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L’étude de la famille connaît depuis quelques années un intérêt grandissant dans les champs de la sociologie historique et de la politique. Le recueil d’essais dirigé par Quentin Skinner – complètement absent de la publication –, Families and States in Western Europe, participe à ce mouvement initié depuis longtemps déjà par l’histoire sociale qui cette fois retrouve un grand intérêt au sein de la science politique et de la sociologie. La question qui vient à l’esprit est pourquoi réunir des études sur la famille alors que la littérature à ce sujet, déjà abondante, semble suffire. C’est l’angle d’analyse et le temps dans lequel il s’inscrit qui sont originaux. Premièrement, les auteurs réunis dans ce recueil entendent étudier la famille à partir de 1945, aux heures de l’État providence moderne où les compétences de l’État sont mises à la disposition des citoyens et où la justice et la sécurité sociale passent par l’assistance étatique. Deuxièmement, leurs analyses conçoivent les familles d’une manière plus abstraite et statistique que microsociologique. En ce sens, le concept de société civile demeure, pour David Runciman qui signe le premier chapitre, un aspect fondamental des analyses puisqu’il évite une réflexion binaire entre l’État et les familles, propre aux études des sociétés prémodernes, et élargit le champ des perspectives de la justice et de la politique. Ainsi, on reconnaîtra chez certains auteurs des influences allusives ou avouées de la pensée politique de Hobbes, Tocqueville, Hegel ou encore Habermas.
C’est donc le triptyque État / société civile / famille qui pose les bases du cadre d’analyse et renouvelle en quelque sorte une lecture politique de la famille. L’esprit qui en ressort est donc celui-ci : « les États régulent la vie des familles de manière à écarter la société civile ; les familles quant à elles intiment l’État de les préserver des pressions du marché » (p. 3). Ce modèle circulaire, déjà proposé par Paul Ginsborg (The Politics of Everyday Life. Making Choices, Changing Lives, Melbourne University Press, 2005) tend à s’inscrire dans un contexte de « market-state » et d’une libéralisation progressive qui reconvertit le rapport de l’État au domaine de la famille et des associations civiles. C’est à l’intérieur de ces limites qu’ont été menées ces réflexions.
Assez court, ce recueil présente neuf études diachroniques de la famille. Chacune examine les conditions et l’évolution de ce triptyque dans un pays ou un groupe de pays. La France, l’Allemagne, l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, la Scandinavie et les Pays-Bas deviennent des terrains d’étude judicieusement scrutés. Chacun est marqué par une trajectoire particulière où le rapport des familles à l’État met en lumière la nature du régime et la culture politique inscrites dans un espace-temps bien précis.
Deborah Thom analyse le changement des perceptions de la famille particulièrement sous le régime de Margaret Thatcher. Dès 1965, elle note au sein de la société civile anglaise des appels à la réforme de la loi sur l’avortement, sur l’égalité des salaires en vue de subvenir aux besoins entiers des familles, etc. Elle constate que des transformations n’auraient pas eu lieu sans la pression des courants féministes, la production de l’histoire sociale et les recherches en sciences sociales. Le rôle d’intermédiaire de la société civile apparaît clairement dans ce cas précis puisque ces tendances ont, d’après l’auteure, véritablement modifié la perception politique de la famille.
Le cas français est différent, puisque, selon Sarah Howard, les familles y conservent une grande valeur symbolique et qu’elles font partie intégrante du discours politique. « L’obsession démographique » et la volonté d’offrir une politique familiale universelle déterminent le rapport de l’État aux familles. Howard montre l’incroyable prise en charge qui se traduit par exemple par le fameux livret de famille et l’abondance de documents juridiques sur leur statut particulier (p. 49). Si la législation française a toujours tenté de répondre aux exigences de la société civile en mettant à disposition des allocations et d’autres formes de soutien, les révoltes des banlieues de 2005 et 2007 attestent malgré tout d’un bon nombre de défaillances des politiques sociales. La mutation rapide de la société française sous la Ve République montre les limites des politiques menées par les différents gouvernements.
Si, comme le constate Adam Tooze, il n’y a jamais eu de tension réelle entre le droit et la famille en Allemagne, il subsiste un modèle « chrétien » de la famille. Cet auteur s’intéresse également aux trajectoires différentes de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Allemagne de l’Est en matière d’intégration des femmes au marché du travail ou encore à la transformation des politiques familiales après l’union des deux Allemagnes, dont la dénatalité représente un contrecoup évident. En effet, l’impact démographique qu’a provoqué la réunification aurait entraîné la peur d’un scénario néomalthusien forçant la Bundestag [assemblée législative] à légiférer dans ce nouveau contexte économique et environnemental.
Anneke van Doorne-Huiskes et Laura den Dulk constatent pour leur part que dans le cas néerlandais, malgré les différentes tendances qui influencent les politiques familiales, une « idéologie de la maternité » reste profondément ancrée dans la culture. Il faut donc passer par une analyse de la maternité pour comprendre les politiques en matière familiale.
À la lumière de ces textes, on constate que c’est surtout l’idée que l’État se fait de la famille à partir de la seconde moitié du XXe siècle qui pousse à prendre l’organisation familiale comme objet d’étude. Les différents essais tentent donc d’identifier la « culture » qui ressort de chaque politique de la famille. Cette prise en charge des familles par l’État connaît soit des ruptures, soit des continuités, et trace un portrait fascinant de la représentation des familles dans l’Europe d’après-guerre. Il faut saluer la mise en contexte féministe et l’étude des rapports à la maternité (voir Maria Agren au huitième chapitre sur les pays scandinaves), essentielles à une étude sur la famille qui met en relief cette relation complexe.
En dépit de l’intelligence des analyses, en fermant ce livre on ne pourra s’empêcher de questionner la nature même de la famille qui est réfléchie comme objet d’étude politique, mais aussi comme sujet déterminé par les politiques familiales. Les relations sociales qui la conditionnent se retrouvent souvent masquées derrière des correspondances statistiques. Bien que la plupart des auteurs soient conscients des limites de leurs analyses, dont les orientations sont annoncées dès la toute première page, celles-ci posent la question de l’historicisation. On en vient à questionner en effet le concept même de famille. Ce n’est pas cette dernière qui se retrouve théorisée, mais bien son rapport à la société civile et à l’État. La famille comme catégorie apparaît chez certains auteurs comme une donnée abstraite, alors que d’autres chercheurs insisteront sur les différences, en indiquant des éléments de diversification comme les salaires ou le type travail. Les résultats des enquêtes laissent supposer que la famille d’une manière statistique équivaut à ce que les États veulent bien leur concéder. Marx avait déjà, il y a longtemps, attaqué la philosophie allemande par l’usage de son « concept de famille » sans distinction aucune. À la lecture de ces études, la famille, parfois dépossédée de son caractère économique, culturel et politique et fondée sur diverses expériences, perd un peu de son lustre.