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Le clientélisme, l’achat de votes, le patronage et les autres échanges personnels de même nature ont des répercussions négatives sur la démocratie. Ils sont le reliquat des régimes autoritaires dans les nouvelles démocraties et l’illustration des efforts symptomatiques de l’élite pour circonvenir le règne du peuple dans les démocraties établies. Mais ces échanges personnels sont particulièrement néfastes dans les nouvelles démocraties non consolidées, où le pouvoir officiel et non officiel détenu par les hommes forts politiques grâce à la privatisation des biens publics et à la manipulation des demandes de la population est un obstacle de taille à la régularisation de l’État de droit, à la justice, à la tenue d’élections libres et équitables, à la réactivité du gouvernement et ainsi de suite. Ce lien de cause à effet entre les échanges personnels et la démocratie a été éloquemment démontré (voir, par exemple, Stokes, 2005). Mais la relation de causalité n’est pas forcément unidirectionnelle.

Premièrement, dans maintes démocraties en émergence, l’inverse de la thèse habituelle selon laquelle les échanges personnels affaiblissent la démocratie est également vraie. Une consolidation faible du régime et une réactivité erratique du gouvernement dans une économie stagnante incitent les politiciens et les électeurs à établir des relations de clientélisme, à acheter et vendre des votes et à offrir et accepter le patronage. Les électeurs attendent beaucoup des transitions démocratiques : protection des droits et libertés, mesures politiques représentatives, reddition de comptes, transparence et possibilités et avantages socioéconomiques de qualité supérieure. Or, les démocraties en émergence comblent souvent bien peu ces exigences, de sorte qu’une avalanche de promesses semble aboutir à ce qui est perçu comme de maigres gains. Les électeurs, désillusionnés et dépourvus de ressources, vendent donc leurs votes et se mettent à la recherche de « patrons politiques ».

Deuxièmement, les échanges personnels font partie d’un processus graduel d’évolution politique. Le choix entre ces échanges et les voies démocratiques n’est pas une décision tranchée entre deux options mutuellement exclusives de progrès ou de régression. L’évolution politique vers la démocratie n’est pas linéaire ; il s’agit d’un cheminement au fil duquel alternent les avancées et les reculs. À chaque pas en avant, les acteurs progressistes de l’État et les acteurs mobilisés de la société civile s’appuient sur les connaissances et les compétences acquises au cours des phases précédentes (Fox, 2007). Ce processus évolutif hésitant se retrouve dans les arènes sociales et politiques formelles et informelles. Lorsque, dans un contexte de démocratisation, les acteurs s’en remettent aux échanges personnels pour combler les brèches dans la représentation et la réactivité, ils choisissent des méthodes qui vont à l’encontre de la consolidation des institutions démocratiques, sans toutefois accepter l’asservissement traditionnel à l’autorité. La dynamique du clientélisme et des autres échanges personnels accompagne des changements sociopolitiques de plus grande envergure et ces échanges sont plus ou moins négociables et participatifs, selon le contexte.

La présente étude vise à examiner la relation complexe entre la démocratisation et les échanges personnels au moyen de l’étude du cas de la gouvernance locale de la ville de Mexico. La société civile et l’État ont entretenu des relations complexes dans le District fédéral du Mexique, avant comme après la transition. Sous le régime autoritaire du Partido de la Revolución Institucional (PRI – Parti révolutionnaire institutionnel), le Movimiento Urbano Popular (MUP – Mouvement populaire urbain), très actif dans la ville, a fait face tantôt à une attitude de négociation, tantôt à la répression, les deux étant intimement liées aux échanges personnels. Sous le régime des gouvernements démocratiquement élus formés par le Partido de la Revolución Democrática (PRD – Parti de la révolution démocratique), le MUP a joui d’une liberté d’action accrue, mais il s’est fragmenté, tandis que les éléments de l’administration cherchaient simultanément à rejoindre les masses par l’intermédiaire d’une politique sociale d’universalité et à démobiliser la société civile au moyen du clientélisme.

Définitions et méthodologie de travail sur le terrain

Une analyse approfondie de la problématique définitionnelle du clientélisme et des débats entourant cette question dépasserait la portée de notre étude. Nous nous contenterons donc d’établir brièvement la différence entre le clientélisme et différentes notions apparentées. Le clientélisme, au sens de la présente étude, est un échange à long terme ayant pour but la maximisation des intérêts, de divers biens et services, en contrepartie d’un appui politique entre deux personnes de statut sociopolitique inégal, soit le patron et le client, qui ont entre eux une relation personnelle. La définition du clientélisme comme relation personnelle permet de différencier cette notion de notions voisines comme le patronage – la distribution d’emplois dans la fonction publique à des partisans loyaux à qui l’on doit des votes (Remmer, 2007) – et l’achat de votes – un échange direct unique au cours duquel une personne reçoit de l’argent, des biens ou des services en contrepartie de son vote, peu avant une élection (Schaffer, 2007). Tous ces échanges personnels (ÉP) font intervenir un commanditaire (patron) et un consommateur (client), mais l’interaction entre ces deux parties varie. L’assimilation du clientélisme, du patronage et de l’achat de votes aux échanges personnels les situe au niveau de l’analyse microsociologique et les place dans une classe à part des machines politiques (des organisations complexes menant diverses activités, dont les échanges personnels – Mills Ivins, 1887) et du néopatrimonialisme (des systèmes qui fonctionnent selon des structures administratives et des lois formelles, mais aussi marqués par les échanges personnels – Erdmann et Engel, 2006).

Les données de terrain exposées ici s’inscrivent dans un projet de plus grande envergure sur l’évolution du clientélisme à Mexico et au sein du PRD. Elles ont été recueillies au cours des étés 2002 et 2003 et entre les mois d’août et de décembre 2004 dans la ville de Mexico, au moyen d’entrevues non structurées réalisées auprès de 81 électeurs et politiciens et de l’observation de réunions communautaires et de réunions de partis. Le choix des groupes et des personnes interviewés et observés a été effectué à partir d’un objectif d’écart maximal, du repérage des intervenants clés grâce à la consultation des documents du parti et des journaux, ainsi que de l’échantillonnage opportuniste et boule de neige.

