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L’ouvrage collectif, dirigé par André Corten, Catherine Huart et Ricardo Peñafiel, se concentre sur les actions directes spontanées, menées dans différents pays d’Amérique latine, comme expression, non pas de mouvements sociaux ou d’identité de classe ou ethnique, mais de la plèbe. Du concept d’expérience plébéienne de Martin Breaugh (L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, 2007), les auteurs développent celui « d’interpellation plébéienne » pour saisir la « brèche » produite par de telles actions. Comme le souligne Corten dans l’introduction, étudier ces actions en elles-mêmes et pour elles-mêmes et non pas déduites des structures sociales, économiques, politiques ou culturelles différencie cet ouvrage des auteurs latino-américanistes qui se sont penchés sur la question.
Les auteurs de l’interpellation plébéienne se distancient donc des interprétations des soulèvements populaires latino-américains en termes de mouvements sociaux qui y voient des expressions immatures politiquement car non articulées à des revendications précises. À l’inverse, les auteurs du présent ouvrage soulignent le caractère éminemment politique de telles actions. De fait, Huart met en exergue le caractère politique de la plèbe comme subjectivation politique instantanée qui, « en se nommant hors de l’ordre, […] montre le caractère mensonger de sa “totalité” » (p. 65). La plèbe fait sécession de l’ordre institué dans un espace où elle se pose comme autonome et souveraine.
D’où le premier apport de cet ouvrage : l’étude des actions directes non pas, comme le souligne Huart, selon les catégories sociopolitiques usuelles telles que des émeutes, des soulèvements ou des manifestations (p. 186 et 295), mais selon son caractère profondément politique. Le politique est au coeur des débats. Au fil des pages, les auteurs construisent une analyse minutieuse de la politique au quotidien exprimant toute sa complexité. L’expression féministe « tout est politique » est revigorée. Par exemple, Benoit Décary-Secours et Tania Faustino da Costa montrent au sujet du Mouvement des sans-terre au Brésil que « le simple fait d’occuper [une terre] bouscule les catégories de rangements instituées qui déterminent une certaine réalité sociale, celle posant qu’une terre dont on n’est pas propriétaire ne peut nous appartenir ». L’occupation quotidienne interpelle, c’est-à-dire coupe la parole « à ceux qui commandent » (p. 164).
Tel est également la pertinence de l’article de Natasha Prévost qui voit dans le mouvement hip hop brésilien une action directe parce qu’il développe des « actions d’affirmations identitaires [qui prennent] appui sur l’expérience de l’exclusion sociale » (p. 168) et qu’il déconstruit la culture de « la norme dominante blanche, hétérosexuelle, mâle, etc. […] en inventant un nouveau langage, en créant des référents historiques autres, correspondant à son devenir minorité » (p. 182). Enfin, Martin Hubert, au sujet du Chiapas, parle d’un virage à gauche au quotidien lié à des actions directes telles que la construction de logements ou d’écoles sur des terrains envahis. Ce sont autant « d’affirmation d’une souveraineté, comprise comme la défense d’un territoire face à des forces dominantes » (p. 212). L’intérêt de cette contribution réside dans la mise au jour de la politique au quotidien à partir d’une méthodologie ethnographique.
Le deuxième apport de cet ouvrage est méthodologique. L’analyse de la plèbe par elle-même et pour elle-même est réalisée à partir d’une méthodologie d’analyse de discours permettant de dégager le sens que les protagonistes « anonymes » confèrent à leurs actions. Par une méthodologie d’analyse de discours pointilleuse, ce manuscrit donne ou plutôt rend la voix aux « sans voix » de l’histoire. Il suit les principes méthodologiques de la sociologie critique et, entre autres, féministe, selon laquelle ce n’est que du point de vue des dominés que leur condition peut être conçue comme oppression, étant donné que la conceptualisation de celle-ci ne peut provenir que de la place de l’opprimé.
De fait, la grande qualité de cet ouvrage est que le « parler ordinaire » des hommes et des femmes de quartiers paupérisés et de communautés indigènes en constitue la boussole. Les protagonistes anonymes des luttes politiques sont alors mis au devant de la scène. Cet atout méthodologique est illustré par l’article de José Antonio Giménez Micó qui estime que, davantage que la véracité, l’intérêt de l’analyse des discours se trouve dans ce qui se dit et comment cela se dit. Sa subtile analyse du vocabulaire mobilisé, tel le terme « frère », par les différents groupes amazoniens, saisit la construction d’un « nous » composé des natifs et des colons de l’Amazonie. Cette contribution étaie l’affirmation de Pierre Bourdieu (Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982 ; et « Comprendre », dans Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 903-939) selon laquelle « dire c’est faire ». Faire entendre sa voix sur la place publique, alors même que son existence est niée, est primordial. La formule « je m’exprime donc je suis » permet de cerner l’idée qu’un « sujet politique est d’abord et avant tout un sujet de l’énonciation » (p. 233).
Un autre exemple de la grande qualité méthodologique de l’ouvrage se trouve dans le dernier chapitre, de David Longtin. À partir d’une analyse quantitative et qualitative du lexique employé, les points communs et les spécificités de quelques actions directes traitées par d’autres auteurs dans l’ouvrage sont dégagés. Longtin montre comment l’analyse lexico-métrique permet de construire des champs lexicaux à partir du vocabulaire mobilisé. Les étapes de l’analyse de discours et ses multiples possibilités sont très précisément commentées. L’analyse fine et étayée des mots utilisés est un guide précieux pour tout chercheur qui s’attèle à l’analyse de discours.
