Abstracts
Résumé
Cet article analyse la construction sociale des problèmes politiques soulevés dans la conduite de l’action publique, par l’étude des rapports dialectiques entre technique et politique dans le cas des projets d’aménagement urbain à Paris en France. Les aspects techniques et les aspects politiques des problèmes ne sont pas figés. En particulier, des problèmes initialement techniques de mise en oeuvre de l’action publique peuvent devenir politiques. À travers ces processus de problématisation politique de l’action se construisent, d’une part, la légitimité des questions portées sur la place publique et traitées par l’action publique et, d’autre part, la légitimité des acteurs qui posent ces questions.
Abstract
In this article, the author analyzes the social construction of political problems in public policies, through the study of the links between politics and technique, in urban planning projects in Paris, France. Both technical aspects and political aspects are likely to change. In particular, technical problems sometimes become political problems through action. Those processes, which we will call “political problematisation” of technical questions, can lead to the construction of the legitimacy of those questions in the public debate, as well as that of the actors who are able to ask those questions.
Article body
Cet article a pour objectif d’analyser la construction sociale des problèmes politiques qui sont soulevés dans la conduite de l’action publique, à travers l’étude des rapports dialectiques entre technique et politique. Il s’avère en effet instructif d’étudier les dynamiques de mise en place de l’action publique sous cet angle. Notamment, il est possible de montrer que les questions techniques et les questions politiques se retrouvent inextricablement liées au cours des processus de prise de décision, comme deux catégories de pensée qui peuvent être mobilisées tour à tour lors des débats et des discussions. Il devient dans ces conditions extrêmement difficile de distinguer a priori une catégorie de problèmes qui seraient purement techniques d’une autre catégorie de problèmes qui seraient purement politiques. Dans son analyse de l’émergence des recherches scientifiques sur les coquilles Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc, Michel Callon[1] propose un modèle qui met tous les acteurs – acteurs de la société civile, scientifiques et coquilles Saint-Jacques – sur le même plan, en traitant de la même manière les représentations et les logiques de chacun pour expliquer l’action. Le problème est alors de trouver des acteurs capables de faire les « traductions » entre les logiques d’action et les catégories de pensée de chacun. Pourrait-on de la même manière mettre sur le même plan les acteurs techniques et les acteurs politiques, les problèmes politiques et les problèmes techniques, dans l’analyse de la conduite de l’action publique ? Nous nous proposons d’aborder ici le caractère technique ou politique d’un problème comme quelque chose de construit à travers l’action, produit des jeux entre acteurs techniques et politiques. Une question ne doit pas être envisagée, a priori, comme politique ou technique, mais elle le devient[2].
En ce sens, les frontières entre ces deux catégories évoluent. En particulier, des problèmes initialement techniques de mise en oeuvre de l’action publique peuvent devenir politiques, ce que l’on peut analyser comme un processus de construction et de changement résultant des interactions entre des acteurs techniques et des acteurs politiques porteurs de rationalités multiples et mouvantes. Nous nous attacherons ici à étudier ces processus, à travers lesquels se construisent, d’une part, la légitimité des questions portées sur la place publique et traitées par l’action publique et, d’autre part, la légitimité des acteurs politiques et techniques qui les posent.
Notre étude est nécessairement rattachée à un champ technique particulier, puisqu’elle fait l’hypothèse que la structuration de celui-ci a un impact décisif sur la nature des problèmes pour lesquels une action des pouvoirs publics va être mise en place. Ces questions seront ici abordées dans le champ des politiques locales d’urbanisme, par l’analyse des projets d’aménagement urbain en France et plus particulièrement à Paris. En France, les projets d’aménagement urbain constituent une forme d’intervention volontaire des acteurs publics locaux visant à aménager l’espace dans un quartier ou dans une portion d’une agglomération urbaine. Les projets urbains ont été étudiés ces dernières années aussi bien dans le champ de la recherche en science politique[3] que de la recherche en urbanisme[4]. La particularité de cet objet d’analyse est notamment qu’il caractérise une forme d’action unique et singulière, réinventée à chaque fois avec les acteurs en présence qui varient en fonction du contexte et de la situation, à la différence des politiques publiques qui fonctionnent à partir de réseaux d’acteurs plus ou moins stabilisés et de procédures d’action déjà instituées, où tout n’est pas réinventé à chaque fois[5]. Les élus des grandes métropoles françaises sont particulièrement mobilisés autour de ce type d’action qui leur permet de mettre en place de manière visible et concrète une action transversale dans un grand nombre de domaines et d’afficher ainsi leurs qualités d’entrepreneur et de gestionnaire pour leur ville[6].
Nous distinguerons dans un premier temps deux types de processus qui peuvent être qualifiés de problématisation politique[7] des questions techniques dans la conduite des projets d’aménagement.
Afin de pouvoir intervenir dans l’action, des acteurs politiques peuvent s’emparer d’une question initialement technique pour la mettre en discussion sur la place publique. Alors même que le problème change de nature à travers ce processus, ces acteurs deviennent à cette occasion des interlocuteurs politiques légitimes pour l’action : les acteurs qui portent le projet sont désormais obligés de négocier avec eux.
À l’occasion de controverses techniques, souvent à la limite des champs d’expertise constitués, des techniciens peuvent saisir les acteurs politiques afin d’obtenir un arbitrage de leurs débats techniques au nom d’une légitimité politique. Le problème abordé devient alors politique : il est rendu visible dans l’espace public et débattu par des acteurs politiques qui peuvent ainsi trouver de nouvelles questions vis-à-vis desquelles s’engager. Les pratiques techniques s’en trouvent parfois modifiées.
Le fait de montrer l’existence de ces différents processus nous renseigne sur les raisons possibles de l’inscription d’un problème dans le débat public entre acteurs politiques. Nous montrerons ensuite dans un deuxième temps en quoi ces processus peuvent être à l’origine de l’engagement des acteurs politiques et de la construction d’un portage politique des projets d’aménagement urbain, ce qui est une condition sine qua non de l’aboutissement de l’action. Ce sera l’occasion d’interroger la construction, au cours de l’action, de la légitimité à la fois des acteurs participant à l’action publique et des problèmes qu’ils portent.
Cet article a pour objet de contribuer à ébaucher un ensemble cohérent de questionnements qui permette de placer les rapports entre technique et politique au centre d’une analyse de la conduite de l’action publique. Il s’inscrit pour cela dans le cadre d’une recherche exploratoire sur la manière d’envisager cette question par rapport au pilotage des projets d’aménagement urbain[8]. En ce sens, de nombreux exemples ont été abordés de manière à dégager un champ large de pistes d’analyses, ce qui explique parfois le traitement volontairement partiel de ces exemples. La méthodologie de cette phase spécifique d’enquêtes et d’entretiens auprès de professionnels de l’aménagement à Paris a été construite comme telle, afin de couvrir un ensemble cohérent d’acteurs participant à la conduite de projets d’aménagement à Paris. Cela explique également que les références théoriques soient mobilisées au fil du texte de manière à situer et à organiser la construction de ce cadre de questionnement par rapport aux travaux existants. Il faut néanmoins préciser que cet article s’inscrit principalement dans un ensemble de travaux issus du champ de la science politique qui prennent pour point de départ la question de la construction des problèmes et des enjeux des politiques publiques[9] et qui analysent les liens avec la structuration et l’évolution des coalitions d’acteurs qui les portent[10].
Processus de problématisation politique de l’action
Il est possible de distinguer empiriquement deux types de processus de problématisation politique de l’action. Ces deux formes idéales se superposent et se croisent pour donner des processus réels, mais une telle distinction nous permet de proposer des éléments descriptifs et explicatifs de ces phénomènes. Le premier type de problématisation politique de l’action correspond à une intervention volontaire d’acteurs politiques, qui s’emparent d’un sujet technique pour le porter dans le débat public. Le deuxième type découle des controverses entre différents techniciens, qui vont saisir les acteurs politiques afin de débloquer une situation inextricable sur un seul plan technique.
L’intervention des acteurs politiques dans le débat technique : l’exemple de la zac moskova à paris
Un aspect initialement technique d’un projet d’aménagement – c’est-à-dire traité uniquement par des techniciens selon des expertises et des problématiques techniques – peut acquérir une dimension politique quand des acteurs politiques s’en saisissent. Ils vont définir ce qu’ils considèrent être un « problème » par rapport aux actions en cours ou à venir dans l’opération, et prendre position par rapport à ce problème. Ces acteurs politiques vont ainsi faire émerger leur problème dans le débat public, en défendant leur conception de ce que devrait être l’action dans des rapports de force avec les autres acteurs politiques et techniques. La maîtrise des expertises et des outils techniques, mais aussi de l’accès à l’espace public et aux médias, sera souvent nécessaire pour pouvoir déplacer le problème du champ technique vers le champ politique. Ce processus induit une recomposition du système d’acteurs techniques et du système d’acteurs politiques[11]. Il aboutit également à des changements dans la manière dont l’opération d’aménagement va se dérouler : les pratiques des acteurs, le programme et le produit de l’opération d’aménagement peuvent évoluer, la définition des « problèmes » change en même temps que la manière de les traiter.
