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Introduction

L’ambition de cette étude est de procéder à une évaluation critique de la place et de l’influence des valeurs éthiques dans la politique internationale africaine[1]. La politique internationale s’entend ici dans une double perspective. Selon la première, elle désigne l’ensemble des principes généraux d’agencement des relations entre unités politiques ainsi que des valeurs éthico-politiques légitimes qui structurent, influencent et même dominent le comportement aussi bien national qu’international des États. La seconde dimension renvoie à la configuration formée par les interactions diplomatiques entre les États. En effet, la politique internationale africaine est en pleine phase de redéfinition. Jadis dominée par les seuls principes de la souveraineté et de l’indépendance nationale des États, de l’intangibilité des frontières coloniales, de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États et du non-alignement, la politique internationale africaine est marquée par la montée des considérations éthiques et morales aussi bien dans son élaboration que dans son fonctionnement. De nouveaux imaginaires de l’interétatisme ainsi que de nouvelles pratiques diplomatiques en phase avec « la nouvelle moralité internationale » sont soit au stade initial de l’expérimentation, soit en cours de consolidation. Parmi ces imaginaires et ces principes, se trouvent l’État de droit, la gouvernance et les droits de la personne[2].

Contrairement à ce qu’affirmait Stanley Hoffmann à propos de l’« incompatibilité entre l’éthique et la politique internationale » ou de « la structure du milieu international qui limite les possibilités d’action morale »[3], la politique internationale africaine intègre de plus en plus, dans ses bases de restructuration, les principes éthiques et moraux avec une nette démarcation de la gouvernance et des droits de la personne. Dès lors, l’hypothèse de « la mésentente entre l’international et les droits de l’homme » envisagée par Bertrand Badie[4] doit, sur la base des nouvelles pratiques internationales qui ont cours en Afrique, être relativisée au profit de l’émergence d’une politique internationale de la démocratie et des droits de la personne, c’est-à-dire de la promotion et de la consécration des droits de la personne comme norme fondamentale de politique internationale.

Cette étude évolue dans un cadre analytique qui met en jeu les normes de civilité et le réalisme structurel qui caractérisent le milieu interétatique, d’où une mise en perspective de l’éthique et du réalisme. Réalisme et éthique ne sont pas totalement antagonistes[5] ; ils sont en interaction permanente. Le réalisme classique se caractérise par la place importante accordée à la morale[6]. En effet, les intérêts égoïstes des États qui sont, dans le paradigme réaliste, les seuls mobiles de l’action internationale des États, se définissent aussi en termes éthiques et moraux. La politique de puissance, politique réaliste, a pour enjeu cardinal le triomphe des valeurs. Quoi qu’il en soit, l’éthique constitue une dimension d’expression du réalisme. Sur la scène internationale postbipolaire, l’éthique constitue un champ à part entière d’affirmation de la puissance. Par exemple, la projection internationale des États-Unis sur la scène internationale s’appuie sur des ressources éthiques et morales, notamment sur la promotion de la liberté, la défense de la démocratie, la diffusion du bien[7]. Les moyens militaires d’expression de la puissance n’apparaissent légitimes que s’ils sont mis au service de ces valeurs éthico-politiques[8]. Aussi, sans renier ni négliger les critères et les principes réalistes de structuration de tout ordre international, en l’occurrence la puissance, le rapport de force et la domination plus ou moins hégémonique, et sans suggérer un chamboulement total des pratiques internationales en Afrique, il convient de prendre en compte le renouveau éthique qui marque leur énonciation et influence leur pratique effective.

Cette étude émet l’hypothèse que la politique internationale africaine de ce début du XXIe siècle est, en partie, une norme éthique en construction, c’est-à-dire qu’elle se structure autour des principes moraux et des valeurs éthiques qui fonctionnent comme des attributs contraignants de la modernité et de la civilité des États[9]. Ici en effet, l’État de droit, les droits de la personne, la démocratie, la gouvernance, la sécurité humaine ne sont plus seulement — comme au cours de la période de l’autoritarisme — des « normes formelles », des proclamations vides et essentiellement décoratives[10]. Ces normes et ces valeurs tendent davantage à devenir des dispositions juridiques[11], des obligations constitutionnelles[12] et des normes de comportement et d’action qui s’imposent aux États. Néanmoins, les États adhèrent à ces normes de civilité de manière « réaliste » ; à preuve, l’adhésion sélective et pragmatique déterminée par les intérêts égoïstes des États et les calculs cyniques des élites dirigeantes. On peut ici, reprenant une conviction wébérienne à propos des rapports entre les individus et la morale, dire que les États africains — comme tous les autres d’ailleurs — ne recourent aux valeurs éthiques que lorsque leur intérêt à y obéir l’emporte sur leur intérêt à les violer. Il s’ensuit que, entre le triomphe du discours éthique du programme international africain et sa réalisation effective, la distance est parfois considérable. Cette distance ne saurait cependant annihiler l’importance de la dynamique de civilisation[13] de la politique internationale africaine, même si elle en hypothèque quelque peu la matérialisation effective. C’est l’effet du réalisme structurel qui caractérise le milieu interétatique, d’une part, et les contraintes du système des souverainetés qui modère la critique internationale des États, d’autre part. C’est en outre l’effet des calculs froids de pouvoir de ceux qui sont aux commandes des États. Toutefois, le fait qu’aucun État ne puisse se revendiquer non démocratique, violateur des droits de la personne ou corrompu, est un indice du succès — ne serait-ce que symbolique — de ces valeurs et de ces principes qui peuvent alors être considérés comme des principes structurants de la vie internationale africaine.

Compte tenu de ce qui précède, cette étude se divise en deux parties : la première analyse la dynamique éthique de la politique internationale africaine en insistant, d’une part, sur ses sources et, d’autre part, sur les tendances normatives lourdes qui sont mises en oeuvre ; la deuxième partie analyse l’éthique aux prises avec les luttes de puissance et de hiérarchie ainsi que la manière dont elle (re)situe l’Afrique sur la scène internationale globale.

La construction éthique de la vie internationale africaine 

Le recours à la notion de vie internationale structure une position de neutralité par rapport au débat controversé et quasi aporétique sur la qualification légitime du milieu interétatique africain. Qu’on les envisage dans la perspective d’un ordre, d’un système, d’une société ou d’une communauté, il reste que chacun de ces modes de structuration de l’interétatique suppose interdépendance et interaction entre États. Et qui dit interdépendance ou interaction dit aussi un minimum de principes, de visions et de valeurs en partage. Ces éléments ne sont pas d’abord et prioritairement — comme dans la tradition réaliste et néoréaliste — la poursuite des intérêts des États définis avant tout en termes de puissance[14] ; ce sont aussi ceux qui régissent ou doivent régir le comportement des États. L’interaction internationale n’est donc pas une anarchie[15], elle est un jeu de ruse et de force qui se déroule sur un terrain normatif et éthique. La compétition interétatique est juridiquement et moralement encadrée. La politique internationale africaine de ce début du XXIe siècle est en pleine construction de nouvelles bases éthiques de son fonctionnement. D’inspiration pour l’essentiel libérale et démocratique, ces nouvelles bases éthiques trouvent leurs racines nourricières aussi bien dans les mutations de gouvernementalité survenues au sein des États que dans la donne géopolitique mondiale issue de la grande rupture de 1989[16].

