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L’essentiel est, non pas d’échanger, mais d’inscrire, de marquer.

Deleuze et Guattari (1972 : 220)

L’idéal serait de donner un potlatch et qu’il ne fût pas rendu.

Mauss (1950 : 212, note 2)

On peut se représenter les formes d’autorité actuelles en examinant le statut des institutions financières et leur rôle dans le maintien de larges pans de la population mondiale dans les chaînes de la dette. On ne saurait cependant ignorer que, historiquement, ni la prévalence des rapports sociaux d’endettement ni la conflictualité qu’ils recouvrent ou contiennent ne font figure d’exception. C’est donc en revenant au principe commun à tous les phénomènes de dette, qui veut qu’un don ou un service rendu appelle une contrepartie, que nous entendons en dévoiler les structures fondamentales, et ainsi guider la réflexion sur les usages du crédit vers l’identification de cet opérateur anthropologique qui transforme un don, un service, voire une marque de sollicitude, en dette. À quelle nécessité ressortit cet opérateur ? De quelle affectation est-il le signe ? Ce sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre.

Depuis le célèbre Essai sur le don de Marcel Mauss (1950), l’ethnologie a bien établi que l’obligation de rendre ce qui est donné existe dans toutes les sociétés, à commencer par les sociétés sans marché ni État (Sahlins, 1972 ; Malinowski, 1989). Claude Lévi-Strauss (1949) va jusqu’à poser l’hypothèse selon laquelle l’exogamie, c’est-à-dire l’échange de femmes entre les groupes, constitue le paradigme d’une réciprocité anthropogénétique. Ainsi le don serait inscrit dans le « phénomène primitif » de l’échange (1950 : XXXVIII). Le soin avec lequel les anciennes sociétés mettent en scène les échanges entre les groupes et la circulation des choses au sein de ceux-ci est tel, que parfois l’essentiel des activités finit par s’inscrire dans la perspective de l’acquittement d’un « contre-don »[1]. La profusion de ces rapports de prestation et de reddition ne représenterait donc pas un trait distinctif de l’actuelle « économie de la dette » (Lazzarato, 2011), mais une constante anthropologique et un facteur primordial dans l’institution de toute réalité humaine (Bourdieu, 1972 ; Lefort, 1978 ; Graeber, 2013). On ferait donc fausse route en faisant de l’importance sociale de l’endettement un facteur de division sociale et un indice de la déchéance des institutions politiques.

Or, lorsque Nietzsche (1964 [1887]), et Marx (1968a [1867]) avant lui, posent une semblable antécédence des rapports d’endettement, c’est en vue de relever le caractère foncièrement inégalitaire de tout échange. Non seulement la formation historique moderne ne présenterait pas, quant à son usage du crédit, un cas de figure isolé, mais le fait humain – ou la civilisation – reposerait pour l’essentiel sur diverses formes d’extorsion, notamment sous le mode de prélèvements sanctionnés par le droit. Pour ces penseurs, la loi se présente donc avant tout comme l’adjuvant de forces spoliatrices, c’est-à-dire que son institution s’avère inséparable de la culpabilité anticipée de ceux auxquels elle s’applique, ce qui, d’après l’étymologie retenue notamment par la langue allemande – Schuld, « la faute », procède de Schulden, « les dettes » –, signifie que ceux-ci sont par avance placés en situation de dette. Élucide-t-on toutefois l’obligation de rendre en l’assimilant simplement à l’institution de rapports hiérarchiques ?

Des économies basées sur le don comme des sociétés de marché ou à État, on peut dire qu’elles dépendent toutes d’un ordonnancement de la même efficace, constitué pour assurer le retour de toute prestation, mais de là à n’y voir que dispositifs de « modélisation et [de] contrôle de la subjectivité », effets du ressentiment ou de la domination sociale (Lazzarato, 2011 : 30), il y a un pas qu’il n’est pas permis de franchir. Selon les anthropologues du don, en effet, il n’est pas nécessaire de fantasmer l’utopie du don oblatif ou de louer avec regret les vertus de la charité ou de la solidarité pour apprécier la fonction capitale qu’exerce cette pratique au coeur de tout rapport humain : le don se situe au seuil d’une relation ; le contre-don confirme que l’on est favorablement disposé à la rencontre. Les cérémonies qui encadrent la réciprocité des prestations permettent d’écarter la possibilité que l’hostilité ou la violence n’entravent la reconnaissance des individus ou des peuples entre eux (Hénaff, 2002 : 145-206). Marcel Hénaff ne laisse pas d’affirmer que les cycles de dons n’expriment aucun désir de possession des choses reçues ou données, c’est-à-dire qu’ils demeurent foncièrement étrangers à la logique de l’acquisition, mais témoignent de la volonté d’entrer en rapport, sans que cette volonté ne soit imputable à des impératifs moraux ni à des penchants émotionnels particuliers. Or, si tout crédit accordé n’instaure pas en lui-même un rapport d’asservissement, mais joue un rôle positif dans l’établissement et le maintien des relations humaines, il ne cesse pas pour autant de représenter pour le « créancier » un acte intéressé. C’est d’ailleurs une telle intuition qui pousse même les tenants de l’hypothèse selon laquelle une nature humaine généreuse a été recouverte par les intérêts concurrentiels d’une société où règne l’utilitarisme le plus débridé, à concéder que celui qui reçoit est toujours placé, nolens volens, dans la posture précaire de celui qui est sujet à devoir rendre, ne serait-ce que la grâce attendue par le donateur pour son geste (Godbout, 2000).

S’il n’existe en effet aucune évidence sociologique à l’appui de l’hypothèse du don gratuit, argumente Frédéric Lordon (2011), cela ne signifie pas que l’intérêt qui en est le mobile se réduise à une manifestation purement acquisitive de l’égoïsme. L’identification d’une « norme de réciprocité » (Gouldner, 1960) ou la reconnaissance d’incalculables « dettes mutuelles » (Godbout, 2000) tissant la trame du lien social permettent d’établir que si tout don exige contre-don, il ne vise pas forcément à spolier comme le don guerrier ou le potlatch. On peut bien admettre que l’objet qui passe d’une main à l’autre n’est que le « gage et le substitut » (Hénaff, 2014 : 60) de rapports autrement plus significatifs, tout ne porte pas moins à croire que la dette s’impose comme nécessité aux relations humaines et qu’elle en dévoile les structures fondamentales. Ainsi il convient moins de se mettre en quête de figures de la réciprocité qui seraient exemptes de cette logique, ou d’y célébrer a contrario ce qui fait la qualité du lien social (Godbout, 2000 ; Dienst, 2011), que d’aborder la dette en tant que réalité structurale, c’est-à-dire de suspendre l’attitude normative pour observer l’ensemble des forces qui travaillent la réalité sous-jacente du « social », envisageant ce dernier non comme une fin en soi mais comme la marque ou l’indicateur de ces structures, ou encore, autrement dit, leur surface d’inscription.

De tous les modes de règlement de la circulation des biens et des services, les sociétés organisées par le don[2] sont celles qui rendent les plus manifestes la complexité et la plurivalence de l’intéressement inhérent à toute prestation. C’est pourquoi nous nous intéressons d’abord aux économies du don. Nous croyons que la clé des structures de l’endettement y est donnée, pour peu qu’on en examine la réalité sans chercher à établir ce qui en ferait la légitimité. On objectera cependant qu’un don n’est pas un don s’il est fait dans la perspective d’un retour, encore moins dans l’espoir d’un lucre ou d’une usure. Mauss a pourtant été clair. Si son célèbre essai a le « don » pour objet, c’est de l’obligation de rendre qu’il traite. La notion de don n’est pleinement investie que chez les héritiers de Mauss. Ainsi, pour Maurice Godelier (1996 : 12), ce qui fait le don, ce n’est pas l’absence d’obligation, mais l’absence de calcul. Pour Jacques Derrida (1991) cependant, le don ne peut être qu’un acte libre de toute contrainte morale ; or, puisque nul ne peut se soustraire absolument à celle-ci, il ne peut définir le « don pur » qu’en tant qu’« impossible ».