La ZAC Moskova
Un exemple de ce processus nous est donné par la question des démolitions-reconstructions des immeubles, dans l’opération d’aménagement de la zone d’aménagement concerté (ZAC)[12] Moskova dans le 18e arrondissement de Paris. Les premiers occupants du quartier de la Moskova[13] étaient des hussards de Napoléon Ier à qui l’empereur avait donné un lopin de terre en échange de leurs services, et qui s’y étaient établis en construisant un ensemble de petits bâtiments précaires sur des parcelles minuscules. Le quartier, bâti avant les grands travaux parisiens d’Haussmann de la seconde moitié du xixe siècle, ne fut pas viabilisé immédiatement : pas d’égout, des ruelles sombres et étroites dont la plus petite faisait 1,60 mètre de large. Les maisons ne furent pas entretenues, certaines furent occupées par des squatters : la Moskova fut déclarée « quartier insalubre » en 1934 et continua à se dégrader. Ce n’est qu’en 1988 qu’une intervention publique fut décidée par la Ville de Paris. Les élus de l’époque[14] établirent un programme avec l’aide technique de l’agence d’urbanisme[15], programme constitué essentiellement de logements sociaux et des équipements publics associés. Une ZAC fut créée et confiée à un aménageur parisien[16].
Le programme initial des aménagements prévoyait de raser l’ensemble du périmètre pour constituer de grandes parcelles, de dessiner quelques voies nouvelles plus larges en supprimant les ruelles et de reconstruire des immeubles neufs : étant donné la piètre qualité des constructions existantes, il apparaissait plus simple « techniquement », tant pour la commercialisation des lots que pour la construction, de repartir de zéro. Regrouper des parcelles permet en effet de faire des économies d’échelle substantielles : si l’on ne construit qu’un bâtiment au lieu de cinq, on réduit le nombre et la difficulté des démarches[17], ainsi que les coûts de réalisation[18].
Les premiers préemptions[19], relogements et démolitions, eurent lieu ; les premiers programmes de logements furent même construits, mais l’aménageur se heurta bientôt à l’opposition des habitants. Face aux démolitions systématiques des immeubles, une association d’habitants se constitua contre le projet, notamment avec l’aide des élus d’opposition de gauche de l’époque qui trouvaient là un moyen de se faire entendre. Cette association arguait de la qualité architecturale et patrimoniale de certains bâtiments, qu’elle estimait devoir être conservés. Le projet initial menaçait d’être bloqué tant par voie juridique que par des occupations illégales d’immeubles. Les acteurs politiques de la majorité municipale de droite[20] se sont alors trouvés contraints de modifier le projet, en confiant une nouvelle mission à l’aménageur : négocier avec les associations d’opposition pour adapter le programme. Dans le nouveau programme qui a finalement été mis en oeuvre, le tracé de certaines ruelles existantes a été conservé, certaines maisons considérées comme typiques ou d’un intérêt historique ont été totalement ou partiellement conservées pour être réhabilitées ; d’autres ont été effectivement rasées.
Problématisation politique de la question de la démolition des immeubles
Le travail a consisté à examiner chaque immeuble pour déterminer les bâtiments qui méritaient d’être conservés, en intégrant dans la décision les critères patrimoniaux défendus par l’association. Dans ce nouveau mode de faire, la décision de raser un immeuble ou d’en conserver une partie a été négociée avec l’association immeuble par immeuble. Les critères techniques comme le coût de construction, le nombre de logements créés, la simplicité du processus, n’ont plus été les seuls éléments entrant en ligne de compte ; la négociation a fait jouer d’autres critères, comme le « charme » du quartier, la qualité de vie, la mise en valeur du patrimoine, etc. Les questions débattues relevaient auparavant de la seule responsabilité et de la seule décision des techniciens : services techniques de la Ville, de l’agence d’urbanisme, de l’architecte et de l’aménageur. Par ce processus, elles acquièrent un caractère politique en devenant un objet de conflit, un enjeu de pouvoir et un objet de négociations politiques. La frontière entre politique et technique a évolué.
Un nouvel acteur qu’on peut qualifier de politique s’est constitué à travers cette problématisation politique de la question de la démolition des immeubles, tout en étant son artisan principal : l’association n’existait pas avant le projet, elle a été créée en opposition à celui-ci sur cette question et a pris de l’ampleur pendant la première phase des aménagements. Son existence politique n’a pas été reconnue tout de suite par les acteurs politiques élus tirant leur légitimité de l’élection. Mais le fait de bloquer l’avancement opérationnel du projet avec des moyens techniques acquis à cette occasion[21] a obligé les élus et les techniciens de la mairie centrale à négocier avec elle. L’association a acquis une expertise et est devenue un interlocuteur incontournable dont l’avis est considéré comme légitime sur différents aspects du projet, notamment la hauteur et l’aspect des immeubles qui seront construits et les éléments patrimoniaux des immeubles existants qui devront être conservés. Elle a fait du problème de la démolition des immeubles sa raison d’être[22] et elle est devenue incontournable dans la négociation du programme autour d’enjeux qu’elle a elle-même contribué à imposer dans le débat public. Ce processus lui a permis de se construire une légitimité politique[23]. Les élus ne peuvent désormais faire autrement que de négocier avec elle.
Les acteurs politiques qui tiennent leur légitimité des élections y trouvent également leur compte. La gauche d’opposition d’avant 1995 y voit un moyen de se restructurer après le « grand schlem »[24] de Jacques Chirac en 1989 et de se faire entendre autour de mots d’ordre neufs. Puis, une fois la mairie d’arrondissement gagnée par la gauche en 1995, les négociations sur le terrain à propos du projet permettent aux élus d’arrondissement de se faire entendre malgré tout dans le débat politique, face à une mairie très centralisée et qui concentre tous les pouvoirs. La loi qui régit les compétences des mairies d’arrondissement et de la mairie centrale[25] n’accorde en effet que peu de pouvoirs aux maires d’arrondissement et les projets d’aménagement relèvent uniquement de la mairie centrale. Quant à la droite au pouvoir qui perd en 1995 certaines mairies d’arrondissement où des opérations d’urbanisme avaient été engagées, elle voit là un moyen d’affirmer un changement de politique en matière d’urbanisme. C’est un moyen pour le nouveau maire Jean Tiberi d’exister politiquement et d’affirmer sa différence par rapport à son prédécesseur, en faisant la promotion d’une politique axée sur la mise en valeur patrimoniale des quartiers « typiques » de Paris. Les acteurs politiques élus provoquent et jouent donc des déplacements de la frontière entre politique et technique dans les équilibres de pouvoirs.
Il en est de même pour les acteurs techniques. D’abord fortement ébranlé par le blocage du projet et résistant coûte que coûte pour réaliser malgré tout le programme initial, l’aménageur trouve vite un intérêt à ces nouveaux modes d’action. Une nouvelle mission de concertation avec les associations lui est confiée et l’implique finalement davantage dans les choix importants relatifs à l’opération – tracé des rues, choix des immeubles à conserver, etc. –, au détriment de l’agence d’urbanisme, qui n’est pas sur le terrain en phase opérationnelle. L’aménageur acquiert ainsi une légitimité nouvelle en tant qu’organisateur de la concertation sur le programme et se rend indispensable par rapport aux autres services techniques qui réalisent des études urbaines. Il renforce également sa légitimité en tant que garant de la qualité urbaine d’ensemble et défenseur de la « qualité architecturale », ce qui lui permet de se distinguer des promoteurs et des bailleurs sociaux. Le nouveau rôle de l’aménageur est finalement plus complexe, mais aussi plus intéressant.
Élaboration de nouvelles modalités de décision politique
Ce nouveau mode de faire amorce un renouveau des rapports entre techniciens et élus. La Ville de Paris se caractérisait auparavant par un système de décisions très hiérarchique, hérité de l’ancienne administration centralisée d’État[26] ; ce système avait été conservé et utilisé par le premier maire de Paris très dirigiste, Jacques Chirac, qui s’assurait ainsi un contrôle au sommet de la pyramide du pouvoir. Pour une opération d’urbanisme, le maire, par le biais du Secrétariat général, contrôlait et coordonnait l’action des différents services, dont la Direction de l’Urbanisme, qui assurait la liaison avec l’aménageur à qui l’opération avait été confiée. L’aménageur n’avait que très rarement affaire aux élus.
L’intrusion des associations dans le débat technique a amené tous les acteurs politiques à venir directement discuter de questions très précises avec les techniciens, par exemple la réhabilitation ou non d’un immeuble. Les élus d’opposition voyaient là un moyen de court-circuiter les débats au Conseil de Paris où ils étaient très minoritaires, pour agir sur l’opération et obtenir des résultats concrets. Les élus de la majorité de l’époque ont commencé également à intervenir directement auprès de l’aménageur, en passant outre le circuit hiérarchique traditionnel et en particulier les services de l’Urbanisme. Le terrain opérationnel était devenu une nouvelle scène politique où ils se devaient d’être présents.