Les sources de l’éthicisation de la politique internationale africaine

La civilisation de la vie internationale africaine peut être appréhendée dans la perspective d’une dynamique d’expansion, à l’échelle régionale globale du libéralisme démocratique[17]. Il s’agit d’une dynamique qui prend socialement corps sous la forme d’une mutation relative des manières et des finalités en vue desquelles s’exerce le pouvoir politique en Afrique. Les origines historiques de ce renouvellement éthique de la vie internationale africaine pourraient être liées à l’épuisement de la gouvernance autoritaire et à la conversion subséquente des pays africains à des politiques de promotion de l’ouverture démocratique dans un temps mondial favorable à la donne libérale.

La conversion africaine aux politiques libérales

L’avènement du mouvement de la libéralisation en Afrique n’est pas d’abord et seulement le résultat des mutations de l’environnement international. Des facteurs internes ont précipité et soutenu l’ancrage de la dynamique du développement des politiques démocratiques. Parmi ceux-ci se trouvent les crises sociales consécutives aux ravages de la crise économique, l’essoufflement de la tradition autoritaire et, à l’échelle régionale, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

À partir de 1990, l’Afrique entre dans un cycle de contamination contestatrice et revendicative se déployant sous la forme du spillover. Cette contamination marque l’épuisement de la régulation autoritaire du champ sociopolitique selon les techniques de la caporalisation, de l’enrégimentement[18], de l’emprisonnement, de l’assassinat et de l’exil qui fleurirent le modèle monopartisan. La revendication et la contestation politiques naissent dans le contexte d’un marasme économique sévère et sans précédent où les États deviennent incapables d’assurer à leurs citoyens les prestations nécessaires à leur survie quotidienne : emploi, salaire, éducation, soins médicaux, sécurité sociale, etc. Alors prévaut, dans tout le continent, ce que Jean-Paul Azam appelle « l’économie autogérée[19] », c’est-à-dire celle qui ne se préoccupe que de la survie des élites dirigeantes en leur fournissant diverses formes d’allocations et de faveurs au détriment de la majorité délaissée dans la pénurie et les privations.

Ce contexte de « délaissement » étatique des individus est accentué par la mise en oeuvre des politiques d’ajustement structurels prescrites par les institutions financières de Bretton Woods dans leur appui aux réformes des économies africaines[20]. Réclamant davantage d’austérité à l’État, ces politiques contraignent les élites dirigeantes à la prise de mesures impopulaires telles que la fermeture des sociétés, le gel de la fourniture des prestations sociales légitimes et la réduction radicale des salaires. Les politiques d’austérité suscitent une grande colère sociale[21] qui finit par délégitimer l’État et ses dirigeants aux yeux des populations. D’où des condamnations tous azimuts d’abord secrètes puis manifestes des élites dirigeantes, du fait de leur incapacité à faire de l’État un pôle de sécurité et d’espérance sociale. Cela entraîne une démystification des dirigeants et débouche sur la revendication de leur révocation.

La grande colère qui marque alors ce contexte de crise conduit à un foisonnement des proclamations combatives, au développement d’un langage belliqueux et à un investissement de la rue par les populations, dans le but de contraindre les leaders aux réformes économiques et politiques. Surviennent alors des émeutes de la faim qui très vite se transforment en émeutes de la liberté et de la démocratie[22]. Les pauvres font irruption sur la scène de l’histoire et transforment l’Afrique en « une marmite qui bout[23] » : « Dans tout le continent, note Goran Hyden, les gouvernements doivent affronter des pressions en faveur d’un changement politique [...] En 1990, les citoyens sont descendus dans les rues de quelque quatorze pays africains, afin d’exprimer leur mécontentement face à la débâcle économique et à la répression politique et d’exiger une réforme démocratique[24]. » 

Les dirigeants africains eux-mêmes, tirant les leçons de ces changements en cours sur le continent et dans le monde, se convainquent de l’inéluctabilité de la démocratie. C’est dans ce contexte contraignant que certains chefs d’État commencent à construire une nouvelle grammaire politique où les concepts de la démocratie, des droits de la personne, du multipartisme deviennent centraux. Ainsi, dans tous les pays du continent s’effectuent des transformations politiques majeures marquées notamment par :

  • l’instauration des transitions politiques avec l’organisation des conférences nationales (souveraines)[25] dans plusieurs États francophones ;

  • les réformes constitutionnelles dont la caractéristique majeure est l’abolition du monopartisme et des lois d’exception qui formaient la dorsale juridique des régimes autoritaires ; la création dans certains États des commissions des droits de la personne et des libertés ; l’abandon des délits politiques par l’adoption des lois d’amnistie[26] ;

  • l’organisation des élections libres, compétitives (et plus ou moins transparentes), dont certaines conduiront à l’alternance au sommet des États[27] ;

  • la libéralisation économique marquée par les privatisations, la promotion du secteur privé et la conclusion d’accords avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale[28].

Dans la perspective des linkage politics, c’est-à-dire de l’interaction entre l’interne et l’externe, cette ouverture politique a des répercussions à l’échelle internationale. La politique internationale africaine vit progressivement sinon une transformation, du moins un renouvellement de sa grammaire avec l’apparition des notions de démocratie et de l’État de droit, pourtant non inscrites dans la charte de l’Organisation de l’Unité africaine. Simultanément, la communauté internationale commence à exercer une forte pression en vue de l’ouverture démocratique en Afrique.

Au palier régional africain se produit un autre fait majeur, notamment la fin de l’apartheid et la libération de Nelson Mandela. La sortie de l’apartheid en Afrique du Sud à partir de 1990 a représenté, sur le plan symbolique, la version africaine de la chute du mur de Berlin. Comme le souligne si bien Goran Hyden, « si 1989 fut l’année de l’Europe, peut-être n’est-il pas exagéré de penser que 1990 fut celle de l’Afrique. Cette année-là, en effet, on assista au premier craquement sinon à la chute de l’un des murs les plus exécrés du continent : l’apartheid[29] ». À l’échelle du continent, le mythe Mandela hante les esprits. L’exclusion politique pratiquée par des régimes autocratiques est mise en parallèle avec la ségrégation raciale du régime d’apartheid. Ce dernier s’écroulant, pourquoi les régimes semblables ne s’écrouleraient-ils pas ? Le poing levé de Nelson Mandela en signe de résistance, de combat et de victoire est symboliquement récupéré par des leaders décidés eux aussi à croiser le fer avec des régimes assurément liberticides : c’est le cas, au Cameroun, de Ni John Fru Ndi, qui défile le poing levé à Bamenda le 26 mai 1990 pour inaugurer son parti politique[30], malgré son interdiction par les pouvoirs publics. L’écroulement du régime d’apartheid et la libération subséquente de Nelson Mandela vont avoir un fort écho continental.