Il n’est pas facile d’évaluer l’envergure des échanges personnels. Les études de cas existantes nous permettent de conclure dans l’ensemble qu’au Mexique et au-delà, les réseaux personnels continuent de faciliter l’expression de demandes et la mobilisation à tous les niveaux sociaux et politiques, y compris ceux des électeurs, des organisations populaires, des bureaucrates et des politiciens (Grindle, 1977 ; Lomnitz, 1988 ; Piattoni, 2001 ; Helmke et Levitsky, 2006 ; Schaffer, 2007 ; Kitschelt et Wilkinson, 2007a ; Denissen, 2009). Pourtant, les divergences d’interprétation du clientélisme et d’autres relations de même nature parmi les études compliquent leur utilisation comme source de données comparables. Par ailleurs, les sondages sont peu susceptibles d’offrir une solution fiable, puisque les politiciens et les électeurs pourraient envisager les questions relatives aux échanges personnels comme des questions de valence et donner des réponses inexactes afin d’éviter le jugement ou la concurrence. Une solution possible pour surmonter le problème de rareté des données serait de procéder à des sondages auprès d’experts (Kitschelt et Wilkinson, 2007b), mais ces sondages restent à faire. En somme, bien que l’on puisse tirer des conclusions générales quant à l’étendue des échanges personnels à partir des résultats d’études de cas, il est impossible, pour le moment, de produire des évaluations exactes.

Attentes à l’égard de la démocratie et limitations de ce système politique

Les idées foisonnent quant au sens de la démocratie, qui s’est vu accoler une profusion d’adjectifs : officielle, procédurale, électorale, délégative, représentative, libérale, constitutionnelle, parlementaire, directe, participative, sociale et ainsi de suite. Dans l’ensemble, ces définitions se classent dans deux camps. Les perspectives minimalistes se concentrent sur les mécanismes institutionnels en place pour assurer une concurrence efficace dans la conquête du pouvoir (Przeworski, 1999 ; Schumpeter, 2003 : 269-272), tandis que les perspectives substantives insistent sur le rôle participatif de la société civile et l’effet de redistribution dont elle bénéficie (Schmitter et Karl, 1991). En d’autres termes, un camp se concentre sur les élections tandis que l’autre s’intéresse à l’activisme des citoyens, au-delà des affrontements électoraux, et à l’activisme gouvernemental, dans le but de niveler les inégalités socioéconomiques qui font obstacle à une participation politique efficace.

Peu importe l’opinion des experts sur la nécessité méthodologique et idéologique de restreindre ou, au contraire, d’élargir la liste des exigences validant l’appellation démocratique, bon nombre d’électeurs ont une conception large de ce qu’est la démocratie et de ce qu’elle devrait accomplir. Parmi ces conceptions figurent des préoccupations institutionnelles formelles, telles que des élections libres et équitables et la garantie des libertés civiles, mais également des questions substantives relatives à l’égalité, à la croissance économique et à un meilleur accès à l’éducation, aux soins de santé et à d’autres programmes d’aide sociale (Baviskar et Malone, 2004). Dans la troisième vague de démocratisation, les électeurs ont été activement encouragés à faire confiance au pouvoir de la démocratie pour accroître le bien-être économique et la protection sociale. Par exemple, dans la campagne de l’élection présidentielle qui allait mettre fin à la dictature militaire en Argentine en 1983, Raúl Alfonsín a utilisé le slogan « avec la démocratie on est nourri, soigné, éduqué[2] » (cité dans Tedesco, 1999 : xiii).

Pourtant, dans les années qui ont suivi les transitions de troisième vague, il est apparu clairement qu’il en ressortirait, en moyenne, peu de choses outre la démocratie électorale, tout au moins à court terme. Les accords conclus à huis clos demeurent très répandus à tous les échelons et dans tous les secteurs du gouvernement, les décisions administratives relatives aux ressources publiques laissent souvent perplexe, les candidats aux charges publiques font quantité de promesses qui ne sont pas tenues, les services de la fonction publique demeurent insuffisants, l’application de l’État de droit est, au mieux, inégal et les niveaux de vie ne s’améliorent pas (O’Donnell, 1998 ; Oxhorn, 2003).

Selon les résultats du sondage d’opinion publique Latinobarómetro réalisé en 2009, 59 % des répondants croient que le système démocratique est meilleur que tout autre système de gouvernement et 44 % sont satisfaits de la démocratie[3]. Dans la classification des résultats d’un sondage sur la performance du gouvernement démocratique, réalisé en Argentine, au Brésil, au Chili et au Guatemala en 2001, les chercheurs ont dû inclure une catégorie intitulée « la démocratie est inexistante », la proportion des répondants qui ont exprimé cette opinion ayant atteint 15 % (Baviskar et Malone, 2004). Constatation plus navrante, au Nigeria, 84 % des électeurs se sont dits satisfaits de la façon dont la démocratie s’exerçait dans leur pays peu après la transition en 2000, mais seulement 25 % étaient de cet avis cinq ans plus tard ; ce déclin est en grande partie attribuable à la piètre gestion économique et à l’échec des efforts d’amélioration de la protection sociale. Au cours de la même période, l’appui accordé au système démocratique a chuté de 81 % à 65 %. Bien que les électeurs fassent bel et bien la distinction entre la performance de gouvernements particuliers et les avantages d’un système plus généralisé, la légitimité démocratique est en danger si le mécontentement demeure élevé (Lewis, 2006).

Les faiblesses de la démocratie et la déception qui en découle sont souvent attribuées aux échanges personnels (ÉP), entre autres facteurs, du fait qu’ils permettent aux gouvernements de conserver le pouvoir en achetant des votes plutôt qu’en les méritant grâce à leur performance passée ou projetée (Stokes, 2005). Toutefois, le lien de causalité inverse est tout aussi vrai : les ÉP sont également une réaction à la piètre performance de la démocratie sur le plan administratif, dans les domaines jugés importants par les électeurs.