Les frontières entre politique et technique évoluent donc conjointement avec le système d’acteurs. Un acteur peut pousser à l’évolution de ces frontières pour se créer de nouvelles marges de manoeuvre[27] qui lui permettent de se repositionner par rapport aux autres acteurs. La limite entre politique et technique constitue donc un enjeu de pouvoir pour les acteurs, mais l’enjeu ne se borne pas à cela. En effet, le quartier réaménagé selon le nouveau programme est complètement différent de ce qu’il aurait été avec l’ancien programme : la forme des rues, le parcellaire, les espaces publics, la hauteur des immeubles et leur aspect global diffèrent complètement. La définition de cette frontière entre politique et technique est donc également un enjeu pour le produit et pour la qualité des aménagements. Enfin, la population a également changé ; le fait que certains se soient organisés en associations a probablement contribué à faire rester plus sûrement une partie de la population qui s’est attachée au quartier, mais également à faire partir ceux qui n’ont pas su ou pas pu s’organiser.
La question de la démolition-reconstruction des immeubles est restée par la suite un sujet politique dans d’autres opérations du nord-ouest parisien. Dans le cas de l’opération Château rouge dans le même arrondissement et avec le même aménageur, la décision de réhabiliter ou non les immeubles a été considérée dès le départ comme un choix politique. Un processus de décision a été mis en place, avec de nouvelles routines et avec la création d’un espace institutionnel où cette question est négociée. Pour chaque immeuble, un « comité technique » est placé sous l’autorité directe du secrétariat général de la mairie de Paris. Il est présidé par des élus de la mairie du 18e et regroupe les différents acteurs politiques et techniques concernés. Ce comité est chargé de statuer sur le devenir de chaque immeuble : réhabilitation ou démolition-reconstruction. Les techniciens ont adapté leur manière de procéder et leurs expertises à ces nouvelles problématiques. Certains élus fervents défenseurs de la réhabilitation ont également évolué en se rendant compte que des immeubles qui avaient été réhabilités à la Moskova se fissuraient deux ans après, et qu’il aurait peut-être été préférable de les démolir.
Légitimité des problèmes dans l’espace public, légitimité des acteurs politiques
Cet exemple illustre bien le lien entre construction de la légitimité d’un problème dans l’espace public et construction de la légitimité des acteurs qui le portent. Par exemple, l’association définit le problème à sa manière, tout en tenant compte des arguments recevables par les autres acteurs en présence et en se mettant en position de discuter avec eux sur leur propre terrain, notamment grâce à la maîtrise technique des dossiers. Elle se rend ensuite incontournable dans la négociation, car toute tentative de faire sans elle se solderait par un blocage du projet. Son identité et sa légitimité à participer au débat se construisent ainsi autour du problème qu’elle a contribué à soulever[28].
Précisons que l’association a évidemment un statut particulier au sein des acteurs dits politiques dans ce modèle, puisqu’à l’inverse des élus elle ne revendique aucune légitimité tirée des élections. Elle n’appartient pas au champ politique traditionnel de la lutte pour l’obtention et la conservation du pouvoir politique institutionnel légitime. La véritable entrée de la question de la démolition-reconstruction sur les scènes politiques habituelles du débat public parisien n’a pu se faire qu’à l’aide des élus d’opposition qui ont soutenu et relayé les positions de l’association dans les assemblées, dans les réunions de travail entre élus, dans les médias, etc. Un tel choix méthodologique peut donc être discuté. Cependant, il est clair d’après cet exemple que la légitimité des acteurs politiques à participer au débat ne dépend pas uniquement de leur légitimité d’élu, mais également d’une légitimité davantage procédurale construite par et au cours de l’action. Ici, les élus d’opposition ont besoin de s’appuyer sur l’action de l’association pour être entendus. Il est possible de trouver également des exemples pour lesquels ce processus de problématisation politique d’un sujet technique ne concerne que des élus. Il n’est pas rare de voir un élu s’intéresser à un sujet technique dans un champ qui ne relève pas a priori de sa compétence comme adjoint ou membre d’une commission, pour le mettre en débat politique et devenir ainsi un interlocuteur incontournable et légitime sur ce sujet. On va voir maintenant qu’à l’inverse les techniciens eux-mêmes peuvent parfois interpeller les élus et leur légitimité pour arbitrer leurs problèmes.
Le résultat des controverses techniques
Le deuxième type de processus de problématisation politique de l’action est le résultat de controverses entre techniciens, dans des situations où les problèmes sont insolubles sur un seul plan technique et en faisant appel aux seules expertises techniques. Les sujets techniques qui deviennent des objets de débats politiques sont dans ce cas déterminés par les techniciens eux-mêmes, qui vont faire en sorte de déplacer les problèmes sur un plan politique en interpellant les acteurs politiques avec lesquels ils sont en contact par un biais ou un autre. L’éventail des choix possibles à l’action est alors renégocié et cela peut être un moyen utilisé par les pilotes techniques du projet pour résoudre les problèmes et les blocages. Un tel processus a également une grande incidence sur les résultats des aménagements, car il occasionne des changements majeurs d’orientation du projet.
Des champs d’expertises faiblement structurés
Les acteurs politiques sont particulièrement sollicités par les techniciens lorsque les champs d’expertises mobilisés sont peu constitués. Les situations rencontrées sont alors souvent inédites, les routines et les conventions d’action sont inexistantes. C’est le cas dans l’exemple du champ d’expertise technique du stationnement. Cette expertise très particulière est régulièrement mobilisée à Paris dans les projets d’aménagement pour dimensionner le nombre de places de stationnement à prévoir dans un bâtiment ou sur les espaces publics d’un projet. Or il s’avère qu’il n’existe pas de normes claires et unanimement acceptées par les experts pour définir ces besoins. Par exemple, les services techniques de la Ville de Paris vont faire appel à des ratios et à des modes de calcul qu’ils ont élaborés à partir de l’observation de quartiers très particuliers sur lesquels ils ont déjà travaillé. De leur coté, les experts des bureaux d’études privés vont parfois contester ces ratios et ces méthodes lorsqu’ils ne sont pas mandatés par les services de la collectivité, mais par des promoteurs privés ou même par des sociétés publiques d’aménagement, qui ont des objectifs différents : alors que la Ville de Paris cherche à réduire le nombre de places de stationnement dans Paris pour limiter la place de la voiture, les promoteurs et les aménageurs réfléchissent en fonction de la commercialisation des bâtiments et de la demande des futurs utilisateurs. Il s’avère que, après calcul, le nombre de places à prévoir peut varier du simple au double, selon les experts[29]. Pour trancher, les techniciens peuvent se référer à l’avis des acteurs politiques et demandent régulièrement des arbitrages entre les élus des différentes tendances de la majorité plurielle pour déterminer le nombre de places à prévoir[30]. Des débats entre acteurs politiques s’enclenchent alors autour des projets d’aménagement, entre les tenants de la politique « sans voiture » de l’aile verte de la majorité et ceux qui estiment que restreindre le nombre de places de stationnement va obérer la réussite du projet. L’arbitrage remonte parfois jusqu’au maire de Paris et se fait alors plus en fonction des rapports de force politiques qu’en fonction du nombre d’utilisateurs futurs envisagés. La question des places de stationnement est devenue aujourd’hui un sujet hypersensible du point de vue de la politique locale parisienne, au point que les élus doivent et veulent désormais trancher sur ces détails des aménagements qui ne les intéressaient pas auparavant.
Des controverses entre différents champs d’expertises thématiques
Dans d’autre cas, plusieurs champs disjoints d’expertises spécialisées peuvent s’avérer contradictoires et inconciliables dans une situation donnée. C’est souvent le cas aux limites des champs d’expertises techniques en question, plus précisément dans les zones d’intersection et d’interférence entre différents champs. Les intérêts divergents des techniciens peuvent également les empêcher de trouver un terrain d’entente. Ces situations deviennent insolubles sur un plan purement technique. Le travail des techniciens qui pilotent le projet peut alors consister à déplacer ou à réorienter le problème sur le plan politique, afin d’ouvrir le champ des possibles et de débloquer la situation. Nadia Arab présente ainsi, dans son analyse du projet d’élaboration de la ligne B du tramway strasbourgeois en France[31], un exemple de décision « indécidable » sur le plan technique. Les techniciens devaient élaborer le projet du tramway dans le cadre de contraintes techniques très fortes. D’une part, le tracé avait été prédéfini par les experts en transport, à partir d’un impératif politique : la nécessité de faire aboutir ce projet rapidement. D’autre part, il était indispensable de travailler à l’insertion paysagère du projet dans l’espace public, le tramway étant considéré en grande partie comme un outil de requalification urbaine de l’agglomération strasbourgeoise. Sur un des tronçons en centre-ville d’une commune de la périphérie de Strasbourg, la requalification de l’espace public s’est avérée impossible sans piétonniser cette portion du parcours. Or la piétonisation du centre-ville était absolument inenvisageable pour les commerçants et donc pour le maire de la commune. Faire passer le tramway dans l’itinéraire imposé initialement par les experts du domaine des transports s’avérait impossible. L’enjeu des techniciens qui pilotaient le projet a alors été de déplacer le débat sur un plan politique entre les élus de la communauté urbaine, en les amenant à renégocier le tracé initial d’ensemble du tramway, qui au départ était une donnée du projet. De nouvelles propositions politiquement viables au tracé initial ont donc été imaginées par les techniciens puis renégociées par les acteurs politiques. Le projet retenu a pu être porté par les élus et présenté comme un moyen de renforcer la cohésion territoriale de l’agglomération. Cet exemple montre bien au passage la spécificité du travail de pilotage du projet : les expertises mises en oeuvre relèvent de savoir-faire relatifs aux fonctions de coordination exercées par ces techniciens. Elles se distinguent des expertises « thématiques » spécialisées concernées par le projet[32]. La légitimité technique du pilote à intervenir dans le projet vient du fait que son action permet de dépasser les blocages inhérents aux limites des expertises thématiques.