Lorsque, dans son oeuvre désormais bien connue, l’anthropologue David Graeber (2013 : 98) relate l’anecdote, tirée du récit de Peter Freuchen[3], d’un Inuit du Groenland qui, au retour d’une chasse, distribue ses prises à ses visiteurs tout en refusant catégoriquement quelque forme de rétribution, même symbolique – « avec les mercis on fait des esclaves », dit-il –, c’est pour insinuer que là où il s’agit des besoins les plus fondamentaux (ibid. : note 13), on ne peut exiger de contre-prestation qu’au sein de rapports basés sur la violence ou la domination. L’analyse de l’anthropologue laisse supposer que le chasseur trouve meilleur profit à participer au bien-être de la communauté. Pierre Clastres recense une pratique similaire chez les Indiens Guayaki, où le tabou de consommer sa propre chasse joue une fonction de cohésion sociale : elle « place tous les hommes dans la même position l’un par rapport à l’autre » (2011 : 99). Le tabou alimentaire contraint chaque homme à la médiation des autres et garantit ainsi l’être de la société (p. 104). Or, dans l’histoire du chasseur prodigue rapportée par Graeber, le chasseur affirme ne vouloir s’obliger personne, ce qui implique, d’une part, qu’il s’en reconnaît la capacité, mais non pas, d’autre part, qu’il s’y refuse au nom du partage et de l’interdépendance. Si la parole de l’Inuit, que l’anthropologue tient de seconde main, hante sa recherche ainsi qu’une énigme insoluble, c’est peut-être qu’elle recèle la pensée de l’« impossible » d’un don pur. Le chasseur défendrait-il de pouvoir donner, tout simplement, sans tenir de compte, sans attendre ni grâce ni honneur ni réciprocité ?

Nous proposons d’envisager qu’un tel « don pur » ne soit pourtant pas exempt d’intérêt, et que cette parole racontée donne à le penser. À l’aide d’une anthropologie économique spinoziste inspirée de Lordon (2011), nous comprenons le donateur en tant qu’être désirant et agissant, occupé à la persévérance de son désir et de son activité. S’efforçant de libérer son visiteur de tout sentiment de dette à son endroit, la figure du chasseur donne à voir l’opération éthique que peut effectuer l’irréductible travail de l’endettement : ici, ce qu’appelle le don, en tant qu’actualisation déterminée d’un être foncièrement intéressé à ce qui fait son utilité propre, n’est guère une contrepartie, mais la détermination d’un être qui puisse aussi s’effectuer par et à travers le don. Nous ne parviendrons à apprécier la composition affective derrière cette contre-forme d’endettement que si nous tâchons, dans un premier temps, de rappeler l’ensemble des présupposés qui, de l’idée de réciprocité positive à celle de lutte pour la reconnaissance, font de l’institution symbolique du social à travers les formes de l’échange un processus de « transcendance », c’est-à-dire de verticalisation, et aveuglent à la nécessité foncièrement matérielle dont tient le jeu de la dette. Il nous faudra indiquer, dans un deuxième temps, que la véritable raison d’être de la reddition réside précisément dans cette interprétation et cette organisation des phénomènes de pouvoir – à savoir la verticalisation des rapports sociaux. Cette démarche doit nous permettre, dans un troisième temps, de qualifier les forces qui sous-tendent les rapports sociaux d’endettement, quelle qu’en soit l’actualisation sociale et historique. Nous pourrons alors conclure en dégageant la complexité anthropologique de ces phénomènes, révélée par le geste énigmatique du chasseur prodigue.

Don, réciprocité et lien social

Qu’est-ce qui fait qu’un don soit obligatoirement rendu ?, demande Mauss (1950 : 148). Plutôt qu’une critique du don, qui demanderait à quelle condition un don est effectivement un don, l’auteur de l’Essai sur le don s’interroge sur la signification des prestations de type somptuaire qui se pratiquent dans un très grand nombre de sociétés non occidentales, énigmatiques pour leur « caractère volontaire […], apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé » (p. 147). En révélant la savante planification, quoique jamais écrite ou officiellement promulguée, qui encadre la circulation des choses en l’absence d’un ordre économique différencié, Mauss démontre, contre le sens commun, que les économies basées sur le don ne sont pas des systèmes de gratuité. Hénaff (2014) suggère que ce préjugé tient très probablement à la très forte empreinte religieuse que recèle toujours l’imaginaire moderne du don. En effet, le modèle du don oblatif ou de charité rend aveugle au caractère obligatoire des échanges sur fond desquels se déroule toute existence sociale. Ce modèle fait découler le phénomène du don d’un idéal moral, précise-t-il, ce qui empêche d’en apprécier le caractère de « fait social total », selon la formule qu’on doit à Mauss, c’est-à-dire ayant une portée sur l’ensemble du corps social comme totalité économique, politique, éthique.

Le matériel ethnographique étudié et rassemblé par Mauss permet une saisie des traits fondamentaux de toute transaction humaine à partir de son « archéologie » (1950 : 148). Il est établi assez tôt, dans le parcours de l’Essai, que ce ne sont pas des biens de première nécessité qui circulent dans les sociétés qui pratiquent le don. Les travaux de Bronislaw Malinowski (1989) sur les insulaires de Trobriand, dans le Pacifique occidental, ont fourni une quantité assez probante d’exemples d’échanges de biens de grande valeur selon des règles et des circuits hautement codifiés, alors qu’en parallèle l’échange des biens d’usage courant s’effectue suivant une équivalence et selon des règles manifestement plus transparentes. Dans ces sociétés, la peur de la privation ne semble pas représenter une source d’inquiétude susceptible de mobiliser une part importante du temps socialement consacré à la production. Les diverses prestations de biens de luxe entre les groupes décrivent l’activité sociale de loin la plus importante. Des bracelets, des colliers, des couvertures et d’autres objets admirés changent continuellement de mains, car le lien social repose sur le prestige de donner généreusement, lequel se manifeste par le fait de recevoir en retour les bracelets et les colliers qui sont objets d’admiration. Ainsi il n’est pas rare, à la fin d’un cycle d’échange, qu’on se retrouve en possession de cela même qui avait été sa prestation initiale. Pour rendre compte de cette circularité des prestations telle qu’elle se représente dans la pensée indigène, Mauss a fait l’hypothèse d’un esprit animant les objets donnés (1950 : 159-160). Celui qui les reçoit se trouve comme possédé par le hau, selon le terme qu’utilisent les Maoris eux-mêmes pour désigner cette puissance magique dont on ne s’affranchit qu’en donnant à son tour.

Hénaff (2014) insiste pour nommer cette pratique le « don cérémoniel », car il ne s’agit ni d’un « don gracieux » ni d’un « don de charité » ou « de solidarité », comme il le démontre. Il n’est pas fait par générosité envers ceux qu’on aime, pas plus qu’il n’est une faveur accordée à qui se trouve en situation de nécessité. Le don cérémoniel, ou rituel, ne semble pas motivé par le désir d’acquisition. Les choses n’y ayant de valeur que symbolique, les prestations visent plutôt à marquer des distinctions sociales, à assurer aux uns de maintenir leur prestige social en rendant aux autres les honneurs qu’ils appellent. Dans le langage de Pierre Bourdieu, ces dons visent l’acquisition d’un « capital symbolique », à distinguer d’un intérêt exclusivement matériel. Bourdieu fait d’ailleurs de cette distinction le critère qui différencie l’économie du don de l’économie du « donnant-donnant », produit de la longue « révolution symbolique » survenue dans les sociétés européennes et qui a mis fin aux mystifications entourant le fond économique de l’existence humaine, tout en laissant surgir au grand jour le calcul utilitaire et l’intérêt pour l’acquisition matérielle – en encourageant du même coup l’expansion sans mesure (2003 : 282).

Ce dont parle l’Essai sur le don, pour Hénaff comme pour Bourdieu, est une façon d’assurer la distribution, non des ressources, mais des statuts et de l’autorité, ainsi que l’établissement de l’ensemble des normes qui régissent la vie sociale. Il est d’abord question d’une pratique visant à contenir, réfréner ou encadrer la tendance à la recherche d’un profit économique (au sens restreint d’accumulation de richesse matérielle). Plus fondamentalement, le don cérémoniel exerce une fonction de reconnaissance. Il repose sur des procédures solennelles, sur la publicité et le caractère obligatoire de ses prestations. Il se veut forcément spectaculaire ou ostentatoire puisque, par nature, il implique toutes les dimensions de la vie sociale. Il n’est donc pas le simple partage, que l’on observe aussi bien chez certains grands singes ; il ne vise pas le seul positionnement au sein du groupe, que l’on retrouve également chez les canins. Selon Claude Lévi-Strauss (1950), interprète de Mauss, la réciprocité représente un effort de s’opposer sans se massacrer. Mark Rogin Anspach (2002) poursuit cette hypothèse en faisant la démonstration de la fonction intermédiaire que joue le sacrifice, au principe des prestations somptuaires de type potlatch, entre la réciprocité négative qu’est le cycle de la vengeance et de la reconnaissance, qui renferme la première condition de la communauté. Le don permettrait le passage de l’affrontement violent à des rapports pacifiques par le renversement de la temporalité du rituel. Le don est projection vers le futur, vers l’établissement de nouvelles relations : on donne à celui qui va donner, remarque Anspach, alors que la vengeance demeure prisonnière du passé : on tue celui qui a tué. La conception traditionnelle de l’échange, qui veut que l’on doive à celui qui donne la valeur de sa prestation, manque la nature de cette transaction. « D’un point de vue économique, dit Lévi-Strauss, personne n’a gagné et personne n’a perdu. Mais c’est qu’il y a bien plus, dans l’échange, que les choses échangées » (1949 : 68-69). Il y a l’origine symbolique de la société (1950 : XXII).