La dynamique libérale mondiale

Il faut aussi situer la civilisation politique en Afrique dans le mouvement global du « passage à la démocratie[31] » et d’occidentalisation du monde[32]. Ici, l’hypothèse de Francis Fukuyama relative au triomphe de l’idéologie libérale consécutive à l’effondrement du communisme[33] est à prendre au sérieux. La fin de l’Union soviétique a en effet privé les États africains et ceux des autres régions du monde qui adoptèrent la référence communiste comme modèle d’énonciation politique d’un contrepoids nécessaire à leur résistance face à la diffusion libérale. Il en a résulté, en Afrique plus particulièrement, une expansion aisée du modèle occidental de l’État de droit. Le modèle démocratique qui prend corps en Afrique est celui qui repose sur la représentation (qui s’obtient par l’onction du suffrage universel), la participation (capacité des citoyens à participer et à influencer le processus de prise de décision), la compétition (pluralité des formations politiques qui concourent à l’expression du suffrage), la réglementation (aménagement d’un corpus de règles qui organise les rapports entre les principaux pouvoirs d’une part et d’autre part entre les pouvoirs et les individus) et la limitation (limitation temporelle et séparation spatiale et fonctionnelle des pouvoirs)[34].

C’est ce modèle libéral qui sera fermement conseillé aux États africains à partir des années 1990. Les États francophones d’Afrique considèrent le sommet AfriqueРFrance — tenu à La Baule en juin 1990 — comme le moment symbolique de l’appel contraignant à la libéralisation démocratique[35]. C’est en effet au cours de ce sommet que François Mitterrand assimile l’autoritarisme fondé sur le parti unique à une incivilité politique. Les États africains sont ainsi presque tous sommés de s’engager dans la voie de la civilisation libérale triomphante et cet engagement est érigé en conditionnalité de l’aide et de l’appui multiforme de la communauté occidentale[36].

Les vecteurs de diffusion de la civilisation libérale en Afrique sont légion[37]. Il y a d’abord les États qui utilisent les voies classiques de la diplomatie et de la coopération. Les droits de la personne, l’État de droit, la démocratie et la gouvernance vont acquérir une place centrale dans les programmes diplomatiques des pays occidentaux concernant l’Afrique. Les missions diplomatiques des États-Unis publient un rapport annuel sur la situation des droits de la personne dans leur pays d’accréditation. Ces rapports sont, pour les États concernés, assortis d’exigences qui visent l’approfondissement de la démocratie. Les États-Unis mettent sur pied une politique d’« aide à la démocratie » ainsi qu’un « fonds pour les droits de l’homme ». La République fédérale d’Allemagne, à partir de 1990, fait reposer sa coopération sur les valeurs éthico-politiques des droits de la personne, de la participation politique et de la sécurité juridique. C’est ce qu’on appelle les « principes généraux d’Accra », c’est-à-dire les critères de coopération arrêtés à l’issue de la conférence des ambassadeurs allemands accrédités en Afrique, tenue en mai 1993 dans la capitale ghanéenne. Les autres vecteurs de diffusion de la donne libérale en Afrique sont constitués des organisations internationales, tant gouvernementales que non gouvernementales.

L’Organisation des Nations Unies (ONU) a joué un rôle capital dans la diffusion de la civilisation politique libérale par le biais de son action d’assistance électorale et, dans certains cas, l’intervention coercitive pour mettre fin aux régimes dictatoriaux ou inconstitutionnels. L’Union européenne a adopté, le 6 mai 1994, une résolution sur la « démocratisation en Afrique » qui exige des « peuples et [des] gouvernements africains [de] trouver des formules permettant de créer des institutions démocratiques et de droit qui reposent sur une participation populaire transparente aux processus décisionnels dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs[38] ». Les foyers de diffusion les plus efficaces dans ce domaine sont constitués par les institutions financières internationales, notamment la Banque mondiale et le FMI. Ces deux institutions sont appuyées par d’autres organismes dont l’action internationale de diffusion libérale est tout aussi efficace : l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED). Des fondations et autres centres ou instituts de recherche, de plaidoyer et de formation constituent également des agents parallèles et efficaces de diffusion de la civilisation politique libérale. Ainsi, l’action de la Fondation Friedrich Ebert, de la Fondation Westminster, des Fondations Ford et Rockefeller et bien d’autres jouent un rôle prééminent dans la conversion des sociétés civiles africaines aux moeurs de la démocratie de marché.

À la fin, l’Afrique sera convertie sinon à la pleine pratique, du moins au discours et aux valeurs démocratiques qui s’érigent en code incontournable des politiques nationale et internationale des États.

Le code éthique de la politique internationale africaine

Le code éthique renvoie à l’ensemble des principes et des valeurs qui déterminent les règles fondamentales qui président à l’organisation du jeu interétatique africain. La dynamique de la civilité politique en Afrique s’organise autour des normes politiques de l’État de droit et de l’humanisation des conditions sociales d’existence. Il va sans dire qu’il ne saurait exister des écarts tranchés entre ces différents domaines qui sont plutôt interactifs, voire gigognes. Chacun suppose et recoupe l’autre et vice versa. À l’observation, les civilités politique et économique vont de pair. Si un corpus normatif impressionnant consacre l’éthicisation de la politique internationale africaine, force est néanmoins de constater qu’il existe un fossé considérable entre la norme et la pratique.

Les normes de la civilité politique : entre « loyauté démocratique » et « mercatisation de l’État »

Les relations internationales africaines sont, d’une part, profondément marquées par ce que Luc Sindjoun appelle « la loyauté démocratique », c’est-à-dire « la conformité à la démocratie comme norme d’organisation et de fonctionnement de la vie publique des États[39] » et, d’autre part, par la « mercatisation de l’État[40] » qui renvoie à la conversion de la gestion publique au modèle du marché.

D’abord, la démocratie (élective et participative) fait l’objet d’une consécration comme unique régime politique normal. Dans tous les actes, les chartes, les rapports et les déclarations adoptés à l’échelle interétatique continentale, la démocratie est érigée en modèle « transcendantal politique », c’est-à-dire en modèle d’organisation et de gestion du pouvoir qui transcende tous les particularismes nationaux et culturels[41]. L’Acte constitutif de l’Union africaine se donne ainsi, entre autres objectifs, celui de « promouvoir les institutions et les principes démocratiques[42] » et inscrit parmi ses principes celui du « respect des procédures démocratiques, des droits de l’homme, de l’État de droit et de la bonne gouvernance[43] ». Le protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, adopté en juillet 2002 à Durban, affirme aussi vouloir « promouvoir [...] les pratiques démocratiques[44] » ainsi que « le respect de l’État de droit[45] ». Le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD[46]) prend la forme d’une initiative des dirigeants pour « promouvoir et protéger la démocratie et les droits de l’homme dans leur pays et leur région en établissant des normes claires de responsabilité, de transparence et de démocratie directe aux niveaux local et national[47] ». La Déclaration et le Plan d’action de Grand Bay pour la promotion et la protection des droits des peuples, adoptés à Maurice en 1999, ainsi que la Déclaration de Kigali, adoptée en 2003 lors de la première conférence ministérielle sur « Les droits de l’Homme en Afrique », sont autant d’instruments qui structurent à l’échelle continentale le développement d’une diplomatie des droits de la personne.

