Abstracts
Résumé
L’article analyse certaines « dérives racistes » survenues au Canada anglais depuis le référendum de 1995. À partir d’une sélection d’articles de la presse anglo-canadienne et à travers l’examen de plusieurs « événements » médiatisés (« affaires » Rakoff, Lawrence Martin, Diane Francis, Gerry Weiner, David Levine), l’analyse indique comment les discours « marginalisés » ont franchi plusieurs « paliers » du racisme (Wieviorka, 1991), en faisant place à une opinion un peu plus systématique dans le « Reste du Canada » et à une violence verbale suffisamment répétitive pour que le problème ne soit plus jugé secondaire. Dans un cas particulier, celui de « l’affaire Levine », le racisme est même devenu un principe d’action et de mobilisation atteignant plusieurs milieux (journalistique, politique, populaire). Afin d’illustrer à la fois l’extension, la banalisation et la légitimation d’un certain discours raciste (qui fait usage d’arguments universalistes à des fins de délégitimation de « l’Autre »), l’analyse fait ressortir les liens entre discours et théories à la lumière des travaux scientifiques récents qui définissent la structure, les éléments de discours et les mécanismes de production du racisme.
Abstract
This article analyses, from a selection of newspaper articles, some “racist accusations” that were expressed in English Canada since the 1995 referendum. Examining several events in the media (“cases” Rakoff, Lawrence Martin, Diane Francis, Gerry Weiner, David Levine…), this analysis shows how marginalized discourses went through several stages of racism (Wieviorka, 1991), leading to a slightly more systematic racist opinion within the “Rest of Canada” and to a verbal violence that occurs often enough that the problem can no longer be considered secondary. In a particular case (Levine case), racism even became a principle for action and mobilization which reached several (journalistic, political, popular) spheres of society. To illustrate the spread, the banalization and the legitimization of a certain racist discourse (which uses universal arguments to delegitimize the “Other”), the analysis emphasizes the link between discourse and theory in light of recent scientific works which define the structure, the discursive elements and the mechanisms for the production of racism.
Article body
Introduction
À peu près toutes les représentations nationales comportent deux fondements, qui agissent comme deux faces en tension l’une avec l’autre : une certaine dose d’universalisme, fondée sur la Raison et sur l’idée d’un contrat civique, et une dose d’ethnicisme, voire même de « tribalisme », qui s’appuie sur un ancrage historique et sur la conviction d’une culture commune. Ces deux faces en tension ne sont pas toujours en équilibre : certaines conditions socio-historiques, certains événements favorisent leur renversement ou leur combat et permettent à l’une des faces de prédominer sur l’autre. Au Canada, c’est au sein des rapports de concurrence entre deux visions « nationales » que la tension entre les deux faces est constamment réactivée.
En effet, si les visions nationales canadienne et québécoise ont parallèlement cheminé vers une autodéfinition de plus en plus civique, contractuelle, pluraliste et inclusive[1], les rapports politiques entre les Québécois eux-mêmes et entre les Québécois et les autres Canadiens[2] demeurent imprégnés d’une conception essentialiste du « Nous » et de « l’Autre ». À travers la sélection d’éléments historiques, souvent réifiés, une construction mythique de la nation et de « l’Autre » s’est constituée et reste agissante au sein des rapports entre les deux solitudes. À la suite de négociations constitutionnelles ou de référendums, la concurrence[3] politique entre les deux ambitions universalistes met souvent à jour une décomposition des idéaux universalistes en discours idéologiques ethnicisants. Ce renversement s’appuie sur les sentiments d’échec et de peur qui motivent une volonté de promouvoir, de légitimer et de justifier une certaine vision politicoinstitutionnelle : d’un côté, le projet « universaliste » de souveraineté du Québec aurait été miné par « des votes ethniques » et par « l’argent » (Jacques Parizeau) et de l’autre côté, le fédéralisme canadien serait plus universaliste, plus garant des droits individuels (donc moralement « supérieur ») que le « projet québécois » – porté par une minorité ethnique « comme les autres »[4]. De part et d’autre, les ethniques sont toujours des minoritaires et le projet universaliste (ou civique) est toujours celui des majoritaires.
Nul besoin de faire une revue exhaustive des coupures de presse depuis 1995 pour constater à la fois le ton alarmiste et la multiplication dans les médias anglophones de « dérives ethnicisantes », voire même racisantes, à l’égard du Québec, des Québécois, de Lucien Bouchard et du gouvernement souverainiste, dérives visiblement fondées sur la peur d’une destruction du Canada[5]. Sont-elles représentatives de l’état de l’opinion publique anglo-canadienne, moins divisée politiquement que celle du Québec ? Il serait difficile d’en mesurer l’étendue sans une étude pointue. Cependant, ces dérives participent d’un climat de tension et font assurément les délices des médias par leur caractère excessif. Un journaliste du Globe and Mail interrogé sur la biographie de Lucien Bouchard par Lawrence Martin, parlait à l’émission Le Point (11 septembre 1997) d’une véritable « psychose de l’unité nationale » au Canada anglais, qui a atteint des sommets avec « l’affaire David Levine » au printemps 1998. Comment cette « psychose » est-elle survenue ? Si les résultats du référendum n’expliquent pas à eux seuls les excès de langage, ils ont sans doute favorisé leur éclosion et renforcé une certaine fusion, au Canada anglais, entre l’image du Québec et celle du mouvement souverainiste. Faut-il s’en étonner, alors qu’environ 60 % des francophones du Québec ont voté en faveur de la souveraineté lors du dernier référendum ? L’effet du référendum aura été de rendre la menace de « démembrement » du Canada non seulement plus palpable pour le Canada anglais, mais aussi plus généralisable à l’ensemble d’une population : les Québécois. Ce glissement n’est pas négligeable.
Si ces dérives s’étaient jusqu’ici limitées à quelques préjugés extrémistes – généralement marginalisés par les médias – d’un Mordecai Richler, d’un Mel Hurtig[6] ou d’un Howard Galganov[7], elles proviennent depuis quelques mois de plusieurs autres sources : du Dr Vivian Rakoff, le « plus éminent psychiatre » selon le Globe and Mail (23 août 1997), qui a dressé un profil psychologique à distance de Lucien Bouchard ; du journaliste Lawrence Martin, dans sa biographie de L. Bouchard ; d’un ancien ministre fédéral de l’Immigration, Gerry Weiner, qui fait de la langue française un critère raciste de sélection des immigrants pour créer une « enclave ethnocentrique francophone » ; des éditoriaux de Diane Francis au Financial Post ; du mensuel Saturday Night et ses articles-chocs sur les « neurones » de Lucien Bouchard ; d’un autre ancien ministre fédéral, Doug Young, qui veut renvoyer les « immigrants » souverainistes « chez eux » ; du Parti réformiste durant sa dernière campagne électorale contre les chefs politiques québécois ; des propos et des manifestations populistes de certains citoyens d’Ottawa lors de « l’affaire Levine », d’ailleurs appuyés par certains politiciens (dont Mike Harris), sans compter la « nazification » des souverainistes par l’intermédiaire de l’internet ou les « lettres aux lecteurs » et les blagues racistes de Howard Stern sur les francophones à la station de radio CHOM-FM de Montréal, qui contribuent à la banalisation du racisme[8].
Dans cet article, j’analyse quelques-uns de ces « dérapages ethnicisants » à l’égard du Québec, et ce, à partir d’une sélection d’articles issus des médias anglophones et de quelques explications théoriques contemporaines du racisme. Quatre événements, qui se suivent chronologiquement et illustrent l’extension et l’aggravation du discours raciste, font l’objet de l’analyse : le cas de Gerry Weiner (et Doug Young, plus indirectement) chez les politiciens ; « l’affaire Rakoff » chez les « experts » ; les cas Lawrence Martin et Diane Francis chez les journalistes et enfin, « l’affaire Levine » qui a mobilisé journalistes, politiciens et simples citoyens. Comme nous l’expliquons plus loin, ces « affaires » illustrent le passage à des niveaux de racisme plus formels, donc plus inquiétants. Écrit au printemps 1998, cet article ne couvre évidemment pas l’ensemble des événements survenus au cours de la période 1995-1998. En outre, il n’a ni l’intention d’adopter une position politique [9], ni la prétention d’analyser l’ensemble des tendances au sein du monde intellectuel anglo-canadien ou de la presse hors Québec, en s’appuyant sur une revue exhaustive d’écrits de différentes natures[10]. Il veut simplement souligner que certaines dérives ethnicistes, voire racistes, ont occupé un espace public de plus en plus large depuis le référendum de 1995 et ce, sans faire l’objet de critiques ou de condamnations suffisamment marquées et répétitives par les médias anglo-canadiens ou les politiciens. Parce qu’elles participent à la construction mythique de l’Autre, ces dérives doivent être analysées en établissant les liens qui existent entre discours et théories racistes, à la lumière des travaux récents qui définissent la structure, les éléments de discours et les mécanismes du racisme.
En reprenant les dérives qui paraissent les plus excessives, ne jouons-nous pas le jeu même des médias ? Ce risque existe certes, mais faut-il rappeler que le discours raciste commence d’abord par occuper des espaces marginaux avant d’exercer sa montée ou, en d’autres mots, sa banalisation ? Au Canada, les dérives semblent avoir franchi en quelques mois plusieurs niveaux du racisme[11]. En effet, les discours marginaux ont fait place à une opinion plus systématique dans le « reste du Canada » et à une violence verbale suffisamment répétitive pour que le problème ne soit plus jugé secondaire[12]. Dans « l’affaire Levine », le racisme est même devenu un principe d’action et de mobilisation chez une partie de la population, pour être ensuite légitimé par quelques politiciens. Or, les dangers qui guettent la décomposition des idéaux universalistes en discours racisants sont, d’abord, la banalisation du racisme dans les discours populaires, ensuite, sa fixation sur des identités « irréductibles » et, enfin, son usage en tant qu’« arme politique »[13].
Le racisme et ses métaphores
Comme les champignons dans les sous-bois, les idéologies qui paraissent le plus définitivement enterrées sont toujours prêtes à réapparaitre à la moindre averse […]. La principale différence entre les idéologies et les champignons est que les premières réapparaissent toujours sous des formes inédites. Pareto l’avait clairement vu : une idée ancienne et discréditée doit, pour s’imposer à nouveau, subir d’abord une métamorphose. Car il faut qu’elle puisse facilement être perçue comme une idée nouvelle.