Quelles qu’en soient les modalités, la fonction du don consiste toujours en la reconnaissance de l’autre que soi. C’est parce que Hénaff croit que « le lien social spécifiquement humain […] est un fait proprement institutionnel » (2014 : 53) qu’il insiste sur la nécessité de sortir du modèle du don de pure générosité qui s’est imposé dans notre tradition de pensée comme normatif et allant de soi. Certains héritiers de Mauss ont insisté sur la valeur de l’« esprit du don » évoqué dans les « conclusions de morale » de l’Essai (p. 258-273), à partir duquel ils ont élaboré l’hypothèse d’une générosité de nature instinctuelle aujourd’hui recouverte par la marchandisation intégrale des rapports humains. Avec Bourdieu, nous suggérerions que la sociologie n’autorise pas à postuler un principe d’action généreuse, mais permet de découvrir les dispositions qui conditionnent les agents, dans certaines circonstances, à entrer dans des relations d’« échanges généreux » plutôt que dans des rapports marqués par le calcul utilitaire et impersonnel (p. 280). Les économies de dons ne révèlent aucune détermination plus favorable de la conscience morale et de la volonté, mais des « conditions économiques et sociales dans lesquelles se produisent et se reproduisent des agents historiques dotés […] de dispositions » qui les inclinent à tel ou tel type de rapport (p. 288-289). À la lumière de la littérature ethnologique, le don rituel apparaît au plus loin d’un geste altruiste et désintéressé[4]. Mauss l’affirme d’ailleurs sans ambages : « Le motif de ces dons […] n’est à aucun degré […] désintéressé […] Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus haut, magister […] Être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort et le plus riche, voilà ce qu’on cherche et comment on l’obtient » (p. 269-270). Contre le préjugé de l’économisme qui « voit toujours le bien à consommer et manque le geste de défi, et [le] préjugé moral qui valorise l’attitude d’aide et se méprend sur la générosité agonistique » (Hénaff, 2002 : 180), il faut voir dans la réciprocité du don un dispositif de contenance ou de domestication de la violence qui hante toujours les rapports sociaux, qui menace toute rencontre entre des êtres qu’aucun sentiment ne rapproche au préalable.

Pour que ce rituel parvienne à ses fins, et pour que l’effet d’alliance qu’il instaure entre des individus, des communautés ou des groupes soit reconnu comme tel et persiste dans la durée, il faut certes renoncer au « calcul » (Godelier, 1996 : 12), mais il ne faut pas moins en tenir compte. Il n’y aurait aucun sens à ne pas en revendiquer la générosité et à ne pas en tirer de prestige[5]. Dans cette réciprocité positive appelant la surenchère, Hénaff découvre une obligation mutuelle appartenant « à la généalogie du lien social » (2014 : 53), mais n’y voit pas d’endettement. On donne parfois pour vérifier que l’autre appartient bien à la même espèce : si l’autre reçoit ce qui lui est donné sans offrir en retour, alors il faillit à prouver son identité humaine, ou alors il signale qu’il n’est pas disposé à reconnaître l’autre groupe comme un rival et à en faire un éventuel partenaire d’échange. « La reconnaissance porte à la fois sur l’identité de l’appartenance à une même espèce, sur l’affirmation de cette différence entre vous et nous dans cette identité même et sur l’acceptation de l’autre par le respect exprimé. » (p. 59) Le propre de l’humain serait de risquer les rencontres avec des groupes étrangers. Les dons échangés forment l’expression de ce risque.

Pour Hénaff, tout ceci signifie qu’« une société humaine, dans le processus par lequel elle se reproduit et se maintient en vie, n’est spécifiquement humaine qu’en imposant au groupe biologique une sortie de soi, qu’en s’alliant à un groupe défini comme autre que soi » (p. 63). C’est là, selon lui, qu’il faudrait trouver le sens de l’exogamie. On n’y obtient pas simplement une femme ou un beau-frère, mais on assure la persistance des relations entre des groupes qui pourraient aussi bien se détruire et s’entre-tuer. Dans plusieurs sociétés, tout manquement aux règles d’échange est d’ailleurs considéré comme un cas d’inceste social et se désigne par la même expression. C’est ce qui persuade Lévi-Strauss (1949) qu’il ne faille pas attribuer le tabou de l’inceste à un principe hygiénique. Pour Hénaff, l’origine symbolique de la société tient à cette nécessité : « à tous les niveaux de nos relations, nous nous acceptons dans notre altérité irréductible et – sauf à choisir la domination, la cruauté et la guerre – nous nous reconnaissons les uns les autres comme capables de vivre ensemble. La violence qui nous hante et nous menace est à proportion de la capacité de reconnaissance mutuelle qui fait de notre espèce une improbable exception. » (2014 : 70-71)

On n’a pas encore observé, dans toute l’éthologie animale, un spécimen qui se présente à un autre par un « don introductif » – à l’exception manifeste de certains chats domestiques( !). On peut donc croire que cette pratique vise à marquer son intention – à laquelle seul un membre de l’espèce humaine peut éventuellement répondre – d’établir un contact. Un don d’hospitalité n’est pas tant un appel à restituer, même si cela peut bien se produire, qu’un appel à « reprendre l’initiative du don » (Hénaff, 2002 : 186). On n’entend pas recevoir en retour, mais reconnaître un être ou un groupe capable de reconnaître à son tour.

Cette idée mène Hénaff (2002) à tenir les rapports de don/contre-don pour une forme privilégiée de rappel, voire d’instanciation, des puissances qui précèdent et transcendent les communautés humaines comme leur condition d’existence – ce qui appartient à proprement parler à la catégorie du « sacré ». Or, si pour ce dernier ces pratiques sont ainsi exemptes de la logique de la dette, Graeber (2013 : 55-90) n’hésite pas à rapporter cette interprétation aux théories de la « dette primordiale » ou « existentielle », dont il rappelle qu’elles servent toujours d’argument en faveur de l’institution de grands systèmes hiérarchiques. Ceux-ci feraient valoir leur nécessité en tant que seule puissance capable d’administrer ces dettes infinies ou métaphysiques (p. 87-88). Si le caractère symbolique des prestations permet à la vie sociale d’accéder à la transcendance, la nécessité ne cesse pas d’en être matérielle ; aussi est-ce l’économie de la puissance derrière de telles formations sociales que nous entendons expliquer dans la suite de notre exposé.

Lorsque Lévi-Strauss (1949) fait du devoir d’exogamie la clé de toute la mécanique du social, il ne pose pas que la formation d’un monde spécifiquement humain procède par négation du monde naturel, mais découvre dans les systèmes réciprocitaires d’unions matrimoniales les structures inconscientes de l’esprit, c’est-à-dire les principes d’ordonnancement des sociétés humaines. Or, là où, croyant démystifier l’ethnologie de Mauss (1950, XXXVIII), Lévi-Strauss voit les structures symboliques qui sous-tendent les rapports sociaux, Claude Lefort (1978 : 15-16) insiste pour découvrir la signification du social. Les lois qui déterminent le jeu empirique des échanges de la circulation, connues et respectées de tous, ne constitueraient pas les structures inconscientes mais les formes mêmes de l’activité de l’esprit, prétend Lefort, un peu à la manière d’une conscience transcendantale au sens kantien. Le travail de Mauss, selon lui, serait de comprendre l’ensemble des activités qui concourent à la signification de la totalité sociale. Ainsi, la magie qui affecte les processus d’échanges serait l’expression des « liens mystiques » qui, « à défaut de liens concrets », unissent les communautés (p. 20). Lefort rappelle que l’Essai parle effectivement de « liens spirituels » (Mauss, 1950 : 163) ou encore de ce qu’il considère non comme échange, mais, reprenant le mot de Mauss, comme « mélange universel ». « On se donne en donnant et si l’on se donne, c’est qu’on se « doit » – soi et son bien – aux autres » (p. 227 ; il souligne), cite Lefort, qui conclut que la dette primordiale, loin de servir de discours de légitimation à la domination impériale, participe à instituer les rapports sociaux, c’est-à-dire à en faire une réalité proprement humaine et sociale, ainsi qu’une seconde nature.

