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La démocratie. Voilà un thème de recherche et de publication qui fascine bien des penseurs depuis ses balbutiements. De fait, ex ante la tâche semble bien ardue de dire quelque chose de frais, d’innovateur sur le sujet ; de dire quelque chose qui changerait d’une manière puissante et radicale notre compréhension de cette idée. Malgré tout, sans révolutionner complètement l’idée de démocratie, certains livres n’offrent qu’une petite clarification, en apparence connue et diffusée ; examinée sous un angle nouveau et conceptualisée de manière différente, la démocratie est représentée non pas simplement comme un idéal platonicien qui résidera à jamais dans le monde des Idées, mais, au contraire comme un mode de gouvernance, pratique et tangible, de confrontation légitime entre valeurs communes. Dans le livre de Boris Dewiel, La démocratie : histoire des idées, on retrouve parfaitement ce genre d’entreprise.

L’objectif principal de l’auteur est de soutenir que « le coeur même de la démocratie est un modèle définissable de désaccord » (p. 6). Entre les pôles extrêmes de la liberté de tous ou de l’égalité de tous, l’auteur soutient qu’il existe une troisième voie, bien défrichée par Isaiah Berlin : la démocratie ne pourra jamais atteindre ces idéaux et l’on devrait plutôt se satisfaire que c’est « un conflit de priorités insoluble entre des valeurs communes » (p. 2). Il faut dire que l’affiliation intellectuelle de B. Dewiel à son maître à penser, Berlin, est proche, voire trop proche, ce qui peut camoufler quelque peu l’originalité de l’oeuvre. Le livre de B. Dewiel s’intègre parfaitement à ce courant méthodologique contemporain qui vise à mettre l’accent sur l’ontologie des problèmes dans le raisonnement conceptuel. Son approche est historique, justifiée par la proposition que l’histoire des idées est la narration de nos définitions (p. 209). Le livre se divise en huit chapitres, que nous regrouperons en trois sections pour le but de l’analyse. Dans la première section, l’auteur s’attaque à la conceptualisation de la société, d’une part, et, d’autre part, à celle de l’interaction entre individus sous l’angle du conflit entre liberté positive et liberté négative. Dans la deuxième section, il s’engage à décrire et à faire la typologie des idées politiques d’après les trois axes de conflit qui sont fondamentaux d’après lui : socialisme (gauche), libéralisme (centre) et conservatisme (droite). Dans la dernière section, l’auteur présente un modèle du désaccord qui reflète le débat moderne en démocratie qui porte, en grande partie, sur le conflit entre, d’une part, solidarité et liberté négative et, d’autre part, ordre social et liberté positive, à partir desquels tous les enjeux du conflit peuvent se lire sur une carte gauche-droite classique.

La première étape de ce narratif est de comprendre « comment en est-on venu à considérer la société civile comme distincte du politique ? » (p. 13). B. Dewiel découvre chez Aristote la première séparation entre « société civile » et politique, d’où il remonte ensuite jusqu’à Herder, élève de Kant, avec qui le concept moderne de « culture » est apparu, en réaction à l’universalisme des Lumières — la deuxième séparation : entre sociétés civiles. Le découpage du survol historique est intéressant : les Grecs en premier (Aristote), puis les Anglais (Hobbes, Locke), ensuite les Allemands (Herder) et, finalement, les Écossais (Smith, Burke, Ferguson). La synthèse de ce survol amène à penser deux conceptions du peuple : allemande, « centré[e] sur la spontanéité et la croissance » (p. 27) ; anglaise, où l’accent est sur « l’apparition au fil du temps de règles structurées et de vertus présentées avec méthode » (p. 28). Ces conceptions différentes engendrent des conceptions différentes de la liberté. D’une part, la liberté positive, qui est fondée sur l’idée que chacun est source de valeur — l’autotélie : « je suis libre lorsque j’établis mes propres objectifs » (p. 56). B. Dewiel montre comment la redécouverte de la cosmologie aristotélicienne (qui pensait l’existence de la Terre comme éternelle et non pas comme une création de Dieu) par l’Église a contribué à deux réactions : la Réforme, qui amène l’idée que Dieu est la source du Bien ; et les humanistes, qui amènent l’idée de volonté créatrice. Ainsi, la volonté, la créativité en soi, devient source de Bien. Chez Rousseau, elle devient l’idéal de la volonté républicaine, chez Kant l’impératif catégorique ; à l’opposé, chez Nietzsche, la volonté, c’est le libre arbitre sans le besoin d’harmonie morale — l’Übermensch (le surhomme capable de cette constante création).