Ce type de processus montre comment certains problèmes techniques peuvent émerger dans le débat politique, parce que les acteurs techniques vont les y porter, de manière plus ou moins délibérée. Ce passage de la sphère technique à la sphère politique peut parfois constituer une ressource pour faire avancer l’action comme dans l’exemple précédent. Il arrive également que ce soit une nécessité ressentie par les techniciens pour garantir la légitimité de l’action publique qu’ils mettent en oeuvre. Ils peuvent parfois estimer que certaines décisions ne doivent pas être entièrement portées et assumées avec leur seule légitimité d’experts et que les élus doivent être en mesure d’assumer le risque politique inhérent à l’action. Les techniciens vont ainsi apprécier la nécessité d’amener le débat au niveau politique en fonction de leurs cadres de référence en tant qu’experts, de leur perception des rapports de forces politiques et des situations similaires qu’ils ont déjà vécues.
Dans l’exemple de la ZAC Claude Bernard dans le 19e arrondissement de Paris[33], les techniciens ont ainsi éprouvé le besoin d’interroger une nouvelle fois les élus lors de la phase de mise en oeuvre, alors même que tous s’étaient déjà exprimés auparavant au moment de l’élaboration du programme. En effet, la constitution d’une coalition politique suffisamment large pour enclencher le projet d’aménagement avait abouti au cumul d’une quantité de contraintes techniques fortes au moment de la définition du programme des aménagements : mixité fonctionnelle entre logements sociaux, logements libres, activités et bureaux dans les immeubles à construire ; stationnement mutualisé limitant le nombre de voitures dans un quartier faiblement desservi par les transports en commun ; contraintes fortes de développement durable ; enfin, le prix de cession des terrains par l’aménageur aux promoteurs privés devait malgré tout rester élevé pour permettre d’équilibrer le bilan financier de l’opération pour la collectivité. Au moment de la cession des terrains, les techniciens de l’aménageur sont donc retournés interroger les élus pour leur faire préciser quelles étaient les marges de manoeuvre envisagées par rapport à ces contraintes. Ils s’estimaient en effet incapables de concilier pleinement les différents objectifs et d’obtenir le prix de vente espéré dans un site aussi contraint. C’est ici le pilote du projet qui a estimé ne pas pouvoir porter seul les risques de la réalisation, uniquement sur un plan technique. Il lui est apparu nécessaire de recevoir un nouveau mandat clair de la part des élus, pour qu’ils puissent assumer pleinement les risques en connaissance de cause. Les niveaux des différentes contraintes techniques ont donc été précisés lors des discussions et des négociations politiques sur les « cahiers des charges de cession des terrains[34] », ce qui n’est pas toujours le cas. Les arbitrages effectués ont pris en compte les rapports de force entre les acteurs politiques au sein de la majorité municipale plurielle de gauche. Ce dernier exemple montre ainsi qu’il est possible de repérer des évolutions très fines de ce qui va être considéré ou non comme un problème politique, et toutes les incidences que ces processus vont avoir sur les résultats des aménagements.
La construction du portage politique de l’action publique
La partie précédente montre qu’il est possible de repérer de manière analytique deux types de processus de problématisation politique des sujets techniques, qui font évoluer les frontières entre politique et technique dans le quotidien des projets d’aménagement urbain. Ces processus, qui expliquent en partie comment se définissent les enjeux d’un projet, permettent d’envisager le portage politique des projets – notion qui désigne l’engagement des élus pour assumer le risque politique inhérent aux projets[35] – comme une construction qui s’effectue au cours du déroulement de l’action. Et en même temps que se met en place le portage politique de l’action, les enjeux mêmes de l’action se définissent et se stabilisent.
Le portage politique, une condition nécessaire de l’action publique
Un portage politique fort de l’action est généralement considéré par les acteurs techniques comme une condition nécessaire à la réussite d’un projet d’aménagement. Le cas du tramway strasbourgeois et celui de la ZAC Claude Bernard à Paris évoqués ci-dessus montrent que les pilotes techniques du projet ont parfois besoin de s’appuyer sur une légitimité politique pour trancher, notamment pour décider dans des situations indécidables et pour dépasser les blocages d’un projet. La nécessité de faire appel à la légitimité politique dépend évidemment des situations, du contexte et du jeu d’acteurs locaux. Pour reprendre l’exemple de la ZAC Claude Bernard, les modalités de la consultation de cession des terrains à construire n’auraient peut-être pas été examinées en détail par les acteurs politiques s’il n’y avait eu un grand risque après coup de contestation de l’action mise en oeuvre, dans le contexte de la majorité plurielle complexe au pouvoir : le dossier se devait d’obtenir un soutien clair et sans faille de tous les élus concernés. Les acteurs politiques ont la légitimité de prendre des décisions et de faire des choix qui relèvent d’un pari sur l’avenir et sur l’orientation à donner au changement social. C’est pourquoi les techniciens insistent tant sur cet aspect : un portage politique fort de leur projet peut faire avancer les situations difficiles en permettant d’effectuer des choix sur un autre registre.
Dans le même ordre d’idées, l’engagement des acteurs politiques est également une garantie pour les acteurs privés qui vont participer au projet de la stabilité de leurs investissements. En France, les acteurs privés vont généralement vouloir rencontrer les élus qui portent le projet dans lequel ils souhaitent s’investir, afin d’évaluer leur engagement. Si l’on prend l’exemple d’une ancienne zone industrielle où un projet de reconversion est développé par une municipalité, les promoteurs qui envisagent de construire font un pari sur la valeur future du terrain et donc sur l’aboutissement du projet de reconversion : ils ont donc besoin d’avoir certaines garanties que cette reconversion aura bien lieu. Dans l’analyse de la construction des « règles du jeu urbain » dans le cas des grands projets d’aménagement, Alain Bourdin montre ainsi comment les promoteurs privés vont d’un coté rechercher des situations de projet pour lesquelles il existe de l’incertitude et du risque, car sans incertitude il n’y a pas de plus-value possible, et comment ils vont d’un autre coté chercher à maîtriser ce risque en créant les conditions d’une confiance minimale. L’engagement des acteurs politiques est alors facteur de confiance et de création d’un ordre local[36]. Témoin également cet élu chargé de l’urbanisme et du logement dans un arrondissement parisien, qui explique que les opérateurs privés de logements spécialisés dans les résidences sociales vont faire valider systématiquement leurs projets d’implantation de nouvelles résidences par le maire d’arrondissement. Le projet de construction est abandonné en cas de refus du maire, bien que celui-ci n’ait aucun contrôle direct sur ces opérateurs de logement. Outre qu’il pourrait émettre un avis défavorable sur le permis de construire, le maire est en effet le seul qui puisse soutenir un tel projet face à d’éventuels riverains mécontents et les opérateurs ont besoin de son soutien pour prendre le risque de s’implanter.
L’exemple de l’implantation du village olympique à l’occasion de la candidature de Paris aux jeux olympiques de 2012 illustre malgré son échec cette nécessité d’un portage politique important des projets. Une coalition politique forte d’acteurs de différentes tendances politiques s’était en effet constituée autour de ce projet porté d’un coté par l’État au plus haut niveau, car le premier ministre de droite de l’époque[37] en avait fait une « opération d’intérêt national », et de l’autre par la Ville de Paris, car son maire[38], de gauche, y voyait un moyen d’intervenir de manière accélérée sur l’aménagement d’un des derniers secteurs de Paris présentant de grandes emprises aménageables – l’aménagement du village olympique constituant une étape transitoire dans la mutation du quartier à long terme. La région[39] était également présente dans la coalition. Enfin, le maire de droite du 17e arrondissement[40] de Paris, sur lequel était située l’emprise du village olympique, soutenait le projet. Cette coalition s’était matérialisée au sein du GIP[41] Paris 2012, qui pilotait globalement la candidature de la ville aux jeux olympiques de 2012. La Ville de Paris restait en revanche pilote des aménagements du village olympique sur son territoire.
