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Au cours des deux dernières décennies, le contexte international a favorisé un retour aux questions de souveraineté et d’intervention, notamment parce que la fin de la guerre froide a entraîné la redéfinition de la sécurité collective et du rôle joué par les organisations internationales dans la gestion des conflits. Parmi tous les événements ayant nourri ces débats, la campagne de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) au Kosovo en 1999 (sans l’aval préalable du Conseil de sécurité) aura sans doute été celui qui a le plus suscité de discussions antagonistes, représentatives des tensions qui traversent la communauté internationale au sujet de l’intervention. Si l’ingérence dans les affaires internes des États survient depuis que l’État a émergé comme forme d’organisation politique prédominante, les motifs à la base des interventions ont beaucoup fluctué, ainsi que leur légitimité auprès des autres membres du système international. À l’heure actuelle, après des décennies de prohibition officielle, l’usage de la force armée n’est plus uniquement perçu comme un comportement à bannir, mais aussi comme une façon de prévenir des maux plus tragiques encore que la guerre. L’ouvrage sous la direction de Jean-François Rioux, L’intervention armée peut-elle être juste ? Aspects moraux et éthiques des petites guerres contre le terrorisme et les génocides, se penche sur la question de la légitimité de ces actions politiques dans le cadre international actuel. Les huit courts essais du volume appréhendent ce sujet selon des perspectives disciplinaires variées, en particulier le droit, la philosophie et la science politique. Les lignes de divisions sur le sujet recoupent les divers champs, mais aussi une vaste panoplie d’écoles de pensée, qui s’affrontent à chaque fois que l’actualité remet le sujet sur le tapis. Le premier essai par Jean-François Rioux et Karine Prémont, intitulé « Diversité des positions éthiques sur les interventions armées », fait justement une synthèse éclairante des positions éthiques par rapport à l’intervention armée, allant du bellicisme au pacifisme, en passant notamment par les théories chrétienne, libérale et anti-impérialiste de la guerre juste. Les autres essais du livre sont assez diversifiés quant à l’aspect du problème examiné : certains auteurs appliquent simplement la grille d’analyse de leur discipline à la question de l’intervention humanitaire et en dégagent les forces et les limites, alors que d’autres explorent de façon beaucoup plus normative les dilemmes soulevés par un usage limité de la force à des fins humanitaires et préventives.

L’essai de John Langan (« La guerre juste et le pacifisme dans la pensée chrétienne ») examine les deux principaux courants de pensée de la chrétienté et leur traitement de la question de l’intervention humanitaire, en l’occurrence celui de la guerre juste et du pacifisme. L’auteur soutient que ces deux perspectives sont la manifestation d’une « rivalité fraternelle » entre les diverses Églises et communautés chrétiennes « quant à leur rapport général avec la société politique et quant à l’utilisation de la force pour protéger cette société » (p. 70). Il argumente par ailleurs que la simplicité de la position pacifiste laisse le chrétien « dépourvu face aux dilemmes moraux du chrétien sur l’usage de la force », alors que la théorie de la guerre juste est plus à même de lui fournir les outils nécessaires à la gestion des sentiments contradictoires que génère la question de l’intervention humanitaire. Celle-ci aurait l’avantage relatif de donner une « ligne directrice quant à la façon de justifier et de limiter l’utilisation de la force dans des situations où des vies humaines et d’importantes valeurs politiques à la fois sont en péril » (p. 83).

Dans son essai « L’ingérence et les droits de l’homme », Pierre de Sernaclens base sa réflexion sur l’articulation des prescriptions contradictoires de la Charte des Nations Unies qui, tout en interdisant l’ingérence dans les affaires de l’État, lie ses membres au respect des droits de l’homme, bien que par des mécanismes institutionnels non contraignants. Il fait ainsi écho à une tendance grandissante qui lie le respect de la souveraineté à une série de responsabilités de l’État envers sa population. Il estime par ailleurs que les interventions d’humanité sont autrement justifiées – même en dehors du cadre de l’Organisation des Nations Unies – par l’« inconsistance des mécanismes de gouvernance globale » (en particulier du Conseil de sécurité) (p. 113) et par l’absence de doctrine onusienne cohérente (p. 89). Cela justifierait le dépassement d’une position légale par rapport à ce type d’intervention, le légalisme conduisant selon l’auteur à des « aberrations normatives » (p. 106).