Raymond Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 283
Les principaux écrits théoriques sur le racisme ont montré que le discours raciste « classique » possédait une certaine structure : au-delà de porter accusation, il prétendait d’abord faire système (reposant sur une « théorisation scientifique »), puis constituer une représentation générale (doctrine) s’appuyant sur une « volonté de persuasion » qui visait la promotion d’un ordre politique (une idéologie)[14]. Les trois niveaux impliquent des éléments qui se sont plus ou moins amalgamés sous certaines conditions socio-historiques. La théorisation raciste s’appuyait sur l’idée de l’existence de « races » ou de différences biologiques significatives. La doctrine y ajoutait une hiérarchisation, en introduisant l’idée d’une supériorité à la fois psychologique, culturelle, sociale et politique de certaines « races ». L’idéologie a constitué l’arme politique de persuasion, ajoutant aux autres éléments l’explication et la justification d’une domination ou des privilèges des « races supérieures ».
Mais les auteurs contemporains s’entendent pour dire que le racisme au sens strict, c’est-à-dire l’accusation biologique, largement délégitimée au cours du XXe siècle, n’est plus l’essentiel du racisme. Aujourd’hui, des différences de culture, de langues, de moeurs, de modes de vie, réelles ou imaginaires, sont facilement (et largement) naturalisées pour jouer le rôle de « race » [15]. Plus encore, la notion d’ethnie serait une nouvelle façon, d’apparence plus légitime, de nommer la « race »[16]. Dans le même sens, la célèbre définition de Memmi, reprise par l’Encyclopaedia universalis et par l’Unesco, fait du racisme « la (dé)valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression ». Le racisme est « une argumentation réactionnelle », une « projection, mythique et rationalisante à partir d’une expérience vécue[17] », une explication et une justification[18] appuyées sur un « soubassement émotionnel[19] ».
Certains auteurs parlent aujourd’hui d’un « néo-racisme » contemporain, d’abord en raison de ses métamorphoses idéologiques (ses critères de base) puis de celles de ses modes discursifs de racisation (l’implicite, l’indirect, le sous-entendu)[20]. En d’autres mots, ce néoracisme aurait exercé un déplacement de la race vers la culture, et del’inégalité vers la différence (l’identité culturelle « authentique », la supériorité de la culture dominante « universaliste », le particularisme des Autres qu’ils voudraient « imposer » aux majoritaires), et ne pouvant plus s’afficher légitimement, il se manifeste sur un mode symbolique et plus indirect. Ses manifestations dans les discours populaires illustrent bien ces nouveaux usages : il se définit comme une réaction « normale » de citoyens en état de légitime défense contre l’imposition par les minoritaires de cultures « inassimilables » qui décomposeraient les « acquis » de l’histoire, l’ordre des choses, l’identité nationale ou son unité présumée. Sous le couvert d’une conviction mythifiée, celle de l’universalisme de la nation pluraliste et volontariste, incarnée par les valeurs et les institutions (notamment), le néoracisme fait de ces citoyens exaspérés les victimes d’une « agression » et trouve ses justifications dans des arguments « irréprochables », puisés à même la conception contractuelle et volontariste de la nation.
Mais malgré ses métamorphoses, la structure fondamentale du racisme, tout comme la fonction ou le mécanisme qui la sous-tendent, restent inchangés. Il comporte toujours deux grandes logiques analytiques, la différenciation et l’infériorisation (dont l’association produit le racisme)[21], une fonction de balisage et de légitimation d’une dominance[22], un certain nombre d’éléments plus ou moins activés (le mythe national, les éléments de l’histoire, l’image négative de l’Autre) et la possibilité de nombreux usages (la généralisation, la diabolisation, l’essentialisation, l’agression, la menace, la sujétion ou la destruction de l’Autre, la défense des privilèges et l’autopersuasion du dominant). Il conserve sa structure fondamentale, qui se manifeste par des formes différentes, que l’analyse doit rendre saillantes : celle de « l’idéologie quotidienne » (ou perception populaire), c’est-à-dire une forme spontanée fondée sur la présomption d’homogénéité du groupe « national » ; celle des pratiques politiques, c’est-à-dire l’explication politique fondée sur l’idée de différence, réelle ou supposée ; et une expression plus formalisée de l’idéologie raciste, qui renvoie au système juridique[23]. Dans leur forme les plus courantes et « spontanées », les métamorphoses idéologiques du racisme contemporain auraient permis à la catégorisation raciste de base de ne plus s’exprimer par une hiérarchisation des « races », mais selon des critères à l’apparence plus « légitime » (les « assimilables » contre les « inassimilables »), rationalisés sur un mode culturel. Dans sa forme politique, cette nouvelle catégorisation serait légitimée davantage à partir de l’idéologie pluraliste, fondée sur la diversité des cultures, plutôt qu’à partir de l’idéologie raciste classique[24]. Par une sorte de retournement, certains arguments universalistes « irréprochables » seraient utilisés pour dénoncer les « particularismes » des minoritaires. Enfin, dans sa forme la plus formalisée, une différence supposée ou réelle deviendrait une catégorie du droit ou du non-droit (par ex. l’État nazi, l’Apartheid…).
En d’autres mots, le phénomène peut atteindre différents niveaux (ou « paliers ») sous certaines conditions socio-historiques, passant d’espaces marginaux à des espaces plus formalisés[25]. Wieviorka parle de quatre niveaux de racisme (infraracisme, racisme éclaté, racisme politique et racisme total ou d’État) pour illustrer le processus de cristallisation politique du phénomène. Au niveau le plus faible (l’infraracisme), les diverses expressions du racisme (préjugés, rumeurs, violence) sont diffuses, très localisées, marginalisées et sans unité. Au deuxième niveau (racisme éclaté), le phénomène est plus affirmé dans les sondages d’opinion, la violence des groupes d’extrême-droite est plus organisée, la discrimination et la ségrégation sont plus visibles dans l’espace urbain, mais sans que ces formes ne soient unifiées en pénétrant le débat politique. Ce n’est qu’au troisième niveau (racisme politique ou institutionnel) que s’exerce une cristallisation plus poussée du racisme. Les idées racistes pénètrent les institutions et le débat politique, souvent par l’intermédiaire d’un parti politique qui les inscrit dans ses projets, les « oriente » et « en capitalise les affects »[26].
Les idées racistes ne sont plus le fait de groupes marginaux, mais imprègnent la vie politique, obligeant les acteurs à en débattre. Enfin, au quatrième niveau, le racisme est « total » et atteint les sommets de l’État. La doctrine raciste commande alors l’organisation de l’État, ses programmes et le système juridique.
Aujourd’hui, presque toutes les formes les plus formalisées du racisme sont amoindries ou disparues et, à l’exception de quelques groupes ou formations politiques marginalisés, à peu près personne ne s’affiche ouvertement comme raciste, du moins sur le plan philosophique ou doctrinaire. Personne ne veut porter l’étiquette, même pas ceux qui justifient et rationalisent leurs discours ou leurs attitudes lorsqu’ils refusent la location d’un logement à un Noir, défendent la vertu de leur fille ou l’intégrité de la « nation ». Cependant, le racisme reste un fait social, une « explication commode », « une espèce de solution à des problèmes réels », une composante souvent présente dans la fabrication des idéologies issues des rapports de force et des institutions[27]. Le pouvoir de persuasion d’une idéologie – définie comme un ensemble d’idées qui prétendent être les clés de l’histoire ou expliquer des tendances entières de l’histoire – n’apparaît pas spontanément : il n’est possible qu’à condition de faire appel soit aux expériences, soit aux désirs, c’est-à-dire aux « nécessités politiques immédiates »[28]. Ces nécessités conduisent parfois à la recherche ou à l’utilisation doctrinale, au profit de l’accusateur. Et la « vraisemblance » d’une idéologie ne vient pas « des faits scientifiques » ni des « lois de l’histoire » mais du fait qu’elle a été créée et perpétuée « en tant qu’arme politique »[29].
Le racisme, par l’usage d’arguments qui se veulent sans failles afin de persuader les populations, rend les conflits non négociables. La structure du discours devient circulaire en s’appuyant sur des mythes ou sur certains de leurs éléments : universalisme abstrait, mythe d’une certaine homogénéité du groupe d’appartenance, mythe d’une supériorité de tel peuple par rapport à tel autre, mythe d’un passé et d’un avenir continus et glorieux. La légitimation d’une domination ou des privilèges s’appuie sur des arguments moraux, historiques, culturels ou sociaux essentialisés, divinisés ou naturalisés. Il n’y a pas d’autocritique. Le sous-bassement de ces justifications est émotionnel : le sentiment d’être menacé dans ses privilèges, son prestige, ses biens, sa sécurité, qui se traduit par un désir de détruire, d’inférioriser ou d’exclure la menace, l’autre, la peur. Les mécanismes de justification du discours découlant du mythe sont, essentiellement, la diabolisation de l’adversaire et sa négativité (« ils sont étranges, imprévisibles, inquiétants »), pour justifier le refus du changement ou, le cas échéant, la récupération du territoire ; la généralisation de certains traits ou comportements individuels (par ex. ceux des élites politiques) à un groupe de personnes, qui ont par exemple en commun le fait d’habiter tel territoire, de parler telle ou telle langue (« ils sont tous pareils », « s’ils n’étaient pas influencés par des leaders fous, ils seraient du bon monde ») ; la distinction entre les « bons » (juifs, nègres, québécois, etc.) et les « mauvais » ; la justification morale qui permet la légitimation de ses conduites ou des actes d’agression potentiels (« comme ils sont ainsi, il faut les protéger contre eux-mêmes ! »), et qui permet également d’éviter la culpabilité face à une situation objective d’injustice. Ces mécanismes s’appuient sur la conviction d’incarner l’universel (la norme), sur le portrait mythique de l’accusé (son infériorité et sa différence) et sur son intemporalité (« ils ont toujours été inférieurs et différents »).
Bref, si les modalités du racisme ont changé, sa structure et ses mécanismes demeurent. Selon les auteurs cités, le racisme resterait, sans conteste, un refus agressif ayant pour finalité de légitimer une volonté de domination, par une justification discursive de celle-ci. L’entreprise d’hostilité ou l’agression serait motivée par la défense d’un avantage, par la peur de perdre un privilège, un prestige, un bien, à cause de l’Autre, qu’il faut dominer (par la différenciation et l’infériorisation) pour défendre son dû, réel ou potentiel. Le raciste aurait peur des réactions de l’Autre, plus ou moins imprévisibles ; il aurait peur de l’inconnu, de l’envahissement, du désordre, de la perte de son statut, de son prestige ou de ses biens. Il justifierait la différenciation et l’infériorisation de sa victime à un point tel que l’idéologie raciste serait vue comme « une expression adéquate » de la « situation objective » de la victime[30]. L’idéologie raciste, cette accusation menée jusqu’aux proportions du mythe, viendrait expliquer et légitimer la situation dans laquelle se trouve l’accusé. Elle permettrait au raciste de se fortifier, individuellement ou collectivement, et de justifier sa supériorité aux dépens des autres, surtout de ceux qui seraient « déjà battus par l’histoire »[31]. Cependant, le raciste ne souhaiterait ni la disparition de son objet, ni la disparition de ses « différences », mais plutôt le maintien de sa présence humiliée afin de conforter sa domination et son profit à un moment précis de l’histoire. « Pour comprendre un racisme donné, il faut toujours se demander quel profit y trouve ce raciste particulier sur cette victime particulière », nous rappelle Memmi[32]. Chaque situation nécessite donc l’examen des conditions politiques et socio-historiques qui favorisent ou non les manifestations de différentes formes du racisme.
