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À quel moment le Québec a-t-il mis ses pendules à l’heure de la modernité ? Pour Yvan Lamonde, historien des idées et professeur en langue et littérature française à l’Université McGill, l’ère moderne a investi les moeurs de la province bien avant la mort de Maurice Duplessis ou l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Jean Lesage, avant même l’adoption de la loi du cadenas ou la création de l’Union nationale. Selon lui, c’est au lendemain du krach boursier que le vent de la modernité a soufflé sur le Québec pour ne s’installer confortablement que trente ans après.
C’est à tout le moins ce que La modernité au Québec propose d’illustrer. L’ouvrage complet, dont La Crise de l’homme et de l’esprit est le premier des deux tomes, s’ajoute aux deux autres volumes qui composent l’Histoire sociale des idées au Québec (1760-1896, 1896-1929), déjà parus chez Fides en 2000 et 2004. Conjointement, ces livres constitueront une fresque idéelle cherchant à mettre en lumière les carrefours argumentatifs qui ponctuent l’histoire du Québec et permettent de comprendre ce qu’il est convenu d’appeler, « confusément et paradoxalement », la Révolution tranquille.
La Crise de 1929, qui ne prendra fin qu’avec l’entrée en guerre du Canada contre l’Allemagne, y est d’abord présentée comme étant inscrite dans un processus irréversible d’urbanisation, d’industrialisation et d’autres dynamiques techno-démographiques venues des États-Unis. Ces pans socioéconomiques de la Crise sont néanmoins bien documentés et les enjeux y étant liés, déjà familiers. C’est la raison pour laquelle l’auteur de La modernité s’intéresse plutôt à l’ébranlement des édifices intellectuel, religieux et spirituel qu’aux questionnements socioéconomiques de la même époque.
Pour Lamonde, cette crise décennale aura eu pour effet de mettre sens dessus dessous quelques a priori épistémologiques et politiques de la province. Tour à tour, Olivar Asselin, Pierre Dansereau et Gérard Fillion se livreront à de nouvelles réflexions dont les produits ne seront toutefois institutionnellement récupérés, mis en oeuvre puis consolidées au Québec qu’à la fin des années 1960. À titre d’exemple, notons la séparation et la hiérarchisation conceptuelle de l’action nationale et de l’action catholique, l’institution d’un rôle constitutif – et non plus supplétif – de l’État en matière scolaire et sociale et la constitution d’un nouveau rapport conscientiel à soi, à l’autre et au réel. En bref, dans La modernité, Lamonde repère le déracinement d’abord spirituel et religieux qui permettra l’aménagement effectif de la Révolution tranquille. Selon lui, cette révolution se sera préparée dans la décennie 1930 pour se scléroser pendant les deux suivantes, mais ressurgira au début des années 1960 pour asseoir ses acquis dans la suivante.
Mais pourquoi ces réformes, mises de l’avant par les promoteurs du « faire autrement », n’ont-elles pas rapidement porté leurs fruits ? Que s’est-il passé pour que le projet des Jeune-Canada avorte et ne réapparaisse qu’avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lesage ? Au cours d’une démonstration serrée, Lamonde montre qu’on ne trouva guère, à l’époque, de chef qualifié, de porte-parole capable d’incarner politiquement ces allégeances nouvellement mises en forme. On ne trouvera pas, non plus, de formations jeunesses revendicatrices de la taille de celles du baby-boum d’après-guerre, capables de provoquer à elles seules des agitations populaires.
À défaut, « le chef » sera porté au pouvoir à la fin de la décennie 1930 pour reconduire l’essentiel des dispositions institutionnelles ultramontaines, clérico-nationalistes et libéro-capitalistes somme toute un peu élimées, nonobstant la volonté d’une partie de la classe politique de profiter de leurs propres inconfort, exaspération et impatience pour aller de l’avant avec une nouvelle conception de l’homme et de l’esprit. Lamonde suggère notamment que les politiques d’aide à la colonisation et les secours immédiats constitueront, sous le régime de l’Union nationale, les interventions étatiques les plus ambitieuses.
Même si le combat pour la modernité qu’ont livré les jeunes André Laurendeau, Hector de Saint-Denys Garneau et Georges-Henri Lévesque sera effectivement mis en veilleuse pour quelques années, il n’en reste pas moins que plusieurs structures auront été affectées par le passage en coup de vent de la modernité au Québec au cours des années 1930. Lamonde aborde particulièrement les transitions paradigmatiques alors survenues dans les milieux littéraire, artistique (notons les caricatures remarquables réalisées par Robert Lapalme qui parsèment l’ouvrage) et scientifique, sans négliger les pans culturel, économique et politique des grands remue-méninges conceptuels de l’époque.
À mi-parcours, l’auteur offre par ailleurs au lecteur quelques notes méthodologico-épistémologiques dont ce dernier aurait pu se passer, mais qui ne manquent pas de lui faire goûter le talent didactique et stylistique dont le premier est capable. Pour parvenir à ficeler cette trame narrative érudite et notablement bien rendue, Lamonde énonce qu’il opère à travers l’ouvrage une analyse du discours de quelques acteurs dont il nous reste des traces écrites, pour en communiquer la radicalité et la finesse. Sa circonscription de l’histoire intellectuelle, retracée dans ce tome à partir de la Crise de 1929 jusqu’à la déclaration de guerre du Canada à l’Allemagne, n’est jamais effectuée de façon monolithique, avec trop de cohérence. Même s’il soutient une thèse qui en écarte d’autres, l’auteur ne cherche pas à évincer les pistes exploratoires qui ne s’y collent pas.
Il peut être (trop) facile de se laisser bercer par la trame historique tissée par Yvan Lamonde et de croire que les voix rapportées dans l’ouvrage ont été entendues aussi fort qu’il y paraît. Quoique l’auteur rappelle lui-même que l’héritage intellectuel à partir duquel il construit la présente histoire des idées politiques n’est pas le fait de la majorité, des élites traditionnelles et des instances établies de pouvoir, le lecteur de La modernité au Québec doit néanmoins procéder avec obstination et persister dans sa compréhension du climat ambiant des années 1930 au Québec comme foncièrement conservateur, traditionaliste et réfractaire à l’institution des propositions foncièrement nouvelles. Avec ces indications en tête, le lecteur sera à même de savourer l’immense plaisir qu’est celui de parcourir dans son intégralité le tout dernier ouvrage mis au monde par l’un des grands hommes de lettres du Québec contemporain.