Si la dette mutuelle originaire se voit investie d’un telle fonction au coeur d’un processus d’humanisation, selon la lecture notoirement hégélienne de Lefort, c’est en vertu de l’antagonisme générateur de l’Histoire qu’elle déploie. Ce n’est pas tant, selon lui, que l’échange procède du sentiment d’un fond sacré de l’existence sociale, ainsi qu’Hénaff l’a posé, mais que la réalité humaine requiert la transcendance du monde sensible. C’est pourquoi Lefort insiste sur le peu ou prou de rivalité que contient toujours l’échange encadré par les cérémonies. Pour lui, il s’apparente toujours minimalement aux « prestations somptuaires » de type potlatch. Hénaff rappelle d’ailleurs que Mauss hésite à parler de « don » pour désigner ces pratiques. Dans ce scénario au caractère agonique éclatant, on vise l’humiliation ou la destitution, et si jamais les dons peuvent être rendus, c’est avec usure (Mauss, 1950 : 155, note 5). Mauss avouait souhaiter que l’on déserte ces démonstrations de puissance (p. 212, note 2), mais Lefort y tient, car il n’y voit pas qu’antagonisme : « Dans le cadre de cette confrontation […], il ne semble pas que l’idéal soit de mettre l’autre dans l’impossibilité définitive de rendre le potlatch, car le but poursuivi n’est pas seulement la soumission d’autrui mais la soumission de la nature qui, elle, est toujours à réeffectuer. » (1978 : 26)

Le don représenterait l’opérateur parfait pour cette manoeuvre, selon Lefort, puisqu’il consiste, par prestation ou destruction spectaculaire, à briser le lien qui unit l’individu à la chose. En s’opposant ainsi avec honneur à la réalité naturelle, les subjectivités font l’expérience et expriment qu’elles ne sont pas « choses ». Celui qui reçoit court toujours le risque de se confondre avec l’objet qu’il reçoit, comme le pressentent ceux qui lui confèrent un caractère magique, charme ou ensorcellement – signification charriée par les anciennes langues germaniques, où le terme gift désignait à la fois le « présent » et le « poison », étymologie que Mauss connaît bien (1950 : 255). Il demeure qu’« un don doit être rendu, pour Lefort, parce qu’à travers lui, c’est la société qui est menacée, ou pour mieux dire, c’est la réalité humaine » (1978 : 28).

Lefort récuse le « paradigme de l’échange » au nom de la nécessaire intercession d’un « tiers », c’est-à-dire la constitution historique d’une totalité sociale. Autrement dit, il ne lui suffit pas d’observer que la lutte pour la reconnaissance se substitue efficacement à l’affrontement armé, il faut qu’il y discerne le mouvement d’une collectivité dans son devenir historique. Il craint avant tout que les hommes s’enferment dans la compétition immédiate, comme il croit qu’ils le feraient dans la coopération immédiate. C’est pourquoi il refuse à la chose donnée la qualité de symbole ; il faut qu’elle demeure un objet appropriable et consommable, sur lequel le désir des hommes se fixe, avant que ces derniers ne s’en départissent pour manifester leur indépendance par rapport à la réalité chosale. Par la maîtrise souveraine de son désir, le sujet démontre son autonomie et son appartenance à la réalité humaine, conclut Lefort (p. 28).

Que le don s’entende comme échange symbolique ne signifie pourtant pas qu’il appartienne au domaine des seules apparences, comme s’il remplaçait une réalité signifiante en l’évoquant simplement et manquait ainsi son nécessaire dépassement du monde sensible immédiat. Le symbole ne signifie pas quelque chose, dit Hénaff (2002), il le réalise ; il est de l’ordre de la valeur, non de la signification. Ainsi, pour ce dernier, la chose n’est pas un bien qu’on s’échange parce qu’on en éprouverait le désir, mais un substitut du donateur. C’est pourquoi il insiste pour dire que tout don n’est pas spontanément un potlatch. Il ne représente pas un moyen de détruire ce qui a de la valeur pour montrer qu’on ne s’y confond pas, mais un moyen d’établir ce qui en a. Par exemple, Mauss explique que les « cuivres blasonnés du nord-ouest américain et les nattes de Samoa croissent de valeur à chaque potlatch, à chaque échange » (1950 : 178). Les biens se valorisent suivant les mains dans lesquelles ils sont remis. Les dons prêtent du prestige à ceux qui octroient des prestations plus admirables, suivant une spirale ascendante semblable à celle qui affecte les « prestations somptuaires », sans qu’il ne s’agisse de spolier autrui ou de le perdre. Pour Hénaff, c’est parce qu’il ne brise pas le lien entre l’homme et la chose que le don assure le lien entre les humains. Ainsi, lorsqu’on fait preuve de libéralité publique, on accède à l’honneur et à la gloire pour soi et pour les siens. Et la reconnaissance dont on jouit en insérant dans l’espace social des objets destinés à nous y représenter participe de toute institution humaine en tant que sa condition primordiale.

De l’ensemble de ces hypothèses sur ce qui se joue dans la rivalité généreuse pratiquée par les plus anciennes formes de sociétés, on peut dégager que celle-ci remplit des fonctions de marquage et de distinction sur fond desquelles toute vie sociale se déroule. Bien qu’elles ne renvoient pas ces fonctions aux mêmes mobiles, les perspectives de Mauss, de Lefort et de Hénaff font toutes surgir la société humaine d’un dédoublement de l’existence matérielle et expliquent les systèmes de prestations réciproques par la nécessité d’instaurer, au coeur du monde sensible, des médiations à partir desquelles la réalité humaine se produit et se reproduit.

La raison d’être du jeu des échanges et des règlements

Si toutefois nous penchons pour l’hypothèse selon laquelle il s’agit bien de l’échange et non de l’objet que vise le don, c’est que l’« archéologie des transactions humaines » qui s’élabore chez Mauss, Lévi-Strauss, Hénaff et Anspach semble aussi révéler que toute circulation dépend forcément de quelque chose qui transcende l’existence et l’interaction de deux individus. Or, ce qui nous semble important de relever n’est pas tant que ces transactions visent l’édification d’un tout social – qu’en saurions-nous ? –, mais plutôt que leur pratique correspond à l’inscription de l’ordre politique et juridique au sein du corps social. Le jeu du don/contre-don en performe l’institution. Lorsque Cornelius Castoriadis met en garde : « Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y avoir un troisième terme pour briser ce face-à-face » (cité par Anspach, 2002 : 39) ; il semble, à l’instar de Lefort, manquer cette complexion caractéristique de l’échange, c’est-à-dire sa raison d’être : il n’y a pas d’échange sans institution.

Ce que semblent craindre Castoriadis et Lefort est la possibilité que les mécanismes du marché se substituent à la « lutte pour la reconnaissance ». Or, dans le marché, on n’observe pas moins que dans l’économie de dons l’opération des médiations fondatrices de tout ordre social et de toute société humaine – même si l’on est en présence de structures sociales où, pour reprendre Bourdieu, le capital économique ne se camoufle plus derrière une forme de capital symbolique et laisse toute la place à l’économie « économique », c’est-à-dire celle qui fait l’économie des « coûts de transaction » (2003 : 283) que représente la mise en scène spectaculaire ou ostentatoire de la prestation visant la reconnaissance des statuts et la reproduction des privilèges. Dans les économies marchandes, c’est la convention qui existe autour de la valeur de la monnaie qui assure cette fonction de médiation[6]. Ce ne peut être en effet que s’il y a consentement autour d’une unité de compte que les équivalences proposées dans les rapports marchands se présentent comme acceptables.

Là où Bourdieu insiste sur l’intervalle temporel entre les prestations, qui fait le caractère propre des économies de dons – un don rendu trop promptement signale l’ingratitude –, permettant à la société d’entretenir le mensonge autour de son caractère obligatoire et intéressé (p. 277-278), Hénaff n’hésite pas à tracer une simple translation des structures sociales de reconnaissance dans les rapports marchands. Le don a disparu comme « fait social total » parce que, avec la formation d’une autorité centrale englobant plusieurs groupes, il n’est plus nécessaire à ces groupes de marquer entre eux le partage des honneurs et du prestige, ceux-ci étant distribués d’en haut selon des nécessités propres à cette nouvelle forme d’autorité. Ce sont les lois et les institutions (juridiques, politiques et économiques) garanties par l’État qui remplacent le don rituel en tant que principe de médiation sociale, dépersonnalisant la domination en même temps que la reconnaissance. Ainsi, l’échange marchand n’est un rapport entre deux individus que dans la mesure où tous deux expriment leur confiance envers l’autorité capable de trancher les différends et d’assurer que chacun ait son dû. S’il n’y a plus matière à don dans nos sociétés, il peut y avoir lieu de se préoccuper de la réponse que l’on donnera à l’arrivée de nouveaux venus. Quels effets introduisent la délimitation et la formalisation du champ juridique sur les structures de l’endettement[7] ?

