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Alain Beaulieu dirige ce collectif issu d’un colloque international sur Michel Foucault et le contrôle social qui s’est déroulé à Montréal au mois de mai 2004. Il contient onze contributions en plus d’une table ronde autour du rapport entre Michel Foucault et la théorie Critique. La grande thèse, qui sert également d’armature à l’ensemble de l’ouvrage, est que le pouvoir dans nos sociétés serait passé des institutions disciplinaires et localisables pour évoluer vers une forme de contrôle qui s’exercerait maintenant de façon subtile, délocalisée, décentrée et « subjectivisée ». Jusqu’ici, rien de bien surprenant puisqu’il s’agit des « ustensiles de service » que tout convive est appelé à utiliser d’emblée, une fois attablé aux agapes du philosophe français.

C’est d’ailleurs l’idée que livre d’entrée de jeu A. Beaulieu, soit celle du caractère « transversal » et même « vagabond » de la notion de contrôle chez Foucault (p. 35). Il faut d’ailleurs le souligner, bien que cette notion soit teintée de forte hybridité, de cette vision d’un pouvoir « tout-terrain » qui le distingue de la théorie Critique à la Francfort, le potentiel d’errance que produit la pensée de Foucault n’est pas toujours rassurant. Ce vagabondage mène tout de même le lecteur de Michel Foucault et le contrôle social assez loin. Du droit à la politique jusqu’à la psychiatrie ; de la médecine et de l’intervention sociale jusqu’aux pratiques de la recherche en sciences sociales et de la pédagogie ; des perspectives philosophiques jusqu’aux liens avec la théorie Critique, il faudra le redire encore une fois avec M. Foucault : le pouvoir est bel et bien partout !

Dans les circonstances, on ne peut que souligner le fait que la pensée du philosophe français se présente irrémissiblement comme une « boîte à outils » qui fournit des instruments pour une analyse aussi universelle qu’hétéroclite, plutôt qu’une véritable théorie générale du pouvoir. Ainsi, j’ai pu reconnaître au moins trois grandes tendances ou « manières » dont M. Foucault est abordé dans ce collectif.

En premier lieu, on retrouve les foucaldiens de la « posologie », plus heuristiques dirais-je, qui tentent de tester la convenance des notions proposées par M. Foucault par le biais de données factuelles ou d’expériences concrètes. C’est le cas entre autres de l’apport de Denis Duez, qui retrace la manifestation des techniques du pouvoir ou du « quadrillage social » par le biais de l’émergence du discours sur la sécurité aux frontières de l’Union européenne. Le « dispositif européen », en plus de créer une nouvelle « classe dangereuse » (immigrants illégaux et clandestins), produirait dans la réalité, selon D. Duez, « de l’illégalisme plus qu’il n’en fait disparaître » (p. 23).

Chez Pierangelo Di Vittorio, même inclination. Cette fois, c’est la migration du pouvoir psychiatrique vers d’autres sphères d’activités qui pose problème, notamment en transposant des catégories comme celles du normal et du déviant, de l’inoffensif et du dangereux, à des domaines qui auparavant étaient étrangers à cette typification. On retrouve là les idées canon du Foucault de L’Histoire de la folie, transposées aux défis liés à la production surchargée de pouvoir ; une critique spadassin devant le conformisme aujourd’hui légalisé et la normalisation excessive produite par l’état « bio-sécuritaire » (p. 121).

Le texte de Paul Morin fait également partie de cette première catégorie. Ce dernier se sert notamment d’une étude qu’il a menée sur « l’univers des maisons de chambres » pour démontrer comment les techniques contemporaines de contrôle sont exercées sur les patients psychiatriques qui retournent dans la communauté et persuader finalement que, « encore une fois nous sommes dans l’idéologie des classes dangereuses, il faut contrôler les fous, car ils peuvent être imprévisibles et dangereux » (p. 134).

Pour ce qui est de la deuxième tendance produite par la pensée de Foucault dans ce collectif, elle est franchement plus « critique ». Elle est même plus près d’un succédané de la théorie Critique de Karl Marx ou de l’école de Francfort. Une tendance qui ajoute au « Que sommes-nous devenus ? » relevé par A. Beaulieu (p. xiii), un autre questionnement de l’ordre du « Que faire maintenant ? ». Je dirais même que c’est cette deuxième tendance qui a le plus pris, au pied de la lettre, l’aporie de M. Foucault dans Surveiller et Punir (Paris, Gallimard, 1975, p. 360), soit celle contenue dans la fameuse proposition : « […] il faut entendre le grondement de la bataille ».