De la peur à l’accusation, de la diabolisation à la totalisation
La toile de fond des dérapages : les représentations nationales
Or, qu’en est-il des rapports entre le Canada et le Québec dans l’actuelle dynamique postréférendaire ? Si le nationalisme québécois s’est constitué à partir d’un rapport historique de domination, à la base de l’entreprise coloniale, il serait difficile, sans une analyse minutieuse, de désigner avec certitude les éléments de ce rapport qui restent toujours agissants. En outre, les rapports Québec-Canada se caractérisent sans doute moins aujourd’hui par la domination « pure » que par la concurrence entre deux visions nationales aux ambitions universalistes[33]. Cela dit, cette logique concurrentielle n’exclut, de part et d’autre, ni l’utilisation d’arguments historiques réifiés ni les tentatives de justification d’un certain « ordre » par le renversement d’arguments universalistes, utilisées pour délégitimer les ambitions de l’adversaire. Les argumentations deviennent difficilement réfutables du fait qu’elles s’appuient sur des représentations mythiques des fondements de l’idée nationale et qu’elles utilisent à la fois, et non sans contradictions, les éléments de l’idéologie du pluralisme culturel et ceux de l’universalisme libéral. C’est sur cet amalgame d’éléments idéologiques que s’est construite (et renforcée depuis 1982) une représentation de la nation canadienne composée de multiples minorités culturelles, de deux langues officielles, de dix provinces égales et d’un État central qui « veille au grain ». Les institutions fédérales seraient dotées d’une « supériorité morale » en ce qu’elles constitueraient les symboles de l’unité canadienne et garantiraient non seulement le respect de l’égalité entre provinces et entre citoyens mais aussi la protection des minorités au Canada. Cette présomption d’une supériorité morale s’appuie sur la représentation d’un Canada « qui n’a pas de passé esclavagiste », « qui n’a pas exterminé les Indiens », « qui a permis aux francophones de conserver leurs institutions et leur langue », « qui est plus égalitariste que les États-Unis » par son souci de préserver les acquis sociaux, etc.
Or, au Québec, les représentations dominantes divergent sur plusieurs points de celles qui président au Canada anglais. Le développement historique de la société québécoise est généralement défini comme le passage d’un modèle ethnique de nation à celui d’un modèle à la fois civique, territorial, pluraliste, inclusif et francophone[34]. La thèse de l’autodétermination étant relativement partagée par les Québécois, fédéralistes comme souverainistes (voir les positions des partis et de Claude Ryan sur le renvoi à la Cour suprême), l’idée selon laquelle les Québécois constituent « une minorité ethnique comme les autres » au Canada est donc perçue comme une insulte et un non-sens sur le plan historique. Les souverainistes croient que l’actuelle « psychose de l’unité nationale » chez les Canadiens anglais viendrait d’une mise à nu de l’universalisme canadien abstrait, qui aurait occulté les rapports politiques et sociaux concrets. Les dérives des derniers mois ont pour toile de fond les éléments constitutifs de « l’idée nationale » canadienne. Elles sont fondées soit sur la présomption d’une homogénéité de la nation canadienne – qui s’exprime par une conception des Québécois francophones comme minorité interne mais « inassimilable » à l’universalisme (What does Quebec Want ?) –, soit sur l’idée de différence (externalisée), en opposant la conception pluraliste et universaliste de la nation à ce groupe « ethnique » aux desseins « racistes ». Il s’agit d’une déconstruction des idéaux universalistes en discours ethnicisants, discours qui s’articulent autour d’une opposition entre universalisme et particularisme, de certaines traditions libérales et de la sélection d’éléments historiques réactualisés, entre autres le loyalisme (la distinction morale avec les USA), le « compromis » constitutionnel de 1982, la Charte et l’image d’un mouvement souverainiste porté uniquement par les intérêts d’une élite francophone petite-bourgeoise.
Le passage d’un niveau à l’autre
Le débat constitutionnel postréférendaire a été marqué depuis 1995 par l’absence d’alternatives. Entre le plan A et le plan B, les relances à la Cour suprême et le mouvement partitionniste, le sentiment de vide et d’insatisfaction de la population canadienne à l’égard de la vie politique a atteint des sommets, visibles notamment lors des élections fédérales de 1997. Ce sentiment a largement permis l’ouverture d’un espace d’expression des malaises fondés sur la peur d’une souveraineté du Québec chez les uns (plus tangible aux yeux des Canadiens depuis les résultats d’octobre 1995) et sur là peur des « représailles » chez les autres (qui réanime une logique circulaire victime-agresseur chez nombre de Québécois francophones). La remontée d’intolérance et de discours ethnicisants chez les Canadiens anglais se produit au moment où le trouble et l’effroi devant l’incertitude sont au plus fort, au moment où l’irréductibilité des positions politiques et l’absence de solutions nouvelles sont inquiétantes, voire culpabilisantes, obligeant à la remise en question de l’ordre constitutionnel canadien, alors que de nombreux politiciens leur répètent sans cesse qu’ils vivent dans le « meilleur pays au monde », aux institutions moralement supérieures à celles – inégalitaristes ! – des Américains et à celles – ethniques ! – des Québécois ! La logique circulaire du racisme peut devenir alors commode (Memmi) : ces gens qui refusent ce « meilleur pays au monde », multiculturel, bilingue, égalitariste, sont soit des « ethniques inassimilables » à l’universalisme, soit de « mauvais Canadiens » qui nous détestent et méritent sans doute notre haine. Ces « instables » insatisfaits, qui veulent détruire le bel équilibre, justifient notre « légitime défense » qui, en retour, trouve sa justification dans les assauts, réels ou imaginaires, de ces Autres qui veulent nous culpabiliser.
Les conflits collectifs se nourrissent généralement de ces ingrédients. De la peur à l’hostilité, puis de l’hostilité à l’agression, le pas peut être vite franchi. La peur, exprimée d’abord sous forme de bons sentiments (le « We love Québec » du 27 octobre 1995), a été rattrapée par l’émergence d’un mouvement partitionniste chez les anglophones du Québec, qui craignent de perdre leur appartenance au groupe majoritaire au Canada[35]. Ce mouvement populaire, d’abord marginalisé, a ensuite été légitimé par le Gouvernement fédéral, qui n’exclut plus du tout aujourd’hui deux « potentialités » : celle de formuler des revendications territoriales lors de négociations avec un éventuel Québec souverain[36], afin de rattacher des « enclaves fédéralistes » au Canada ; celle de mener des représailles, voire de défendre son territoire par la force. Si la peur d’une balkanisation du Canada a été constante au Canada anglais[37], elle est davantage utilisée comme « arme » contre l’adversaire (partition, plan B, etc.). On a assisté à des justifications idéologiques rationalisées dans le but de rendre ces peurs légitimes politiquement. Enfin, les médias canadiens ont fourni depuis quelques mois des exemples éloquents de délégitimation du gouvernement du Parti québécois par une naturalisation et une diabolisation (voire une nazification) des souverainistes : biographie controversée de Lucien Bouchard (signée Lawrence Martin) ; « portrait psychologique » de L. Bouchard dressé « à distance » par le Dr Rakoff ; réactions de nombreux médias anglophones, qui mettront la thèse de Vivian Rakoff à la « une » sans la critiquer (Ottawa Citizen, McLean’s, et le Sunday Province de Vancouver, qui titrait, avec une photo de Bouchard : « Cet homme est-il fou ? ») ou qui iront jusqu’aux articles-chocs sur les « neurones » de L. Bouchard (Saturday Night, septembre 1997) ; « affaire Levine ».
À travers cette série d’événements, le discours raciste va déborder la simple peur pour franchir différents paliers. Les quatre « affaires » analysées ci-après démontrent que ce discours a été répétitif et a atteint des degrés de plus en plus inquiétants, passant de l’accusation à la diabolisation, de l’opinion au principe d’action dans le cas Levine, sans toutefois se « fixer » en permanence au niveau politique. Elles illustrent à la fois la multiplication, l’extension à différents milieux et l’aggravation progressive des dérapages racisants depuis 1995 : le cas Weiner chez les politiciens, l’affaire Rakoff chez les experts ; les cas Martin et Francis chez les journalistes et l’affaire Levine, qui a atteint journalistes, politiciens et mouvements populaires.
Gerry Weiner : de l’accusation à la diabolisation, par l’infériorisation linguistique
Dans le « cas » Gerry Weiner, président du Parti égalité et ancien ministre fédéral de l’Immigration, les arguments utilisés sont visiblement fondés sur l’idée selon laquelle les Québécois formeraient un groupe ethnique qui chercherait à imposer (de force !) sa langue aux autres, et non pas une société qui posséderait des institutions démocratiques et libérales ainsi qu’une vie publique, sociale et culturelle diversifiée. Selon cette conception, il n’est pas acceptable que le français devienne la langue d’intégration des immigrants.
En août 1997, Gerry Weiner accusait le gouvernement souverainiste du Québec de vouloir créer une « enclave francophone ethnocentrique » par sa politique d’immigration. Dans sa conférence de presse, donnée à Ottawa le 28 août 1997, il taxait de raciste la politique d’immigration du Québec parce qu’elle favoriserait les personnes qui parlent le français au détriment de celles qui parlent une autre langue. Deux mécanismes sont clairement utilisés : la diabolisation et l’infériorisation des institutions québécoises. La diabolisation de l’adversaire s’effectue par une décontextualisation historique des politiques gouvernementales du Québec, alors qu’objectivement, la grille actuelle de sélection des candidats à l’immigration (et son système de « points »), tout comme les efforts déployés pour inciter les ressortissants des pays francophones à immigrer au Québec, sont le fruit des politiques adoptées par le gouvernement du Parti libéral du Québec, politiques que G. Weiner n’a jamais dénoncées lorsqu’il était ministre fédéral de l’Immigration et qui n’ont guère changé depuis. Ensuite, il utilise le mécanisme visant à montrer la supériorité morale des institutions canadiennes afin de délégitimer le gouvernement péquiste : « This country had a non-discriminatory immigration policy. It’s clear that Quebec is building an ethnocentric French-speaking enclave by a careful method of selecting immigrants[38] ». L’opposition entre l’universalisme et le particularisme est intacte. Dans sa déclaration, G. Weiner demandait même au gouvernement fédéral d’agir pour arrêter cette manoeuvre, alors que le Québec n’a pas changé de politique depuis l’accord signé avec le gouvernement fédéral en 1991. « The federal government is sitting by, silently watching the separatists ram their agenda down the throats of Canadians by imposing racist and discriminatory immigration policies. […] Where is Ottawa ?[39] ». Son discours s’appuie sur des arguments qui, par extension, le rapprochent d’un discours colonisateur : le Fédéral doit ramener le Québec à sa juste place de minoritaire dans l’ordre canadien et le surveiller dans ses agissements pour le protéger contre lui-même.