L’évaluation de la performance et les réactions subséquentes se classent sous trois rubriques liées entre elles : la rubrique institutionnelle, la rubrique économique et la rubrique psychologique[4]. Premièrement, les électeurs évaluent l’engagement des gouvernements à maintenir les éléments institutionnels de la démocratie : des élections libres et équitables, l’État de droit et la protection des droits et libertés fondamentaux (Miller et al., 1997). Parmi les critères en fonction desquels ces facteurs sont évalués figurent la reddition de comptes et l’accès à l’État. Les élections sont un mécanisme qui permet de tenir les leaders responsables de leurs actes et c’est par l’intermédiaire des organes de l’État que les électeurs sont en mesure d’exprimer leurs demandes ou de faire valoir leurs droits. Lorsque les sanctions imposées par l’intermédiaire du vote ne semblent pas avoir d’incidence sur l’orientation des politiques et que l’accès à l’État par les canaux officiels est difficile, les électeurs cherchent des solutions de rechange pour assurer la reddition de comptes et exprimer leurs demandes (Gay, 1999 ; Krishna, 2007).

Deuxièmement, une voix politique formelle et l’égalité ne sont pas satisfaisantes, à moins d’être perçues comme ayant une incidence directe sur l’accès aux avantages économiques. Les électeurs des démocraties émergentes de troisième vague ont des besoins immédiats pressants, notamment aux chapitres des soins de santé, de l’éducation, des services urbains, de l’emploi et du logement. Nonobstant les considérations théoriques et idéologiques, il est difficile de dissocier la popularité d’un gouvernement ou d’un régime particulier des facteurs économiques. S’il est vrai que les électeurs démunis s’intéressent à l’évolution politique, il est tout aussi vrai que les formes d’organisation démocratiques doivent être en mesure de combler les besoins importants, faute de quoi les électeurs chercheront d’autres options (Shefner, 2001).

Troisièmement, les électeurs réagissent à l’attraction psychologique qu’exerce sur eux la collectivité. La démocratie moderne n’est pas un sport d’équipe. La participation, les droits et l’égalité se sont individualisés, alors que les notions de collectivité ont perdu leur pertinence. Mais les protections qui garantissent les droits et libertés individuels se limitent à la sphère politique, alors que le marché se dévergonde et que la plupart des électeurs sont incapables de mobiliser des ressources sans assistance (Güneş-Ayata, 1994). Les contradictions inhérentes à l’individualisation des politiques et à leur dissociation du marché ont souvent pour conséquence d’amener les électeurs à chercher d’autres mécanismes de représentation et de satisfaction de leurs besoins en ressources. Parallèlement, les dispositions politiques impersonnelles et individualisées sont aliénantes. Les électeurs souhaitent non seulement la présence des leaders sur la scène locale, de façon à pouvoir interagir avec eux et les interroger sur les résultats de leur travail (Tejera Gaona, 2003), ils veulent également entretenir avec les leaders et les autres électeurs des relations personnelles qui généreront une identité partagée et un réseau d’appui (Güneş-Ayata, 1994 ; Auyero, 1999a, 1999b).

L’échange personnel apparaît donc souvent comme la solution de rechange aux voies démocratiques en ce qui a trait à la représentation, à la participation et à la mobilisation de ressources. Les ÉP sont, à l’évidence, non démocratiques : les commanditaires ne sont pas élus, les consommateurs n’ont pas de droits officiels, les ressources publiques sont privatisées et les avantages ne sont pas universels. Les ÉP créent également des inégalités socioéconomiques à un autre niveau. Non seulement les électeurs démunis qui ne bénéficient pas de l’aide d’un commanditaire forment-ils une classe distincte de celle des groupes mieux nantis, mais ils sont également moins susceptibles d’acquérir des ressources que les consommateurs de leur propre catégorie. Au sein des groupes de clients, la relation entre les patrons et les clients est hiérarchique et habituellement régie par des règles informelles exigeant la déférence et le respect à l’égard du patron. Il existe en outre une autre hiérarchie au sein des groupes, tous les clients n’étant pas égaux : les clients qui font preuve d’un appui plus généreux à l’endroit du patron et de ses projets politiques bénéficient de plus grands avantages. Enfin, la concurrence individualisée pour des produits et services en quantité finie divise les classes inférieures, minant ainsi la solidarité de l’organisation (Flynn, 1975). Néanmoins, les données provenant de l’échelon local à Mexico démontrent que les ÉP peuvent parfois satisfaire aux trois critères de performance interreliés recherchés – performance institutionnelle, performance économique et performance psychologique – que les démocraties en émergence encore fragiles ne parviennent pas à atteindre, dans bien des cas.

Le PRD dans la ville de Mexico : clientélisme démocratique ?

La transition du Mexique vers la démocratie a été laborieuse et lente. Le régime autoritaire du PRI a amorcé son abertura (ouverture) avec des réformes électorales, après le mouvement étudiant de 1968, et la transformation a culminé avec l’élection à la présidence du parti d’opposition conservateur, le Partido Acción Nacional (PAN – Parti action nationale), en 2000. Le PRI était bien connu pour son système hiérarchique omniprésent d’échanges personnels qui, conjugué à des structures corporatistes, a réussi à fournir suffisamment de ressources, distribuées de façon discrétionnaire dans une société divisée, pour maintenir sa stabilité politique pendant 71 ans. Formé en 1989 par d’anciens membres du PRI, par des partis d’opposition et par des organismes sociaux de l’aile gauche, le PRD, de centre gauche, s’est employé à évincer son adversaire, le PRI, et ses méthodes autoritaires afin d’instituer la démocratie. Bien qu’il ne soit pas parvenu à décrocher le pouvoir, il a joué un rôle déterminant dans les progrès du mouvement d’opposition démocratique ; il est considéré par certains comme le défenseur des populations démunies qui continuent d’être marginalisées sous le régime du PAN ; de son bastion dans le District fédéral, il est désormais sans conteste une force électorale avec laquelle il faut compter et un parti qui recueille des appuis dans tous les groupes sociaux, les groupes économiques et les groupes d’âge (Klesner, 2007)[5]. En contradiction avec ses objectifs d’éradication des structures et des méthodes fondées sur les échanges personnels du PRI, le PRD, dans son administration de la ville de Mexico, a reproduit bon nombre des tactiques de ses adversaires. La dynamique de ce type d’échanges, toutefois, s’est généralement adaptée à une certaine démocratisation du contexte.

Le PRD a dirigé le District fédéral du Mexique depuis la première élection démocratique du maire en 1997. Les administrations successives du PRD ont instauré une série de programmes sociaux très appréciés pour alléger le fardeau de la population démunie de Mexico, des politiques dont le succès a presque catapulté à la présidence l’ancien maire, Andrés Manuel López Obrador, en 2006. Malgré leur succès, les administrations et les législatures du parti à l’échelle de la ville et de ses municipalités (delegación – districts urbains) trahissent aussi ses problèmes internes.