D’autre part, il y a la liberté négative qui est « l’absence de coercition ou d’obstacles externes à la poursuite de nos fins, qui nous sont imparties et donc inviolables » (p. 99) ; en bref, la sécurité télique, la protection face aux autres. L’idée derrière la liberté négative est la conviction cartésienne que le caractère unique des humains est leur situation en dehors de l’univers mécanique de causalité — l’absence de coercition dans la poursuite de ses fins naturelles déterminées par Dieu. C’est donc une vision téléologique, qui prend Dieu non plus comme présence omniprésente, mais plutôt comme premier moteur de l’existence. Ainsi, à partir du concept d’inertie de Galilée (le mouvement, et non l’état de repos, est l’état naturel des choses), Hobbes construit une vision mécanique de la société. Locke, partant de Hobbes, y ajoute sa touche : l’extension dans le temps. L’humain, par le processus de la mémoire, peut réfléchir et ainsi décider de la réaction à prendre face aux stimuli environnementaux — il a le choix de ses actions. Ainsi, « la volonté est simplement la possibilité de choisir les actions que le flux de la causalité nous pousse à faire » (p. 90). Notre liberté consiste à être conscients du mouvement et à y prendre part activement. Bref, la liberté positive résulte de la laïcisation de la moralité du commandement divin (p. 101), tandis que la liberté négative résulte de la transition d’un Dieu omniprésent à un déisme de la cause première (p. 102).

D’après l’auteur, la politique ne sera jamais moins qu’un débat à trois entre gauche (socialisme), centre (libéralisme) et droite (conservatisme). B. Dewiel commence par le libéralisme, qui apparaît quand certains penseurs du XIXe retirent la notion du temps, l’apport de Locke, dans la causalité : « la liberté était la domination spontanée de la nature, et donc la spontanéité et la créativité de soi exigeait que l’homme se libère du processus temporel et causal » (p. 104). De fait, le libéralisme se reflète le mieux dans l’individualisme — c’est une position ontologique fondamentalement individualiste, qui incite à croire que nous avons chacun le droit de vivre comme nous le voulons à l’intérieur de limites précises (l’auteur mentionne Robert Nozick, Ronald Dworkin). Explicite donc est l’idée du pluralisme : chacun est source de valeur équivalente et les limites dans l’action sont dues à un classement hiérarchique différent des préférences de chacun. Ainsi, dans le libéralisme, les deux libertés se fondent, surtout chez Mill : les individus sont autosuffisants et mus par leurs intérêts personnels et, en même temps, le bien est individualisé : les tensions de l’existence sont propres à l’individu.

Le pendant communautariste se reflète par une préférence marquée pour l’un ou l’autre type de liberté : la communauté peut transférer de la valeur à un individu, mais cela ne peut se faire qu’aux individus qui abandonnent en contrepartie une certaine part de leur autonomie (p. 129). Dans le cas du conservatisme (Burke, Smith et Hume), le but du vivre-en-commun est d’assurer l’ordre social. Il y a donc une nette préférence pour la liberté négative. On y remarque un espoir éducatif, la société pouvant amener l’individu à devenir meilleur (voir par exemple l’importance de la civilité chez Smith). De fait, la moralité est enracinée dans notre sens commun, mais on doit apprendre à être civilisé. En outre, la nature humaine étant inaltérable, il faut apprendre à suivre un ordre moral — le Bien réside dans l’ordre social. Du côté du socialisme (voir G.W.F. Hegel, Karl Marx et Charles Taylor), le libre arbitre est primordial — la liberté positive. « L’essence du socialisme réside dans la participation égale à la volonté créatrice de l’ensemble de la société » (p. 188) ; c’est la solidarité qui relie liberté positive et communauté. Par contre, cet accent mis sur la communauté comme source primaire de valeur donne un corollaire en faux avec le pluralisme — l’exclusion de ceux qui ne s’intègrent pas à la communauté. Il y a donc dans le socialisme un anathème au pluralisme : l’inacceptation d’une différence individuelle dans la hiérarchie de nos valeurs communes.

En bref, la démocratie est « un processus de prise de décision collective qui nous permet de décider ce que nous allons faire ensemble en opérant un choix entre biens incompatibles » (p. 213). Cela illustre la tension entre la créativité en soi et l’incapacité de trouver un point de vue « archimédien » qui hiérarchiserait une fois pour toutes les différentes valeurs communes. Dans le contexte de la modernité, le communautarisme est difficile à maintenir sans basculer dans les excès (ex. : le fascisme) et doit donc laisser la place à l’individualisme comme mode organisationnel dominant. Par contre, si la modernité a un parti pris envers l’individualisme, c’est faire fausse route que de ne pas accepter que « l’objet de la démocratie étant plus large que l’individualisme, on ne peut assimiler la démocratie au libéralisme » (p. 241). De fait, dans une démocratie pluraliste, on pourrait définir le consensus comme « le consentement des gouvernés à respecter des décisions en dépit de leur désaccord » (p. 253). Ainsi, B. Dewiel débouche sur un modèle dynamique qui met en relation, de manière croisée, communauté, liberté positive et négative ; le tout sur un axe gauche droite bidimensionnel, qui illustre à la fois la tension entre socialisme et conservatisme, et la pression vers le bas du libéralisme. Sous cette forme, le modèle « présente une sorte d’intégrité structurelle, suggérant la stabilité et la longévité des conflits idéologiques au sein de la culture démocratique » (p. 225).