La civilité démocratique constitue également la référence normative pour les organisations sous-régionales. La Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) affirme, dans ses textes organiques, son « attachement aux principes de liberté, de démocratie et de respect des droits fondamentaux des personnes et de l’État de droit[48] ». Le traité instituant la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et son Protocole relatif au Conseil de paix et de sécurité de l’Afrique centrale (COPAX) s’attachent également aux principes de « la protection des droits et libertés fondamentaux de la personne », de « la promotion et la consolidation des institutions démocratiques[49] et de la légalité constitutionnelle dans chaque État[50] ». La Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC) s’est dotée en 2003 d’une Charte des droits sociaux fondamentaux, d’un Protocole contre la corruption ainsi que de Principes et lignes directrices régissant les élections démocratiques. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), pour sa part, s’est dotée d’un protocole sur la gouvernance et les préoccupations politiques prennent désormais le pas sur les besoins de l’intégration économique qui étaient à la base de la formation de la communauté.

La proclamation de l’intention démocratique à l’échelle continentale africaine ne date pas de 1990, année au cours de laquelle les chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) s’engageaient, dans une déclaration solennelle[51], à promouvoir la libéralisation des sociétés africaines et la consolidation des institutions démocratiques. Même si la charte de l’OUA ne mentionne jamais le terme « démocratie », beaucoup d’États se proclamaient, aussi bien par le biais de leur Constitution que par les textes des partis-États, comme étant des démocraties. La démocratie restait dans ce contexte essentiellement formelle, sans contenu. L’originalité et la nouveauté de la nouvelle construction démocratique, c’est l’univocité du sens de la démocratie et la précision de son contenu :

Les éléments essentiels de la démocratie participative sont, entre autres, le respect des droits humains et des libertés fondamentales, l’accès au pouvoir et son exercice sur la base des principes de l’État de droit, de la tenue périodique des élections libres et transparentes, à bulletin secret et au suffrage universel, en tant qu’expression de la souveraineté populaire, du pluralisme dans le système des partis et organisations politiques, de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de chacun de ces pouvoirs[52].

Toute démocratie véritablement représentative est élective, d’où la place centrale accordée aux élections dans la construction démocratique africaine. La Déclaration sur les élections, la démocratie et la gouvernance, adoptée en 2002, affirme la nécessité de « promouvoir des processus électoraux libres et transparents[53] ». La Déclaration de l’OUA sur les principes régissant les élections démocratiques, adoptée le 8 juillet 2002 à Durban (Afrique du Sud), fait ressortir que les « élections régulières[54] constituent un élément clé du processus de démocratisation et sont, par conséquent, des éléments essentiels de la bonne gouvernance, de l’État de droit, du maintien et de la promotion de la paix, de la sécurité, de la stabilité et du développement[55] ». Les élections libres et transparentes sont reconnues comme la seule technique légitime et civilisée de dévolution du pouvoir. D’où la « condamnation et le rejet [par l’Union africaine] des changements anticonstitutionnels[56] de gouvernement[57] ».

Par ailleurs, la civilité politique en Afrique se construit par le travail de sanctuarisation du respect des droits de la personne. Il s’agit à la fois d’un objectif et d’un principe de la charte de l’Union africaine. Les droits de la personne sont, dans le document du NEPAD, parmi les préalables pour la sécurité, la stabilité et le développement. C’est ce que consacrent pour leur part les paragraphes 9 (h) et 14 (f) de la Déclaration de la Conférence sur la sécurité, la stabilité, le développement et la coopération en Afrique (CSSDCA), adoptée à Lomé (Togo) en 2000. Les droits de la personne comme facteur qui influence les relations internationales africaines ne sont cependant pas une préoccupation récente dans la politique internationale africaine. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été adoptée par la XVIIIe Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’OUA, le 26 juin 1981 à Nairobi, et est entrée en vigueur le 21 octobre 1986. La Commission africaine des droits de l’homme — cadre de mise en oeuvre de cette charte —, basée à Banjul en Gambie, a été créée en 1987[58]. De même, il existe, depuis 1990, une charte consacrée aux droits de l’enfant dont l’objectif est d’encadrer cette catégorie fragile des populations. À l’heure où « les droits de l’homme sont devenus une norme internationale de représentation et de consécration de la dignité humaine[59] », il y a une redécouverte et une revalorisation du cadre juridictionnel de contrôle et de répression des droits de la personne grâce à la création de la Cour africaine des droits de la personne. En outre, la charte a été revisitée et complétée par un protocole relatif aux droits des femmes[60]. On constate donc une véritable extension continentale des règles normatives qui s’imposent à l’adhésion des États.

Le discours sur la démocratie et les droits de l’homme n’est pas une simple incantation de conjoncture sans quelque effectivité dans le champ interétatique africain. En dépit de nombreuses pesanteurs, il connaît un début de mobilisation dans les interactions diplomatico-politiques.

Premièrement, la civilité politique a un pouvoir symbolique fortement contraignant par sa capacité à construire des États fréquentables (propres) et non fréquentables, c’est-à-dire « sales » du point de vue éthique. La puissance symbolique de la civilité politique repose sur sa capacité à faire honte (theshaming power), à humilier les États qui s’écartent des principes démocratiques comme normes d’organisation et de fonctionnement des institutions politiques. L’accusation de violation des droits de la personne conduit au déclassement politique des États accusés. Ainsi, dans sa stratégie de déclassement des « pays agresseurs (Ouganda, Rwanda, Burundi) et de leurs complices congolais », le gouvernement de la république démocratique du Congo (RDC) a publié, en juin 1999, un Livre blanc sur les violations massives des droits de l’homme, des règles de base du droit international humanitaire, dont se sont rendus coupables les trois pays susmentionnés à l’est du pays[61]. L’effet du shaming power est encore plus fort lorsque l’accusation de violation des droits de la personne est faite par l’organisation mondiale qui incarne en quelque sorte la conscience universelle. Les accusations contenues dans le Rapport des experts de l’ONU ont consacré le Rwanda et l’Ouganda comme étant des États brigands et spoliateurs, ce qui a en partie précipité leur retrait officiel du territoire congolais alors même que les préoccupations sécuritaires pour lesquelles ils affirmaient intervenir à l’est de la RDC ne sont jusqu’à présent pas résolues.

Deuxièmement, les chefs d’État africains ne s’empêchent plus de se critiquer publiquement les uns les autres. Il s’est progressivement installé en Afrique un genre de débat public entre chefs d’État aussi bien au niveau bilatéral que multilatéral. La thèse de l’organisation panafricaine comme constituant un « syndicat[62] » où les chefs d’État s’interdisent de se critiquer mutuellement semble largement érodée. Le débat qui a eu lieu en 2000 entre les présidents Alpha Oumar Konaré, Blaise Compaore, Abdoulaye Wade, Thabo Mbeki, d’une part, et Laurent Gbagbo, d’autre part, sur la transition politique en Côte-d’Ivoire a montré comment le principe de « non-ingérence d’un État membre dans les affaires intérieures d’un autre État membre » consacré par l’Acte constitutif de l’Union africaine peut être relativisé par celui du « respect des principes démocratiques, des droits de l’Homme, de l’État de droit et de la bonne gouvernance » ou alors celui du « respect du caractère sacro-saint de la vie humaine et condamnation et rejet de l’impunité, des assassinats politiques[63] ».