Le PRD est une bête complexe. Il amalgame des objectifs d’égalité et de démocratie avec un factionnalisme destructeur et il regroupe des politiciens qui ont des idéaux de transformation, d’autres motivés avant tout par le pouvoir et d’autres encore qui présentent ces deux caractéristiques. La première administration du PRD a subi les conséquences d’une législature rendue quasi inefficace par les antagonismes des factions et d’un leadership élitiste qui s’isolait des militants. Les administrations subséquentes – oeuvrant dans un contexte de démocratie à l’échelle du pays après l’éviction du PRI par le PAN en 2000 – se sont, en outre, signalées par des scandales financiers et des cas de corruption et le parti de même que le gouvernement de la ville de Mexico ont acquis la notoriété pour leurs pratiques clientélistes (Hilgers, 2008).

Nous avons affirmé que la principale raison pour laquelle les perredistas (membres du PRD) persistent à offrir des échanges clientélistes aux électeurs réside dans les choix effectués dès le début par les leaders du parti, qui ont privilégié la concurrence électorale plutôt que la consolidation de l’organisation et ne se sont donc pas dotés d’institutions et de buts internes favorisant des méthodes idéologiques et programmatiques susceptibles de mobiliser l’électorat (Hilgers, 2008). Mais pourquoi les électeurs acceptent-ils ces offres ? Le clientélisme et les autres formes d’échanges personnels sont le point de rencontre de l’offre et de la demande (Shefter, 1994). Ces échanges personnels existent non seulement parce que les leaders offrent des privilèges à leurs partisans, mais également parce que les électeurs cherchent d’autres avenues que les voies officielles, qui ne satisfont pas leurs besoins en matière de représentation et de ressources.

Les électeurs mexicains ont diverses attentes à l’égard de la démocratie, y compris celles d’élections libres et équitables, d’un État de droit, des droits et libertés civils, de l’égalité, de la protection sociale et de la collectivité, mais plusieurs d’entre eux semblent attribuer aux facteurs socioéconomiques une importance plus grande qu’aux autres facteurs (Camp, 2003 ; Crow, 2009 ; pour les attentes relatives à la présence des représentants dans la collectivité, voir Tejera Gaona, 2003). Brossant le tableau des sentiments actuels des Mexicains à l’égard de la démocratie, les résultats du plus récent Latinobarómetro (2009) indiquent que 44 % d’entre eux seulement considèrent que les gouvernements démocratiques sont mieux préparés que les autres à faire face aux crises économiques et qu’à peine 20 % croient que la démocratie garantit une distribution équitable des richesses. S’ils devaient choisir entre la démocratie et le développement économique sans démocratie, seulement 30 % opteraient pour la première. De façon plus générale, seulement 42 % estiment que la démocratie est préférable aux autres systèmes de gouvernement, un fléchissement de neuf points par rapport à la moyenne observée entre 1996 et 2009, et à peine 28 % se disent satisfaits de la démocratie dans leur pays. La course présidentielle très serrée de 2006, dans laquelle le parti en place de l’Action nationale a défait le PRD avec une mince supériorité de 0,56 % des voix, est révélatrice de l’insatisfaction de la population à l’égard de la performance du premier gouvernement fédéral démocratique. Mais le PRD et ses gouvernements ont leurs propres problèmes au niveau de l’État et au niveau local dans le District fédéral.

Institutions démocratiques

La feuille de route du PRD au chapitre de la promotion des institutions démocratiques dans le District fédéral est modeste, au mieux. Ses élections internes et ses primaires en vue des élections populaires ont été marquées par des cas graves de fraude, notamment de vol et de remplissage de boîtes de scrutin, et d’une timide velléité de modification du statu quo (Corona Armenta, 2004 ; Cárdenas Solórzano, 2009 ; García Soto, 2009). Au cours des élections populaires, les leaders du PRD achètent des votes et ont recours à la méthode traditionnelle de l’acarreo (le transport et l’accompagnement des électeurs aux bureaux de scrutin) ; entre les élections, ils créent des relations d’échange durables avec des organismes sociaux qui deviendront par la suite des sources de votes fiables (Sánchez, 1999 ; Sánchez, 2001). Les administrations du PRD se sont retrouvées au coeur de plusieurs scandales financiers, certains de leurs représentants ayant accepté des sommes substantielles de donateurs privés (les videoscandalos).

D’importantes sections du Mouvement populaire urbain estimant que les pratiques du PRD au pouvoir posent problème se sont dissociées du parti. De nombreux adeptes du MUP avaient soutenu la candidature du PRD en 1997, d’une part, parce que le discours du parti avait toujours été proche des masses et axé sur les interventions visant à atténuer leurs difficultés économiques et, d’autre part, parce qu’il offrait une solution de rechange démocratique au PRI (Bruhn, 1997). Mais beaucoup n’ont pas tardé à se retirer de cette alliance avec le parti, leurs leaders estimant qu’elle était préjudiciable à leur autonomie politique et réprouvant les comportements antidémocratiques du parti. Les leaders du MUP critiquent les administrations du PRD, considérant qu’ils centralisent le pouvoir ; s’adonnent à des activités frauduleuses ; individualisent les services et les présentent comme étant de la bienveillance du parti ; redistribuent à peine ce qu’il faut de ressources pour susciter l’allégeance des électeurs – plutôt que d’instaurer des programmes engendrant des répercussions économiques durables ; démobilisent la société civile ; et encouragent les leaders des organisations sociales à se servir de leur effectif comme instrument de concurrence dans la lutte pour l’obtention du pouvoir au sein du parti et dans les élections populaires[6].

Pour l’électeur individuel, la situation est plus complexe et le choix ne consiste pas nécessairement à se prononcer pour ou contre le PRD, mais à composer le mieux possible avec le statu quo. Les électeurs ont une piètre opinion des institutions nationales et des institutions du District fédéral (Covarrubias, 2005 ; Mitofsky, 2009), mais le PRD affiche une performance suffisamment satisfaisante à d’autres égards pour conserver leur appui et les électeurs doivent prendre des engagements envers leur administration pour que leurs exigences soient satisfaites[7]. Si l’amélioration des mesures de protection institutionnelle au moyen de la sanction électorale n’est pas considérée comme une option viable, la reddition de comptes et l’accès doivent être assurés par d’autres mécanismes.