On remarque donc ici la présomption de « supériorité morale » de la politique d’immigration canadienne, la décontextualisation historique des politiques québécoises et l’utilisation stratégique de faits existant depuis plusieurs années contre l’adversaire afin de le délégitimer à son profit. D’abord, l’accusation de « raciste » portée à l’endroit de la politique d’immigration québécoise présuppose que celle-ci fait une distinction entre des supposées « races », conduisant à une infériorisation de certaines d’entre elles. Or, la politique d’immigration ne comporte aucun critère racial. L’accusation ne tient donc que par la confusion ou l’assimilation de deux notions par G. Weiner : la langue et la « race ». L’auteur présume que la langue (française) est un critère racial, biologisant ainsi ceux qui parlent cette langue. Mais est-il besoin de rappeler à un ancien ministre de l’immigration que les deux politiques d’immigration, la québécoise et la canadienne, accordent des points à la langue, sans que ces points soient éliminatoires ? Les dispositions des deux politiques d’immigration en matière linguistique ont d’ailleurs été jugées compatibles avec les deux chartes des droits et libertés (canadienne et québécoise), puisque ce sont des compétences qui sont évaluées (la langue est une compétence qu’il est possible d’acquérir), non des caractéristiques inhérentes aux individus.
Ensuite, et puisque toutes les politiques d’immigration du monde sont sélectives, l’auteur fait montre d’un préjugé plus défavorable à l’égard d’un critère linguistique (pourtant universalisable, puisqu’une langue peut être apprise) plutôt qu’à l’endroit des nombreux critères économiques, voire classistes, considérés dans la plupart des politiques d’immigration, qui favorisent généralement ceux qui sont présumés plus faciles à « intégrer » au marché du travail des différents pays (le candidat qui possède 500 000 $ en poche plutôt que le musicien du métro de Singapour). Au Canada, la « compatibilité » économique est le seul critère éliminatoire dans la sélection des candidats à l’immigration.
Ces propos ethnicisants activent les éléments du mythe national selon deux modalités : d’abord par la conviction, qui découle directement de la structure du mythe (universalisme vs particularisme), selon laquelle le Québec serait une communauté ethnique minoritaire, incapable de défendre les droits individuels ou de prétendre à l’universalisme ; ensuite, par l’usage stratégique de cette croyance, le « pouvoir de persuasion » de l’idéologie en vertu des « nécessités politiques immédiates[40] », afin de déqualifier et de délégitimer, par la diabolisation, les desseins supposés des souverainistes québécois relativement à la langue. Sans les bienfaits des institutions fédérales, qui garantissent l’unité nationale et le respect des droits, ce groupe minoritaire serait incapable de se gouverner lui-même (« Where is Ottawa ? ») et, surtout, de garantir et de respecter les droits individuels issus de la tradition libérale. Comme le projet des souverainistes est soi-disant particulariste, ethnique et raciste parce qu’il rejetterait ledit universalisme des institutions canadiennes, ses composantes doivent nécessairement l’être, notamment la langue française, que les francophones auraient la prétention de vouloir « imposer aux immigrants » par leurs politiques d’immigration et d’intégration. L’objectif est de délégitimer les souverainistes mais par divers mécanismes utilisés de manière assez faible (ou subtile) dans le cas Weiner : l’accusation de racisme, la culpabilisation, la menace de représailles, l’infériorisation de la langue française (assimilée à la « race »), la diabolisation de l’élite politique, etc.
Vivian Rakoff : de l’ethnicisation à la diabolisation, en passant par le conspirationnisme
Les exemples de diabolisation, notamment par l’utilisation de l’opposition entre universalisme et particularisme, se sont ensuite multipliés au cours de cette période. Les prises de position du Dr Vivian Rakoff illustrent parfaitement ce procédé. Il a occupé à plusieurs reprises la scène médiatique à la fin du mois d’août 1997, en raison du « profil psychologique » de Lucien Bouchard, qu’il avait tracé « à distance »[41], mais aussi en adressant en 1996 au député John Godfrey un « mémo » sur le nationalisme québécois dans lequel il affirme que la vie politique et les politiques gouvernementales québécoises prennent une direction « sombre », « germanique », « volkish », et qu’il souhaite que cette direction soit davantage soumise aux « bonnes » influences des Lumières (qui auraient, selon l’auteur, des racines exclusivement françaises et anglaises, excluant du coup les philosophes allemands de l’Aufklärung et les autres intellectuels européens). Dans ce mémo, publié en partie dans The Globe and Mail [42], V. Rakoff estime que les souverainistes sont sous l’emprise d’une « politics of desire », dont la composante essentielle est « the politics of resentment ». Dirigés par un « poète politique du sang » (L. Bouchard), les Québécois seraient des rêveurs et « when one enters the arena of the dream, the rules of reason are suspended ». II conclut : « If they have the thrill of smoke, darkness and ancient yearnings, our side will have to have daylight, reason and hope. The politics of civility has to fight hard against the politics of desire[43] ».
V. Rakoff soutient dans son « mémo » que la conception pluraliste et moderne du Québec ne serait qu’une « ruse » des intellectuels souverainistes[44] :
Even the most ardent Quebec nationalists recognize that their particular « politics of desire » require a package wich will make it acceptable to contemporary sensitivities. They need a contemporary disguise for old longings. […] In a recent New Yorker article the point is well made that Quebec really wants a 19th-century ethnic state, but that the leaders and intellectuals try to square the circle by packaging it into a late 20th century notion of a pluralist society, bound only by the use of french as the lingua franca.
Dans son maintenant célèbre profil psychologique de L. Bouchard, le Dr Vivian Rakoff a fait usage d’une diabolisation spectaculaire de l’accusé. Il a dressé son « portrait » à partir de l’autobiographie de Bouchard et de divers articles de journaux (on se demande lesquels), sans jamais s’adresser au principal intéressé. S’il affirme avoir agi « comme simple citoyen » sans considérer ce profil comme un diagnostic, il conclut que L. Bouchard souffre d’un « aesthetic character disorder[45] ». Celui-ci est dépeint comme un émotif à l’excès, un narcissique ambitieux, un instable, un « mauvais berger » qui entraîne les Québécois à être de « mauvais Canadiens » alors qu’il les abandonnera à eux-mêmes au moment opportun, puisque telle est sa « nature ». Plus encore, V. Rakoff insinue que cette personnalité dite « chaotique » incarne l’histoire personnelle des Québécois. Il déclarait au Globe and Mail[46] avoir été frappé
by how closely the personal history of the Quebec Premier embodies that of the Quebeckers in general Like the province he represents, Mr. Bouchard has made the transition in his lifetime from an agrarian, catholic background to a secular one.[…] The constant word we hear is we were humiliated, we were insulted and his personal fate rhymes with the fate of his community.
Diane Francis et Lawrence Martin : récurrence de la diabolisation et du conspirationnisme
Dans ses articles au Financial Post, dans The Suburban et dans la revue McLean’s, Diane Francis joue clairement depuis quelques années sur un double registre : d’un côté, la diabolisation des « sécessionnistes » (« Who will never be reasonables »[47]), fondée sur la présomption d’une conspiration souverainiste et, de l’autre, la victimisation du groupe majoritaire et la persuasion de sa « légitime défense » sur un ton populiste, fondées sur la présomption que l’adversaire est raciste. Les fondements et le ton de ses propos rejoignent à certains égards les discours antisémites des années 1930 et 1940, qui s’appuyaient sur l’idée d’un complot juif international, complot méconnu de la population, qu’il fallait étaler au grand jour afin de révéler le « vrai visage » des Juifs :
Le séparatisme québécois n’est pas la lutte légitime d’un peuple à disposer de lui-même. C’est une conspiration, alimentée par un courant raciste, qui méprise les droits de la personne, le franc – jeu, l’économie québécoise et la démocratie. Le noyau dur des séparatistes doit être traité pour ce qu’il est : une élite sans scrupules. […] La majorité des Canadiens anglais sont encore dans l’ignorance de ce qui se trame, et ne se rendent pas compte de l’étendue des méfaits commis par les séparatistes. Les séparatistes trichent. Ils mentent. Ils dissimulent des faits. Ils pratiquent le révisionnisme historique. Ils retirent leurs droits à des milliers d’électeurs. Ils commettent des fraudes électorales, puis maquillent leurs forfaits. Ils infiltrent l’armée canadienne. Depuis plus de trois décennies, ils dépouillent les Québécois anglophones et allophones de leurs droits civils. Ils poussent délibérément des anglophones à quitter le Québec. Ils proclament des lois qui légalisent la discrimination dans l’emploi et dans l’éducation. Ils ruinent l’économie de Montréal. Ils transgressent des traités internationaux signés par le Canada et, ce faisant, nuisent à la réputation de notre pays à l’étranger. Tout cela coûte très cher à chaque citoyen canadien, en faisant grimper les taux d’intérêt et en affectant les emprunts gouvernementaux.
D. Francis, Maîtres chanteurs chez nous. Le Canada en otage, 1996, cité par Voir, op. cit., 1998, p. 13
Elle exhorte les citoyens canadiens à faire adopter des propositions pour « rester dans le Canada » par leur conseil municipal, les poussant à s’unir contre l’adversaire (« They are the original partitionnists, not those of us fighting for Canada[48] »). Les vrais sécessionnistes, d’ailleurs minoritaires, ne seraient que des ruraux : « Montreal, with two-thirds of the province’s gross domestic product, voted No and will do so again […] So the next referendum is about whether rural Quebec wants to leave Canada or not[49] ». Elle oriente constamment le débat sur la légitimité de la « lutte aux sécessionnistes » plutôt que sur les sources et la compréhension du nationalisme québécois ou encore sur les meilleures solutions possibles dans la recherche du bien commun :
Equally telling in the most recent Quebec poll is that there is only 34 per cent support for secession. The rigorous and emotional defence of this great country has made all the difference. Not concessions and not constitutionalizing. Power to the people[50].