Un problème de taille s’est très rapidement posé aux techniciens qui pilotaient le projet d’aménagement pour la Ville de Paris : la majeure partie des emprises foncières du projet étaient des emprises ferroviaires qui appartenaient à la SNCF et au RFF[42], lesquels souhaitaient conserver cette réserve foncière pour développer ultérieurement leurs activités de fret ferroviaire et avançaient un certain nombre d’arguments techniques pour en démontrer la nécessité. Ces arguments entraient en conflit avec ceux en faveur du projet d’aménagement, tous étant a priori légitimes en fonction du champ d’action considéré. Cette situation technique inextricable a pu être débloquée et arbitrée par la coalition politique soutenant le projet de candidature aux jeux et étant, de ce fait, favorable au projet d’aménagement. L’État a eu la volonté et a été en mesure d’obliger les entreprises ferroviaires à libérer les emprises foncières, puisqu’il contrôle en totalité ces établissements publics. Sans l’implication directe de l’État dans le projet global, la Ville de Paris n’aurait pas pu obtenir l’assurance de récupérer les emprises pour aménager le village olympique en cas de victoire de Paris à la candidature aux jeux, et donc n’aurait pas pu aménager le quartier à terme après les jeux.
Dans l’exemple de cette séquence de projet, la coalition d’acteurs politiques qui portent le projet était déjà suffisamment forte pour que les intérêts des acteurs en présence convergent vers sa réussite. Des élus de droite et de gauche ayant non seulement des intérêts partisans distincts, mais ayant également des intérêts a priori divergents selon leur position au sein de l’État ou au sein des collectivités territoriales, ont tous intérêt à voir le projet aboutir, bien que pour des raisons différentes. Il faut préciser que cette séquence de projet a également renforcé le dispositif de portage politique. D’une part parce que la réussite des projets de chacun passait plus que jamais par la réussite du projet global, puisque les projets concurrents d’amélioration du fret ferroviaire portés par une partie des services de l’État et par certains élus parisiens étaient désormais abandonnés. D’autre part parce que cette décision permettait à tous ces acteurs politiques de se positionner un peu plus loin encore comme des acteurs incontournables pour l’aboutissement du projet. Par sa décision permettant de libérer l’emprise, l’État se rendait définitivement indispensable dans le projet olympique, mais également dans le projet d’aménagement à terme. En cas de victoire aux jeux, les élus nationaux auraient pu récupérer une grande partie des bénéfices du projet en termes d’image. Cet exemple montre que la coalition d’acteurs politiques qui portent le projet évolue au cours de l’action. De fait, le portage politique de l’action publique se met en place en même temps que se stabilisent les sujets sur lesquels les élus vont vouloir s’engager.
Coconstruction du portage politique et des enjeux de l’action
Analyse des liens entre légitimité des acteurs politiques et légitimité des enjeux qu’ils défendent
Analyser l’engagement des acteurs politiques dans l’action publique comme un construit social à travers les jeux d’acteurs en présence nous permet de nous interroger sur les processus de construction et de stabilisation du portage politique des projets. Notre hypothèse est que la construction du portage politique va de pair avec l’émergence et la stabilisation des enjeux, des orientations et des résultats du projet : les enjeux de l’action se stabilisent en même temps que l’identité des acteurs qui les portent. Dans ce sens, les processus de problématisation politique des sujets techniques qui ont été mis en évidence ci-dessus peuvent jouer un rôle fondamental dans la définition des enjeux de l’action et dans la construction du portage politique, ce que l’analyse des interactions entre élus et techniciens peut nous permettre de comprendre. Ces interactions engendrent des processus d’ajustement entre les cadres de référence des uns et des autres par rapport au projet. D’un coté les techniciens jouent un rôle capital dans le choix des sujets qui vont être débattus sur le plan des choix politiques stratégiques, par le biais de l’encadrement technique des décisions politiques et aussi de leur capacité à interpeller les acteurs politiques. D’un autre coté, les acteurs politiques vont chercher des occasions de s’engager sur certains aspects du projet, en remettant parfois en cause le projet initial et les modes d’action en place ; ces acteurs peuvent ainsi se faire entendre, défendre leurs convictions et les intérêts qu’ils représentent. Finalement, les perceptions et les définitions des problèmes « pertinents » se stabilisent et sont défendues dans le projet, comme des constructions hybrides issues des jeux d’acteurs entre techniciens et élus.
Les analystes des politiques publiques de l’école du référentiel[43] insistent déjà sur le fait que l’élaboration d’une politique publique ne doit pas être analysée comme la réponse à un problème prédéfini, mais que la définition du problème se stabilise en même temps que la définition des moyens à mettre en oeuvre pour le résoudre. Les projets urbains peuvent de la même manière être analysés comme des dispositifs permettant de définir et de stabiliser des problèmes politiques urbains, vis-à-vis desquels les élus peuvent s’engager à tout faire pour trouver une solution. Ces problèmes politiques ne préexistent pas au projet, mais ils sont bien souvent définis en même temps que les moyens proposés pour y remédier. Ainsi, le programme d’un projet d’aménagement sur un territoire se construit au fur et à mesure que sont stabilisés les accords entre acteurs en présence sur la perception des problèmes relatifs à ce territoire, et en même temps aussi que se stabilise la coalition des acteurs qui vont pouvoir s’engager dans le projet. Au bout du compte, le projet défendu par les élus répondra donc bien au « problème » politique, mais cette relation de causalité aura été construite au cours de l’action.
Ce type d’analyse repose notamment sur la mise en cause de la linéarité de la décision[44]. Dans le domaine des sciences de gestion et de l’étude du management des projets de production industrielle, les recherches insistent sur le caractère itératif de l’action et des processus de projet. Il n’y a pas de séquence linéaire qui commencerait par la définition de l’action à mener pour aboutir dans un deuxième temps à sa mise en oeuvre, mais des allers-retours permanents entre les deux[45]. La mise en place des projets d’aménagement urbain peut être analysée de la même manière : il semble nécessaire d’intégrer la question de la mise en oeuvre dans l’analyse de l’action de production urbaine pour comprendre ce qui est produit. Dans ce sens, les processus de production des problématiques politiques d’un projet d’aménagement urbain font appel non seulement aux acteurs politiques, mais également aux techniciens, qu’il est donc utile de placer sur un même plan dans l’analyse du jeu d’acteurs. Pour revenir aux processus de construction du portage politique, la mise en place du portage politique d’un projet répond à une double attente : celle des élus et celle des techniciens. Un portage politique fort peut en effet être recherché par tous les acteurs participant à un projet. D’un coté, les acteurs politiques locaux voient les projets d’aménagement comme un moyen visible d’opérer le changement social, ce pour quoi ils ont été mandatés et, de l’autre, comme un moyen « d’exister » politiquement et de défendre leurs idées dans la lutte pour le pouvoir légitime. Certains acteurs politiques ont ainsi un savoir-faire spécifique en matière de construction des coalitions d’acteurs qui puissent porter un projet et le mener à terme[46]. Il s’agit pour eux de faire émerger des questions sur l’agenda politique, selon un cadre problématique qui permettra de rassembler une majorité d’acteurs derrière la solution proposée au problème. Mais le portage politique est également l’affaire des techniciens qui pilotent le projet, qui ont besoin de la présence à leur coté d’acteurs politiques légitimes soutenant le projet. Ils vont ainsi chercher à créer les conditions d’un portage politique du projet. Ils prennent soin de construire une action « politiquement acceptable », dans laquelle les politiques peuvent s’engager. Ils prennent en compte dans leurs raisonnements les impératifs politiques : dates de livraisons, accord des riverains, etc. Les techniciens vont très souvent anticiper les réactions des politiques avec lesquels ils travaillent régulièrement et en tenir compte. Lors de la construction des problématiques centrales du projet, les techniciens font en sorte que leurs enjeux puissent être portés par les acteurs politiques.
Pour poursuivre l’analyse, il semble donc important d’observer de manière très fine comment s’établissent et se maintiennent des interactions durables entre acteurs politiques et techniciens au sein d’un projet. En effet, les interactions réelles et effectives résultent de la manière dont les acteurs vont jouer autour du système de règles et de contraintes qui découle de l’organisation théorique de l’action. Les limites d’intervention entre ce qui relève du technique et ce qui relève du politique ne sont pas données, mais sont élaborées à travers ce jeu des acteurs. Il convient donc d’analyser les normes d’action des politiques et des techniciens comme des constructions au cours de l’action. Ce type d’analyse se réfère en particulier à l’économie des conventions[47], qui place la coordination au centre de l’analyse des actions de production. Ces économistes modélisent l’existence de « conventions d’action » qui sont des normes construites et intériorisées par les acteurs. Ces conventions permettent, tant qu’elles ne sont pas remises en cause, de coordonner l’action : ego anticipe la réaction d’alter et la signification qu’alter va donner à l’action d’ego, sans rediscuter intégralement de toutes les modalités. Les conventions se construisent dans l’action au cours des interactions entre les acteurs ; mais la construction des conventions n’empêche pas qu’elles fassent appel à des répertoires de références plus largement partagées[48].