C’est pourquoi, devant l’impossibilité d’évoluer seuls dans les méandres bureaucratiques de l’Instituto de Vivienda del Distrito Federal (INVI – Institut du logement du District fédéral), un groupe d’électeurs a eu recours à un patron du PRD pour les aider à obtenir une aide gouvernementale afin de reconstruire un immeuble d’habitation endommagé par un tremblement de terre dans la ville de Mexico. L’un d’eux a décrit l’incohérence du service dans les bureaux de l’Institut, expliquant que les personnes qui n’étaient pas représentées étaient maintenues en attente tandis que les fonctionnaires traitaient les patrons avec davantage de respect du fait que ces derniers connaissaient les droits de leurs clients (entrevue de l’auteure avec « Isabel », ville de Mexico, 7 décembre 2004). En échange de l’aide consentie, les clients ont dû entendre régulièrement les enseignements politiques du patron qui a aussi utilisé des incitatifs sélectifs pour motiver leur participation aux événements politiques du PRD.

Bien que les ÉP engendrent toute une série de conséquences pernicieuses, dans les contextes politiques concurrentiels, les consommateurs peuvent les utiliser de manière relativement efficace pour satisfaire leurs besoins. Les commanditaires ne peuvent être tenus officiellement responsables par l’intermédiaire des élections ou devant les tribunaux, mais lorsqu’il existe une concurrence politique viable, les consommateurs peuvent utiliser la revendication et la désertion – et ils ne s’en privent pas – pour manifester leur approbation (ou leur désapprobation) à l’égard des actes des commanditaires. Les membres actuels et anciens de plusieurs groupes clients du PRD ont évoqué le « magasinage » de patrons en vue de trouver celui qui serait le mieux à même de satisfaire leurs besoins, la remise en question des patrons et l’abandon de l’organisation lorsque les coûts de participation excédaient les avantages récoltés[8]. Le lien avec la reddition de comptes est aussi relativement évident et direct. Dans une relation de clientélisme, le patron est présent à l’échelon local ; les clients le connaissent et entretiennent des relations avec lui et ils peuvent observer si ces relations leur prodiguent des avantages tangibles. Bien que le patron ne soit pas formellement tenu de justifier ses actions, la situation (l’obligation de rivaliser avec d’autres patrons) réclame une certaine efficacité. Lorsque les clients éprouvent un problème, ils ne sont pas aux prises avec des institutions et des exigences bureaucratiques incompréhensibles et n’ont pas à communiquer avec des fonctionnaires peu amènes ; ils ont un patron qui leur est familier et vers qui ils peuvent se tourner pour obtenir de l’aide. À titre de comparaison, la démocratie indienne promet l’accès de la population à l’État, mais elle ne fournit pas toujours les voies d’accès nécessaires. Parallèlement, elle a suffisamment nivelé les castes pour permettre l’essor d’un nouveau type de commanditaire. Ces naya netas (nouveaux leaders) sont issus des castes inférieures et mettent à contribution leurs habiletés pour faciliter à leurs partisans l’accès à l’État, avec le résultat que la démocratie fonctionne mieux pour certains groupes sociaux (Krishna, 2007).

Avantages économiques

Les lacunes du fonctionnement et de la protection des institutions démocratiques se doublent d’une piètre performance économique. Selon une enquête récente, de nombreux Mexicains estiment que la croissance économique fait partie intégrante de la démocratie et leur mécontentement à l’égard de la performance économique postérieure à la transition se solde par la désillusion à l’endroit de la démocratie (Crow, 2009). L’insatisfaction économique des électeurs tend à viser les gouvernements fédéraux conservateurs dont les politiques n’ont pas réussi à générer la croissance espérée ou à offrir des possibilités à une population beaucoup plus large que les seules classes aisées. Dans le District fédéral, le PRD s’efforce d’alléger le fardeau des démunis en offrant de l’aide financière aux aînés, des soins de santé accessibles, des fournitures scolaires, des subventions au logement et ainsi de suite. Plusieurs leaders de mouvements populaires et intellectuels reprochent au parti d’accorder des privilèges qui, selon eux, favorisent la dépendance plutôt que de créer des programmes visant à transformer la société (entrevue de l’auteure avec « Elena », voir note 5, ville de Mexico, 18 octobre 2004), mais les masses ont tendance à soutenir ces politiques. Elles voient le PRD comme le seul parti dont les programmes témoignent d’une préoccupation pour leur bien-être et donnent des résultats tangibles. Néanmoins, les répercussions de la stagnation se manifestent à l’échelon local, dans la vie quotidienne des électeurs et par leurs choix.

Aux yeux de la population, le principal succès du PRD au gouvernement a probablement été l’offre d’une subvention mensuelle à tous les citoyens âgés, mais l’administration du District fédéral ne dispose pas de ressources en quantité suffisante pour satisfaire tous les besoins de ses électeurs. Ainsi, la demande de logements excède sensiblement l’offre, malgré les programmes fédéraux et étatiques visant à contrer la pénurie. Le déficit immédiat de logements avoisine 22 % (familles sans logement ou qui habitent des espaces trop restreints ou des logements mal construits et en décrépitude nécessitant un remplacement immédiat) et le déficit total s’approche de 42 % (si l’on ajoute au chiffre précédent les logements qui exigent un remplacement à moyen terme et ceux dont ont besoin les nouvelles familles) (Horbath Corredor, 2003). Ceux qui s’efforcent de survivre et de protéger leur famille croient souvent ne pas pouvoir se permettre d’attendre leur tour d’obtenir un abri décent par l’intermédiaire d’un processus officiel qui paraît interminable. Ils cherchent plutôt à établir des relations privilégiées avec des amis au sein de l’administration.