L’auteur présente une analyse intéressante. Ce livre pourrait clairement être un ouvrage de base d’un cours universitaire, car le découpage qu’opère B. Dewiel lui permet de bien montrer l’évolution des deux idéaux types de la liberté et leur mise en pratique. De plus, son modèle dynamique de la gradation gauche-droite classique est bien présenté et demeure convaincant, même s’il aurait été mieux servi par quelques pages supplémentaires qui lui auraient permis de mieux approfondir son modèle et de défendre ses avantages analytiques plus solidement. Cela s’illustre dans une tentative de mise en pratique beaucoup trop simple et peu convaincante de quelques questions politiques nationales, qui, par ricochet, engrène le point clé du livre qui doit être pris en compte : peut-être sommes-nous capables de coexister pacifiquement, mais ce n’est pas parce que nous ne sommes pas en conflit et il est erroné de croire que les institutions démocratiques représentent la hiérarchisation suprême (idéale) des valeurs d’un peuple. On dira ce qu’on voudra de la Charte ou de la Constitution, mais, d’un point de vue pluraliste, ce sont des institutions profondément antidémocratiques. De fait, le propos de l’auteur me semble intuitivement faire sens, mais sa démonstration n’est pas des plus solides.

Par exemple, d’après son modèle, seul le libéral peut vraiment se repositionner, car cette gradation classique n’est plus fixe, mais plutôt liée aux enjeux — la conséquence de la modernité, dont la liberté positive est la meilleure description. Si, pour la modernité, un tel modèle est souhaitable, on peut se demander s’il l’est tout autant pour la postmodernité — l’ultime remise en cause ontologique. Car, dans ce livre, si B. Dewiel appelle à une reformulation méthodologique par l’ontologie, la démocratie est prise pour meilleur gouvernement, de manière normative. Peut-être aurait-il dû mieux asseoir la légitimité démocratique au début du livre pour bien défendre ce point de vue non contesté dans l’ouvrage ? On peut aussi se questionner sur le choix de mettre le libéralisme au centre d’un modèle à trois. Dans une optique pluraliste dynamique, au lieu d’une forme triangulaire, un modèle à trois aurait mieux bénéficié d’avoir une forme circulaire, où nulle idéologie n’aurait eu la primauté en raison de sa position gauche, centre ou droite.

L’auteur occulte aussi deux points importants. Premièrement, il n’invoque nullement l’idée de rareté. C’est bien parce qu’il y a rareté des ressources que nous sommes en conflit par rapport à la hiérarchisation des valeurs à adopter. Non seulement cela, c’est bien parce qu’il y a rareté — sur les plans de l’accès au pouvoir, à la possession et aux instruments clés dans la capacité de hiérarchiser, pour une temporalité donnée, les valeurs de manière effective — qu’il y a conflit. Comme B. Dewiel l’affirme en début de livre, les compromis sont nécessaires. Il y a donc un aspect stratégique aux conflits entre valeurs, ce que l’auteur semble mettre de côté dans sa démonstration. Point intéressant : l’auteur déclare que, face au conflit, dans une optique pluraliste, « le mieux que l’on puisse faire est de discuter » (p. 9) ; Berlin, pour sa part, aurait utilisé le terme « négocier », qui traduit mieux l’aspect stratégique. En cela, le changement d’une position à une autre dans ce modèle du pluralisme dynamique pourrait être dû à un changement de comportement stratégiquement décidé et non à un changement de valeurs, qui aurait enclenché un changement de comportement sur le long terme, pas juste sur un enjeu en particulier.

Deuxièmement, une large part de la littérature est laissée de côté, de manière regrettable, par exemple toute la littérature sur les nouvelles formes de modèles démocratiques (délibérative, associative, discursive...). L’auteur y fait trop peu référence, alors que cela aurait dû constituer une bonne partie de l’argumentation du livre. Ce sont ces nouvelles formes de pratiques démocratiques qui tentent de réaliser le plus fidèlement le modèle pluraliste dynamique. Toute la littérature de l’existentialisme est aussi laissée de côté, alors que, au contraire, elle aurait dû être intégrée à la discussion sur l’épanouissement de l’apologie individualiste et libérale au détriment des autres formes d’associations politiques.

Il reste tout de même que c’est un livre à lire ; après tout, l’auteur nous remercie, nous les citoyens, de l’avoir aidé à le produire par des bourses !