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La nébuleuse marxiste n’est pas quelque chose d’unidimensionnel. Les nombreuses dissensions au sujet de l’oeuvre originale de Marx créent un éparpillement des exégètes. Si bien qu’il est d’usage d’appréhender les théories un peu comme un spectre où les positions oscillent entre le chaud et le froid et de les classer en fonction de leur « température », pour emprunter l’idée d’Ernst Bloch. Il y a de ces intellectuels qui ont su lire et digérer des pages, parfois quelques lignes de Marx pour par la suite développer de puissantes réflexions qui ont fait école ou aspirent à le faire. Plus spécifiquement encore, il existe un marxisme français, tout comme un marxisme allemand ou japonais, avec leurs auteurs spécifiques et leurs débats et leur réinterprétation. On retrouve donc des marxismes chez qui subsiste une parenté d’esprit ou encore une influence commune. C’est le cas de penseurs de langue anglaise, trop longtemps dérobés au public francophone.
C’est dans cette optique qu’il faut souligner l’effort important de Jonathan Martineau et de ses collaborateurs. Marxisme anglo-saxon a le mérite d’offrir une synthèse de pensées très diverses dans un seul ouvrage. Il présente en effet une introduction aux réflexions les plus vivantes du marxisme anglo-saxon. Bien sûr, certains ouvrages de ce genre existaient déjà. Pensons à The British Marxist Historians de Harvey J. Kaye (1995, Palgrave MacMillan) ou à The Anglo-Marxists : A Study in Ideology and Culture d’Edwin A. Roberts (1997, Rowman and Littlefield), pour ne nommer que les plus connus. Mais aucun n’a fait l’objet d’une traduction française. Les auteurs publient donc chez Lux Éditeur le tout premier ouvrage francophone sur le marxisme anglo-saxon. Et c’est tout en leur honneur.
Rappelons d’emblée que ce livre n’aborde ni une pensée ni une école, mais bien des penseurs avec un « certain degré d’homogénéité » et dont le corpus couvert ne se limite pas à un seul pays ou une discipline (p. 11). On l’aura compris, les textes de ce recueil concernent l’ensemble des sciences sociales et engagent des dialogues constants entre eux. Les désaccords théoriques, les nuances conceptuelles, etc. marquent l’esprit de la plupart des présentations. Afin de donner une certaine structure, le livre a été découpé en trois parties : « La New Left anglaise et ses débats », « Repenser Marx, repenser la société », puis « Histoire, théorie, pratique ». Dans le but de respecter l’esprit de l’ouvrage, nous croyons nécessaire d’aborder chacun des chapitres et d’introduire brièvement les penseurs qui y sont discutés.
Le premier chapitre, signé par Frédérick-Guillaume Dufour et Jonathan Martineau, examine l’oeuvre de Perry Anderson. On y découvre le précurseur d’une sociologie historique dont le marxisme est une variante proche du courant orthodoxe (p. 58). Loin d’être un auteur poussiéreux, Anderson a apporté beaucoup au développement intellectuel de la gauche britannique. Ce chapitre ne manque pas de souligner sa contribution cruciale à la New Left Review, épicentre savant du marxisme. Xavier Lafrance traite quant à lui du monument Edward Palmer Thompson, considéré comme un des pères des cultural studies, et critique sévère d’Althusser en France. L’auteur lui rend bien justice en présentant Thompson sous la lumière du militant, du théoricien et, surtout, de l’historien, auquel il consacre la moitié du chapitre (p. 85). Anderson et Thompson occupent à eux seuls la première partie de l’ouvrage. On comprendra facilement pourquoi. Il est donc inutile d’insister davantage au sujet de leur ascendant considérable sur les courants intellectuels de gauche.