Émile Benveniste (1969) cite l’origine probable du sens d’inimitié qu’a fini par acquérir, dans la Rome ancienne, le terme hostis, qui référait initialement au double sens du mot « hôte » – celui qui reçoit et celui qui est reçu –, en désignant littéralement celui qui compensait un don par un contre-don. Lorsque s’érige l’entité plus large de la civitas, se substituant aux prestations réciproques comme instance de définition et de répartition des pouvoirs et des obligations, le membre de l’autre clan (devenu civitas), n’étant plus un éventuel partenaire d’échange, n’est plus qu’un ennemi en puissance. Le xenos grec subit un sort analogue : d’hôte, il passe à ne plus signifier que l’étranger, celui qui appartient à la polis rivale (Benveniste, 1969 : 87). Le don a ainsi pour fonction de rapprocher : celui qu’il touche n’est plus un étranger. Par-là, Hénaff (2002 : 197) conclut que la fonction du don devrait être d’« absorber » l’autre, alors que les ensembles politiques abstraits ne font que l’exclure. Le marché, de son côté, établit des rapports sans que le rapprochement ne soit requis. Ces nouvelles modalités de gestion des processus de reconnaissance procèdent, selon Hénaff, d’une adaptation à des circonstances nouvelles. Lorsque les communautés sont de plus en plus exposées les unes aux autres, « il faut inventer des procédures plus générales de reconnaissance réciproque : […] l’ordre du droit ou […] du marché ont été […] des réponses à ces difficultés » (Hénaff, 2002 : 198). On peut remarquer quel refoulement de l’interdépendance et des rapports personnels affecte le marché, entre tous les mécanismes d’apaisement ou de règlement de la conflictualité entre des individus ou des groupes rivaux, celui-ci n’exerce pas moins la même fonction anthropologique que le don : indiquer que son intention ne signifie pas partir en guerre et prévenir la possibilité que l’autre vienne en conquistador, en spoliateur. Or, si tel en est le motif conscient, nous allons voir que ce n’en est pas la raison d’être.

Dans tous ces cas de figure, nous remarquons qu’on ne prend jamais qu’à condition de devoir rendre, bien que dans le cas du don de reconnaissance, comme nous venons de le voir, on ne s’attend pas à ce que le bien, ou sa valeur, soit rendu tel quel ou en totalité. Ce qu’on attend toutefois du donataire est assurément une forme de respect et un défi à la hauteur de la prestation initiale. « On rend un don comme on rend un coup, non comme on rend un prêt », dit Hénaff (2002 : 187). Le don et son contre-don sont à la fois libres et obligatoires, mais ne sont le fait ni d’un rapport contractuel ni d’une obligation morale. S’il faut donner, c’est pour démontrer sa volonté d’établir une communauté[8]. Hénaff insiste :

La finalité du don n’est pas la chose donnée (qui capte l’attention de l’économiste), ni même le geste de don (qui fascine le moraliste), il est de créer l’alliance ou de la renouveler [sic]. Le don cérémoniel est relation : acte public sans quoi il n’est point de communauté ; rêver d’un don qui resterait ignoré, ce serait, du point de vue du don cérémoniel, rêver la mort de la reconnaissance réciproque.

p. 189

Que cette reconnaissance réciproque représente le premier motif du don, qu’elle importe plus que la chose et le geste, ne permet de croire ni en une éthique de la communauté ni en un sens de la justice ; elle révèle simplement le mode d’existence du groupe en tant que groupe, qui a pour condition de tempérer l’expression individuelle de la puissance et de détourner le désir particulier pour des objets vers la volonté commune de coopération. Il faut reconnaître au don, dit Lordon, la qualité d’avoir « des effets de solutions » : « Les profits symboliques du prestige, de la munificence ou de la vertu charitable par lesquels le groupe rémunère les comportements donateurs sont autant d’incitations affectives collectives propres à désarmer le mouvement antisocial de la pronation unilatérale, et à amener les individus aux comportements conformes aux réquisits de la persévérance collective. » (2011 : 7)

Si l’on donne, dans les économies du don, ce n’est pas que l’on reconnaisse la supériorité morale et politique du don entendu comme manifestation par excellence d’une subjectivité anti-utilitariste, c’est, dirait Bourdieu, que l’on se trouve dans un contexte social et économique où le don – gracieux, charitable, solidaire ou agonistique – représente la « seule chose à faire » (2003 : 280). Évidemment, si la possibilité pratique d’une disposition à l’altruisme et à la générosité était garantie, elle contribuerait sans doute à contrer l’effet corrosif de l’économie marchande sur les rapports que les humains entretiennent entre eux et avec la nature (Lordon, 2011 : 35). Pour Lordon, cependant, qui tente de liquider l’apport théorique du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (MAUSS), outre qu’elle ne repose sur aucune évidence sociologique, la proposition d’un paradigme anti-utilitariste ne parvient qu’à remplacer une hypothèse anthropologique par une autre : « récuser le monopole praxéologique de l’intérêt pour refaire toute sa place théorique au désintéressement ». Ce faisant, la critique de la société concurrentielle s’apparente à une « conclusion de morale », animée de l’« espérance en une ‘autre société’ et en d’‘autres rapports humains’ » (ibid.).

Loin de suggérer que le fond des affaires humaines soit économique au sens de l’utilitarisme libéral, L’intérêt souverain de Lordon (2011 : 45-49) propose de montrer l’économie pulsionnelle derrière toute institution d’une réciprocité. À en croire le soin méticuleux que l’on accorde, dans les sociétés qui pratiquent le don rituel, à encadrer l’obligation de recevoir, il semble que la possibilité qu’un individu qui cherche naturellement son utilité propre puisse prendre, c’est-à-dire s’emparer tout simplement des choses sans égard aux besoins d’autrui ou du groupe, ait dû représenter une terreur constante pour les sociétés archaïques. Toutes les modalités du don ne seraient qu’une sublimation de ce « prendre » premier, foncièrement antisocial. Ainsi leur caractère contraignant, destiné à signaler que, dans l’ordre de la « société civile », on ne peut prendre que ce qui nous est donné, révèle une certaine hypocrisie dans l’exigence de rendre, le plus souvent avec usure, qui accompagne toute prise de possession. C’est cette obligation qui nous a incitée à voir une dette là où Mauss, Lefort et Hénaff ne voyaient qu’institution symbolique.

Nous croyons plutôt, ainsi que Lordon, que le don et le contre-don seraient surévalués dans toute cette problématique, car c’est manifestement le « prendre » qui pose problème. C’est donc une anthropologie du « prendre » qu’il faudrait élaborer, soutient Lordon contre les chantres du don désintéressé et anti-utilitariste se réclamant de l’héritage de Mauss.

Envisager plutôt les pratiques de don « sur fond du primat de la persévérance dans l’être, dont les premières manifestations sont expansives, captatrices et prédatrices » (Lordon, 2011 : 60), c’est comprendre l’identité fondamentale du don et de l’endettement, et se disposer à envisager la multiplicité des formes possibles de l’intérêt. À en croire Anspach (2002 : 54), c’est de la nécessité de sortir d’un cycle de « réciprocité négative » (la structure de la vendetta), défense acharnée de ses biens, de son territoire, de ses ressources, contre un envahisseur aussi égocentré et aussi avide, que procède l’institution d’une « réciprocité positive ». Remplacer les coups, le meurtre et l’affrontement guerrier par le don, l’offrande et la rivalité somptuaires, voilà l’effort d’un groupe pour s’aménager une existence un peu moins inquiète. La proposition d’Anspach confirme la primauté du « prendre » sur tout instinct supposé du don.

Cette analyse ne prétend rien enlever à la beauté des gestes, pas plus qu’à l’effort des individus, au risque encouru, à la grandeur de l’espérance ou à la piété de celui ou celle qui « se donne en donnant », suivant l’« exigence de désigner et de reconnaître des interlocuteurs à qui offrir une réplique qui soit, comme dit Hénaff, à la hauteur des biens reçus » (2002 : 207). Elle contribue plutôt à révéler la nature du problème auquel répond l’institution du social et, dès lors, permet de qualifier la constitution affective spécifique à chacune des solutions qui sont apportées à ce problème. Autrement dit, elle contribue à évaluer la nature de l’intérêt à découvrir dans chacun de ces modes.

