d’une autre stratégie, le PLQ a lui attaqué ses adversaires sur son propre site web, alors que la page Facebook du leader du parti a conservé une tonalité plus neutre tout au long de la campagne :

On a essayé de s’élever au-dessus des attaques plates, mais en campagne électorale, c’est toujours une lutte, évidemment. Le site du chef était au-dessus de tout ça. On a essayé de faire en sorte que le contenu de sa page Facebook soit davantage axé sur le message que nous voulions faire passer dans la journée. Le site du Parti libéral était quand même un peu plus consacré à l’attaque, dans le sens où on comparait, on lançait des données, des statistiques, des corrections. Le site du chef demeurait sur le message.

Toutefois, un examen des approches stratégiques des formations au pouvoir au sein des deux nations révèle des récits différents. Au Québec, les stratèges du PLQ ont largement fait mention d’objectifs de diffusion de contenus (75,4 % de toutes les mentions), alors que les répondants issus de la campagne Sarkozy-UMP ont davantage mis l’accent sur des priorités stratégiques politiques et de mobilisation (46,6 % de leurs mentions). Ainsi, les représentants du PLQ et de l’équipe Sarkozy-UMP interviewés pour cette enquête disent avoir suivi des stratégies distinctes de conception et d’implémentation de leur campagne web. Cette donnée semble confirmer les analyses comparées de Vaccari (2013), qui note que les partis au pouvoir ne mènent pas tous des campagnes web misant d’abord et avant tout sur la diffusion et le contrôle du message officiel. En effet, selon le contexte électoral, d’un pays à l’autre, voire d’une élection à l’autre au sein du même pays, les organisations partisanes au pouvoir ne sont pas toujours plus prudentes dans leur campagne web que les partis d’opposition qui aspirent au pouvoir.

Néanmoins, les répondants du PLQ et du camp Sarkozy-UMP ont tous attesté une préoccupation marquée pour des objectifs stratégiques de diffusion de contenus dans leurs discours sur les campagnes en ligne. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que les stratèges de ces organisations énoncent cette préoccupation, puisqu’à l’amorce des deux élections étudiées, les deux partis gouvernementaux sortants terminaient des mandats marqués par de nombreuses crises. Ils étaient impopulaires dans les sondages d’opinion et faisaient face à des mouvements d’opposition très forts. Dans ce contexte difficile, les objectifs de diffuser une communication cohérente et efficace, de maintenir le cap et de contrôler le message ont sans doute été des visées stratégiques de premier plan pour les deux campagnes.

Conclusion

Notre analyse des propos de 37 stratèges a permis d’identifier les lignes directrices des campagnes web déclinées par les principales organisations politiques au cours des élections parlementaire québécoise et présidentielle française de 2012. Confirmant largement l’hypothèse de l’hybridité des campagnes électorales, nos répondants, tous directement impliqués dans la conception et l’implémentation de ces campagnes, ont révélé que leur organisation a déployé des approches intégrées de communication combinant des médias traditionnels et numériques. Ils ont également souligné dans leurs récits le niveau croissant d’ouverture des organisations politiques aux contenus et aux actions militantes initiées en ligne par les internautes, entre autres sur les médias socionumériques ou les sites de mobilisation comme atelier.pq.org ou placeaupeuple.fr. Les campagnes que nous comparons étaient ainsi plus hybrides et plus ouvertes que les précédentes au sein des deux nations. Alors que Nigel Jackson et Darren Lilleker (2009) ont avancé l’hypothèse de campagne « web 1.5 », les propos de nos répondants indiquent plutôt, qu’en principe et dans plusieurs pratiques, les organisations politiques ont eu des objectifs ambitieux d’interaction avec les internautes en 2012. Également, certains stratèges, en particulier au Québec, ont exprimé un intérêt croissant envers l’utilisation des médias socionumériques à des fins de marketing et de ciblage politique, en particulier concernant les données sur les électeurs pouvant être collectées sur les sites de réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. À cet égard, 2012 a probablement été une élection transformative qui a marqué un tournant dans la manière dont la communication numérique en général et sur les réseaux socionumériques en particulier est maintenant intégrée à l’élaboration et à la mise en oeuvre des stratégies électorales au Québec et en France.

Toutefois, cette hybridité s’exprime de différentes manières et atteint des niveaux distincts en fonction de facteurs contextuels propres à chacune des élections analysées. Ces facteurs incluent l’ancrage idéologique des formations politiques, de même que leur position sur l’échiquier politique au moment du déclenchement de l’élection. Les partis de gouvernement et les formations d’opposition aspirant au pouvoir ne mènent pas campagne sur le web de la même façon. Les stratèges des organisations au pouvoir en France et au Québec ont mentionné fréquemment que leurs campagnes web étaient scrutées et analysées de près par la presse et leurs adversaires. Cette situation éveillait chez eux la crainte que des erreurs de communication numérique puissent avoir des conséquences négatives sur la réélection. Les partis au pouvoir ont été fréquemment dépeints dans les écrits sur les campagnes web comme étant prudents, même réfractaires à l’innovation dans leurs initiatives. Ils privilégient, selon ces travaux, des communications web contrôlées et cohésives (Stromer-Galley, 2000 ; Karpf, 2012 ; pour un contrepoint, voir Vaccari, 2013). Nos données québécoises pour 2012 semblent confirmer cette position, bien que le cas français de la campagne Sarkozy-UMP n’ait pas suivi la même approche. De plus, les stratèges des partis d’opposition ont fréquemment soulevé l’importance de mobiliser des communautés d’internautes sympathisants, ce qui correspond davantage à l’hypothèse d’une incitation à l’innovation pour les formations aspirant au pouvoir (Karpf, 2012). Nos entretiens révèlent que les répondants associés aux formations de gauche françaises et québécoises ont également mentionné plus fréquemment dans leurs récits l’importance de mobiliser des sympathisants en ligne, cette visée devant permettre d’abord de rassembler des sympathisants en ligne et de les guider ensuite hors ligne afin de mener des activités militantes de terrain comme du pointage, de la collecte de dons ou de la distribution de dépliants.

Notre étude des campagnes de 2012 semble indiquer qu’une approche organisationnelle privilégiant l’hybridité domine l’organisation électorale en France et au Québec. Bien que les objectifs qui ancrent leurs usages peuvent différer d’une formation ou d’une campagne à l’autre, les outils numériques sont activement intégrés aux stratégies électorales de tous les partis. Cette analyse fait également ressortir qu’il est nécessaire dans l’exercice comparatif de porter une attention particulière aux éléments contextuels nationaux qui sont susceptibles d’intervenir dans la définition des objectifs de campagne web, dans différentes démocraties. Notre étude semble ainsi confirmer que des facteurs institutionnels, tel le positionnement idéologique d’une organisation partisane, influent sur les manières dont les campagnes en ligne sont pensées et menées d’une nation à l’autre.