Le géographe américain David Harvey, sans doute l’un des marxistes actuels le plus cités en sciences sociales, fait l’objet d’un troisième chapitre très condensé qui inaugure la deuxième partie du livre. Sébastien Rioux parvient à y aborder les incontournables Social Justice and the City (1973, Johns Hopkins University Press) et The Limits to Capital (2007, Verso) tout en portant une attention au développement de son matérialisme historico-géographique (p. 124). Le chapitre suivant fait place à une figure ambiguë du marxisme, Moshe Postone, associé au courant de la « critique de la valeur » (Wertkritik). Frédérick-Guillaume Dufour et Frantz Gheller décortiquent ce spécialiste de la Shoa et montrent son incontestable apport aux théories marxistes dans Temps, travail et domination sociale (2009, Mille et une Nuit), où il propose une réinterprétation unique des Grundrisse et du Capital de Marx (p. 134). Enfin, ce chapitre offre un excursus sur sa fameuse analyse du capitalisme et de l’antisémitisme moderne (p. 151). Gabriel L’Écuyer résume les travaux du sociologue Derek Sayer ; ce cinquième chapitre le présente comme un auteur prolifique et innovateur. Sayer est reconnu pour avoir proposé diverses relectures des poncifs marxistes afin de résoudre les questions du postmodernisme, de l’identité, de la mémoire collective (p. 183), notamment dans The Coasts of Bohemia (2000, Princeton University Press). Jonathan Martineau signe le sixième chapitre des considérations sur la pensée de Simon Clarke, associé à la mouvance Open Marxism, critique du marxisme dit structuraliste et réfléchissant plutôt sur les modes d’existence et d’apparence (p. 202).
La dernière partie rassemble trois auteurs dont la parenté d’esprit est tout aussi évidente que majeure pour les théories matérialistes aujourd’hui. L’historien Robert Brenner fait l’objet du chapitre d’ouverture. Francis Fortier et Louis-Philippe Lavallée font bien de préciser son important apport aux études empiriques (p. 237). L’auteur est présenté à travers les débats qui l’ont fait connaître, preuve d’un positionnement très critique qui n’a pas obtenu l’adhésion de tout le monde, et a surtout forcé la discussion sur des problématiques aussi bien historiques que contemporaines. Nancy Turgeon poursuit avec un texte consacré à Ellen Meiksins Wood, une figure centrale du marxisme politique. Ses analyses orientées sur les relations de propriété de la Grèce antique jusqu’à la Renaissance font d’elle un incontournable de l’histoire sociale de la pensée politique (p. 279). Le dernier chapitre consacré à David McNally clôt cette entrée en matière d’un corpus déjà très riche. Jonathan Martineau y présente l’intellectuel et le militant canadien dont les écrits reçoivent une attention grandissante, notamment depuis Against the Market (1993, Verso), un ouvrage central qui précise les origines du marché et du capitalisme industriel. McNally reste aujourd’hui un habile théoricien du socialisme et de la récente crise financière.
Ce travail d’équipe propose des analyses fouillées des auteurs principaux des marxismes américain, anglais et canadien. En effet, les nombreuses références en fin de chapitres révèlent une recherche de fond remarquable. La structure du recueil s’avère précise, les passages biographiques fort utiles. Pourtant, ce n’est pas à des portraits proprement dits qu’il faut s’attendre, mais bien à des esquisses théoriques. Cet ouvrage qui au premier coup d’oeil semble s’adresser à un large public reste en substance un livre relativement étanche. Loin d’être réservés à l’initié – là n’est pas la question –, tous les textes rendent justice aux penseurs, si bien qu’ils parlent la langue de Marx. Là résident la force de l’ouvrage et aussi sa difficulté. En effet, les habitués des corpus marxistes, universitaires et étudiants, n’auront aucun problème à dévorer la synthèse de ces esprits, à comprendre les références aux débats, les filiations entre les auteurs, l’origine de leurs concepts. Pour les profanes, la tâche pourrait s’avérer plus ardue. Ils plongeront dans un univers théorique et conceptuel vertigineux. Peut-être aurait-il fallu un index ? Quoi qu’il en soit, la rigueur de l’ouvrage obligera certainement à plusieurs lectures. Cela n’en fait pas un ouvrage impénétrable, bien au contraire, mais un important vade mecum pour n’importe quel marxiste, militant ou intellectuel.
Bref, ce recueil est salutaire pour le public francophone. Il instruira les Européens de langue française endurcis par les travaux d’Althusser, de Balibar ou de Badiou. Il aspire à devenir un recueil incontournable pour le champ spécifique du marxisme. Peut-être faudra-t-il un second volume dans les années à venir ? En effet, des auteurs qui au vingt-et-unième siècle deviennent de plus en plus importants ne sont pour l’instant l’objet que de renvois ou de citations : notamment Benno Teschke, Hannes Lacher, Vivek Chibber, Charles Post, George Comninel. On comprendra sans peine les raisons de cette mise à l’écart avec un recueil qui fait presque 500 pages. Pour conclure, il semble évident avec un ouvrage de cette nature que la diffusion du corpus marxiste en sciences sociales augure bien, qu’elle est on ne peut plus fondamentale.