Dans les années 1980 et 1990, des organisations populaires urbaines indépendantes comme l’Asamblea de Barrios (AB – Assemblée de voisinage) sont passées de simples tribunes regroupant les habitants des bidonvilles, des sans-abri et des démunis de Mexico à des mouvements participatifs réclamant un changement politique à l’échelle nationale. De nombreux leaders de ces mouvements sont devenus candidats du PRD dans la lutte pour la démocratie, décapitant ainsi littéralement leur organisation. Ces nouveaux personnages politiques ne pouvaient plus passer suffisamment de temps dans la rue à promouvoir les exigences concrètes des mouvements, mais ils n’avaient pas non plus accès, en qualité de représentants de l’État, à suffisamment de ressources pour alléger la pénurie de logements à court terme. Ainsi, le mouvement populaire urbain a perdu de son allant, s’est disloqué et les groupes fragmentaires qui restaient ont établi des liens de patronage avec leurs anciens leaders, qui occupaient désormais des charges électives ou bureaucratiques (entrevues de l’auteure avec « Elena », « Rafael », « Alberto », Francisco Saucedo et Marco Rascón – voir note 5 ; voir également Grajeda, 2005). Bien que ces relations privilégiées minent l’établissement de programmes dotés de règles et d’avantages à portée universelle, elles sont, du point de vue de l’électeur dans le besoin, préférables à la solution de rechange qui consiste à attendre patiemment des résultats incertains.

Selon la position qu’ils occupent et leurs contacts, les commanditaires peuvent procurer aux consommateurs un meilleur accès aux soins de santé, à l’éducation et aux logements subventionnés, leur assurer des emplois et organiser pour eux la fourniture des services urbains. Les ÉP créent des inégalités, mais ils peuvent également servir de mécanisme d’inclusion sociale (Mattina, 2007), comme dans la tentative, couronnée de succès, d’une communauté brésilienne pour obtenir des services urbains grâce à la pratique de son commanditaire de vendre les votes de la communauté aux candidats à l’élection publique, à condition toutefois que le règlement de leur dû soit effectué avant le jour du scrutin. Certes, les activités du commanditaire n’étaient pas démocratiques, mais elles ont fait en sorte que les votes de la communauté ne soient pas dévolus en pure perte à des candidats généreux en promesses qu’ils oublieraient après l’élection, une fois confortablement installés dans un bureau éloigné. Lorsque la communauté a fait l’expérience d’un leadership plus démocratique, ses membres ont constaté qu’ils ne bénéficiaient plus d’aucun avantage et ont renoué avec leur ancien commanditaire (Gay, 1999). Lorsque les institutions et les organisations démocratiques ne sont pas en mesure d’offrir des avantages et des services appréciables, les échanges personnels demeurent à tout le moins un choix viable qui résout les problèmes immédiats de disponibilité des ressources pour certains électeurs.

Valeur psychologique

Le discours du PRD – à l’échelle nationale comme à l’échelle de l’État – tourne autour de sa proximité des masses, mais le noyau du parti est composé en majorité d’une élite refermée sur elle-même. Dans ses luttes électorales, d’abord contre l’hégémonie du PRI et ensuite contre le PAN, le PRD s’est toujours positionné comme le parti du peuple ; cette force allait non seulement engendrer une politique économique axée sur la satisfaction des besoins des masses, mais également donner à ces dernières un canal de communication directe en les incluant dans le gouvernement. L’on peut affirmer que ce discours d’intégration a joué un rôle déterminant dans le succès du PRD. Pourtant, les leaders du parti se sont montrés on ne peut plus distants du peuple dans leur style décisionnel. Cuauhtémoc Cárdenas, leader moral du PRD et premier maire du District fédéral, a eu tendance à prendre des décisions avec un petit cercle de conseillers de confiance (Prud’homme, 1996) et, centré qu’il était déjà sur la course à la présidence de 2000, a plus délégué qu’il n’a agi directement à titre de maire (Ward et Durden, 2002 ; Harbers, 2007). Son successeur, Rosario Robles, a ravivé l’appui chancelant pour le PRD de la ville de Mexico grâce à une énergique campagne publicitaire et en se faisant plus présent aux yeux du public. Quant au troisième maire du PRD, Andrés Manuel López Obrador, il est parvenu à soulever l’intérêt de la population dans les places publiques tant par sa campagne à la mairie que par sa campagne à la présidence. Malgré la rhétorique des trois maires – et l’image publique des deux derniers –, aucun d’eux n’a instauré des mécanismes fonctionnels de participation politique au-delà des élections (pour une analyse détaillée des mécanismes utilisés, voir Harbers, 2007).

Le vide laissé à l’échelon local par les élites distantes, l’absence de mécanismes de participation et l’incapacité de répondre à l’ensemble des besoins importants a été comblé par les intermédiaires locaux. Les acteurs politiques habitués à rallier la population en vue de lutter pour l’emploi, le logement et la représentation se sont établis dans les banlieues populaires du District fédéral. Ils misent sur leur présence et leur image d’entrepreneurs politiques compétents pour s’allier des partisans. En s’appuyant sur la force de leurs partisans, les acteurs négocient ensuite avec le PRD et l’administration de la ville pour obtenir des ressources à l’intention de ces partisans, mais aussi des postes de pouvoir au sein du parti et des candidatures à l’élection publique pour eux-mêmes. Dans bon nombre des quartiers pauvres de la ville, ces acteurs, assistés de leurs familles et de leurs amis, ont assumé des charges publiques locales au nom du PRD et ont fait du quartier leur propre fief.

À n’en pas douter, ces commanditaires se livrent à des activités non démocratiques et antidémocratiques en tous genres, comme le détournement de ressources, l’achat de votes et la fraude électorale ; pourtant, maints consommateurs évaluent leur performance en s’appuyant sur d’autres facteurs. Les relations d’échange personnel à long terme, comme le clientélisme, aident parfois non seulement à accéder à l’État ou à mobiliser des ressources économiques, mais aussi à inculquer un sentiment souhaitable d’appartenance à la communauté ainsi qu’un sens identitaire. Les clients tolèrent la nature asymétrique de la relation parce que le patron est généreux et leur manifeste de l’intérêt. Ils s’identifient avec le patron parce que ce dernier provient de leur région ou du voisinage, a un emploi semblable au leur ou appartient au même groupe ethnique ou religieux (Güneş-Ayata, 1994).