Le journaliste Lawrence Martin, auteur de la biographie The Antagonist[51], a tenu à prendre ses distances publiquement à l’égard du profil effectué par V. Rakoff au moment où il lançait son livre. Mais s’appuyant en partie sur ce profil et adoptant une approche semblable à celle de V. Rakoff, L. Martin va clairement diaboliser L. Bouchard, non seulement dans sa biographie, mais aussi dans un article publié dans The Globe and Mail : « Lucien Bouchard, is a magnificient inferno of myth and mystique, of hubris and seething brilliance. The Lucifer of our land[52] ». Puisque L. Bouchard a été formé par une culture catholique, est un adepte de littérature « française » (plutôt que canadienne) et n’a appris l’anglais qu’à 40 ans (« a significant contributing factor to his sense of being on the outside », disait V.Rakoff dans son « mémo » publié dans le Globe and Mail), il appartiendrait donc à la « most uncanadian culture[53] ». Par lui, tous les Québécois sont visés, puisque L. Bouchard ne fait qu’incarner le trajet sinueux que suit le Québec depuis 30 ans : « He was simply following the tortuous route of the Quebec conscience on the unity issue. This reasoning is not so easily accepted in the rest of Canada, where chameleonism can only be taken so far[54] ». On retrouve à peu près les mêmes propos chez V. Rakoff, comme nous l’avons vu précédemment.
Selon le journaliste, Lucien Bouchard transcende d’un côté la réalité du Québec, parce qu’il a été en contact avec les intellectuels français et la culture française (en lisant, mentionne-t-il, Proust et Rousseau dans sa jeunesse, comme si les jeunes Canadiens anglais ne lisaient pas Shakespeare !), mais incarne de l’autre côté l’ensemble de sa communauté. Chez V. Rakoff comme chez L. Martin, la fonction du racisme s’éclaire non seulement par la diabolisation mais aussi par la totalisation : l’individu possède les caractéristiques (catholique, conscience sinueuse, etc.) d’un groupe social entier, donc, du même coup, tout le groupe est stigmatisé comme plaignard, tortueux, etc.. En outre, les francophones ne dominent-ils pas la vie politique et la justice au Canada ? C’est ce que soutient L. Martin, à la suite du Parti réformiste :
Francophones dominate the national-unity issue. The PM is French, so is the entire third party-The Bloc québécois. The Clerk of the Privy Council is French, so is the Chief Justice of the Supreme Court of Canada, the Speaker of the House, the leader of the Senate, the chief of staff to the Prime Minister, the Governor-General and a slew of top cabinet ministers[55].
Dans ce même article, L. Martin parle comme V. Rakoff du caractère irrationnel, imprévisible et passionné de L. Bouchard (« He is Dr. Jekyll and Mr. Hyde ») et affirme que les Québécois seraient fous de croire qu’il sera leur sauveur (« he has shift so much in the past that he can surely shift again »). Il conclut son article par un propos surprenant d’irrationalité : il espère que L. Bouchard se convertisse (dans le « bon sens ») et se mette à travailler pour « sauver le Canada » : « And logic suggests that the one man who can turn from Lucifer to Gabriel and become the country’s great saviour is none other than Lucien Bouchard himself ». Car, affirme-t-il le « Gorbatchev » du Canada ne sera pas, ironiquement, Jean Chrétien, mais bien Lucien Bouchard. « Maybe, in his musings, Lucien Bouchard may come up with a whole new vocabulary for the Canadian federation[56] ».
Le profil psychologique et ensuite la biographie de L. Bouchard paraissent au moment où (ré)émerge une sorte de défoulement collectif anti-Québécois. Ces « portraits » ayant ouvert la voie à la naturalisation du caractère de L. Bouchard, le mensuel Saturday Night de septembre 1997 va même passer du « caractère » aux « neurones » de celui-ci, renforçant la biologisation de « l’ennemi ». Plusieurs articles et lettres aux lecteurs vont plutôt accentuer le mécanisme de la diabolisation, en établissant une correspondance naturelle entre souverainistes et « nazis »[57] :
Il y a un parallèle entre ce qui est arrivé en Europe et ce qui se produit ici. [Les Nazis] ont d’abord fondé un parti, puis ils ont infiltré les syndicats et les institutions avant de se trouver un leader charismatique. Ce qui se produit aujourd’hui [au Québec] correspond à ce qui s’est produit en Allemagne avant la guerre. Maintenant, on est en train de passer à la purification ethnique. […] Hitler, lui, était fou ; je ne pense pas que Bouchard le soit.
Anna Terrana, députée libérale fédérale de Vancouver, juillet 1996
Si les membres du PQ s’indignent quand je décris leur parti comme néo-fasciste, laissez-les faire. Tout parti qui supporte une loi pouvant condamner un citoyen à payer 7 000 dollars d’amende pour avoir sorti un tableau avec l’inscription « Today’s special/Spécialité du jour » porte en lui un sale penchant totalitaire. Bien sûr, cette loi a été approuvée par les libéraux du Québec et constitue l’illustration d’un autre fait, à savoir que la culture francophone en elle-même n’est pas aussi intrinsèquement démocratique que les cultures basées sur les traditions britanniques. Si les séparatistes obtiennent leur État un jour, ce sera un pays désagréable, bureaucratique, étatiste et intolérant.
Barbara Amiel, Maclean’s, juin 1997
« L’affaire Levine » : nazification des souverainistes, mobilisations populistes et légitimation par les politiciens
C’est lors de l’affaire Levine[58] que l’usage de la diabolisation a connu son apogée et que l’analogie entre « souverainistes et nazis » a été la plus répétitive dans certains journaux. Quelques journalistes (John Robson, Susan Riley, etc.) et animateurs de radio (Lowell Green), ont abusé de l’utilisation démagogique des peurs et des préjugés haineux existant au sein de la population, en favorisant même leur éclosion, leur banalisation et leur légitimation. Certains journaux comme le Ottawa Citizen et le Ottawa Sun prendront dès le début position contre la candidature de Levine. Cette affaire a permis au racisme de franchir un palier de plus, tant dans le discours que dans la pratique : le racisme est devenu un principe d’action et de mobilisation, fondé sur des sentiments hostiles au Québec fortement cristallisés sur David Levine, dépeint dans certains médias comme un « traître » et un ennemi et non comme un adversaire politique. La nuance est de taille : l’adversaire conserve un statut et des droits égaux et s’inscrit dans un rapport social fondé sur un conflit négociable ; l’ennemi est celui à qui on refuse tout rapport afin de l’évacuer, de l’exterminer ou de le détruire.
Au début de la controverse, quelques journaux affichent avec prudence certains préjugés défavorables à l’égard de D. Levine. Susan Riley, colomnist au Ottawa Citizen, affirme dès le 11 mai[59] :
There may be no legal, practical or even moral justification for revoking David Levine’s appointment as head of the new Ottawa Hospital, but it still rankles. […] why should someone who prefers an independent Quebec to a united Canada, chose to work in an alien territory ?
Mais plus la controverse a pris de l’ampleur, plus les dérives racistes se sont multipliées et renforcées. Dans son éditorial du 22 mai, John Robson tente de justifier, comme son titre l’indique, « Why Levine has got to go » (Ottawa Citizen)[60]. Il soutient d’abord que le séparatisme est une position qui offense la communauté, donc qu’un ex-séparatiste ne peut être à la tête d’une institution qui sert cette communauté. Pour J. Robson, le fait que D. Lévine ait été souverainiste (même s’il n’est plus actif politiquement) et le fait de ne pas « savoir s’il l’est toujours » place celui-ci dans le camp des ennemis : « Not knowing he is one isn’t the same thing as knowing he isn’t one.[…] If you ran for the Nazis in 1979, never repudiated them, and won’t say if you’re one now, you are one. Right ? ». Il émet donc un doute sur les comportements que D. Levine pourrait avoir envers la clientèle de l’hôpital d’Ottawa sans vérifier s’il avait servi différemment les fédéralistes au Québec lorsqu’il dirigeait la fusion de trois hôpitaux montréalais. La correspondance avec le nazisme (et non pas avec le communisme, par exemple, ce qui aurait été le cas dans les années 1970) apparaît alors comme procédé de justification de son argumentation, et ce, à plusieurs reprises :
One can claim that political beliefs should have nothing to do with one’s job. But if you hire someone with outrageous beliefs, you outrage the community. Obviously. How many Levine supporters think it would be OK if he was a Nazi ?[…] What we do know is that Jean-Louis Roux (who supports Mr. Levine) had to step down as lieutenant-governor of Quebec because he once drew a swastika on his sleeve in a moment of youthful folly. […] How many Levine supporters think it would be OK if he was a Nazi ? […] In Quebec, federalism and sovereignty are just two political options. On this side of the Ottawa river it doesn’t work that way. Over here, Liberal, Conservative, Reform and NDP are political options. Separatists want to destroy our home and native land. […] That’s why, although separatism is clearly not Nazism, it’s equally clearly on the wrong side of the line dividing opinions that don’t outrage the community from ones that do.
Ibid.
Parlant « au nom de la communauté », J. Robson soutient que souverainisme et nazisme se rejoignent, car le premier serait aussi outrageant et illégitime que le second. De manière répétitive et banalisée, le parallèle semble s’imposer naturellement dans les écrits de ce journaliste, comme si les souverainistes avaient historiquement atteint le même degré d’atrocité que les nazis ou, inversement, comme si les actions des nazis étaient facilement réductibles à celles des souverainistes.
En outre, ce parallèle affecte la moitié de la population du Québec qui a voté en faveur de la souveraineté au référendum de 1995. Pourtant, J. Robson se défend bien d’être raciste et de faire dans la bigoterie, même si D. Levine apparaît dans son discours d’autant plus « traître » qu’il est à la fois Juif, anglophone, bilingue et souverainiste[61] :
How can it be bigotry ? Mr. Levine is an anglophone, albeit a bilingual one. Anglophones angry at other anglophones over an anglophone they hired is hardly anti-french prejudice. As for racism, everyone in this story is white. Of course, Mr. Levine is of Jewish ancestry. But it isn’t Jean Chrétien who mutters darkly about monied ethnics. It’s Jacques Parizeau. And we all know he didn’t means Haitians. […] No, if racism is a problem, it’s David Levine who associates with bigots, not his critics. […] Mr. Levine is still in bed with intolerant people.
Ibid.
John Robson va appuyer et justifier le rassemblement d’environ 500 opposants à la candidature de D. Levine venus entendre le Conseil d’administration de l’Hôpital au Centre administratif, le 19 mai 1998, une mobilisation populiste au cours de laquelle plusieurs citoyens ont tenu un discours clairement haineux, affirmant leur peur des séparatistes et leur rage :
This is an avowed separatist. We shouldn’t give this person the time of day, let alone a $ 300,000-a-year job. We should no longer be polite to these bastards. He should go and tell Lucien he needs a job.
Roger Hull, citoyen, cité par Ottawa Citizen, 20 mai[62]
If English Canadians are finally mad enough about separatism to start vocally denouncing it, even if they aren’t bilingual elitists who are accustomed to microphones and sound good in public meetings, it’s not just understandable. It’s commendable. Quebecers might even respect us for it. […] Whether they do or not, though, the bottom line is that, if you want to burn my house down, I won’t invite you over for dinner. Not even if you promise not to bring any matches this time.