La position exprimée par Frédéric Mégret (« L’éthique de non-intervention du droit international ») contraste avec celle de P. de Sernaclens, compte tenu qu’il prône un « conservatisme éclairé » et qu’il souligne plutôt les risques de l’ingérence pour le système international, particulièrement en l’absence d’un consensus sur la question. Il rejoint pourtant P. de Sernaclens lorsqu’il constate l’émergence d’un nouveau contexte permettant une réinterprétation de la charte, le concept de rupture de la paix et de la sécurité internationale s’étant « humanisé » (p. 156) et les conséquences d’un usage de la force étant maintenant généralement vues comme un moindre mal en comparaison avec des fléaux comme le génocide. Il y aurait ainsi un « rééquilibrage massif entre ces deux plaques tectoniques de l’ordre international que sont la souveraineté et les droits de la personne, le long de cette faille sismique qu’est l’usage de la guerre » (p. 159).

L’essai de Natalie Oman (« Légitimer l’intervention humanitaire : une assise philosophique de la ‘responsabilité de protéger’ d’un État ») est quant à lui plus normatif ; l’auteure cherche en effet à suggérer une « assise philosophique » qui puisse donner à l’intervention humanitaire une légitimité interculturelle. Elle propose ainsi, à partir des travaux d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum, « une approche fondée sur les capacités », reconnaissant un « seuil minimal des capacités humaines », visant une protection beaucoup plus large des populations que la prévention des violations massives des droits humains.

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage traitent de sujets plus spécifiques : Marco Sassoli (« Le droit international humanitaire comme cadre éthique d’interventions militaires à des fins humanitaires ? ») estime que le droit international humanitaire (DIH) est applicable aux interventions militaires à des fins humanitaires et qu’il doit servir de cadre éthique. Le DIH s’applique en effet à tous les conflits armés internationaux, peu importe leur finalité, et les États sont responsables de le faire respecter par le truchement des effectifs qu’ils déploient. Les normes des conventions de Genève doivent donc être respectées, malgré les arguments des États-Unis qui cherchent à justifier la création et le maintien de la prison de Guantanamo. Quant à lui, Daniel Weinstock (« La ‘guerre contre le terrorisme’ justifie-t-elle le recours à la torture ? ») entend démontrer que la « guerre contre le terrorisme » ne justifie pas le recours à la torture. Non pas que la torture soit un mal absolu, mais plutôt parce qu’il est « impossible d’imaginer une procédure judiciaire qui serait en mesure de juger de l’urgence et de la nécessité de torturer alléguées par les agents des forces de sécurité tout en respectant la contrainte de l’urgence » (p. 230). Finalement, Anne Leahy présente l’historique de l’inclusion progressive au cours de la dernière décennie des questions morales à la politique étrangère canadienne.

Dans son ensemble, cet ouvrage, accessible à un large public, multidisciplinaire mais surtout pluraliste, fournit de bons outils pour faciliter le cheminement du citoyen à travers ces questions complexes. Il ne cherche donc pas à imposer un « idéal immuable » (p. 30), mais présente une diversité de perspectives pouvant l’aider à juger de la légitimité des interventions, ce qui est une contribution remarquable. Il est en effet impossible de rester indifférent à ces questions ou de maintenir une position confortable et définitive ; d’ailleurs, la plupart des auteurs ayant contribué à ce livre ont su éclairer le débat sur les interventions humanitaires tout en refusant au lecteur ce genre de refuge. La « tolérance » aux interventions dépend des valeurs sociétales et individuelles, mais n’est jamais abstraite et « doit s’exercer en fonction de critères d’opportunité politiques spécifiques » (Sernaclens, p. 88) ; elle devrait donc être constamment réévaluée.

Néanmoins, il faut éviter de confondre les genres ; en introduction, trois types d’interventions sont distingués : les unes ont pour motif principal d’éliminer une menace terroriste ou nucléaire ; les autres cherchent à promouvoir la démocratie ; les autres encore visent à protéger des vies (p. 16). À notre avis, elles auraient mérité d’être traitées séparément ou, du moins, d’être plus clairement différenciées par les auteurs. La récupération par les États-Unis des arguments utilisés pour justifier des interventions humanitaires afin d’envahir l’Irak sème la confusion (ce qui a été très justement noté en conclusion du volume) et cette opération aurait peut-être dû être exclue de ces débats. Le détournement de sens et la confusion des types de recours à la force entraînent une amalgamation des causes et un cynisme envers les interventions en général. Finalement, un autre enjeu doit aussi être abordé afin d’apprécier la légitimité des interventions humanitaires, soit celui de la transparence et de l’imputabilité des organisations et des acteurs internationaux impliqués dans les interventions, car la confiance qu’ils inspirent aux populations touchées et à celles qui mobilisent les ressources pour rendre ces opérations possibles est, à notre avis, cruciale.