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L’effervescence politico-médiatique associée à la question israélienne semble avoir gagné depuis longtemps l’opinion publique internationale. Cette focalisation permanente, dont la dernière manifestation en date est la reconnaissance officielle par les autorités suédoises de l’État palestinien, rend toute analyse – aussi rigoureuse soit-elle – complexe. Le dernier ouvrage de Yakov Rabkin, professeur d’histoire à l’Université de Montréal, est à cet égard manifeste. Car, avouons-le d’emblée, caveat lector : son titre est trompeur. Il s’agit moins ici de mettre l’accent sur une analyse classique du système politique, religieux ou sociétal israélien que de proposer une contre-histoire de l’idéologie sioniste qui le sous-tend. Sur le fond, c’est donc dans le sillage des nouveaux historiens israéliens – mouvement qui remet en cause depuis les années 1980 certains postulats habituels de l’historiographie hébraïque – que s’inscrit la démarche intellectuelle de l’auteur. Celui-ci souhaite en réalité « mettre en relief des pans entiers de l’histoire » (p. 16) et « remettre à l’ordre du jour des aspects de l’histoire qui ont fini par tomber dans les oubliettes » (p. 17).
Connu du grand public canadien pour ses interventions médiatiques, l’universitaire n’en est pas à sa première diatribe : déjà en 2004, dans une monographie controversée et intitulée Au nom de la Torah, il vilipendait, à l’aune d’une herméneutique antisioniste religieuse, cette prétention à l’émancipation nationale que représente selon lui le sionisme. Reprenant pour partie les mêmes idées maîtresses et la même verve critique, ce nouvel opus avance l’hypothèse centrale du rejet intégral de l’idéologie sioniste par une grande majorité de juifs (p. 12) dont le ferment principal serait la rupture religieuse profonde et la perte de repères traditionnels qu’aurait entraînées l’apparition au vingtième siècle de ce nationalisme ethnique juif que Rabkin nomme le « national-judaïsme » (p. 13). Cette thèse et ses implications normatives sont savamment ordonnancées tout au long des neuf chapitres que comporte Comprendre l’État d’Israël.
Les quatre premiers chapitres abordent la question des origines et de la nature du projet sioniste. Selon l’auteur, le sionisme en tant qu’idéologie politique aurait été inspiré par une vision antérieure, externe au judaïsme et propre au protestantisme de type messianique, voire eschatologique. D’abord formulé par la doctrine anglicane dite « dispensationaliste » portée par John Nelson Darby, repris depuis par d’autres ecclésiastiques, ce mouvement téléologique affirmait que « le Second Avènement du Christ n’est possible que si la Terre d’Israël appartient exclusivement aux juifs » (p. 55). Ce sionisme à l’européenne aurait ainsi impressionné en son temps un Theodor Herzl, lequel transposera finalement cette version en une variante judaïsante, création idéologique qui témoigne pour Rabkin d’une véritable déthéologisation des juifs au cours des dix-neuvième et vingtième siècles (p. 38-39). Parallèlement, l’expérience des nationalismes exclusifs d’Europe centrale et orientale aurait également eu un impact sans précédent sur la forme de nationalisme arboré par la société israélienne, les activistes sionistes européens n’ayant pas connu « un nationalisme tolérant qui fasse une nette distinction entre la nation, la religion, la société et l’État » (p. 75).
Les cinquième et sixième chapitres prolongent chronologiquement les précédents en cherchant à déterminer la position du mouvement sioniste par rapport au génocide juif et à ses implications communautaires. Bien que le massacre des Juifs demeure un événement fondamental dans le discours sioniste, l’ambiguïté régnerait quant aux positionnements des défenseurs du sionisme avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Parmi ceux-ci, la posture la plus contestable selon l’auteur est celle de la subordination de la question du sauvetage des Juifs d’Europe à l’édification d’un nouveau peuple hébreu : plusieurs tentatives auraient ainsi été entreprises dans le but avoué de faire échouer le sauvetage des Juifs allemands vers des destinations autres que la Palestine. Les Juifs sionistes se seraient donc avant tout « souciés d’un futur État bien plus que du sort que subissaient les juifs en Europe » (p. 120). La leçon qu’en tirera le futur État israélien ira d’ailleurs en ce sens : pour les sympathisants sionistes, l’épisode de la Shoah démontrerait l’urgence de l’établissement d’un État juif à même de protéger l’intégrité physique et culturelle des Juifs du monde entier. C’est ainsi, selon Rabkin, que l’on assiste à une vassalisation des Juifs dans le monde par l’État d’Israël qui considérerait tout Juif comme citoyen potentiel (p. 69-70) et qui se prétendrait « l’héritier collectif de six millions de victimes » (p. 137).