J. Robson, op. cit., 22 mai 1998
Mike Harris a emboîté le pas en affirmant :
Given his background, if that’s what he still believes in, would’nt have been our first choice […] Surely, there is an administrative capability within Ontario, or at least within a Canadian, or even a non-Canadiain who believes in Canada and keeping Canada together[63].
Ottawa Citizen, 21 mai
Mais il n’a pas été le seul politicien à prendre position contre la candidature de D. Levine ou, du moins, à adopter une attitude quilaissait transparaître un doute à son égard : le député ontarien Garry Guzzo disait craindre que D. Levine ne remplisse l’administration de l’hôpital de séparatistes[64] ; le ministre fédéral des Affaires intergouvernementales, Stéphane Dion, soutenait que les manifestations d’intolérance que subissait D. Levine étaient inévitables tant que persistait la menace de séparation[65] ; la ministre de la Santé de l’Ontario, Elizabeth Witmer, s’était demandé si le Conseil d’administration de l’Hôpital d’Ottawa ne devait pas reconsidérer sa décision étant donné l’impact qu’elle aurait sur la communauté[66] ; le maire d’Ottawa, Jim Watson, soutenait que la candidature de D. Levine allait affecter les collectes de fonds de l’hôpital. De ce fait, D. Levine « should do the honourable thing and resign […] I think if I was David Levine, would resign and put the good of the hospital at the forefront. […] to hire someone who is a known separatist didn’t make a whole lot of sense[67] » ; la mairesse de Gloucester se demandait comment David Levine, qui avait été au service du Gouvernement du Québec à New York et souverainiste,
could keep his personal political beliefs separate from his role as the head of a public institution. […] His mandate is to run the hospital, (but) human nature says he has beliefs that want to destroy our country and somehow, somewhere it infiltrates into your persona. He even went to New-York for the Quebec government. His past background will have a bearing on his job. I think they should rescind his appointment and get somebody else.
Ottawa Citizen, Ibid.
Mais, le 26 mai, la décision du Conseil de conserver la candidature de David Levine au poste de directeur poussera le Ottawa Citizen à atténuer ses positions. À la suite de l’intervention du premier ministre Jean Chrétien en faveur de la liberté d’opinion dans une société démocratique, à laquelle ont répondu certains syndicats, le leader du Parti libéral du Québec, l’Assemblée nationale (qui va adopter une motion en ce sens), quelques députés et anciens premiers ministres ontariens, certains médias se rétractent. Dans un éditorial, le Ottawa Citizen se défend bien de confondre séparatistes et nazis en affirmant que l’analogie ne sert qu’à illustrer les limites qu’il faut imposer au respect de la « liberté d’opinion »[68] :
This is not to equate the Parti québécois with the Nazi Party, but merely to test the definition of what is meant by the « political beliefs » that are to have no role in judging a person’s suitability for appointed office. Hard cases may make bad law but, as the country found out last week, hard cases are the only way to test principles. […] When is it legitimate to refuse a person public employment because of his beliefs ?
Les dérives racistes n’avaient pas atteint l’espace politique et médiatique aussi fortement, même lors de la campagne électorale menée par le Parti réformiste aux dernières élections fédérales, campagne qui avait aussi révélé de façon significative le fonctionnement des mécanismes de diabolisation et de totalisation de l’accusé. Ce parti avait soutenu un discours raciste clair, en « externalisant » et en diabolisant les chefs politiques d’origine québécoise dans sa publicité télévisée. Cette dernière laissait entendre que ces leaders n’étaient pas des Canadiens comme les autres, envahissaient toute la scène politique fédérale depuis des années et, de toute façon, la population n’en voudrait plus comme premiers ministres du Canada. En outre, le message indiquait que malgré leurs allégeances politiques différentes, tous les politiciens originaires du Québec sont pareils, se valent, partagent les mêmes objectifs ou valeurs, sont envahissants et incarnent tout ce qui va mal au Canada.
Conclusion
Ce qui ressort d’abord le plus nettement des « cas » Rakoff, Weiner, Martin, Francis ou de l’affaire Levine, – en plus des nombreux articles et propos d’autres citoyens ou personnalités, – est l’usage d’arguments « universalistes » (puisés à même la conception nationale canadienne) à des fins de délégitimation de l’Autre. Ensuite, ils se rejoignent sur leurs modes discursifs de racisation (l’implicite et le sous-entendu) et sur leur usage des mécanismes « classiques » du racisme, c’est-à-dire la diabolisation et l’essentialisation de l’accusé (les institutions ou le gouvernement québécois), l’accusation par l’idée du complot, la généralisation à l’ensemble d’une population (celle du Québec), la naturalisation de ses différences (réelles ou imaginaires) de langue, de culture ou de mode de vie, la légitimation et la justification de son statut, de sa situation, de sa négation ou éventuellement, de son agression[69]. Enfin, ces « cas » marquent le passage d’un palier à l’autre, du simple préjugé marginalisé exprimé subtilement à la mobilisation populiste aux tons violemment racistes. Dans l’affaire Lévine, les idées racisantes ont imprégné la vie politique pendant quelques semaines et obligé les acteurs politiques à en discuter activement. Le phénomène n’a pas réussi à se fixer en permanence au niveau politique (au sein d’une formation politique légitime, par exemple), mais lors de cette « affaire », il n’a certes plus été le propre de groupes marginaux.
Les dérives racisantes qui ont émergé dans le contexte politique de la « ligne dure » indiquent sous quels types de conditions sociohistoriques les deux logiques du racisme s’amalgament le plus souvent : la logique d’intériorisation n’est effective (ou agissante) que si elle procède aussi d’une différenciation accusatrice visant à justifier une « légitime défense » ou, éventuellement, une agression. Le racisme commence vraiment lorsqu’on présume l’existence d’une agression potentielle, qu’on « s’y prépare » et qu’on tente de la justifier par la dévalorisation de celui qui est considéré d’abord comme un adversaire, puis finalement comme un ennemi. Et les exemples de scénarios apocalyptiques, de menaces et de préparation des potentialités d’une agression n’ont pas manqué dans l’actualité canadienne des derniers mois. Les élites politiques du Québec sont devenues la cible tout indiquée pour délégitimer les aspirations « sécessionistes » : les souverainistes seraient du côté particulariste et obscur et non du côté de la Raison universaliste (Rakoff). Lucien Bouchard serait le « Lucifer of our land » dont il faudrait constamment se méfier (Martin) en tant que chef d’une vaste conspiration (Francis). David Levine restera douteux et traître tant qu’il ne fera pas acte de foi envers l’unité canadienne (Robson et d’autres). Par une sorte de détour totalisant, les Québécois contrôleraient le pays (Martin), sans être de « vrais » Canadiens (la « population » n’en voudrait plus comme premiers ministres selon le Parti réformiste, leurs élites appartiendraient à une « most uncanadian culture » selon Martin). Ne faut-il pas protéger les citoyens du Québec contre ce gouvernement souverainiste – et contre eux-mêmes, qui lui donnent le pouvoir – puisqu’il a pour sombre dessein de faire du Québec une « enclave francophone ethnocentrique » (Weiner) ? Les souverainistes vont détruire le pays et le conduire à la guerre civile, parce qu’ils entraînent les Québécois à devenir en quelque sorte des hors-la-loi, ceux-ci n’ayant pas le droit de se séparer en usant d’astuces et d’un processus de consultation populaire devenu illégitime (des référendums à répétition et illégaux (Guy Bertrand), avec de « mauvaises questions » (S. Dion et J. Chrétien)). Même si à peu près tous les Québécois peuvent compter au moins un membre de leur famille qui a voté oui au dernier référendum, s’ils n’étaient pas victimes d’une vaste conspiration et dirigés par des chefs « émotifs », à la personnalité « instable » (L. Bouchard) ou « revanchards » et pleins « d’astuces » (J. Parizeau), ils seraient bien tranquilles et tout rentrerait dans l’ordre… comme avant. Cet « avant » se transforme en âge d’or. L’agressivité et la peur viennent du désir de revenir à cet « avant » mythique, au bel équilibre perdu, à une image autosatisfaite du « meilleur pays au monde ». Elles favorisent la quête d’une image sûre de ce qui va mal. Le statut du Québec devient donc commode pour certains : la grande cause des problèmes d’instabilité économique, politique et d’identité nationale du Canada vient des agitateurs politiques du Québec.
Avec l’égalisation des conditions socio-économiques des francophones et des anglophones au Canada au cours années et, selon plusieurs études[70], avec le partage d’un grand nombre de valeurs communes (tolérance, égalité des hommes et des femmes, pacifisme, équité sociale, etc.), certains se demandent pourquoi ces éléments de ressemblance n’ont pas permis de consolider un sentiment national des Québécois à l’égard du Canada et d’en faire des « Canadiens comme les autres » ? Le fameux « What does Quebec want ? » qui est encore soulevé aujourd’hui, indique tout l’étonnement, voire toute l’incompréhension d’un groupe majoritaire face à une minorité qui se distingue peu sur le plan des valeurs et des conditions socio-économiques et qui voudrait « détruire » l’ordre établi. Cette incompréhension est d’autant plus forte qu’elle repose sur la conviction que les Québécois constituent « une minorité comme les autres », et que le Canada est « le meilleur pays au monde », universaliste, ouvert aux différences, bilingue, etc. Plus, objectivement, le Québec va ressembler aux autres provinces, plus il va se moderniser et s’universaliser dans ses politiques publiques et ses institutions[71], plus un certain discours va tendre à le particulariser, à l’ethniciser et à le dépeindre comme une menace. « Le racisme se développe non contre ceux qui sont les plus différents culturellement de la majorité, mais au contraire contre ceux qui pénètrent le plus profondément dans une société et une culture[72] ». Le Québec est dépeint comme une minorité si imbriquée dans la relation avec son « partenaire » qu’on lui applique sans cesse la métaphore du couple. Cette métaphore, qui est une constante dans les caricatures et les propos sur les relations Canada-Québec, illustre bien les éléments du mythe, dans lequel racisme et sexisme font d’ailleurs bon ménage : la femme représente généralement le Québec (elle incarne moins l’universel que l’homme !), une femme jamais contente, qui jouerait la victime alors qu’elle se serait mariée avec consentement, qu’elle serait entretenue par le Fédéral, qu’elle serait coupable de son insatisfaction à l’égard du couple et qu’elle devrait subir les contrecoups du divorce (la partition, voire la « guerre civile »).
Les résultats du référendum de 1995, en dévoilant le mythe national canadien, ont activé une crise d’identité chez les Canadiensanglais, une décomposition des idéaux universalistes et une volonté de revanche. La « crise », née de la confrontation entre le mythe et la réalité, a donné lieu à un désir de compensation laissant libre cours à des dérapages racistes qui s’appuient sur une irréductibilité du mythe universaliste (« les institutions fédérales ont toujours été universalistes, garante de l’unité et des droits individuels ») et sur une naturalisation de l’Autre.