Les membres des groupes clients dans la ville de Mexico se sont dits heureux d’avoir trouvé des gens possédant une expérience semblable à la leur, avec lesquels ils interagissent et travaillent à l’atteinte d’un objectif commun et sur qui ils peuvent compter pour les soutenir – des avantages qui paraissent plus lourds dans la balance que les gestes de leadership non démocratiques[9]. Un phénomène similaire a été observé à Buenos Aires, où les relations entre patrons et clients servent d’appui aux sentiments de solidarité et d’appartenance à la famille dans une collectivité démunie. Dans ce cas, non seulement les patrons comblent-ils les besoins en ressources de leurs clients, mais ils les connaissent personnellement et saisissent bien leurs problèmes et les clients réagissent avec respect et affection. Cette relation sert un double objectif : rendre acceptable la domination et tolérable la vie dans un bidonville (Auyero 1999a, 1999b).

Peu importe que les ÉP présentent des caractéristiques contraires à la démocratie et que leurs conséquences se soient révélées antidémocratiques, il est impossible de dire avec certitude si la relation entre les ÉP, la performance du gouvernement démocratique et la consolidation du régime démocratique affiche nécessairement et toujours un lien de causalité unidirectionnel. La réactivité erratique du gouvernement et la consolidation faible du régime sont également pour les commanditaires et les consommateurs une invitation à recourir aux ÉP. De plus, les changements dans le système politique influent sur l’équilibre interne des échanges personnels.

Transformation des échanges personnels

L’évolution politique vers la démocratie ne s’opère pas de façon linéaire. Les progrès sont souvent suivis de reculs, mais chaque pas en avant contribue au perfectionnement des connaissances et des compétences sur lesquelles les acteurs peuvent prendre appui dans des phases subséquentes. La démocratisation étant un processus, le domaine officieux des échanges personnels – qui devrait, idéalement, cesser d’exister lorsque les institutions et la société se démocratisent – fait partie de la transformation cyclique.

Notre compréhension du processus cyclique de l’évolution politique s’inspire de Jonathan Fox (2007), qui analyse l’évolution d’une volonté de reddition de comptes accrue au Mexique autoritaire selon des cycles itératifs. Les élites réformistes et la société civile active interagissent, ou les acteurs sociaux agissent seuls, dans des projets fragmentaires, pour faire en sorte que l’État soit davantage responsable à l’endroit des électeurs (c’est-à-dire qu’il leur rende des comptes par l’intermédiaire de mécanismes institutionnels et sociaux, au-delà des élections). Ces projets sont interrompus par des périodes d’inactivité ou de recul et les succès dans certains secteurs géographiques tranchent sur l’immuabilité dans d’autres, mais les acteurs utilisent l’éventail des mécanismes d’interaction et de mobilisation contentieuse que préconise chaque cycle d’activité pour accélérer les cycles subséquents et pour élargir peu à peu la brèche dans l’État. Les cycles itératifs s’appliquent également à l’évolution progressive des régimes démocratiques. Les mêmes allées et venues de pressions et d’ouverture, de réactions et de retrait peuvent être observées dans la transition vers la démocratie, la consolidation du régime démocratique et l’amélioration de sa qualité.

Au cours de la période d’hégémonie du PRI, les mouvements populaires urbains ont négocié avec ce parti et s’y sont opposés dans la ville de Mexico. Cette dernière a connu des périodes d’ouverture et de répression de la part des gouvernants, selon, entre autres facteurs, les convictions personnelles des dirigeants de la ville quant à la meilleure manière de réagir aux demandes conflictuelles des démunis et de la classe moyenne (Cross, 1998). Elle a aussi connu des périodes de mobilisation accrue des gouvernés, souvent en réaction à ce qu’ils considéraient comme un désintérêt éhonté de l’État pour la situation dramatique des démunis, associée à des ouvertures dans la structure d’opportunités politiques (Haber, 2006). Peut-être le changement le plus important dans les possibilités offertes a-t-il été une plus grande tolérance de la concurrence dans l’arène politique, qui a culminé avec l’élection démocratique du jefe de gobierno (chef du gouvernement, maire) en 1997. L’opposition politique a grandement bénéficié de la mobilisation du MUP dans la lutte électorale, comme le PRD dans sa victoire, mais les conséquences pour le MUP ont été plutôt amères, puisqu’il a simultanément réalisé un grand bond en avant et enregistré une importante démobilisation. En effet, bon nombre de leaders du MUP ont été propulsés à des charges électives ou administratives, ont acquis de nouvelles compétences et ont travaillé à la création d’un gouvernement plus réactif, mais cette bifurcation de leur centre d’intérêt n’en a pas moins provoqué la décapitation du mouvement qu’ils dirigeaient. Non seulement le MUP s’est-il fragmenté en raison de cette absence de leadership, mais il a été freiné dans sa lancée parce que ses membres ignoraient comment contester de manière efficace ce nouveau gouvernement qui était, en définitive, le leur[10].

Avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement démocratiquement élu, de grands progrès ont été réalisés en matière de reddition de comptes et de réactivité et, même si le résultat immédiat de cet accès au pouvoir a été la démobilisation, le MUP se redresse. Comme nous l’avons vu, un certain nombre de leaders du MUP ont été insatisfaits de l’exercice du pouvoir par le PRD et se sont dissociés du mouvement. Avec d’autres intervenants qui travaillaient déjà pour le parti, ils envisagent des solutions de rechange, comme la formation de nouveaux partis, afin de faire avancer le processus de pénétration de la démocratie[11]. Une organisation – le Frente Popular Francisco Villa (FPFV – Front populaire Francisco Villa) – s’est alliée au PRD par l’intermédiaire de nombreuses relations personnelles d’échange, mais s’oppose régulièrement aux politiques gouvernementales qu’elle juge préjudiciables à ses membres.

Consolider et développer une démocratie de qualité – par l’établissement d’institutions démocratiques solidement ancrées, acceptées et reconnues (Schedler, 1998) et grâce aux progrès de l’État de droit, des droits et libertés, de l’égalité et du principe d’un gouvernement responsable et réactif (Diamond et Morlino, 2005) – s’avère un processus lent qui n’est pas forcément linéaire et dont les failles attribuables aux reculs, aux écarts et aux lacunes sont comblées par d’autres moyens, comme celui des ÉP. Toutefois, le choix de mettre en oeuvre de telles stratégies ne signifie pas nécessairement le retour aux mécanismes autoritaires statiques.