On pourra rétorquer : quand on échange des dons, cela peut bien être en vue de l’échange – chacun prolonge, consciemment ou non, l’effort du groupe pour se reproduire comme groupe –, mais quand on paie pour un bien, c’est forcément par volonté de l’acquérir pour soi. Or, il est pourtant permis de croire que, dans ce cas encore, ce soit d’abord l’échange que l’on vise. Débourser la valeur d’un bien à celui qui en fait l’offre représente l’acquittement d’une dette, mais cela en vertu de la seule confiance qui règne autour de l’institution du marché et de la valeur. Et tout se passe comme si cette confiance devait constamment être réaffirmée : n’est-ce pas ce que l’on fait chaque fois que l’on se prête au jeu du paiement comptant ou que l’on accepte que des frais soient portés à son compte en cas de paiement différé ? Si l’objet seul était visé, s’encombrerait-on de ce procédé ? Il s’agit donc bien de deux formes d’actualisation distinctes du même intéressement, mais non la condition d’une société authentiquement humaine, dans le cas du don, et le renfermement dans l’existence biologique, dans celui de l’échange marchand.

De tout ceci ressort que l’intérêt et la dette, dans la multiplicité de leurs actualisations sociales et historiques déterminées, contribuent à caractériser ce « tiers » au principe de toute société humaine ou de tout ordre symbolique, qui est la raison d’être véritable de toute contre-prestation, que celle-ci se présente comme don de reconnaissance ou comme l’acquittement d’une dette légalement contractée. Chacune des modalités d’endettement correspond au mode d’existence d’une totalité sociale comme son inscription spécifique. C’est pourquoi les structures de l’endettement révèlent les qualités des forces, leur affectation spécifique, à l’oeuvre dans chacune des formations historiques.

L’endettement primordial

On voit bien que l’idée d’un échange entre parties égalitaires qui contractent afin de satisfaire leurs besoins respectifs, quand elle n’est pas parfaitement étrangère aux sociétés qui pratiquent le don, y demeure tout à fait marginale. Si celle-ci prend au cours du monde moderne l’importance qu’on lui connaît, on peut faire l’hypothèse qu’alors l’idéal d’égalité exprime les structures et les affects propres à cette formation historique spécifique, à laquelle correspond une effectuation particulière de l’effort ou de l’élan vers « la persévérance dans l’être ». Ce sont donc des forces sociales, politiques et économiques, ainsi que leurs affections, que l’analyse des phénomènes d’endettement permet de mettre au jour, dès lors que l’on aperçoit, grâce au long détour par les différentes hypothèses autour de l’obligation de donner et de rendre, la fonction essentielle de ces phénomènes au coeur de tout processus anthropologique. Ainsi, il ne s’agit pas de récuser l’idée d’un « tiers » présidant à la constitution d’une totalité sociale et d’une réalité humaine, mais d’indiquer plutôt l’économie des forces que suppose cette nécessaire institution[9]. Nous suivrons ici Lordon (2011 : 76) pour qui le propre de toute formation sociale est de tendre à la verticalité : « Le social s’institue en propre quand les relations bilatérales cessent d’être immédiates et deviennent toutes, à un degré ou à un autre, médiatisées par la communauté. Ainsi le passage de l’interindividuel au social s’effectue-t-il par la sortie de l’horizontalité et l’institution du vertical. La société est une élévation[10]. » Le travail analytique que nous souhaitons poursuivre consiste à reconnaître, pour chacun des groupes en tant que forme d’existence spécifique, l’« intérêt à effectuer ses puissances et à les augmenter » (p. 44 ; c’est l’auteur qui souligne). Penser cette nécessité, plutôt que de l’acclamer ou de la décrier.

Pour ce faire, il faut mettre entre parenthèses l’attitude normative qui valorise tout comportement contribuant à préserver l’existence du groupe comme étant préférable à ce que Lordon nomme la « pronation » individualiste, quand toutes les évidences concourent à indiquer que le groupe n’est jamais qu’une effectuation sociale et historique déterminée de la même « source énergétique et volitive à l’origine de [tout] mouvement » (p. 44). Qu’il s’effectue comme économie de dons, comme société de marché ou à État, le fait social et ses officialisations institutionnelles n’est qu’une « euphémisation » (Bourdieu, 1980 : 188), ou qu’une codification, peu ou prou sophistiquée, du « prendre » par des forces déterminées. C’est ce qu’implique l’hypothèse de la primauté de l’intérêt et de la fonction anthropologique de l’endettement.

Marx et Nietzsche ont tous deux élaboré une propédeutique à cette analyse, en défendant, chacun à sa manière, l’hypothèse d’un fond économique aux phénomènes humains[11]. La constitution d’une totalité sociale dont les individus tirent leur identité essentielle représente la productivité de toute formation historique, et cette dernière se caractérise d’après l’usage que font de la somme des ressources énergétiques des corps fondamentalement occupés à se maintenir dans l’existence et à augmenter le degré de puissance dont ils sont affectés. Dans l’analyse de Marx, l’organisation sociale et politique résulte de la lutte pour le contrôle des forces productives ; dans celle de Nietzsche, elle survient à la suite du triomphe des forces réactives. Dans les deux cas est rejetée l’idée qu’à l’origine se pratiquent des échanges équitables, c’est-à-dire entre parties sinon égales, du moins contractant délibérément et dans une perspective de reconnaissance ou de bénéfice mutuel[12]. Selon ce postulat bien répandu au dix-neuvième siècle, si l’on s’assure que règnent les règles fondamentales de l’échange, telles qu’elles sont données dans la nature et découvertes par les penseurs du libéralisme économique, alors les bénéfices matériels qu’en tirent certains individus ne sont dus qu’à leur plus prodigieuse industriosité. La bonne conscience de gauche qui clamerait aujourd’hui, non sans raison, que certains rompent à leur avantage les règles de l’échange ou que des « intérêts » très puissants minent les structures démocratiques, doit son argumentaire à ce même postulat, à savoir qu’il existe un échange juste, équitable. En revanche, Marx et Nietzsche, proposent de penser la lutte très ancienne qui se joue entre diverses complexions de puissance, et dont les « solutions » sont données dans les différents régimes de règlement des prestations. Tous deux proposent de penser, sans le juger moralement, l’endettement qu’on peut qualifier de primordial.

Comme dit Lordon, « le don/contre-don n’est que le commencement d’une trajectoire historique qui va inventer bien d’autres mises en forme du prendre » (2011 : 47). De la triade « donner-recevoir-rendre » aux arrangements légaux destinés à protéger la propriété privée, on ne poursuit jamais qu’une fin : domestiquer l’attitude « pronative », c’est-à-dire interdire à des forces brutes de s’emparer de tout ce que requièrent l’affirmation et l’expansion de leur puissance propre. La détermination politique et juridique d’une société ne représente dans cette perspective qu’une précaution contre toute forme d’appropriation qui soit de nature à en mettre en péril la forme d’existence spécifique.

Contre le présupposé de l’égalité, le procédé analytique de Nietzsche donne à voir l’asymétrie originaire des rapports sociaux, qui se révèle dans un modèle très ancien de socialité – archétypique : le rapport créancier/débiteur (1964). Il écrit dans La généalogie de la morale que l’endettement ne constitue pas un contrat neutre auquel souscrivent deux parties, mais un rapport qui détermine le spectre des relations possibles entre ces parties. Le travail de la « nature vis-à-vis de l’homme », proclame l’auteur, est d’« élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses » (II, § 1 : 75). Autrement dit, savoir honorer une dette marque le trait fondateur de l’humanitude. « L’homme […] a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse. » (II, § 1 : 77 ; c’est l’auteur qui souligne) Nietzsche décrit la formidable ingéniosité mnémotechnique des sociétés humaines qui inscrivent la dette-faute à même les corps des individus.

Suivant une méthode distincte, mais parvenant à des conclusions comparables, Marx s’efforce de lire dans les structures de l’endettement le régime de production de subjectivité, lequel ne se situe pas dans une sphère morale autonome, comme on sait, mais au coeur même de l’organisation matérielle. Cet extrait des Manuscrits de 1844 expose l’inscription de la normativité de l’endettement au creux la chair vivante :

Dans le crédit, au lieu du métal et du papier, c’est l’homme lui-même qui devient le médiateur de l’échange, non pas en tant qu’homme, mais en tant qu’existence d’un capital et de ses intérêts. Dès lors, en quittant sa forme matérielle, le moyen de l’échange a sans doute fait un retour à l’homme et s’est réinstallé dans l’homme, mais uniquement parce que l’homme est lui-même jeté hors de soi et parce qu’il est devenu pour lui-même une forme matérielle. Ce n’est pas l’argent qui s’abolit dans l’homme au sein du système du crédit ; c’est l’homme lui-même qui se change en argent, autrement dit l’argent s’incarne en l’homme. L’individualité humaine, la morale humaine se transforment à la fois en article de commerce et en existence matérielle de l’argent. Au lieu de l’argent, du papier, c’est mon existence personnelle, ma chair et mon sang, ma vertu sociale et ma réputation sociale qui sont la matière, le corps de l’esprit-argent. Le crédit taille la valeur monétaire non pas dans l’argent, mais dans la chair humaine, dans le coeur humain.