Chez Mario Colucci, cette deuxième tendance peut être observée du point de vue de la reconnaissance qu’il octroie aux « marginaux », faisant de ces derniers les figures par excellence de la résistance. Il y a dans ce texte d’éclairantes pistes de comparaison entre le mouvement antipsychiatrique du début des années 1960, qui dénonçait l’internement comme facteur aggravant des troubles mentaux, et l’interrogation de M. Foucault sur le rapport entre la norme et les individus. Le texte de Colucci invite d’ailleurs, à l’instar de Foucault, à « une résistance au-delà du conflit » (p. 80) et c’est pour cette raison qu’il se situe dans cette lignée du « grondement de la bataille ».

Cette deuxième attitude est tout aussi patente dans le texte de Florence Piron (p. 175-198), mais cette fois-ci, de façon beaucoup moins circonspecte. De son propre aveu, la recherche empirique en sciences sociales se dissimulerait derrière une forme de neutralité et une apparente objectivité pour marcher côté à côte avec les politiques publiques d’un État « normalisateur ». Paradoxalement, l’auteure prend soin de remercier à la fin de son texte le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) – cet organisme ne relève-t-il pas de ce même État prétendu « contrôlant » ! – de lui avoir octroyé une subvention pour ses recherches sur les « Implications éthiques et politiques du Nouveau management public » (p. 198). S’il y a là un réel « grondement de bataille » ou une « analyse critique du monde » qui relève « de la plus grande tâche philosophique » (p. 198), je me permets de dire que cette bataille prend quelque peu les airs d’un ronronnement insidieux. Aussi, si M. Foucault a, « dans sa vie comme dans ses livres beaucoup ri » – je reprends ici la formule de Gilles Deleuze cité par M. Colucci (p. 87) –, il faut dire que cette inénarrable situation lui aurait attiré une sérieuse dilatation ; pour ne pas dire de vilaines crampes abdominales !

Pour ce qui est de la troisième tendance, elle est quant à elle philosophique et épistémologique. Peut-être même plus « modérée » et proche de M. Foucault. On retrouve d’ailleurs cette attitude dans le texte de Mario Dufour sur la « Résistance de Foucault aux critiques de [Jürgen] Habermas et de [Charles] Taylor » (p. 219-239). Ce texte soulève pertinemment les différences dans la conception de la modernité chez ces trois penseurs et offre de plus – ce qui est tout à son honneur ! – la modeste ambition de non pas ouvrir une nouvelle piste pour l’action politique, mais plutôt de proposer d’intéressantes réflexions autour de la prise de position normative dans la société moderne.

Le bilan reste le même en ce qui concerne le texte introductif à la table ronde d’A. Beaulieu sur les liens entre M. Foucault et la théorie Critique. On y apprend entre autres que Foucault, malgré son « enthousiasme » devant les travaux de Max Horkheimer et des premiers écrits de l’école de Francfort, a pris certaines distances devant la position normative de la deuxième génération de l’école. Ainsi, la position de J. Habermas « apparaît à Foucault comme une adhésion complice aux stratégies de contrôle du régime démocratique qui demeure insensible à la subtilité des mécanismes du pouvoir (p. 254). D’ailleurs, le fait est déjà bien connu, là où J. Habermas voit une possibilité de « raccrochage » entre le système et le monde vécu par l’intervention d’une « raison communicationnelle », M. Foucault ne voit qu’une façon parmi d’autres de faire intervenir une rationalité qui nie le sujet. D’où le constat de l’impossible consensus entre les deux auteurs, si justement relevé par A. Beaulieu (p. 254).

Enfin, malgré l’enchantement et l’envoûtement stylistique que peut provoquer chez le lecteur la rhétorique de M. Foucault lui-même, parfois même reconnue sous la plume de ses « successeurs », il faut remarquer tout de même que les notions de contrôle, de « critique » et de rationalité demeurent ambiguës et parfois contradictoires. Ce qui s’avérait chez Max Weber comme une prédisposition de la modernité ou chez J. Habermas comme une invitation à penser autrement la rationalité prend chez M. Foucault les francs auspices de la fatalité, une fin de non-recevoir. Et c’est précisément son plus grand avatar. Pour régler ce problème, certains restent dans l’attente « d’une certaine convergence historique » entre le marxisme et la pensée de M. Foucault, écrit Dietmar Köveker (p. 287) ; convergence qui mènerait, espèrent-ils, à une critique de la société « version améliorée », nec plus ultra. Mais peut-être est-ce plutôt l’un des signes d’une pensée critique – voire d’une approche épistémologique qui touche autant Marx que Foucault –, qui reste prisonnière de sa propre attente et qui souffre d’un inéluctable décalage face à la réalité qu’elle a sous les yeux, une « auto-déception » ?