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Michael Albert démarre son dernier ouvrage, Realizing Hope : Life Beyond Capitalism, avec cette traditionnelle citation de Keynes qui apparaît déjà dans de nombreux livres sur l’économie participative : « [Le capitalisme] n’est pas un succès. Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux – et il ne tient pas ses promesses. Bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser. Par contre, quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous restons extrêmement perplexes » (p. vii).

Cet appel a certainement l’avantage de bien mettre la table aux propos et au projet de recherche de l’écopar – abréviation de l’expression « économie participative » proposée par Normand Baillargeon – que lui et son collègue Robin Hahnel ont développé. Si l’introduction propose un rapide survol de ce modèle économique, le reste du travail qu’il accomplit est plus ambitieux et combien plus risqué ! En effet, dans Realizing Hope, M. Albert va là où ni lui ni son collègue R. Hahnel n’ont jamais osé aller.

La vision de la société sur laquelle se basent leurs travaux est une théorie sociale appelée l’holisme complémentaire et développée dans un ouvrage précédent (Michael Albert et al., Liberating Theory, Cambridge, South End Press, 1986, 194 p.). Selon cette théorie, la société est composée de différentes sphères (la sphère politique, la sphère économique, la sphère communautaire et la sphère affinité-parentalité) qui sont régulées par des systèmes institutionnels (la hiérarchie, le capitalisme, le racisme et le patriarcat). Par exemple, dans la société américaine, la sphère économique est régulée par un système appelé le capitalisme et est composée de différentes institutions. L’économie participative est précisément une alternative à ce système économique et propose de nouvelles institutions pour la sphère économique.

Dans Realizing Hope, au lieu de perfectionner ce modèle économique ou de répondre à des critiques formulées contre lui, M. Albert se lance plutôt dans la description de systèmes pour les autres sphères de la société et même dans la conception d’institutions précises pour voir comment pourraient être créées d’autres structures sociales compatibles avec l’écopar. Cette décision rompt avec une habitude de réserve qu’avaient prise les deux concepteurs de l’économie participative en affirmant très clairement qu’ils laissaient à d’autres, mieux informés dans ces domaines précis, le soin de mettre sur pied de nouveaux systèmes compatibles avec l’économie participative.

Dans un peu moins de 200 pages, l’auteur présente 18 chapitres qui touchent des thèmes très diversifiés, dont voici quelques exemples : la politique, la famille, la communauté, le système international, l’écologie, la science et la technologie, l’éducation, l’art, le journalisme, l’athlétisme et le crime. Cela laisse fort peu d’espace pour aborder des sujets aussi vastes : le système international est traité en douze pages, l’écologie en dix et l’éducation en six.

En matière de système politique, M. Albert s’appuie sur les travaux de Stephen Shalom qui a jeté les bases d’un système politique compatible avec l’économie participative. Les recherches de S. Shalom servent surtout à faire la démonstration qu’un autre système politique est possible. M. Albert n’approfondit pas la description du système, se contentant de pointer les avancées intéressantes et les arguments centraux des thèses de Shalom.

L’ensemble des autres thèmes est traité à partir des réflexions de l’auteur, qui suit un modèle défini. Il entame d’abord une critique des institutions en place et fait la démonstration qu’elles ne respectent pas les valeurs de l’économie participative. Comme le holisme complémentaire utilise les concepts de domination, d’exploitation et d’émancipation dans un rapport de causalité avec les institutions sociales en place, la deuxième partie de ses écrits sur chacun des thèmes consiste à tracer des pistes de réflexion quant aux institutions qui pourraient mettre fin à la domination dans ces domaines précis.

Penchons-nous sur le cas de l’éducation pour détailler cette méthode. Il utilise les trois classes sociales propres à l’écopar pour tracer ce qui structure le capitalisme, et donc comment la sphère économique influence l’éducation quand elle est dominée par ce système :

D’abord, la propriété privée des moyens de production démarque ceux qui font partie de la classe dominante capitaliste. Le marché impose structurellement aux propriétaires un besoin d’accumuler des profits. La structure corporative de prise de décision donne aux propriétaires le dernier mot sur leur propriété. Ensuite, les propriétaires des moyens de production ne peuvent contrôler l’ensemble de leurs nombreuses ressources sans assistance. Le petit nombre de propriétaires et l’importante nécessité de contrôle mènent à la création d’une classe intermédiaire de coordinateurs. […] Troisièmement, tous ces dispositifs font que la plus grande partie des citoyens sera laissée avec peu ou pas de pouvoir de négociation [bargaining power] individuel et devront travailler pour des petits salaires dans des emplois répétitifs et pénibles où ils n’auront pour toute liberté que celle d’obéir à leur patron.