Ces dérapages qui ont occupé un espace médiatique assez large ces derniers mois ont franchi des « paliers » pouvant mener à des dérives idéologiques potentiellement plus graves. La cristallisation du racisme dans des formations politiques populistes en Europe fait, à cet égard, réfléchir. Il en est de même de la dernière campagne électorale du Parti réformiste et de la mobilisation populiste contre David Levine. Or, pour retrouver un « horizon de sens » commun permettant d’ouvrir l’espace des délibérations publiques – prises actuellement dans une logique accusatrice « circulaire » ou autojustificatrice – les intellectuels, les politiciens et même les médias ont une responsabilité très grande. N’est-ce pas eux qui, principalement, ont pour rôle de réfléchir aux avenues les plus susceptibles de générer un « bien commun » ? Pour maintenir ouvert l’espace des délibérations, ces acteurs doivent se livrer à une autocritique sérieuse. Ils doivent en outre miser sur les composantes universalistes des deux visions nationales, sur leurs capacités de reconnaissance et d’aménagements institutionnels, sur leur nature négociable et non irréductible, en vertu justement de leurs fondements volontariste, contractualiste et pluraliste. Il faut non seulement exercer une véritable critique des institutions, mais aussi faire éclater « l’obsession » de l’identité nationale qui, d’un côté, s’articule autour du renforcement de l’État fédéral, de la Charte et d’une vision mythifiée du projet multiculturel canadien et, de l’autre, repose sur une logique de victimisation et de cristallisation idéologique du « projet » politique.
Appendices
Remerciements
Cet article a bénéficié de l’appui et des commentaires de Marie McAndrew, directrice de Immigrations et Metropolis, de Jean Renaud, directeur du Centre d’études ethniques de l’Université de Montréal et du Groupe de recherche sur l’ethnicité et l’adaptation au pluralisme en éducation.
Notes
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[1]
Au-delà des rhétoriques gouvernementales, les politiques du multiculturalisme fédéral et de l’interculturalisme du Québec, - qui ne sont ni convergentes, ni fondées sur les mêmes prémisses idéologiques - (voir, entre autres, Micheline Labelle, « Pluralité ethnoculturelle et pluralisme à l’heure de la souveraineté », dans Alain-G. Gagnon et François Rocher (dir.), Répliques aux détracteurs de la souveraineté du Québec, 1992, p. 314-328), ont connu une évolution très semblable en ce qui concerne leur mise en oeuvre et les pratiques réelles, passant l’une et l’autre d’un accent sur le maintien des cultures et sur l’encouragement de la différence culturelle à une priorité accordée au rapprochement interculturel, à la lute au racisme et au soutien à une participation égalitaire (Daniel Guay, « Réflexions critiques sur les politiques ethniques du gouvernement canadien et du gouvernement du Québec », Revue internationale d’action communautaire, vol. 14, no 54, 1985 ; Danielle Juteau, « Multiculturalisme, interculturalisme et production de la nation », dans M. Fourier et G. Verves (dir.), Ethnicisation des rapports sociaux. Racismes, nationalismes, ethnicismes et culturalismes. ENS, Éditions Fontenay/ St-Cloud, Paris, L’Harmattan, 1994 ; Marie McAndrew, « Multiculturalisme canadien et interculturalisme québécois : mythes et réalités », Actes du colloque de l’Association francophone d’éducation comparée, 1995). Par exemple, les deux gouvernements ont effectué récemment un virage similaire mais parallèle en développant chacun une approche en matière de citoyenneté, axée à la fois sur la diversité, l’inclusion, la solidarité et le partage des responsabilités entre partenaires sociopolitiques.
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[2]
L’expression « autres canadiens » renvoie à ce qu’il est maintenant courant d’appeler le « reste du Canada ». L’expression « Québécois » inclut tous les habitants du territoire du Québec.
-
[3]
Avant d’être fondées sur un rapport de concurrence, les relations entre le Québec et le Canada (ou entre Canadiens-français et Canadiens-anglais) étaient fondées sur un rapport de domination, qui donne toujours un sens à l’actuel rapport de concurrence en ce qu’il a alimenté la construction du Nous et de l’Autre et qu’il renvoit aux rapports entre majoritaires et minoritaires.
-
[4]
Voir à cet égard les positions tenues par certains intellectuels et groupes populaires anglo-canadiens dans le débat sur l’Accord du Lac Meech. fondées largement sur l’idée selon laquelle la reconnaissance de droits collectifs pour le Québec serait un « traitement de faveur » qui affecterait les droits d’autres groupes minoritaires (femmes, autochtones, etc.) et irait à l’encontre de principes devenus « fondamentaux » au Canada anglais : l’égalité des provinces ; les vertus de la Charte ; le renforcement de l’État fédéral comme seul garant de la distinction avec les USA et de la préservation des acquis sociaux et des droits individuels ; etc. Voir notamment : Kathleen Mahoney, « Women’s Rights », dans Roger Gibbins (dir.), Meech Lake and Canada : Perspectives from the West, Edmonton, Academic Printing and Publishing, 1988, p. 159-170 ; Wayne A. MacKay, « Linguistic Duality and the Dis tinct Society in Quebec : Declaration of Sociological Pact or Legal Limits on Cons titutional Interpretation », dans K.E. Swinton et C.J. Rogerson (dir.), Competing Constitutional Visions : The Meech Lake Accord. Agincourt, The Carswell Co. Ltd., 1988, p. 247-262 ; Serge Denis, Le long malentendu. Montréal : Boréal, 1992 ; Serge Denis, « L’analyse politique critique au Canada anglais et la question du Québec, 1970-1993 », Revue québécoise de science politique, vol. 23, 1993, p. 171-209.
-
[5]
Les échecs successifs qui jalonnent le débat constitutionnel depuis trente ans ont atteint non seulement « l’identité nationale » des Québécois mais aussi celle des Canadiens-anglais, donnant lieu d’un côté à des dérapages racisants à l’égard du Québec et de l’autre côté, à la résurgence de groupuscules antibilinguisme au Québec, surtout depuis 1995 (par ex. le groupuscule ultranationaliste de Raymond Villeneuve, qui s’attaque aux mobilisations d’Alliance Québec non pas à partir de critères racisants, mais de positions politico-linguistiques). Jusqu’à maintenant au Québec, la répétition des échecs constitutionnels a surtout accru la tension entre francophones et anglophones, affectant beaucoup moins les rapports entre la majorité francophone et les minorités dites « ethniques ». Malgré les propos de l’ex-premier ministre Parizeau sur les « votes ethniques » en 1995, ceux-ci ne semblent pas avoir eu les effet dévastateurs sur les minorités ethniques que plusieurs craignaient, puisque les manifestations clairement racistes à l’égard des groupes minorisés se seraient atténuées depuis le milieu des années 1990 (le nombre d’affrontements « raciaux » aurait diminué et les quelques groupuscules skinheads et néonazis auraient disparu vers 1994, selon la section anti-gang du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal). Cependant, la situation de « mise en sandwich » des minorités ethniques dans ce débat peut dériver vers la recherche de boucs-émissaires ou d’exutoires faciles dont ils seraient la cible (Maryse Potvin et Marie McAndrew, Le racisme au Québec : éléments d’un diagnostic, Ministère des Affaires internationales, de l’immigration et des Commu nautés culturelles, Collection études et recherches no 13, mars 1996 ; Philippe Bataille, Marie McAndrew et Maryse Potvin, « Racisme et antiracisme au Québec : analyse et approches nouvelles », Cahiers de recherche sociologique, no 31, 1998, p. 115-144). À ce titre, « l’affaire Levine » a indiqué comment les dérapages de la crise constitutionnelle sont susceptibles d’affecter les membres de minorités ethniques, tant au Canada anglais que chez les nationalistes québécois qui s’estiment sociodémocrates et ouverts au pluralisme.
-
[6]
Mel Hurtig, chef du Parti national du Canada, déclarait en 1993 : « je ne veux pas que l’argent des contribuables serve à soutenir la cause de ces gens qui veulent détruire notre pays », en parlant des députés du Bloc québécois, qui « ne devraient pas avoir le droit de siéger au Parlement » sans prêter « serment d’allégeance au Canada ». La Presse, 8 mai 1993, p. D-20.
-
[7]
Qui se proclame victime des lois linguistiques québécoises et organise des manifestations dans les centres commerciaux pour qu’augmente l’affichage en anglais dans les grands magasins. Le nouveau président d’Alliance-Québec, William Jonhson, a pris sa relève.
-
[8]
Le 2 septembre 1997, le radioman américain Howard Stern, enveloppé d’un drapeau canadien, s’intérrogeait dans son émission à la station CHOM-FM (dont l’auditoire est à 65 % francophone) : « What’s a francophone ? ». Il a proposé aux francophones « de retourner en France » (!), et affirmé que les francophones étaient « les plus grands peureux de la planète », « aussi stupides que les Français », parce qu’« ils veulent préserver leur culture. Quelle culture ? », etc. Ces propos ont été jugés « haineux » et dénoncés par le ministre Serge Ménard et par le controversé Howard Galganov dans sa nouvelle émission de radio matinale. Le directeur de CHOM-FM a affirmé qu’il s’agissait de blagues et de provocations auxquelles il ne fallait pas accorder trop d’importance.
-
[9]
Dans le débat constitutionnel canadien, il est devenu presque impossible d’analyser les faits historiques sans être soupçonné de les utiliser comme mode de preuve d’une opinion politique.
-
[10]
Une analyse approfondie, fondée sur une sélection plus exhaustive des journaux dans chaque province canadienne et sur les principales tendances au sein des milieux intellectuels anglo-canadiens, est en préparation pour 1999-2000. Le présent article n’analyse pas l’évolution des représentations anglo-canadiennes à l’égard de la « question du Québec », notamment à travers un examen des sondages d’opinion, des décisions et des discours politiques ou encore des études d’intellectuels anglo-canadiens. Je vous réfère à certains travaux récents sur la perception du souverainisme au Canada anglais (Sylvie Lacombe, « “Le Couteau sous la gorge” ou la perception du souverainisme québécois dans la presse canadienne anglaise », Recherches sociographiques, décembre 1998 ; Michel Sarra-Boumet, Le Canada anglais et la souveraineté du Québec, VLB Éditeur, 1995), ou encore aux études de Serge Denis (op. cit., 1992, 1993) sur l’évolution des théories progressistes anglo-canadiennes sur le Québec, théories qui sont passées d’un « enthousiasme contestataire » à l’égard de « l’autodétermination » du Québec au début des années 1970 à une divergence quasi complète avec les analystes québécois depuis 1982 et surtout depuis le Traité de libre-échange et l’Accord du lac Meech, divergence fondée sur la perception selon laquelle la promotion des droits individuels était à la fois garantie et liée à la centralisation et au renforcement de l’État fédéral. Avec la réforme constitutionnelle de 1982, certains vont développer la thèse du « compromis acceptable » entre les provinces, qui deviendra prédominante au Canada anglais, s’opposant à la thèse québécoise de « l’imposition unilatérale ». Voir : Daniel Drache, Quebec-Only the Beginning, Toronto, New-Press, 1972 ; Gary Teeple (dir.), Capitalism and the National Question in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1972 ; Robert Laxer (dir), Canada Ltd : The Political Economy of Dependency, Toronto, McClelland & Stewart, 1973 ; Garth Stevenson, Unfulfilled Union, Toronto, Macmillan, 1979 et « The Agreement and the Dynarnics of Canadian Federalism », dans M. Gold et D. Leyton-Brown (dir.), Trade Offs on Free Trade. Toronto, Carswell, 1988 ; Reg Whitaker, « Images of the State in Canada », dans L. Panitch (dir), The Canadian State, Toronto, University of Toronto Press, chapitre 2, 1977 et « The Trudeau Era », Canadian Dimension, vol. 18, no 5, oct-nov. 1984, p. 4-18. Philip Resnick, The Masks of Protheus : Canadian Reflections on the State, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1990 ; Alan Cairns, « Ottawa, the Provinces and Meech Lake », dans R. Gibbins (dir), Meech Lake and Canada : Perspectives from the West, Edmonton, Academic Printing and Publishing, 1988, p.105-117.