En effet, le régime du président Laurent Gbagbo ayant été inauguré dans le sang et de lourds soupçons d’assassinat pesant sur les forces de la gendarmerie qui portèrent Laurent Gbagbo au pouvoir, les thèses ultranationalistes et/ou xénophobes défendues par le nouveau régime et se matérialisant par la tentative d’assassinat d’Alassane Ouattara, la chasse des ressortissants des pays voisins (Burkinabés, Maliens, Guinéens, etc.) ont suffi pour déclencher des critiques publiques à l’endroit du régime de Laurent Gbagbo. Si Blaise Compaore et Alpha Oumar Konaré critiquaient la montée d’une législation xénophobe en Côte-d’Ivoire, le président Abdoulaye Wade stigmatisait pour sa part une espèce de « racisme sans race », amplifié par les tenants de l’État, tandis que Thabo Mbeki et Omar Bongo demandaient de leur côté une reprise du processus électoral qui garantirait les droits civils et politiques de tous les acteurs politiques. Ce qu’on voudrait souligner à l’aide de ces exemples, c’est l’émergence d’une nouvelle diplomatie de la fraternité et de l’amitié critiques et la mobilisation effective par certains leaders des principes ethnico-axiologiques des droits de la personne, de la gouvernance, de la démocratie pour s’« ingérer » ou prendre part dans le débat public interne des autres États. Il y a dans les relations internationales africaines l’émergence et la consolidation d’un devoir ou droit d’ingérence démocratique qui existe désormais parallèlement au droit d’ingérence sécuritaire.

Le cas du Togo est emblématique de cette nouvelle ère de remise en cause de la souveraineté des États pour des raisons d’éthique politique. Au nom du respect de l’État de droit, de la démocratie et des droits politiques des citoyens, l’Union africaine et la communauté ouest-africaine se sont invitées dans la transition politique togolaise après le décès du président Gnassingbé Eyadéma. La désignation par l’armée de Faure Eyadéma, fils du défunt président, pour lui succéder, au mépris des dispositions constitutionnelles pertinentes qui confient la magistrature suprême au président de l’Assemblée nationale en cas de vacance du pouvoir, a créé un tollé général tant à l’échelle régionale qu’internationale. L’Union africaine a, par la voie du président de sa Commission Alpha Oumar Konaré, dénoncé un « coup d’État ». La CEDEAO a imposé des sanctions sur les nouvelles autorités togolaises, notamment l’interdiction de voyager, l’exclusion des instances communautaires et le refus de tout soutien à des candidatures togolaises aux postes internationaux. L’Union africaine a aussi suspendu le Togo de tous ses sommets et réunions. Le conseil permanent de la Francophonie, réuni en session extraordinaire le 9 février 2005, a

condamn[é] avec la plus grande fermeté le coup d’État perpétré par les forces armées togolaises et les violations caractérisées et répétées de toutes les dispositions constitutionnelles en vigueur, au mépris absolu des principes de l’État de droit [et a] prononc[é] la suspension de la participation du Togo aux Instances de l’Organisation Internationale de la Francophonie et la suspension de la coopération multilatérale francophone[64].

Le comportement de Faure Eyadéma constitue un indice du succès symbolique et politique de l’éthique dans les relations internationales africaines. D’abord le pouvoir togolais a procédé à des modifications constitutionnelles pour se doter d’un vernis de légitimité. Ensuite le nouveau pouvoir a annoncé l’organisation des élections transparentes pour être conforme à toute dévolution civilisée du pouvoir. Le pouvoir a par ailleurs tenté de se justifier et de se légitimer par des impératifs de sécurité et de stabilité nécessaires pour le respect de l’État de droit et des droits de la personne. Enfin, la démission de Faure Eyadéma de la magistrature suprême et le retour à l’ordre successoral constitutionnel — quoique quelque peu biaisé — a consacré le triomphe des contraintes éthiques qui ne sauraient plus être grossièrement violées sans conséquence.

Les droits de la personne ne sont pas seulement une préoccupation de la société interétatique africaine, c’est-à-dire que le monde des États n’a pas en Afrique le monopole de la formulation normative légitime. Il y a un renforcement et une extension de toute une société civile dont l’action — qui a historiquement précédé celle des États — est principalement orientée vers la promotion des droits de la personne. Des réseaux transnationaux comme la Rencontre africaine des droits de l’Homme, basée à Dakar, l’Association pour la promotion des droits de l’homme en Afrique centrale, située à Yaoundé, l’Arab Human Rights Network du Caire, l’East Africa Human Rights Institute de Nairobi, etc., contribuent largement à la transnationalisation de la politique internationale des droits de la personne. Sur le plan strict des droits de la personne, le « monde multicentré » des organisations non gouvernementales et des réseaux de plaidoyers semble jouir d’un leadership sur celui des États. Dans tout le continent, ce sont des associations civiles de défense des causes communes qui ont travaillé à la légitimation de la revendication des libertés. La société civile africaine a, à bien des égards, contraint la société interétatique à l’éthicisation de la vie politique.

Troisièmement, la démocratisation des relations internationales africaines se traduit aussi par le recul relatif de la figure du Prince. Le principe présidentialiste qui a marqué l’ordre d’Addis-Abeba connaît un très relatif relâchement. C’est la crise de la présidentialisation néo-patrimoniale qui a caractérisé la vie internationale africaine. Conformément au préambule de l’Acte constitutif de l’Union africaine qui souligne « la nécessité d’instaurer un partenariat entre les gouvernements et toutes les composantes de la société civile, en particulier les femmes, les jeunes et le secteur privé en vue de renforcer la solidarité et la cohésion entre [les] peuples[65] », les chefs d’État discutent désormais avec la société civile. Ainsi, le président sud-africain Thabo Mbeki a eu, le 17 juin 2002 à Pretoria, un débat avec les experts et les universitaires africains sur les stratégies d’amélioration et de renforcement du programme de développement du NEPAD. Le 21 janvier 2002, le président Abdelaziz Bouteflika et le premier ministre éthiopien Meles Zenawi rencontraient au Palais des Nations d’Alger d’autres experts pour discuter du NEPAD, tandis qu’en mars 2002 le président Abdoulaye Wade amorçait un dialogue avec les investisseurs privés d’Afrique et du monde. D’autres composantes de la société civile ont également discuté du NEPAD, à l’instar de l’African Women Committee on Peace and Development qui a tenu une conférence à Durban les 28 et 30 juin 2002 et de la conférence de la société civile africaine sur l’Union africaine et le NEPAD qui s’est tenue les 1er et 2 juillet 2002 à Durban.