Marx, 1968b : 21 ; c’est l’auteur qui souligne

Or, de l’observation de cette cruauté qui opère sous les formes policées de la morale et du droit, il n’y a pas lieu de croire que l’on tienne la nature de l’endettement. Il faut se garder de prendre un symptôme pour l’élément pathogène. À y regarder de plus près, ni chez Marx ni chez Nietzsche il n’est d’abord question d’endettement. Le diagnostic porte sur le processus de concentration et d’accumulation du pouvoir et des capitaux, que trahissent les structures de l’endettement des sociétés de marché et à État[13]. Pour Nietzsche, la première évidence du triomphe des forces réactives sur la volonté de vie est la domestication, le commencement de la forme « homme », où s’enracine la pensée, foncièrement calculatrice, échangiste, évaluatrice ; la morale de la dette étant l’opérateur de la production anthropologique.

Le sentiment du devoir, de l’obligation personnelle a tiré son origine […] des plus anciennes et des plus primitives relations entre individus, les relations entre acheteur et vendeur, entre créancier et débiteur : ici la personne s’opposa pour la première fois à la personne, se mesura de personne à personne. On n’a pas trouvé de degré de civilisation, si rudimentaire soit-il, où l’on ne remarquât déjà quelque chose de la nature de ces relations. Fixer des prix, estimer des valeurs, imaginer des équivalents, échanger – tout cela a préoccupé à un tel point la pensée primitive de l’homme qu’en un certain sens ce fut la pensée même : c’est ici que la plus ancienne espèce de sagacité a appris à s’exercer, c’est ici encore que l’on pourrait soupçonner le premier germe de l’orgueil humain, son sentiment de supériorité sur les autres animaux. Peut-être le mot allemand « Mensch » (manas) exprime-t-il encore quelque chose de ce sentiment de dignité : l’homme se désigne comme l’être qui estime des valeurs, qui apprécie et évalue, comme « l’animal estimateur par excellence ». L’achat et la vente avec leurs corollaires psychologiques sont antérieurs même aux origines de n’importe quelle organisation sociale : de la forme la plus rudimentaire de droit personnel, le sentiment naissant de l’échange, du contrat de la dette, du droit, de l’obligation, de la compensation s’est transporté après coup sur les complexions sociales les plus primitives et les plus grossières (dans leurs rapports avec des complexions semblables), en même temps que l’habitude de comparer puissance à puissance, de les mesurer et de les calculer. L’oeil s’était dès lors accommodé à cette perspective : et avec le pesant esprit de suite propre au cerveau de l’homme primitif qu’il est difficile de mettre en branle, mais qui poursuit impitoyablement la direction une fois prise, on arrive bientôt à la grande généralisation : « toute chose a son prix, tout peut être payé ». – Ce fut le canon moral de la justice, le plus ancien et le plus naïf, le commencement de toute « bonté », de toute « équité », de tout « bon vouloir », de toute « objectivité » sur la terre.

II, § 8 : 96-98

Le travail du philosophe consiste à donner à lire ce qu’il en a coûté à l’humain de développer ces « choses ténébreuses » (II, § 4 : 84) que ses instincts calculateurs et ainsi d’évaluer l’économie affective derrière la morale et son langage : le sentiment de culpabilité, la mauvaise conscience, les idéaux ascétiques. Il n’est pas innocent que dans ce récit étiologique de Nietzsche le christianisme assure à ce tournant un caractère si radical : non seulement la dette y devient infinie, mais elle y est intériorisée. L’endettement ne correspond plus aux conditions extérieures des individus ; l’affranchissement dépend de la grâce[14]. Ce moment initie le passage d’une situation d’endettement réel, ponctuel et « fini », à une situation de dette existentielle, qui ne peut être rachetée, « effroyable et paradoxal expédient », que par le sacrifice du créancier lui-même : « Dieu lui-même s’offrant en sacrifice pour payer les dettes de l’homme » (II, § 21 : 132). Nietzsche s’avère sans doute le meilleur interprète de la version chrétienne d’une « théorie de la dette existentielle », dont toutes les grandes civilisations offrent apparemment leur variante[15].

Dans ces passages de La généalogie de la morale, il ressort que Nietzsche ne cherche pas à établir un principe ontologique, mais à témoigner du passage aux sociétés organisées et à la constitution des empires. Ce n’est pas l’attribut de la vie d’asservir par « contrats de dette », mais celui des formes d’autorité qui naissent des formations sociales, même les plus « grossières » ou « primitives ». Il est donc permis de croire que si les banques, les agences de notation et leurs crises financières appartiennent intimement à notre mode d’existence civilisationnel, ces « ténébreux » outils d’administration du vivant n’épuisent pas les effectuations possibles de l’intérêt. Or, puisque, comme nous l’avons établi en discutant la fonction essentielle des systèmes de contre-prestation au coeur de tout procès d’institution sociale, l’endettement relève d’une nécessité anthropologique, alors la question ne peut être que de savoir ce qui conditionne une telle anthropologie. Quelles sont les forces qui tiennent pour leur intérêt propre l’idée que « tout puisse être payé », demanderons-nous à présent ? Comment de telles puissances sont-elles constituées affectivement ?

L’utilité de l’endettement

Lorsque Graeber (2013 : 98) relate cette histoire du chasseur inuit qui, de retour au camp, distribue son gibier à ceux qu’il y trouve et rétorque à un visiteur rempli de gratitude : « avec les mercis on fait des esclaves », il affirme que certaines choses, parfois, n’ont pas de « prix », qu’elles ne peuvent pas, ou en tout cas ne devraient pas « être payées », même de cette rétribution symbolique qui s’exprime dans un mot de reconnaissance. On peut toutefois tenter d’autres interprétations de cette parole.

L’anthropologue exclut d’emblée que derrière cette modestie, réelle ou simulée, se profile le refoulement de l’interdépendance que l’on trouve dans le mythe fondateur du libéralisme : celui d’une société civile formée d’individus autonomes et sans obligations mutuelles. Le refus de la réciproque qu’oppose le chasseur n’a rien de comparable avec l’exigence de paiement comptant destinée à assurer que chacun soit quitte avant de pouvoir mettre un terme au rapport social. Il ne se rapporte pas davantage à une affirmation plus radicale du principe d’égalité, qui se manifesterait ici en posant comme illégitime une requête de paiement pour des denrées de première nécessité. En faisant de l’endettement primordial l’opérateur de toute production anthropologique, nous suggérons plutôt que l’ensemble des transferts matériels et symboliques dont une société se compose tirent leur origine d’une seule détermination fondamentale de ce en quoi consiste l’intérêt que possède cette forme d’existence à préserver et à augmenter la puissance qu’elle peut effectuer. Il n’est donc pas permis d’isoler les besoins qu’on pourrait dire « de base », pour la satisfaction desquels la gratuité ou une contrepartie « équitable » serait de mise – ainsi du « à chacun selon ses besoins » –, de ceux qui seraient d’origine sociale, politique ou religieuse, et pour lesquels d’autres modes de règlement pourraient être instaurés, conformément à une conception déterminée de la justice. La « générosité » du chasseur ne peut être qu’une actualisation du même intérêt fondamental, mais non l’effet d’une conception de ce que sont les besoins de chacun et de la manière dont il convient les satisfaire.

Ces hypothèses d’interprétation – refoulement ou affirmation de l’interdépendance – succombent toutes deux à la fiction qui fait de l’économie une sphère rationnelle et autonome par rapport aux autres manifestations de la réalité humaine, conception que Bourdieu critiquait aussi bien comme étant fondée sur la fausse dichotomie entre passion et intérêt (2003 : 283). Or, ces hypothèses subordonnent l’économie à ce que le mode d’existence politico-juridique propre à la formation historique bourgeoise-industrielle a conçu comme conditions naturelles de l’acquisition. Il ne faut pas se méprendre sur l’idéal d’égalité dont l’économie politique moderne a fait l’éloge continu, comme sa critique, d’ailleurs, celle-ci avec un zèle renouvelé. Contre le préjugé tenace voulant que la raison d’être des formes ou des institutions en soit la cause finale, Nietzsche soutient que l’origine du droit n’est pas la fin en vue de laquelle il s’établit (II, § 12 : 107-108). En l’occurrence, cela signifie que le droit moderne ne serait pas l’expression de la dignité humaine universelle, mais avant tout celle d’un certain degré de puissance, c’est-à-dire que la raison d’être en serait une certaine affection de la volonté de vie imposant ses besoins matériels, qui consistent ici en l’égalité de toutes les volontés, en droit et en puissance. Voilà le principe qui a fondé la toute-puissance de l’État – on voit donc que pour affranchir toute source d’autorité de la transcendance, la souveraineté démocratique n’est pas moins un principe « d’élévation » (Lordon, 2015 : 55-77).