-
[11]
Michel Wieviorka, L’espace du racisme, Paris, Seuil, 1991 et Le racisme, une introduction, Paris, La Découverte, 1998.
-
[12]
Dans un petit article de P. Frisko et J.S. Gagné intitulé « La haine. Le Québec vu par le Canada anglais », l’hebdomadaire culturel Voir (18-24 juin 1998) a présenté en vrac quelques extraits de propos, d’articles ou de lettres aux lecteurs parus ces derniers mois dans la presse canadienne anglaise.
-
[13]
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982.
-
[14]
Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris, Mouton, 1972 ; Albert Memmi, Le racisme, Paris, Gallimard, [1982], 1994.
-
[15]
Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988.
-
[16]
Et le fonctionnement social est rusé : ce n’est pas tant le terme “ethnie” qui, en gommant les présupposés biogénétiques, a relayé le terme “race”, que le sens du terme “race” qui a subrepticement réinvesti “ethnie”. ». Colette Guillaumin, « Une société en ordre. De quelques-unes des formes de l’idéologie raciste », Sociologie et sociétés, vol. XXIV, no 2, 1992, p. 13.
-
[17]
Albert Memmi, op. cit., p. 13.
-
[18]
Colette Guillaumin, op. cit., 1972.
-
[19]
Albert Memmi, op. cit.
-
[20]
Étienne Balibar, « Y-a-t-il un “néo-racisme” ? », dans E. Balibar et I. Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988 ; Pierre-André Taguieff, Face au racisme 2. Analyses, hypothèses, perspectives, Paris, La Découverte, 1991 ; P.-A. Taguieff, op. cit., 1988.
-
[21]
Michel Wieviorka, op. cit., 1991 et 1998 ; Alain Touraine, « Le racisme aujourd’hui », dans M. Wieviorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993, p. 23-53.
-
[22]
Albert Memmi, op. cit, p. 106.
-
[23]
Colette Guillaumin, op. cit., 1992, p. 16.
-
[24]
Pierre-André Taguieff, op. cit., 1991, p. 42.
-
[25]
Michel Wieviorka, op. cit.
-
[26]
M. Wieviorka, op. cit., 1998, p. 81.
-
[27]
Albert Memmi, op. cit., p. 144 et 149.
-
[28]
Hannah Arendt, op. cit., p. 71.
-
[29]
Hannah Arendt, ibid.
-
[30]
Albert Memmi, op. cit., p. 146.
-
[31]
Ibid., p. 141.
-
[32]
Ibid.., p. 85.
-
[33]
A. Memmi ne serait sans doute pas d’accord avec ce point de vue. Dans un texte devenu célèbre (1975), il soutenait que la situation du Québec comportait « des ressemblances et des similitudes avec la colonisation classique », bien que comprenant « des spécificités dont il fallait tenir compte » dans l’analyse socio-historique, dont sa situation « économiquement enviable », l’importance des États-Unis dans la relation Canada-Québec et le rapport à la France. Il soulignait cependant avoir reconnu « chez les Anglais de nombreux traits du colonisateur ; ne serait-ce qu’un dédain, à peine retenu, pour les moeurs, la culture ou la langue des Québecois, dont ils tiraient profit » (op. cit., p. 95).
-
[34]
Danielle Juteau et Marie McAndrew, « Projet national, immigration et intégration dans un Québec souverain », Sociologie et sociétés, vol. XXIV, no 2, 1992, p. 160-180.
-
[35]
Ce mouvement débute avec un premier débat, organisé par le Parti Égalité, opposant Bill Shaw, coauteur du livre Partition, qui veut faire de la partition un objectif prioritaire, et Brent Tyler, du Comité pour l’Unité Canadienne, qui préconise la stratégie de la « pilule empoisonnée » dans le cas d’une séparation du Québec. Un mois plus tard, la partition sera à l’ordre du jour lors d’une confé rence organisée à l’Université McGill, où le ministre Stéphane Dion réaffirme que « si le Canada est divisible, le Québec l’est aussi ». Quelque temps plus tard, Le Comité québécois pour le Canada se met sur pied et travaillera à faire adopter des résolutions pour « rester Canadiens » par un ensemble de municipalités.
-
[36]
Lettre du ministre Stéphane Dion à Bernard Landry, 27 août 1997 ; Déclaration du ministre Stéphane Dion à l’émission Québec Plein écran, Télé-Québec, le 11 septembre 1997.
-
[37]
Serge Denis, op. cit., 1993.
-
[38]
The Suburban, 3 septembre 1997, p. A-1.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Hannah Arendt, op. cit., p. 71.
-
[41]
The Globe and Mail, « Off-the-record Analysis of Bouchard goes Public », 25 août 1997, A-1, A-4.
-
[42]
Vivian Rakoff, extraits du Mémo qu’il a écrit en 1996, tirés de « Dr Rakoff : ‘’The Mystical Unity of a Folk Identity” », The Globe and Mail, 26 août 1997, p. A-15.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
The Globe and Mail, 23 août 1997, p. A-10.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
The Suburban, 24 septembre 1997, p. A-13.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Ibid.
-
[50]
Ibid.
-
[51]
Lawrence Martin, The Antagonist : Lucien Bouchard and the politics of Delusion, Toronto, Penguin, 1997.
-
[52]
Lawrence Martin, « Who will lead us ? », The Globe and Mail, 30 août 1997, p. D-1-2.
-
[53]
Ibid.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Ibid., p. D-2.
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Extraits cités et traduits par l’hebdomadaire Voir, op. cit., 18-24 juin 1998, p. 12.
-
[58]
David Levine a été choisi par le Conseil d’administration de l’hôpital d’Ottawa pour être à la direction du nouvel hôpital. Il a été directeur du Centre hospitalier de Verdun pendant 10 ans, président de l’Association québécoise des directeurs d’hôpitaux, enseignant en administration de la santé à l’Université Concordia et directeur de l’Hôpital Notre-Dame entre 1992-1997, qu’il a fusionné avec deux autres hôpitaux. Il a été candidat du Parti québécois en 1979, puis délégué général du Québec à New York.
-
[59]
Susan Riley, « Hospital president owes us answers », Ottawa Citizen, 11 mai 1998.
-
[60]
John Robson, « Why Levine bas got to go », éditorial, Ottawa Citizen, 22 mai 1998.
-
[61]
Un autre exemple de diabolisation de ce type a surgi à la fin de 1996, lorsque le ministre Doug Young s’en est pris au député d’origine chilienne Osvaldo Nufiez du Bloc québécois, affirmant que ce dernier était un immigrant venu pour détruire le Canada et qu’il devrait « retourner dans son pays » s’il continuait de se comporter ainsi. Les journaux Canadiens anglais ont très peu réagi à ces propos qui comportaient pourtant clairement tous les éléments du racisme : l’infériorisation et la mise en évidence des différences d’un individu du fait de ses origines ; le rêve d’un rétablissement de l’ordre et de l’homogénéité contre ce qui les perturbe (l’immigrant et le souverainiste, encore plus lorsque l’un est aussi l’autre) ; le désir d’exclure ce qui souille, etc. Ces excès ont conforté l’idée d’une « mosaïque verticale » canadienne (John Porter, The Vertical Mosaic, Toronto University Press, 1965), c’est-à-dire d’une stratification hiérarchisée des groupes culturels les uns par rapport aux autres. Si Porter en a jadis démontré la portée socio-économique, Doug Young en aura confirmé la portée politique. En effet, les propos du ministre laissaient entendre que dans la « dichotomie » Canada Québec, l’immigrant est exclu ; il fait symboliquement partie d’une catégorie « à part » qui ne devrait pas mêler les cartes des relations historiques entre les anciens groupes fondateurs (qui « lavent leur linge sale en famille »). Lorsqu’il sort de sa catégorie a-historique (d’ethnicisé ou de racisé) et ne parle plus « en tant que » ou « au nom des » Canado-ltaliens-Juifs-ou-Chiliens (bref, des hyphenates), il provoque la confusion, brouille la structure ethnique hiérarchisée et, pis encore, permet plus difficilement de réduire le projet des souverainistes à un rêve « ethniciste », « raciste » et « ethnocentrique » !
-
[62]
Ottawa Citizen, « The battle over David Levine. Foes, defenders of new hospital CEO square off in emotional debate over administrator’s separatist past », 20 mai 1998.
-
[63]
McDonald, Jan, « A sideshow of Intolerance », The Gazette, 22 mai 1998 ; Ottawa Citizen, op. cit., 21 mai 1998.
-
[64]
The Gazette, « A Nasty Streak of McCarthyism », Editorial, 16 mai 1998.
-
[65]
Ibid.
-
[66]
Ibid.
-
[67]
Ottawa Citizen, « Mayor urges Levine to quit », 20 mai 1998.
-
[68]
Ottawa Citizen, « Is all belief protected ? », éditorial, 26 mai 1998.
-
[69]
Albert Memmi, Op. cit.
-
[70]
Stéphane Dion, « Le nationalisme dans la convergence culturelle », dans R. Hudon et R. Pelletier (dir.), L’engagement intellectuel : mélanges en l’honneur de Léon Dion, Ste-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1991, p. 291-311 ; et « Explaining Quebec Nationalism », dans R. Kent Weaver (dir.), The Collapse of Canada ?, Washington DC : Brookings Institute, 1992 ; Wayne Norman, « The Ideology of Shared Value : A Myopie Vision in the Multi-nation State », dans Joseph Carens (dir.), Is Quebec Nationalism Just ?, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1995, p. 135-159.
-
[71]
Will Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 88.
-
[72]
Alain Touraine, op. cit., p. 2.