La démocratisation des relations internationales africaines a aussi favorisé l’émergence d’une dynamique de féminisation par le biais des sommets des premières dames. La diplomatie des premières dames traduit dans une certaine mesure la montée des considérations émotives, sentimentales et altruistes sur la scène internationale africaine. En effet, les rencontres des épouses des chefs d’État africains sont essentiellement orientées vers la bienfaisance et la philanthropie. Ainsi, en 1996, lorsque les chefs d’État et de gouvernement africains débattaient des défis de l’Afrique face à la mondialisation, un sommet parallèle des premières dames se réunissait sur le thème du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) et des souffrances. Des organisations de bienfaisance ont également été mises sur pied par les premières dames. Il en est ainsi de « Synergies africaines contre le SIDA et les souffrances », organisation dirigée par l’épouse du chef de l’État camerounais Chantal Biya et secondée par Chantal Compaoré du Burkina Faso. La première dame du Gabon, Edith Bongo, a de son côté mis sur pied l’Organisation des premières dames africaines contre le SIDA. Sur le plan strictement interne, chaque première dame patronne une association ou une fondation philanthropique. Avec une spécialisation des activités axées sur la bienfaisance, la construction des sociétés en santé, la pacification durable et la réduction de la pauvreté, la diplomatie africaine s’enrichit d’une dimension sociale et altruiste qui tempère quelque peu la focalisation politico-stratégique traditionnelle.

La civilité économique par ailleurs s’organise autour de la « mercatisation de l’État », de la gouvernance et de la transparence. L’économie libérale est un facteur qui influence et détermine largement les relations internationales africaines. Le marché a été en Afrique comme partout ailleurs érigé au rang de norme principale de la civilité économique. Tous les plans et stratégies de développement économique élaborés en Afrique se réfèrent par conséquent au cadre néolibéral érigé en source unique de « moralité » et en seul « principe vital » de l’économie[66]. En affirmant vouloir « travailler avec la Banque mondiale, le FMI et les institutions des Nations Unies pour accélérer la mise en oeuvre et l’adoption du cadre global de développement[67] », le NEPAD s’affirme comme un manifeste néolibéral[68]. De même, en se donnant pour objectif et principe « l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondiale », l’appui de « la promotion de l’appropriation locale des réformes économiques et sociales et l’intégration des acteurs du secteur privé et de la société civile dans le processus de développement[69] », l’Accord de partenariat entre les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique et l’Union européenne (ACP-UE), signé à Cotonou le 23 juin 2000, est lui aussi un partenariat d’intégration de l’Afrique dans la civilisation néolibérale[70]. L’African Growth and Opportunity Act (AGOA), la loi américaine sur la croissance économique de l’Afrique, par son engagement dans un partenariat sélectif avec les pays africains, distingue les pays inscrits dans la dynamique de la civilité économique libérale et ceux qui restent encore empêtrés, pour ainsi dire, dans la barbarie/sauvagerie économique, car, chaque année, l’administration américaine publie une liste de pays qui, pour leurs efforts de libéralisation, sont dignes de commercer avec le champion de la liberté et de la moralité mondiale.

Le NEPAD, l’accord de partenariat ACP-UE, l’AGOA, le Projet de gouvernance de la Commission économique africaine (CEA), la Déclaration sur la démocratie, la gouvernance politique, la gouvernance économique et la gouvernance des entreprises de l’Union africaine contribuent ensemble à la formation d’un patrimoine économique commun des États africains. Le trait marquant de ce patrimoine économique commun est la « mercatisation » de l’État, c’est-à-dire le recours du système public et socioéconomique global aux méthodes du marché[71]. L’Afrique contribue ainsi à l’affirmation du marché comme normativité universelle transcendant les particularismes géographiques, culturels et politiques.

La « mercatisation » des États africains s’accompagne d’une diffusion forte de l’éthique de la transparence et de la responsabilité ou accountability[72]. Le cadre africain de promotion de la transparence est constitué par la « Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption », adoptée en juillet 2003 à Maputo (Mozambique). Certains États ont cherché à s’affirmer comme leader dans le domaine. C’est le cas du Nigeria qui s’est doté, en 2000, d’une loi anticorruption[73]. L’action de l’ONG[74] allemande Transparency International contribue également à faire de la lutte contre la corruption une politique publique transnationale[75]. La politique internationale de la « mercatisation » vise la promotion de la gouvernance économique dont l’instrument de mise en oeuvre est le « Mécanisme africain d’évaluation des pairs » (MAEP). Il s’agit d’un mécanisme d’auto-évaluation mis en oeuvre par les États africains, qui se donne pour mandat de veiller à ce que les politiques et les pratiques des États membres soient conformes aux valeurs, aux codes et aux standards approuvés en matière de gouvernance économique et de gouvernance des entreprises[76]. Les indicateurs de mesure du progrès de la civilité sont constitués de : la représentativité politique et les droits fondamentaux ; l’effectivité des institutions, du management et de la gouvernance économique, tous des critères qui recoupent largement le programme néolibéral[77]. Ces critères forment les données de base de la dimension économique de la politique internationale africaine et ils influencent et déterminent le comportement économique des États. En effet, l’évaluation des pairs implique une « pression des pairs par les pairs[78] » :

Le processus d’évaluation des pairs peut donner lieu à la pression des pairs à travers par exemple : (1) un mélange de recommandations formelles et de dialogue informel entre pairs ; (2) l’examen public des comparaisons entre États et le classement entre États ; (3) l’impact de ce qui précède sur l’opinion publique interne, sur les acteurs du processus d’évaluation des politiques, et d’autres acteurs concernés[79].

Toutefois, il ne faudrait pas surestimer la capacité contraignante du mécanisme d’évaluation des pairs. Des logiques d’émancipation des codes et des standards de gouvernance politique, économique et des entreprises sont à l’oeuvre et parviennent à relativiser le poids de la politique internationale continentale sur celle des États. Ainsi, le principe de l’évaluation politique des pairs a été rejeté par les chefs d’État au profit de celui uniquement économique. Par ailleurs, les États africains restent, suivant les indices annuels de perception de la corruption de Transparency International, parmi les plus corrompus du monde. Cela indique le caractère inefficient et l’inconsistance pratique de la nouvelle moralité internationale africaine.

Les normes de civilité à l’épreuve des faits : la faible consistance pratique

En dépit d’une importante production normative, il convient de relever le caractère encore globalement discursif des principes éthiques dans les relations internationales africaines. Ces principes ont encore peu d’ancrage dans la réalité sociopolitique et peuvent même procéder à bien des égards d’un « camouflage juridique », d’une formalité juridique destinée à distinguer positivement les États sur la scène éthique internationale.

Globalement, les droits de la personne, l’État de droit, les normes démocratiques et les questions de légitimité électorale ne constituent pas encore véritablement les référents pratiques des relations internationales africaines. Les droits de la personne sont encore violés à une large échelle à travers le continent, comme le confirme la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP) qui, dans une résolution adoptée le 15 novembre 1999 à Kigali (Rwanda), « constat[e] avec regret [...] que la situation des droits de l’homme dans plusieurs pays africains reste préoccupante[80] ». Des massacres et des tueries à grande échelle sont encore perpétrés à la grandeur du continent : le Darfour soudanais, l’est de la RDC, le Tchad, le Burundi, la Côte-d’Ivoire sont parmi les régions les plus meurtrières du continent. Beaucoup d’États mènent encore des politiques de bâillonnement des opposants, par exemple le Zimbabwe, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Ouganda, etc. Plus encore, les logiques de la realpolitik déterminent les comportements des pays s’étant affirmés comme des puissances morales en Afrique. C’est le cas de l’Afrique du Sud qui apporte un fort soutien au régime internationalement honni de Robert Mugabé. C’est également le cas du Nigeria qui prétend représenter l’Afrique au sein du Conseil de sécurité en refusant de se conformer aux décisions de la justice internationale par le maintien de ses troupes dans la presqu’île camerounaise de Bakassi. Par ailleurs l’Union africaine n’a pas jusqu’à présent sanctionné ni interpellé un État membre en raison des violations des droits de la personne. Il y a ici un écart entre un discours éthique sacralisant les droits de la personne et une pratique politique et diplomatique indifférente à l’égard de ces mêmes droits.