Faire crédit permet d’exercer la domination, croit-on après avoir lu La généalogie de la morale, en vertu de ce canon de la justice qui prescrit la rétribution de toute prestation, auquel on réaffirme son consentement chaque fois que l’on prononce le mot magique : « merci », « thank you », « gracias », « obrigado » : « je vous suis obligé ». Il est vrai qu’acquiescer à cette obligation, même en la maquillant d’un idéal de mutualisme ou de coopération, c’est avaliser le mode d’élévation propre à une certaine production anthropologique – celui des sociétés à État – où Nietzsche observe la création « d’unités de domination toujours plus grandes » (II, § 11 : 106-107 ; c’est lui qui souligne). Mais son analyse ne donne pas à entendre que l’on puisse se soustraire à cette dynamique en proclamant simplement la gratuité de ses dons ou, à tout le moins, leur qualité anti-utilitariste telle que révélée par la destruction en potlatch. Au contraire, en proposant de penser l’asymétrie primordiale et la primauté de l’endettement, il donne à méditer ce en quoi consiste l’intérêt de celui qui distribue avec prodigalité mais préférerait qu’on l’oublie immédiatement. Il en fournit un principe d’évaluation qui ne soit pas normatif.

Pour rendre compte de cette « grâce » que son auteur ne voudrait voir interprétée ni comme effort d’asservir ou de fidéliser le donataire, ni comme cette abnégation vertueuse qui impose la discrétion, il reste encore l’hypothèse du « don pur », ce don qui ne laisse pas même s’insinuer le sentiment d’avoir accompli un acte généreux, rétribution narcissique de l’autosatisfaction. Quel degré de puissance exprime cette disposition hétéronomique[16] ? Et puisqu’elle engendre encore une dette, celle-ci tenant d’une nécessité anthropologique, de quelle nature cette dette peut-elle être ?

Si le protagoniste du récit n’ignore pas quel chasseur exceptionnel il est, et semble l’assumer tout à fait franchement, le prestige et l’autorité qu’on lui prête ne semblent guère lui représenter grand attrait. Bien plus utile, en effet, doit lui apparaître la possibilité d’être surpassé ou impressionné à son tour. « L’idéal, dit Mauss, serait de donner un potlatch et qu’il ne fût pas rendu. » (1950 : 212, note 2) L’idéal, dit autrement, serait qu’on ne cède pas à cette tendance, propre à toute forme d’existence sociale, qui consiste à reconnaître le prestige en l’honorant. « Avec les mercis on fait des esclaves » suggère toutefois moins une résistance ouverte contre la « verticalisation » caractéristique de tout procès de civilisation, qu’une connaissance de ce que cette tendance peut avoir d’antiéconomique pour les formes d’existence qui s’y produisent. Autrement dit, il se peut que le chasseur refuse d’accumuler les honneurs puisque cela ne sert pas son « utilité propre ».

Ce qu’appelle le don pur, ce pourrait être plutôt une existence également capable de don pur. Ainsi peut-on comprendre la raison pour laquelle il s’impatiente devant celui qui vénère sa grande qualité de chasseur au point de s’en déclarer l’obligé. Ce qu’un aussi libre personnage attend de son créditeur[17], c’est qu’il se constitue lui aussi comme être désirant occupé à augmenter la puissance de son action et l’envergure de son désir. Pour penser le mode de cette relation où ce que l’on se doit l’un à l’autre est de devenir, de se défier, voire éventuellement de s’opposer, Lordon, en spinoziste, propose un « utilitarisme de la puissance ». Selon cette philosophie, l’intérêt essentiel et indéterminé peut s’actualiser dans des formes de don aussi opposées au marché et à l’État qu’à ces mises en forme cérémonielles où la communauté trouve sa condition primordiale ; mais ceux à qui on promet le remboursement ou la rétribution en leur disant « merci » tendent à reproduire de telles formations. Spinoza semblait bien connaître cette inclination. Il écrit :

L’homme libre s’emploie à s’attacher d’amitié tous les autres hommes […], et, non pas à rendre aux hommes les bienfaits qu’ils jugent égaux d’après leur affect, mais à se conduire, ainsi que tous les autres, selon le libre jugement de la raison, et à ne faire que les choses qu’il sait lui-même être premières : donc, l’homme libre, pour n’être pas haï des ignorants, et pour ne pas déférer à leur appétit mais à la seule raison, s’efforcera autant qu’il peut décliner leurs bienfaits.

1999 : IV, § 70, p. 449-451

En vertu d’un étrange investissement affectif qui a aussi été démontré par Étienne de La Boétie (1983), ceux à qui l’on rend des bienfaits deviennent objectivement des maîtres. La servitude volontaire consiste à désirer la créance d’un être que l’on place au-dessus. Désirer l’existence de celui ou de celle à l’endroit de qui on n’aurait aucune dette, de celui ou celle à qui il faut au contraire faire crédit, voilà qui est le fait d’une bien plus grande complexion de puissance.

Conclusion

La littérature sur le don, que l’on doit en partie aux sociologues du MAUSS, prend soin de distinguer la largesse et la libéralité du don qui procède d’un souci pour le donataire. Pour Jacques T. Godbout (2000), ce n’est que lorsqu’on ne méconnaît plus la précarité de celui ou celle qui reçoit que survient le don. Alors la reddition n’est pas niée ou refusée, mais différée, oubliée. Nous avons vu que ce n’était pas là l’objet de Mauss, ainsi notre interprétation des économies de dons a insisté sur le principe d’endettement qui semblait plutôt les organiser. Ceux qui verraient dans ce phénomène sociologique l’authentique « esprit du don » commettraient l’erreur de croire que cet « oubli » tienne du désintéressement (Lordon, 2011 : 16). Nous avons plutôt proposé que même le « don pur » ne laisse pas d’être intéressé, voire qu’il endette malgré lui, car il dispose le donateur à recevoir l’autre, dont il veut, précisément, l’existence. Désirer l’existence de l’autre, c’est, selon Spinoza, le fait de la constitution affective la plus puissante et la plus libre, car c’est se déterminer d’après ce qui est absolument, incontestablement, le plus utile, ce qui représente l’intérêt le plus essentiel à toute existence humaine : l’existence d’autres humains (1999 : IV, § 24 : p. 377).

On se rend aveugle à cet intérêt fondamental si l’on s’entête à refuser de penser la nécessité des rapports d’endettement. Ce refus repose la plupart du temps sur deux conceptions distinctes qui recèlent pourtant la même nostalgie d’une forme idéale de la vie sociale. Dans un premier cas, on se réfère au principe de l’égalité pour dénoncer les prêts par trop « intéressés » ; dans un second, on se débat au nom d’un « tiers paradigme » contre toute idée d’intérêt parce qu’on s’inquiète des débordements actuels de l’utilitarisme économique. Nous avons tenté de restituer l’interprétation socialement et historiquement déterminée de l’intérêt qui est à l’oeuvre dans ces argumentaires, mais cet effort ne représente qu’un tout petit pas dans la direction de l’analyse des structures de l’endettement.

Il ne serait pas inintéressant, en vue d’une étude de la subjectivation néo-libérale, qui semble fonctionner d’après une modulatoire complexe de « contrats de dette », de partir de tout ce qui conditionne, moralement et juridiquement, au paiement comptant et immédiat d’une valeur équivalente. Si toutes les fonctions qui participent de la morale de la dette – la mesure, l’évaluation, le calcul – sont immédiatement celles qu’assume la monnaie, en tant qu’unité de compte, abstraite et universelle, on peut croire que la monnaie représente un facteur clé de la composition des puissances politiques et juridiques. Ce serait avant tout la monnaie qui ferait d’un simple différentiel entre deux degrés de puissance un système d’asservissement permanent, de dépouillement continu et de violation systématique. La monnaie assurerait l’actualisation de l’intérêt sous ce mode spoliateur.

Réservant pour plus tard l’étude de la fonction de la monnaie au coeur des rapports humains, nous avons fait ici l’hypothèse, plus fondamentale, que l’endettement n’engendre ce type de rapport qu’à la faveur de l’investissement affectif qui se fait jour dans le mode de la reconnaissance. Il est alors apparu que seule une compréhension de cet investissement permettrait de réfléchir aux conditions d’une politique de l’endettement. Analyser la composition affective des rapports d’endettement contribue à rendre visible la violence qu’ils renferment, dans l’optique de pouvoir lutter contre elle. De tels rapports ne s’abolissent pas, ils s’éprouvent et se pensent.