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La Pauvreté : Quatre modèles sociaux en perspective, par Sylvain Lefèvre, Gérard Boismenu et Pascale Dufour, est une étude comparée et historique de la pauvreté et des inégalités sociales au Danemark, en Grande-Bretagne, en France et au Québec. Quand on réfléchit à la pauvreté et où elle se trouve dans le monde, on pense habituellement aux pays en voie de développement, mais la pauvreté et les inégalités sont aussi présentes dans les pays riches. D’ailleurs, un rapport publié en 2008 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) « met l’accent sur l’accroissement depuis le milieu des années 1980 des inégalités sociales, malgré des années placées sous le signe de la croissance économique » (p. 12). L’ouvrage de Lefèvre, Boismenu et Dufour étudie la question plus en profondeur et soutient que « les compromis politiques, sociaux et économiques qui structurent ces sociétés produisent aussi certaines formes de pauvreté » (p. 8). Pour mieux comprendre et analyser la réalité d’aujourd’hui, les auteurs se tournent vers l’histoire. En utilisant une approche analytique unique, ils démontrent que les différentes formes de la pauvreté sont les résultats attendus des arrangements politiques et institutionnels de chaque pays (p. 8).
Leur démarche de recherche vise à comprendre la structure et l’organisation de la pauvreté et à saisir pourquoi elle prend une forme différente dans les quatre communautés. Leur analyse s’appuie sur quatre piliers, touchant des aspects tant économiques que sociaux : le marché du travail et ses régulations ; les compromis sociaux entre les acteurs syndicaux, économiques et étatiques ; le traitement politique réservé aux personnes pauvres ; et les représentations sociales de la pauvreté (p. 9). Ils ont choisi les quatre cas en raison de leur conception différente du rôle de l’État. Le Danemark, un pays social-démocrate, et la Grande-Bretagne, un pays libéral, correspondent aux « archétypes » des États sociaux selon la typologie influente de Gøsta Esping-Anderson (The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990), alors que la France et le Québec offrent des cas « hybrides ».
Lefèvre, Boismenu et Dufour soutiennent qu’il est difficile de mesurer la pauvreté avec exactitude, car il est compliqué de la définir de manière précise. Dans le premier chapitre du livre, ils démontrent cette complexité en discutant la différence entre la pauvreté absolue et la pauvreté relative, ainsi qu’en déconstruisant différents seuils de pauvreté des différents pays. Par exemple, « [a]u Canada, ce seuil est établi à 50 % de la médiane des revenus disponibles. En Europe, le seuil de 60 % de la médiane du revenu disponible a été adopté » (p. 23). Dans un autre chapitre, ils continuent la critique des statistiques : « [p]rivilégier tel ou tel instrument conduit à dessiner un portrait différent de la réalité socioéconomique, en prenant en compte d’autres dimensions » (p. 153). Les auteurs se penchent ensuite sur les quatre cas à l’aide des quatre piliers, analyse qui leur permet d’identifier ce qu’ils appellent l’architecture sociale de chaque pays. Ils présentent leurs analyses dans quatre chapitres empiriques, un pour chaque cas.
Les auteurs étudient également la tendance dans le temps et se demandent si les politiques sociales deviennent plus ou moins similaires dans les différents pays. Ils constatent une certaine convergence dans la « représentation de la justification de l’intervention de l’État », mais ajoutent que cela « ne signifie pas pour autant une convergence équivalente dans le contenu même des politiques » (p. 175). Le livre se termine avec ce que les auteurs appellent « quatre conclusions partielles » (p. 196). La première conclusion met l’accent sur l’importance de la mobilité des travailleurs ; « pour tourner, le marché (et les employeurs) a besoin d’une main-d’oeuvre mobile » (p. 196). La deuxième souligne l’importance de la négociation collective, avec le Danemark en exemple, un pays où le taux de pauvreté et d’inégalités est le plus bas dans l’Union européenne et où les acteurs collectifs ainsi que les patronats sont impliqués dans le marché du travail et sa gestion. Dans leurs propres mots, « le compromis social apparaît comme une clef pour atteindre des objectifs de développement social » (p. 197). En troisième conclusion, les auteurs insistent sur le rôle primordial des actions publiques : « la lutte contre la pauvreté et la réduction des inégalités constituent des choix collectifs, des choix de société, qui peuvent se traduire par des actions politiques concrètes » (p. 197). Finalement, ils remarquent que l’un des défis importants dans toutes les sociétés est celui de la place des nouveaux arrivants ; même si la forme de la pauvreté est différente dans les quatre cas, les nouveaux arrivants sont toujours les plus défavorisés.
Le livre se démarque des autres analyses de la pauvreté. Les auteurs ne font pas qu’analyser le contexte économique et la structure du marché dans les quatre communautés, ils tentent également de comprendre l’aspect social de la pauvreté. Ce faisant, ils créent un pont important entre deux façons d’analyser le phénomène, l’une basée sur l’économie, l’autre sur les questions sociales. Cette approche donne une image claire et nuancée des causes de la pauvreté et de l’inégalité dans les sociétés. En plus du cadre analytique, une force importante du livre concerne le traitement des statistiques et des indicateurs. Les auteurs invitent à la prudence et insistent sur les limites entourant les mesures et les indices de la pauvreté. L’attention accordée à la méthodologie et au cadre théorique fait en sorte que La Pauvreté : Quatre modèles sociaux en perspective constitue une « feuille de route » pour les futures études.
L’ouvrage a toutefois quelques faiblesses. Tout d’abord, en ce qui concerne la structure du livre, les auteurs ont organisé leur analyse empirique en quatre chapitres, un pour chaque cas, ce qui a pour résultat que le livre semble parfois descriptif. Pour éclairer les similarités et les différences entre les quatre cas et pour renforcer l’analyse offerte, ils auraient peut-être dû organiser l’analyse par facteur plutôt que par société. Il aurait par ailleurs été intéressant qu’ils précisent comment ils mesurent les « représentations de la pauvreté ». Bien qu’ils convainquent le lecteur que ce facteur est important, l’opérationnalisation de ce pilier n’est pas évidente. Sans une explication détaillée, il est difficile d’évaluer à quel point leurs conclusions pour ce pilier reposent sur une fondation empirique solide. De plus, ce quatrième pilier sur la représentation semble très lié au troisième pilier, celui sur le traitement politique de la pauvreté. Ces deux piliers pourraient-ils n’en former qu’un seul ? Anne Larason Schneider et Helen Ingram (Policy Design for Democracy, Kansas, University of Kansas Press, 1997) ont argumenté que le traitement politique d’un groupe de personnes (comme étant « méritant » ou « pas méritant ») influence la construction sociale de ce groupe. À son tour, la construction (ou la représentation) de ce groupe influence la manière dont il est traité politiquement. Il serait donc possible que les deux derniers piliers fassent partie du même processus.
L’OCDE a récemment (2011) publié un rapport, Toujours plus d’inégalité : pourquoi les écarts de revenus se creusent, qui révèle que l’inégalité sociale dans les pays développés n’a pas disparu. Le 5 décembre 2011, cette Organisation a d’ailleurs constaté dans une nouvelle publication que « le fossé qui sépare les riches des pauvres dans les pays de l’OCDE est au plus haut depuis plus de trente ans, et [que] les gouvernements doivent agir sans délai pour combattre les inégalités ». Il est clair que la pauvreté et les inégalités sont encore des enjeux importants partout au monde. La Pauvreté est un livre intéressant sur cette question dans quatre sociétés industrialisées, un livre qui servira de guide à l’étudiant qui aimerait à son tour se pencher sur cet enjeu.