De la même manière, la coordination entre acteurs politiques et acteurs techniques dans les actions de production urbaine peut s’analyser par le biais de la construction des normes ou des conventions d’action. Ces conventions se mettent en place à travers les interactions répétées entre des élus et des techniciens travaillant plus ou moins régulièrement ensemble. Chacun va faire l’apprentissage des décisions acceptables par les uns et les autres, ce qui va permettre d’anticiper les attentes et les réactions des autres : l’élu va apprendre à anticiper ce qui est réalisable techniquement et ce qui ne l’est pas, le technicien va apprendre à anticiper les actions qui sont politiquement acceptables ou non par les élus. Des modes de fonctionnement apparaissent. Des routines d’action partagées entre techniciens et élus se mettent en place, fonctionnant comme des règles informelles qu’il n’est pas nécessaire de répéter à chaque fois[49]. Ces routines sont parfois remises en cause, comme dans l’exemple de la ZAC Moskova, par un processus qui aboutit à la mise en place de nouvelles routines ou de nouvelles conventions d’action. Des relations de pouvoir entre élus et techniciens se construisent ou se concrétisent. Chacun acquiert une capacité à peser sur l’action de l’autre en fonction de ses propres intérêts. D’une part les élus acquièrent un pouvoir sur les techniciens vis-à-vis de la mise en oeuvre opérationnelle de leurs choix, d’autre part les techniciens deviennent à même d’influencer les décisions des élus : les relations de pouvoir doivent en ce sens être envisagées comme réciproques[50]. La structuration du portage politique d’un projet ou d’une action publique peut donc être analysée comme le résultat des interactions entre acteurs techniques et acteurs politiques, de la mise en place et de la stabilisation de conventions sur le sens du projet, sur ce qui est acceptable et attendu par rapport à l’action.
Un exemple nous permettra d’illustrer ces processus de construction du portage politique : la ZAC Porte Pouchet. Ce secteur d’aménagement se situe dans le 17e arrondissement de Paris, en limite communale des villes de Clichy et de Saint-Ouen. La ZAC Porte Pouchet est l’exemple d’un projet d’aménagement urbain qui n’a pas eu de portage politique très fort au démarrage et dont les objectifs de départ étaient peu définis. Pourtant, un projet de réhabilitation urbaine a pu émerger à la suite des études techniques qui ont été réalisées et, au fur et à mesure, les acteurs politiques se sont saisis de ce projet qui avançait, au sein duquel ils voyaient émerger des enjeux forts qui les intéressaient. La « commande » politique s’est ainsi construite en cours de projet.
L’exemple de la ZAC Porte Pouchet
Au moment où a été envisagé l’aménagement du secteur, il n’y avait pas vraiment d’intentions politiques précises derrière cette décision : la commande politique restait floue et se résumait à dire qu’« il faut améliorer la vie dans ce quartier défavorisé » et « innover sur la méthode à employer ». De surcroît, hormis quelques études éparses et générales, peu d’information était disponible sur le secteur. Tout restait donc à définir, y compris le sens et les objectifs de l’action. En réalité, les raisons de cette intervention publique sont à chercher dans une décision à un niveau plus large de la Ville de Paris. Le projet de la Porte Pouchet s’inscrit en effet dans un ensemble de projets parisiens regroupés sous le terme Grand Projet de Renouvellement Urbain (GPRU). Cette politique a été initiée en 2001 par la municipalité qui voulait mettre en place une méthodologie de type « Politique de la Ville », « croisant une approche sociale et une approche urbaine des problèmes ». Paris avait été une municipalité de droite de 1977 à 2001 et aucun projet ne s’était jusqu’alors inspiré de la Politique de la Ville pourtant largement développée ailleurs en France dans les années 1980 et 1990. Les adjoints à l’Urbanisme et à la Politique de la Ville ont donc défini un ensemble de onze sites, sur lesquels l’injonction municipale a été de faire travailler ensemble la Direction de l’Urbanisme et la Direction de la Politique de la Ville et de l’Intégration, cette dernière ayant été nouvellement créée en 2002. Les sites GPRU répertoriés sont cependant extrêmement divers, allant de petites zones d’aménagement à de larges territoires. Le secteur de la Porte Pouchet, qui représente un site parmi d’autres, a été inclus dans cet ensemble « Politique de la Ville ». Et alors que la commande politique était bien définie au niveau global du GPRU, rien n’était clair concernant ce site en particulier.
Dans une première étape, les techniciens nouvellement désignés ont organisé un travail poussé de diagnostics urbains et sociaux du secteur, afin que des orientations programmatiques et politiques puissent émerger. L’acquisition de connaissances techniques s’est avérée ici être un point de passage essentiel pour faire émerger des problématiques et des questionnements. Ces réflexions sont restées dans un premier temps essentiellement confinées entre les différents techniciens concernés, des services de la Ville aux bureaux d’études. Ici, l’acquisition des connaissances par les techniciens ne leur a pas servi à résoudre des questions qui leur étaient posées, mais à être en mesure de s’en poser. Les techniciens ont eu une grande liberté pour s’organiser comme ils le souhaitaient. D’une part parce qu’il y avait peu d’attendus prédéfinis par la commande politique, d’autre part parce que celle-ci comportait néanmoins une certaine injonction à innover. Les méthodes d’organisation et de travail, notamment la coordination entre les deux directions techniques porteuses du projet, varient ainsi fortement d’un site GPRU à l’autre. Dans le cas de la zone Porte Pouchet, chacune des deux directions responsables du projet semble avoir trouvé ses marques, en initiant des études restreintes à son propre champ de compétences. La Direction de l’Urbanisme s’est investie dans un processus de « marché de définition » autour du projet d’aménagement urbain, alors que la Direction de la Politique de la Ville a travaillé en parallèle avec les acteurs sociaux. Un partage des tâches s’est établi progressivement. Bien qu’un tel fonctionnement relativise l’ampleur des interactions entre l’approche sociale et l’approche urbaine, chacun des techniciens a pu ainsi piloter sa partie sans qu’il n’y ait de conflit, ce qui a permis au projet d’avancer sur le plan technique. Les éventuels conflits politiques entre les deux adjoints ont également pu être évités, chacun étant moteur dans son domaine. Enfin, une certaine liberté semble paradoxalement avoir été laissée aux techniciens par les acteurs politiques du fait que le mairie du 17e arrondissement soit dans l’opposition municipale. Elle n’avait de ce fait qu’une marge de liberté réduite dans le portage de ce projet. Les aménagements ne peuvent évidement aboutir qu’avec son soutien et son accord, faute de quoi elle est en mesure de bloquer le projet, la concertation étant portée par les mairies d’arrondissement selon le fonctionnement GPRU. En revanche, elle ne peut pas être force de proposition, comme le sont les maires des arrondissements de la majorité vis-à-vis des projets GPRU situés sur leur territoire. En outre, les arbitrages éventuels ne rentrent pas, comme dans ces arrondissements, dans le cadre politique de négociations complexes entre les diverses tendances de la majorité plurielle parisienne pour aboutir à un équilibre entre maires d’arrondissement, associations locales et maires adjoints. Cet autre cas de figure semble paradoxalement beaucoup plus complexe pour les techniciens, car il s’opère alors une négociation politique poussée sur les éléments techniques des projets.
Au fur et à mesure de l’avancement du projet, des temps forts de validation politique ont été définis et se sont calés sur la progression des études techniques. Dans cette configuration, les techniciens ont provoqué des réunions politiques et des réunions de concertation en fonction des besoins de validation et de l’avancement des études. Ils ont également eu pour tâche de préparer ces réunions et les décisions qui y étaient prises par les politiques. Par ce biais, les techniciens ont orienté les débats vers des questions qui leur semblaient importantes et ont eu une influence tant sur l’éventail des choix qu’ils soumettaient aux élus que sur les solutions effectivement retenues. Ici, la présence des techniciens au moment de la préparation de la concertation a été d’autant plus importante que les élus de la mairie centrale souhaitaient maîtriser le plus possible ces réunions, l’arrondissement étant dans l’opposition. Les techniciens préparaient donc les réunions dans les détails en faisant valider, par le biais des cabinets des élus, tous les rapports de présentation, les ordres du jour, les contenus, etc. Petit à petit, la question du logement s’est imposée aux techniciens comme essentielle dans les choix à faire pour définir le projet. Lors des différentes réunions de validation politique du projet qu’ils ont organisées, les techniciens se sont ainsi attachés à obtenir un arbitrage entre les différentes solutions possibles relatives au réaménagement d’un ensemble d’habitat social inclus dans le périmètre d’étude : devait-on démolir et reconstruire les logements sociaux très dégradés ou, au contraire, devait-on réhabiliter l’existant ? Les débats entre acteurs politiques se sont focalisés sur le sujet au moment du choix du projet lauréat. Et comme le nombre de sujets abordés et la durée des débats sont nécessairement limités, la manière dont devaient être traités les logements sociaux est devenue petit à petit le sujet déterminant dans le projet d’aménagement urbain de la Porte Pouchet. Au cours des débats, c’est l’adjoint à l’urbanisme qui a mis en oeuvre tout son savoir-faire politique afin d’aboutir à un consensus politique sur le devenir des tours de logements, entre la mairie d’arrondissement et les élus de la mairie centrale. Ainsi la mairie d’arrondissement imposa comme condition d’envisager la démolition des tours de logements sociaux. Pour les adjoints de la mairie centrale, la démolition des tours pouvait être envisagée à condition que les habitants soient tous relogés sur place. Le projet choisi a alors été celui dont les attributs techniques étaient les plus conformes à ces attentes politiques. À partir de ce moment, la question du devenir des tours de logements est devenue le point central du projet. C’était de plus un sujet sur lequel les acteurs politiques locaux souhaitaient généralement s’engager dans un contexte de crise du logement. Le choix du projet a été dès lors porté par les élus et il a été facilement rendu visible et médiatisé. Un sens a été donné au choix de conserver l’une des tours : montrer qu’en effectuant une réhabilitation de qualité, il n’était pas nécessaire de démolir toutes les tours de logements sociaux de type grands ensembles.