Les derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’évolution du sionisme depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sa perpétuation et, surtout, sa contestation. S’appuyant sur des textes rabbiniques pour la plupart d’inspiration antisioniste, les réflexions de Rabkin se concentrent principalement ici sur une condamnation tant religieuse que profane de l’État d’Israël. Sur le plan spirituel, le concept d’une « nation normale, fondée sur un territoire et un gouvernement » (p. 160) serait tout bonnement contraire aux valeurs de repentance, de renoncement et de résignation du judaïsme. Le désir de rédemption temporelle face à l’Exil perpétuel obligerait ainsi les sionistes à abandonner les préceptes de la Torah et de la foi d’Israël. L’auteur soutient ainsi que les partisans du sionisme déformeraient « l’essence du judaïsme pour que les juifs acceptent une autre identité » (p. 179). Sur le plan sociopolitique, l’entreprise sioniste se signalerait par son caractère est-européen qui constituerait « un obstacle à l’intégration des juifs arabes en Israël » (p. 153). L’auteur en veut pour preuve les écarts de richesse enregistrés entre Juifs d’origine arabe et Juifs d’origine européenne qui se seraient accentués pour les générations ultérieures nées en Israël.
L’ouvrage de Rabkin fourmille de pistes de réflexion et balaie un spectre impressionnant de thématiques dont il est impossible de rendre compte dans une courte recension. L’attention sera ici portée sur deux grandes qualités de ce travail. La première est d’articuler une réflexion à la fois théorique et théologique sur l’opposition juive au sionisme à laquelle souscrit l’auteur. De Joël Teitelbaum à Moshe Hirsch, en passant par Eliezer Schach, Elchonon Wasserman et Moshe Feinstein, Yakov Rabkin restitue de façon accessible l’ensemble des nuances et des contrastes qui composent le paysage intellectuel de la pensée antisioniste juive. On regrettera toutefois l’absence d’une nomenclature onomastique qui en aurait avantageusement facilité la synthèse. L’accès à cet éventail complexe de positions sur l’État d’Israël permet, du reste, de mieux appréhender les débats et les polémiques internes qui agitent depuis plus d’un siècle le monde juif.
La deuxième utilité de cette publication est de ne pas omettre la dimension russe, dont la contribution a été essentielle dans la création du sionisme, puis de l’État d’Israël. Les Juifs issus de l’Empire russe ont d’ailleurs constitué dès le début de l’immigration juive en Palestine une majorité écrasante des effectifs humains. Rabkin s’attache en outre à mettre en exergue les emprunts multiples au nationalisme russe dans la conceptualisation du sionisme (p. 114-116), dont les plus notables sont la subordination des impératifs religieux, l’affirmation de la fierté nationale et la légitimité du recours à la force. De nos jours, cette centralité de l’équation russe demeure un paramètre toujours aussi fondamental pour l’image d’Israël dans le monde, la Fédération russe lui étant parmi les pays les plus favorables – en partie du fait d’une expérience partagée du terrorisme islamique (p. 117). Les Juifs russophones issus de l’immigration soviétique, dont le principal représentant est Avigdor Lieberman (actuel ministre des Affaires étrangères), constituent par ailleurs l’électorat le plus fiable de la droite israélienne.
Si la ligne d’analyse poursuivie par l’auteur conduit à rompre avec les cadres spatiaux et temporels habituellement usités pour analyser l’histoire israélienne, elle n’en connaît pas moins quelques limites de fond. Tout d’abord, certaines interprétations historiques sont très discutables, voire provocatrices. Ainsi, Rabkin reconnaît une affinité conceptuelle et politique entre le mouvement sioniste et le national-socialisme nazi (p. 124), ces deux idéologies considérant les Juifs comme un peuple étranger et inassimilable qui n’aurait pas de place en Europe. Ce paralogisme de composition ne reste pas sans effet et semble avoir pour objectif de masquer l’incommensurabilité idéologique et éthique des deux concepts. Il conforte peut-être l’auteur dans ses propres convictions idéologiques, mais ne rend pas justice à la rigueur attendue d’une recherche universitaire. Très contestable aussi est le manque de sources archivistiques crédibles. En guise d’illustration, la narration de la disparition d’une centaine d’enfants issus de l’immigration yéménite, laissés pour morts alors qu’ils avaient été enlevés par les autorités sionistes « afin d’en faire de vrais Israéliens, selon le modèle laïque du nouvel homme hébreu » (p. 157), n’est relayée par aucune pièce à conviction tangible, ni même aucun témoignage. Il en ressort une impression de partialité qui nuit de ce fait à la justesse d’analyse de l’auteur.
L’affiliation antisioniste de l’auteur fait de Comprendre l’État d’Israël un pamphlet virulent et polémique plus qu’un outil pédagogique. Les observations de Yakov Rabkin sont dispensées selon des critères basés sur des biais théologiques qui, bien qu’ils proposent un regard original sur la construction du sionisme et ses stratégies de survivance, n’en éloignent pas moins les lecteurs d’une compréhension plus détachée, moins ancrée dans l’affect. L’ouvrage s’adresse donc moins aux néophytes qu’à un lectorat déjà rodé aux rouages politiques et religieux autour de la question israélienne.