Dans la majorité des cas, les élections sont globalement truquées et leur organisation s’émancipe des règles juridiques consacrées notamment à la transparence, à l’impartialité et à la limitation des mandats. Les élections africaines sont pour la plupart frauduleuses avec pour conséquence un déficit systématique de production de la légitimité des dirigeants. Que ce soit en Éthiopie, en Égypte, au Zimbabwe, au Togo, au Gabon, à Zanzibar, etc., les résultats des scrutins sont systématiquement contestés du fait de nombreuses irrégularités. Ici encore, l’organisation continentale africaine brille par son mutisme et très peu de critiques assorties d’exigences de reprise des scrutins non transparents sont formulées à l’endroit des États fautifs. La communauté internationale africaine semble se contenter des élections formelles comme l’a attesté la réintégration rapide et sans conditions de Faure Eyadéma dans le concert africain après des élections calamiteuses. Organiser un scrutin s’apparente tout simplement à la conformation à une exigence formelle de légitimation des pouvoirs conquis, conservés et gérés suivant des procédures décivilisées. Il s’ensuit, à l’échelle continentale globale, un important déficit démocratique qui a conduit au discours de la restauration autoritaire et de la « démocrature[81] ».

La manipulation des constitutions dans les seuls intérêts de pérennisation du pouvoir des configurations dirigeantes est une caractéristique du temps politique africain. Le trait marquant de cette manipulation est la modification des dispositions constitutionnelles qui limitent le nombre de mandats à la magistrature suprême. La vague de révisions constitutionnelles en cours ayant pour principal intérêt l’« illimitation » du nombre de mandats à la tête de l’État et l’éternisation conséquente au pouvoir constitue, à bien des égards, un déni de démocratie dans un contexte marqué globalement par des élections de reconduction des présidents sortants[82]. Le jeu démocratique s’en trouve fortement hypothéqué, tandis que la mise en oeuvre de l’État de droit reste compromise.

Finalement, les normes éthiques connaissent une faible consistance pratique dans les interactions diplomatico-politiques. Il apparaît qu’il est plus facile d’édicter les grands principes moraux devant régir le comportement aussi bien interne qu’international des États que de mettre effectivement les États sur la sellette pour les manquements observés au respect de l’éthique démocratique. Ici, le sacro-saint principe de la non-ingérence dans les affaires internes constitue encore un écran qui tempère la critique internationale.

La norme éthique à l’épreuve du réalisme structurel de la politique internationale africaine

L’éthique n’est pas seulement un facteur de structuration de la politique internationale africaine. Elle en constitue aussi un enjeu, un produit de la compétition entre acteurs engagés dans le jeu interétatique[83]. L’enjeu éthique dans la politique internationale africaine renvoie au jeu/lutte de détermination du sens légitime, c’est-à-dire à la définition des normes, des modèles et des standards de comportement qui doivent prévaloir à l’échelle continentale globale. L’éthique est un enjeu des relations internationales africaines parce que, d’une part, elle est étroitement liée à l’affirmation de la puissance, à la hiérarchisation des États, bref, à la construction d’un ordre international africain et, d’autre part, elle semble déterminer le repositionnement international de l’Afrique sur la scène internationale.

Éthique, ordre et puissance africaine

Dans les relations internationales, l’éthique est un échiquier autonome de l’affirmation de la puissance, de l’hégémonie et de la construction de l’ordre. Comme le démontre Joseph Nye, la culture, l’idéologie et les institutions sociopolitiques sont des ressources de la puissance (dans sa dimension symbolique)[84]. Celles-ci ont acquis une valeur ajoutée depuis la fin de l’ordre militaro-stratégique de Yalta. C’est le domaine d’affirmation du soft power, de la puissance en douceur. L’éthique est, dans les relations internationales africaines, un enjeu des luttes en vue de la hiérarchisation et de la distinction des États.

Éthique et nouvel ordre international africain

Dans sa dimension réaliste, l’ordre international renvoie, de façon générique, à la distribution (inégale) du pouvoir entre les États, à la configuration hiérarchique qui en découle ainsi qu’au système dominantРdominé auquel celle-ci conduit[85]. L’éthique est un enjeu d’institution de l’ordre — au sens de « distinction » et de hiérarchisation — dans la politique internationale africaine. En effet, la conversion de l’Afrique à la « moralité politique internationale » a structuré au sein du continent une sorte de ligne de démarcation entre puissances morales ayant le monopole de la production ou de l’énonciation des normes éthiques légitimes et des entités étatiques consommatrices de ces normes qui n’ont d’autre alternative que de s’en remettre aux choix des puissances dirigeantes. Il est intéressant de souligner ici que les États leaders dans le domaine de la production normative en Afrique sont, en même temps, des puissances militaires continentales, d’où l’attestation, sur le sol africain, de la relation dialectique entre le sens et la puissance[86]. La particularité en Afrique est cependant la construction d’un sens commun des puissances ou alors la gravitation de celles-ci autour d’un corpus normatif quasi standardisé[87]. L’unification du champ normatif continental conduit à la situation d’un seul sens pour plusieurs puissances ou aspirants à la puissance. Toutefois, dans cette communauté de sens, chaque État tente de s’affirmer sur un aspect spécifique.