Pourtant peu impliqués au démarrage des réflexions, les acteurs politiques se sont saisis du projet de la ZAC Porte Pouchet comme un exemple de GPRU qui avance. Et, dans cet exemple, le rôle des techniciens dans la construction du portage politique apparaît fondamental. Les acteurs politiques parisiens se sont par la suite investis pleinement et en détail dans le projet. Les décisions n’étaient plus traitées de la même manière, notamment parce que le projet était devenu visible. Les choix à faire étaient de plus en plus soumis aux aléas des conflits politiques, ce qui remettait parfois en cause des décisions antérieures. Certains sujets maîtrisés initialement par les techniciens leur échappaient. L’engagement des élus a également permis de résoudre un certain nombre de blocages relatifs au projet, notamment par rapport aux oppositions des communes riveraines : les élus parisiens se sont mis à prendre les problèmes « à bras le corps » et à défendre le projet en prenant des risques politiques.
Conclusion
Il semble donc pertinent d’analyser la construction de l’action publique, et en particulier la conduite des projets d’aménagement urbain, sous l’angle des rapports entre technique et politique. Une telle analyse nous a en effet permis de distinguer des processus à travers lesquels des sujets initialement techniques rentrent dans le champ politique. Ces processus peuvent renforcer la légitimité des acteurs politiques qui sont capables de les porter. Ils peuvent également permettre de faire aboutir une action qui se trouvait dans l’impasse, en déplaçant les cadres de compréhension des problèmes. Les enjeux légitimes d’une action publique se construisent dans l’action, et cet angle d’analyse donne des pistes pour expliquer la manière dont ils intègrent l’espace public de la discussion politique. De plus, cette approche nous a permis de saisir comment les enjeux de l’action publique sont souvent déterminés en même temps que les acteurs qui ont la volonté politique de s’engager et qui sont capables de porter l’action. Le portage politique d’un projet d’aménagement urbain se construit ainsi au cours de l’action en même temps que les objectifs du projet, à travers les interactions entre techniciens et élus.
On comprend ainsi que les élus des grandes villes cherchent de plus en plus à s’engager dans des projets d’aménagement urbain, qui deviennent des emblèmes de leur action municipale et qui renforcent leur légitimité. La légitimité des élus n’est pas uniquement sortie des urnes : ceux-ci sont de plus en plus amenés à s’appuyer sur une légitimité procédurale construite à travers l’action qu’ils mènent. Ils affichent ainsi leurs valeurs, leurs priorités d’action, les moyens qu’ils proposent pour les résoudre. Alors que les actions publiques nationales font de moins en moins référence à de grands débats idéologiques structurants, des cadres idéologiques locaux font leur apparition[51]. Toujours dans cette logique, les élus locaux sont également amenés de plus en plus à s’intéresser à la phase de mise en oeuvre opérationnelle de l’action, qui valide concrètement leur légitimité en tant qu’acteurs politiques incontournables pour le devenir de leur ville. C’est pourquoi il est plus que jamais d’actualité que les cadres conceptuels de recherche et d’analyse des politiques publiques puissent intégrer les questions techniques de la mise en oeuvre des politiques, qui préoccupent au plus haut point les acteurs politiques sur le terrain[52]. Les logiques techniques correspondant au domaine d’action concerné sont déterminantes pour comprendre les logiques de l’action du politique. S’interroger sur les catégories du politique et du technique est en ce sens une piste de travail pertinente.
Appendices
Note sur l'auteure
Joël Idt est chargé d’études pour la Plate-forme Observatoire des projets et des stratégies urbaines (POPSU) au Groupement d’intérêt public l’Europe des projets architecturaux et urbains (GIP EPAU), et doctorant en urbanisme à l’Institut français d’urbanisme à Paris, Laboratoire Théorie des mutations urbaines, Université de Paris VIII, sous la direction d’Alain Bourdin. Sa thèse porte sur les catégories du technique et du politique dans le pilotage des opérations d’aménagement urbain. Ses domaines de recherche sont l’action organisée, les projets urbains, les rapports entre le technique et le politique.
Notes
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[1]
Michel Callon, 1986, « Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’année sociologique, no 36, p. 169-208.
-
[2]
À partir du moment où ces catégories sont considérées comme évolutives, il existe un problème méthodologique par rapport à la définition de ce qui fait partie respectivement des champs du technique et du politique, notamment par rapport à la délimitation entre acteurs techniques et acteurs politiques. Même si certains acteurs sont très clairement politiques (les élus) ou très clairement techniciens (au sein des services des collectivités, des aménageurs, des agences d’urbanisme), d’autres ont un positionnement plus flou et qui peut évoluer, un exemple archétypique étant les membres des cabinets des élus. La posture adoptée dans cet article consiste à définir, pour chaque cas et en fonction du système d’action analysé, des conventions sur qui sont les acteurs politiques et qui sont les techniciens. L’intérêt de cette démarche est qu’elle permet d’analyser ensuite en quoi consistent les évolutions par rapport aux catégories initialement délimitées (voir par exemple note no 23). Cette posture ne résout pas l’ensemble des problèmes, mais convient bien aux visées exploratoires de la présente recherche.
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[3]
Voir par exemple Gilles Pinson, 2004, « Le projet urbain comme instrument d’action publique », dans Gouverner par les instruments, sous la dir. de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Paris, Presses de Sciences Po, p. 199-233 ; ou Stéphane Cadiou, 2002, La cité de l’expertise, savoirs et compétences d’experts dans le gouvernement des villes, thèse de doctorat, sous la dir. de Claude Sorbets, Institut d’études politiques (IEP) de Bordeaux.
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[4]
Voir par exemple Alain Bourdin, 2001, « Projet urbain, maîtrise d’ouvrage commande », Espaces et Sociétés, nos 105-106.
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[5]
Voir notamment Alain Bourdin, 2007, « L’action publique de proximité dans la métropole des individus », Télescope, vol. 13, no 3, p. 48-59.
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[6]
Voir notamment Dominique Lorrain, 1994, « La production urbaine après la décentralisation », Techniques, Territoires et Sociétés, Direction de la Recherche et des Affaires scientifiques et techniques (DRAST), no 26, p. 13-43.
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[7]
Il faut préciser que le sens donné dans cet article au terme problématisation ne recoupe pas exactement celui que lui accorde Michel Callon : lorsqu’il présente son modèle d’analyse des processus de traduction, celui-ci nomme en effet problématisation l’une des étapes du processus, qui consiste pour chaque acteur à faire émerger une vision du problème en même temps que se négocient les identités de chacun. À cette étape du modèle de Michel Callon, plusieurs définitions du problème peuvent s’affronter. À l’inverse, nous parlons ici de problématisation politique pour désigner l’ensemble des processus se rapportant à la définition et à la stabilisation d’un problème politique dans la conduite de l’action publique, sans nécessairement faire référence au découpage proposé par la sociologie des traductions dans le modèle explicatif de Michel Callon : notre objet n’est pas ici de vérifier ce modèle, mais d’explorer différentes pistes d’analyse possibles.
-
[8]
Joël Idt (2009 [à paraître]), Les catégories du Technique et du Politique dans le pilotage des opérations d’aménagement, thèse de doctorat en urbanisme, sous la dir. d’Alain Bourdin, Paris, Institut Français d’Urbanisme.
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[9]
Voir par exemple Charles W. Anderson, 1978, « The Logic of Public Problems : Evaluation in Comparative Policy Research », dans Comparing Public Policies. New Concepts and Methods, sous la dir. de Douglas Ashford, Beverly Hills/London, Sage publications, 254 p., aux p. 19-41. L’abondante littérature concernant la mise sur agenda se situe également dans cette perspective ; voir par exemple Jean-Gustave Padioleau, 1982, L’État au concret, Paris, Presses universitaires de France, 222 p.