p. 94

Fortement influencé par cette structure, le système d’éducation segmente la population en trois catégories par un ensemble de règles, d’examens et de structures. La majeure partie de la population, environ 80 %, sera formée pour accomplir des tâches simples, pour ne pas être distraite de cette production et pour s’en satisfaire. Plus ou moins 18 % de la population recevra une formation qui lui permettra de coordonner le travail et la vie du premier 80 %. Enfin, les 2 % représentant la classe possédante auront la formation nécessaire pour prendre quelques décisions et passer le reste de leurs journées à négocier et à discuter avec leurs semblables dans des environnements de grand luxe.

En comparaison, dans une économie participative :

Les élèves devraient être aidés à découvrir, explorer et développer leurs potentiels et leurs capacités tout en acquérant une meilleure confiance en eux et la capacité de penser, de raisonner, d’argumenter et de juger de façon à ce qu’ils puissent évoluer adéquatement en compagnie d’adultes responsables socialement et affectivement. […] Il n’y aurait pas une partie du personnel des écoles ou des universités qui ne ferait qu’enseigner alors qu’une autre partie s’occuperait exclusivement d’administration et qu’une dernière ferait seulement l’entretien des bâtiments. Les changements dans les méthodes de formation, d’apprentissage et de partage viendraient sans nul doute des nouvelles expériences qui auront alors lieu dans ces domaines, il est donc évident que ces changements apparaîtraient sous une myriade de formes et d’allures.

p. 96-97

Cet exemple montre bien à quel point, dans l’ensemble du livre, les constats restent superficiels et les perspectives peu claires. De plus, sur certaines questions, le manque de recherche étendue est criant. Par exemple, sur la question culturelle et communautaire, M. Albert se lance dans un éloge du multiculturalisme où l’on peut lire : « Le but [du multiculturalisme] est de créer un environnement dans lequel aucune communauté ne se sentira menacée et où, au contraire, chacune d’entre elles se sentira libre d’apprendre et de partager avec les autres » (p. 47). On ne doute pas que ce soit l’objectif du multiculturalisme proposé par M. Albert, mais est-il seulement conscient que chez ses voisins du Nord ce même concept est utilisé selon une tout autre logique ? On peut au moins dire que, pour beaucoup de Québécois, il serait discutable d’affirmer que grâce au multiculturalisme canadien ils considèrent leur culture à l’abri de toute menace.

Deux des derniers chapitres sont des réponses aux théories marxistes et anarchistes et une tentative de distinguer jusqu’où l’écopar s’en inspire. Ces pages, même si elles ne sont que des résumés d’ouvrages précédents, sont utiles et sérieuses. La partie sur le marxisme permet à M. Albert d’attaquer l’orthodoxie marxiste-léniniste avec deux arguments solides, limpides et cohérents. Le premier tient à l’économisme marxiste que l’holisme complémentaire veut remplacer par sa prise en compte d’autres phénomènes de domination. Le second porte sur l’incapacité des marxistes de comprendre la séparation du travail en trois classes et, conséquemment, de bien saisir la nature des sociétés comme l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), mais aussi le fonctionnement du capitalisme actuel.

Quant à l’anarchisme, les critiques portent plus sur les dérives de John Zerzan que sur des problèmes structurels, mais elles restent superbement efficaces là aussi. M. Albert n’hésite pas à se revendiquer de la théorie libertaire tout en s’opposant à ceux qui sombrent dans un primitivisme simpliste et qui condamnent toute institution organisée (y compris la séparation du temps), toute avancée technologique ou toute tentative de réforme.

Au total, alors que l’écopar fait preuve d’une recherche de grand sérieux, on a l’impression que Realizing Hope sort du domaine scientifique et sombre dans les réflexions de premier niveau. Comme si M. Albert s’était senti obligé de publier quelque chose sans pour autant s’être investi dans l’immense recherche que cela exigeait. Il était entièrement justifié que les auteurs de l’écopar laissent à d’autres, plus connaissants, les sphères de la vie sociale extérieures à l’économie comme ils l’avaient fait jusque-là. Par ailleurs, il était tout aussi justifiable de s’aventurer en dehors de l’économie et de répondre à certaines interrogations. Ce qui n’est pas justifié, c’est de le faire de manière précipitée et en amateur. On se demande, en refermant Realizing Hope, pourquoi M. Albert n’a pas entamé un programme de recherches sur la construction d’un nouveau système pour une sphère précise avec la même rigueur à laquelle nous avaient habitués les ouvrages sur l’écopar.