Enfin, le seul article qui fait défaut aux grandes qualités méthodologiques de l’ouvrage est celui sur la Bolivie de Pierre Beaucage, Manuel de la Fuente et Jesus Carballo. Son principal problème tient à un biais de genre. Si à Cochabamba la classe semble déterminer les opinions et qu’à Santa Cruz il s’agit davantage d’éléments liés à la migration, la séparation des discours selon le sexe des locuteurs semble peu pertinente. De plus, un biais de genre apparaît dans la présentation des interviewés : seules les femmes sont appréhendées selon leur filiation paternelle et maritale. Or, il ne semble pas que telles filiations constituent des variables explicatives clés des représentations des actions directes et de la violence qui y a cours.
Troisièmement, cet ouvrage apporte un regard neuf sur le phénomène politique du populisme, véritable kaléidoscope dont l’Amérique latine constitue la terre d’élection. Différents auteurs mettent l’accent sur la distinction et l’opposition entre le peuple et la plèbe. Le premier appartient à l’ordre institué alors que la deuxième y fait sécession. La notion de plèbe et d’interpellation plébéienne semble alors compléter l’un des éléments propres au phénomène politique du populisme : la dichotomisation de la communauté politique qui sape l’institutionnalisation des conflits sociaux.
De fait, quelques spécialistes du populisme en Amérique latine, notamment Ernesto Laclau (La raison populiste, Paris, Seuil, 2005), Carlos De la Torre (« The Resurgence of Radical Populism in Latin America », Constellations, 2007, vol. 14, p. 384-397), Guy Hermet (Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2001) et Alain Touraine (La parole et le sang, Paris, Odile Jacob, 1988) s’accordent à considérer l’occultation des conflits sociaux au nom de l’unité et de l’homogénéité du peuple comme l’une des principales caractéristiques de ce phénomène politique. Selon eux, le populisme tend à polariser l’espace politique en deux ensembles dichotomiques et exclusifs : le peuple contre ses ennemis. Considérant ses opposants comme des ennemis et non des adversaires politiques, la confrontation est privilégiée à la négociation et au consensus. Le populisme se fonde alors sur un processus d’inclusion et d’exclusion des acteurs sociaux, conduisant certains à être reconnus comme protagonistes de demandes légitimes auprès de l’État, et d’autres non.
Dans L’interpellation plébéienne en Amérique latine, les ennemis du peuple sont conceptualisés par la notion de plèbe qui permet, depuis un autre angle que celui du populisme, d’appréhender la logique propre aux conflits sociaux latino-américains contemporains, qu’ils aient lieu ou non dans un pays du virage à gauche. Ricardo Péñafiel le souligne au regard du chavisme au Venezuela. La délégitimation des actions plébéiennes par Hugo Chavez est identique à celle entreprise par Alan García au Pérou et son discours du perro del hortelano (syntagme faisant référence à un vieux dicton espagnol selon lequel le chien du petit propriétaire terrien ne mange pas et ne permet aux autres de manger) (p. 231), alors que ces deux régimes se trouvent aux antipodes du spectre partisan. Par conséquent, selon Peñafiel, la violence de la plèbe au Venezuela dévoile le caractère inégalitaire du régime de Chavez et la marginalisation entière d’un pan de la société.
La distinction entre la plèbe et le peuple nous amène au dernier apport de cet ouvrage : la prise en compte des rapports de pouvoir structurant la « société civile ». La mise en perspective, notamment par Huart et Peñafiel, du caractère intraitable de la plèbe, et par voie de conséquence de la « trahison » de ses tribuns, éclaire les tensions propres aux relations entre représentés et représentants. Huart dans son analyse des batailles de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO) au Mexique met en exergue l’impossible représentation de la plèbe ainsi que la trahison des chefs qui lui est concomitante. Ce chapitre a la qualité de problématiser les relations en jeu dans les collectifs citoyens, trop souvent présentés comme « naturellement » démocratiques et solidaires. Elle enrichit alors les études qui estiment que, contrairement à ce que la littérature sur le « capital social » suggère, le rassemblement des dominés dans la lutte n’entraîne pas automatiquement l’adoption de valeurs démocratiques (Stéphanie Rousseau, Women’s Citizenship in Peru, New York, Palgrave, 2009 ; Martin Takana et Carolina Trivelli, « Las trampas de la focalización y la participación. Pobreza y políticas sociales en el Perú durante la década de Fujimori », Documento de trabajo. IEP, 2002, vol. 121, p. 1-38 ; ou encore Camille Goirand, La politique de favelas, Paris, Karthala-Centre de recherche fondamentale en sciences sociales de l’international, 2000).
Les chapitres qui traitent de la trahison des tribuns de la plèbe complètent alors les ouvrages sur les biais de la citoyenneté latino-américaine où les dirigeants sociaux s’approchent plus de la figure d’intermédiaires que de celle de représentants politiques, intermédiaires qui se meuvent sur l’espace politique au nom d’intérêts personnels plus que pour y exprimer une opinion sur la gestion de la cité. D’où, peut-être, de nouvelles recherches fructueuses qui (re)lieraient le concept de plèbe et d’interpellation plébéienne avec celui de citoyenneté en Amérique latine, comme lieu de la nouvelle Rome.