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[10]
La question de l’interdépendance entre la construction des problèmes et la structuration des coalitions d’acteurs est soulevée notamment dans Frank R. Baumgartner et Bryan D. Jones, 1993, Agendas and Instability in American Politics, Chicago, University of Chicago Press, 298 p. Ce cadre de questionnements est mobilisé dans des travaux divers allant de l’analyse des politiques publiques contre la pollution atmosphérique (Chloé Vlassopoulou, 2000, « Ideas Matter Too : éléments d’une analyse post-positiviste de la lutte contre la pollution de l’air en France et en Grèce », Revue internationale de politique comparée, vol. 7 no 1) à l’analyse des politiques publiques de la santé en France (Frédéric Pierru, 2005, Genèse et usages d’un problème public : la « crise du système de santé » français (1980-2004), thèse de doctorat non publiée, sous la dir. de Patrick Hassenteuffel, Amiens, Université de Picardie Jules Verne).
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[11]
La démarche d’analyse suggérée de ce type de processus s’inspire très directement du modèle proposé par Callon (cf. supra), même si nous ne reprenons pas explicitement ici le détail du découpage des différentes étapes du modèle.
-
[12]
Procédure d’urbanisme du droit français instituant un périmètre d’intervention de la puissance publique à travers une action volontariste de la collectivité territoriale, ici la Ville de Paris.
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[13]
Du nom de la bataille napoléonienne qui rendit célèbre le Maréchal Ney.
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[14]
Paris a un maire pour l’ensemble de son territoire (mairie centrale) et un maire pour chacun des vingt arrondissements. La mairie centrale et la mairie du 18e arrondissement étaient de droite à l’époque.
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[15]
L’APUR : Atelier Parisien d’Urbanisme.
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[16]
La Société d’économie mixte et d’aménagement de la Ville de Paris (Semavip), dont le capital est détenu à 51 % par la Ville, est donc contrôlée par les élus parisiens. Des opérations d’aménagement lui sont confiées par la Ville de Paris, avec pour missions principales de viabiliser les terrains, d’aménager les espaces publics et de céder les droits à construire pour mettre en oeuvre le programme concerté. Elle assure plus généralement le rôle de pilotage technique des opérations, en vue de l’aboutissement du projet.
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[17]
Consultations d’opérateurs où les lots importants sont plus faciles à commercialiser, cessions, désignation d’un architecte, permis de construire, appels d’offres, concertations éventuelles, etc.
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[18]
Les diagnostics techniques, les fondations, les locaux techniques et les locaux communs, les espaces extérieurs, etc., sont communs à l’immeuble ; de plus la commande groupée permet de faire baisser les prix.
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[19]
En France, la puissance publique peut avoir la priorité pour l’achat d’un bien pour cause d’utilité publique.
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[20]
Mandature 1995-2001 de Tiberi.
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[21]
Notamment une bonne connaissance des procédures de droit et du code de l’urbanisme.
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[22]
On se rapproche ici de l’idée que l’association construit à partir de cette question des éléments de justification de son action par rapport à elle-même et aux autres. (Voir à ce sujet Luc Boltanski et Laurent Thevenot, 1991, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 483 p.)
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[23]
La présence de l’association qui joue dans le champ des acteurs politiques vient bousculer la délimitation initiale des catégories des acteurs considérés comme politiques (les élus) et des acteurs considérés comme techniques (les services de la Ville, la Semavip et l’agence d’urbanisme), ce qui oblige à introduire des nuances par rapport aux répertoires de légitimité mobilisés par les uns et les autres. (Sur la possibilité d’envisager les associations comme des acteurs « politiques », voir notamment l’ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 357 p.)
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[24]
La droite, derrière Jacques Chirac, a remporté toutes les mairies d’arrondissement en 1989.
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[25]
Loi PLM (Paris-Lyon-Marseille) de 1982.
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[26]
La gestion politique de Paris était assurée jusqu’en 1975 par une administration d’État centralisée et sectorielle dirigée par un préfet nommé par le gouvernement français, à cause de l’importance stratégique de la capitale pour le pays. Ce n’est qu’ensuite qu’a eu lieu l’élection du premier maire, dont les pouvoirs ont été renforcés par la loi PLM de 1982. L’organisation des services de la mairie centrale s’est construite à partir de cette administration et des modes de fonctionnement de ses services.
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[27]
Pour reprendre les termes utilisés par la sociologie des organisations. (Voir notamment Erahrd Friedberg, 1997, Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris, Points Seuil, 414 p.)
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[28]
Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis (1998, « Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures », Politix, vol. 11, no 42, p. 37-66) ont montré de la même manière que l’identité des acteurs se constitue et se stabilise par les processus de construction de l’intérêt général.
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[29]
Les ratios susceptibles d’être controversés sont par exemple le taux de remplissage du véhicule (covoiturage envisagé ou non), le taux de personnes se rendant au travail en voiture (25 % selon les uns, 50 % selon les autres), le nombre de personnes par mètre carré de bureau (une pour 30 m² ou une pour 18 m²), le taux de « foisonnement » des places de stationnement, etc.
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[30]
Plusieurs débats à ce sujet ont pu être observés au cours de la mandature 2001-2008 sur diverses opérations d’aménagement.
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[31]
Nadia Arab, 2004, L’activité de projet dans l’aménagement urbain, processus d’élaboration et modes de pilotages, thèse de doctorat non publiée, sous la dir. de Jean-Marc Offner, Paris, École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC), 507 p.
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[32]
Voir la typologie proposée par Alain Bourdin dans Nadia Arab et Alain Bourdin (dir.), 2005, L’espace public comme opérateur de coopérations interprofessionnelles dans les interventions urbaines, Paris, Rapport pour le PUCA (Plan urbanisme construction architecture), Ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, 308 p., aux p. 82-88. Cette typologie distingue ainsi les « expertises thématiques » et les « expertises fonctionnelles » relatives aux fonctions exercées par les techniciens.
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[33]
Opération d’aménagement portée par la Ville de Paris. La zone d’aménagement a été créée en 2004 et la phase opérationnelle a commencé en 2005. La préparation des consultations d’opérateurs s’est faite en 2006.
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[34]
Document réglementaire qui fixe le cadre de la cession.
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[35]
Jean Frebault, 2006, La maîtrise d’ouvrage Urbaine, Paris, Éditions du Moniteur, 148 p.
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[36]
Alain Bourdin cite ainsi un promoteur commercial agissant dans les centres-villes, qui dit ne pas s’engager sur une opération sans qu’il n’y ait eu de procédure de Déclaration d’utilité publique (DUP), celle-ci étant considérée comme une « preuve de l’engagement du maire ». (Alain Bourdin, Marie-Pierre Leufeuvre et Patrice Melé (dir.), 2006, Les règles du jeu urbain, entre droit et confiance, Paris, Descartes et Cie, 316 p.
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[37]
Jean-Pierre Raffarin, Union pour un Mouvement populaire (UMP) de droite.
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[38]
Bertrand Delanoe, Parti socialiste (PS) de gauche.
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[39]
Majorité gauche plurielle, depuis 1998.
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[40]
Françoise de Panafieu, UMP de droite.
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[41]
Groupement d’intérêt public Paris 2012, regroupant la Ville de Paris, l’État et la Région Île-de-France.
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[42]
La Société Nationale des Chemins de Fer (SNCF) et Réseau Ferré de France (RFF) sont les deux entreprises qui à l’époque possédaient toutes les emprises foncières ferroviaires en France : la première possédant les gares et le matériel roulant et la seconde les lignes ferroviaires. Le capital de ces deux entreprises est contrôlé en totalité par l’État français : elles sont placées sous la tutelle du ministère de l’Équipement.
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[43]
Voir notamment Alain Faure, Gilles Pollet et Philippe Warin (dir.), 1995, La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 192 p.
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[44]
Voir en particulier Lucien Sfez, 1992 [4e éd.], Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 571 p.
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[45]
Par exemple, voir Gilles Garel, 2003, Le management de projet, Paris, La Découverte, 124 p.
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[46]
Pierre Muller (2003 [5e éd.], Les politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 128 p.) parle du travail des « médiateurs » dans le cas des politiques publiques.
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[47]
Voir en particulier André Orléan, 1994, Analyse économique des conventions, Paris, Presses universitaires de France, 403 p.
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[48]
Robert Salais et Michel Storper, 1993, Les mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France, Paris, Édition de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), 467 p.
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[49]
Peter Berger et Thomas Luckmann, 1984 [trad.], La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 288 p.
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[50]
Robert Dahl, 1971 [trad.], Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 369 p.
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[51]
Alain Faure, 2006, « Action publique locale et consensus politique. Les accords trompeurs de la petite musique territoriale », dans Idéologies et action publique territoriale, sous la dir. de Lionel Arnaud, Christian Le Bart et Romain Pasquier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 253 p., aux p. 143-158.
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[52]
C’est une des pistes de travail proposées par Hélène Reigner, 2006, « Saisir le sens de l’action publique par ses effets sur les territoires. État des lieux et pistes de réflexion sur la complexité et la technicité de l’action publique territoriale », communication présentée aux journées d’étude de l’Association française de science politique, Institut d’études politiques de Grenoble, 15 et 16 juin 2006.