La dynamique des échanges personnels se transforme avec l’acquisition d’habiletés démocratiques et l’établissement d’institutions démocratiques. Les cycles itératifs qui améliorent la reddition de comptes et la participation aux arènes politiques et sociales approuvées s’appliquent également aux contextes informels. Les observations de maints auteurs donnent à penser que la dynamique des ÉP change selon le contexte et, en particulier, que l’intensification de la concurrence politique et de l’apertura démocratique accroît les avantages des ÉP pour les consommateurs, rendent ces échanges plus participatifs et engendrent une meilleure reddition de comptes de la part des commanditaires.

Évoquant le sultanisme africain, Richard Sandbrook (1985) explique que les avantages du clientélisme pour les masses se bonifient et que la répression décline avec l’intensification de la concurrence politique. Selon Robert Gay (1999), une concurrence électorale plus intense fait des échanges personnels un instrument qui permet de tenir responsables des politiciens par ailleurs insaisissables, les électeurs étant à même d’exiger leur dû avant d’aller voter. Jonathan Fox (1994) décrit, pour sa part, le déplacement de ce qu’il appelle le clientélisme autoritaire par un semi-clientélisme durant les débuts de l’ouverture démocratique. Sous les régimes autoritaires, le clientélisme est l’équivalent de ressources échangées au rabais contre la subordination politique et prend appui sur la menace de coercition. À mesure que l’ouverture démocratique progresse, les réformateurs au sein de l’État sont de plus en plus susceptibles de reconnaître la légitimité des organisations indépendantes, de négocier avec elles et de tenter d’obtenir la conformité en menaçant de retirer des avantages plutôt qu’en usant de la violence.

De nombreux politiciens du PRD établissent des liens de patronage avec les leaders des organisations sociales et d’autres ont un bassin de clients directs. Cette situation est en partie attribuable aux difficultés de gouverner à Mexico, où les demandes souvent conflictuelles d’un bassin d’électeurs très inégal doivent être satisfaites à même des ressources limitées et où bon nombre estime que la seule façon de conserver l’appui de la population, alors que le changement politique s’éternise, consiste à distribuer des incitatifs discrétionnaires. Certains des patrons ont des tendances autoritaires, mais d’autres sont à l’évidence influencés par la pensée démocratique et s’abstiennent de recourir aux pressions, estimant qu’ils commettraient une erreur en contraignant leurs clients à agir (et craignant que la situation ne se retourne contre eux au moment des élections). Ils préfèrent persuader les clients d’adhérer à leur point de vue en les éduquant au sujet du système politique et de leurs droits et obligations en qualité de citoyens[12].

Le PRD fait partie intégrante de la transition mexicaine vers la démocratie et les changements qu’il négocie dans l’arène politique officielle se reflètent à l’échelon inférieur, dans les négociations relatives aux relations entre patrons et clients à l’intérieur et en marge de sa propre organisation. À mesure que la concurrence politique s’intensifie et que s’allonge la liste des patrons parmi lesquels les clients peuvent faire leur choix, les attentes des clients croissent alors que les patrons recherchent toujours plus de clients, les votes ne pouvant être aussi aisément fabriqués. Les patrons canalisent les demandes des clients et les représentants élus utilisent la satisfaction de ces demandes pour acheter du temps pendant qu’ils mettent en oeuvre des programmes davantage englobants.

Conclusion

En somme, non seulement les échanges personnels ont une incidence sur la démocratie, mais ils sont influencés par elle. Les lacunes au chapitre de la reddition de comptes et de la transparence, la persistance des difficultés économiques et le sentiment d’aliénation engendrent la désillusion à l’égard des processus démocratiques et conduisent à la recherche d’autres modes de représentation, de mobilisation des ressources et de renforcement communautaire. Lorsque les gouvernements démocratiques laissent à désirer sur le plan des évaluations institutionnelles, économiques et psychologiques, les électeurs se tournent souvent vers les échanges personnels pour combler ces lacunes.

En outre, la dynamique interne des échanges personnels n’est pas statique ; elle est influencée par le contexte dans la mesure où le degré de répression ou de concurrence dans le système politique se reflète dans les échanges informels. Autant les institutions et les valeurs démocratiques évoluent dans une société, autant les processus informels parallèles qui en comblent les lacunes ou persistent comme vestiges des régimes antérieurs évoluent à leur tour. L’intensification de la concurrence politique et l’accroissement des libertés se traduisent par le pouvoir accru des clients des ÉP, qui jouissent d’une plus grande latitude pour négocier les relations d’échange – ou se désengager.

L’expérience du PRD au gouvernement du district fédéral du Mexique met ces processus en évidence. Le parti a joué un rôle déterminant dans la lutte pour la démocratie, mais un bon nombre de ses politiciens se livrent également à des tactiques politiques malhonnêtes et ont recours aux échanges personnels pour récolter des votes et les administrations du parti ont déployé peu d’efforts pour accroître la participation des citoyens à la démocratie. C’est pourquoi certains partisans de la société civile ont pris leurs distances par rapport au PRD, quoique les programmes et le discours du parti continuent de bénéficier de la part des électeurs d’un appui suffisant pour que soient confiées des charges publiques aux candidats à la mairie. Les lacunes dans les procédures institutionnelles, les avantages économiques et les processus visant la création d’une identité des administrations du PRD sont comblées à l’aide d’autres méthodes, de sorte que la démocratie et les échanges personnels cohabitent. Toutefois, le contact entre les commanditaires et les consommateurs des échanges personnels ne ressemble pas à celui qui prévalait dans le passé autoritaire du Mexique, du fait que les commanditaires doivent se disputer les consommateurs et que ces derniers sont en mesure d’utiliser la revendication et la désertion.

L’argumentation exposée ici est l’explication simplifiée d’une dynamique complexe de pressions exercées par la base et d’ouverture au sommet, soumise à des facteurs structurels et institutionnels, et il reste beaucoup à accomplir pour clarifier ces processus et leurs répercussions. Les progrès que nous avons décrits soulèvent de nombreuses questions, notamment : Quel est le ratio des formes autoritaires traditionnelles de clientélisme par rapport au clientélisme négocié décrit ici ? La plupart des groupes se situent-ils quelque part entre les deux ? Dans quels cas et pourquoi voit-on le développement d’échanges personnels au lieu d’institutions locales participatives ou d’organisations communautaires indépendantes ?