L’Afrique du Sud apparaît sans doute comme la plus importante puissance morale et culturelle[88] du continent. Le charisme éthique de l’Afrique du Sud repose d’abord sur son histoire sociopolitique, notamment son modèle transitionnel conciliateur et harmonieux réalisé à travers la technique du « dialogue » et de la « réconciliation » qui représente aujourd’hui, à l’échelle continentale, le modèle d’une sortie négociée et réussie du conflit[89]. Son icône politique, Nelson Mandela, symboliquement sublimé par l’attribution du prix Nobel de la paix en 1994, représente aujourd’hui la personnalité morale la plus influente au monde. Il est l’écran sur lequel est perçue l’Afrique du Sud à l’extérieur et se perçoivent les Sud-Africains eux-mêmes. La démarcation éthique de l’Afrique du Sud repose également sur le discours de légitimation de la « destinée africaine » du pays, évoquée par Nelson Mandela en 1994 et élaborée par Thabo Mbeki sous le projet de « renaissance africaine ». Il s’agit, d’une part, d’un discours de célébration de l’africanité et, d’autre part, de l’appel au leadership sud-africain. En clamant « Je suis Africain[90] », Thabo Mbeki tente de construire le continent africain en un espace de sens (dominé par l’Afrique du Sud), c’est-à-dire en « un ensemble de valeurs et d’intérêts communs, produits et partagés par des sociétés politiques qui ne sont ni égales ni homogènes mais qui aspirent à se projeter collectivement dans le champ international à des fins d’affirmation identitaire ou stratégique[91] ». Thabo Mbeki envisage la destinée continentale à partir d’une position nationale spécifique, ce qui constitue un comportement de puissance (symbolique). Par ailleurs, le discours de la « renaissance africaine » est une vision panafricaine qui a pour effet de faire de l’Afrique du Sud, ne serait-ce que dans le domaine de la production normative légitime, un État régional[92]. Le discours de la renaissance africaine est un discours moral de légitimation du leadership continental de l’Afrique du Sud[93]. Il se traduit concrètement par la promotion des valeurs de l’État de droit, de la sécurité économique et humaine. Thabo Mbeki est le chef d’État le plus important du NEPAD, tout comme il en est le principal porte-parole à l’extérieur. La déclaration de l’Union africaine sur les élections, la démocratie et la gouvernance en Afrique, connue sous le nom de déclaration de Durban, contribue au prestige symbolique de l’Afrique du Sud comme lieu de la production normative continentale. De nombreux centres et instituts comme l’Electoral Institute of South Africa (EISA), l’Electoral Independent Commission (EIC), l’Africa Institute of South Africa (AISA), l’African Human Security Initiative (AHSI), etc., sont des structures qui contribuent à la légitimation et au rayonnement de l’Afrique du Sud comme « poste avancé » de la civilité politique internationale.

En suscitant avec succès la création de la CSSDCA et son incorporation dans les programmes d’action de l’Union africaine, le Nigeria tente aussi de se construire la figure d’une puissance morale. Les valeurs politiques consacrées par la CSSDCA étant les mêmes que celles du NEPAD, le Nigeria consolide sa position privilégiée dans le champ des producteurs de normes. Toutefois, le domaine dans lequel le Nigeria construit sa distinction et sa démarcation éthique est celui de la pacification, de la résolution des conflits. Sur ce champ, le Nigeria jouit d’une véritable domination quasi hégémonique en Afrique de l’Ouest et y fait référence pour attester sa probité morale et son altruisme dans le concert africain. C’est ce qui ressort du plaidoyer du Nigeria à la Cour internationale de justice dans le différend qui l’oppose au Cameroun au sujet de la presqu’île de Bakassi : « Le Nigeria n’est pas une nation belligérante ; il n’est pas non plus intéressé par l’expansion de ses frontières au détriment de ses voisins. Au contraire le Nigeria est l’un des pays les plus pacifiques en Afrique, avec une très bonne réputation en ce qui concerne le bon voisinage (peaceful neighbourliness)[94]. » Si l’on tient compte du fait que la résolution des conflits et le maintien de la paix sont des critères d’expression de la puissance post-guerre froide, le Nigeria, pacificateur numéro un en Afrique, est une puissance militaire et morale régionale. Il est une puissance de paix. Et une puissance de paix est une puissance morale.

D’autres États africains se bousculent pour présenter leurs lettres de créance éthique au continent et investissent le terrain de la lutte contre le terrorisme : Sénégal, Égypte, Algérie. Un Centre d’étude et de recherche sur le terrorisme voit le jour à Alger sous la bannière de l’Union africaine. Quoiqu’ils aient des régimes réputés durs et très peu démocratiques, ces pays tentent de capter les bénéfices symboliques de la présentation au monde d’un visage « civilisé » en investissant le comité de mise en oeuvre du NEPAD.

Le cadre éthique du jeu de la puissance (symbolique)

Le jeu interétatique africain est fortement structuré autour de la production des normes éthiques légitimes et des standards de comportement qui doivent gouverner les conduites internationales des États. Aussi les normes de la civilité politique continentale sont-elles des produits de la compétition entre acteurs étatiques qui se dotent d’un dessein messianique. Sur une toile de fond où la puissance se doit d’être sensée[95], les États africains aspirant à un rôle de leadership à l’échelle régionale ou alors à la position de relais de l’influence morale des grandes puissances internationales investissent le champ de la production normative légitime. L’éthique devient ainsi, dans les relations internationales africaines, un site de transactions à la fois collusives et collisives entre acteurs étatiques aux attentes et aux finalités diverses.

La détermination des normes politiques continentales légitimes a engagé les « grands » États africains dans une lutte acharnée pour l’hégémonie morale. Dès 1999, la Libye, cherchant à se repositionner sur la scène continentale et internationale, tente de troquer son casque de parrain et de « poste avancé du terrorisme international » contre celui de leader politique continental, par le lancement de l’Union africaine. La Libye se veut alors le siège de la conscience africaine et le pays qui impulse la marche vers l’unité véritable du continent, ce qui constitue une valeur au regard de la tendance internationale aux grands regroupements. Par ailleurs, les valeurs politiques sur lesquelles se bâtit l’Union africaine, à savoir l’État de droit et les droits de l’Homme, la démocratie et la bonne gouvernance, l’égalité entre les sexes, font de l’Union africaine le lieu de la mise en oeuvre effective du changement dans la société internationale africaine. C’est ce qu’on va appeler l’esprit de Syrte, ville désormais symbole de la « nouvelle Afrique[96] ». Les valeurs du regroupement et de l’intégration sont mobilisées et mises au service de la distinction symbolique de la Libye sur la scène africaine. C’est sur ce même terrain de l’éthique politique que va aussi se jouer le déclassement symbolique de la Libye sur la scène continentale. En effet, pour un certain nombre d’enjeux continentaux majeurs comme la relocalisation du siège de l’Union africaine, la Libye, initiatrice du projet et candidate à l’accueil du siège de la nouvelle organisation continentale, a été déclassée pour des raisons d’une vie politique interne monarchique et patrimoniale. De même, elle a perdu la bataille engagée à propos de l’accueil du sommet en vue du lancement de l’Union africaine au profit de l’Afrique du Sud de Thabo Mbeki. La communauté diplomatique africaine a en effet estimé que la Libye n’incarnait point les valeurs politiques promues par l’Union africaine et ne pouvait par conséquent prétendre à l’avantage symbolique de l’accueil du sommet inaugural de la nouvelle organisation continentale[97].

Dans le même temps, l’Afrique du Sud lance, sur l’initiative de Thabo Mbeki alors vice-président de la République, une politique de conquête éthique du continent à partir de l’idéologie de la renaissance africaine. La renaissance africaine est un « appel au renouveau de l’Afrique », un appel à la rupture avec la longue tradition de l’autoritarisme, de la dictature et des violations massives des droits de l’homme qui ont jusque-là caractérisé la vie politique africaine.

L’Afrique n’a nul besoin de criminels qui accèdent au pouvoir en massacrant des innocents, comme le font les bouchers de Richmond, au Kwazulu-Natal. Elle n’a pas besoin de ceux qui [...] n’ont pas accepté que le pouvoir soit légitime et servent les intérêts du peuple [...] L’Afrique n’a pas besoin non plus de gangsters qui gouvernent en usurpant le pouvoir par des élections frauduleuses, ou en l’achetant par des pots-de-vin et la corruption [...] L’Afrique ne pourra pas se renouveler tant que ses élites ne seront qu’un parasite du reste de la société, usant et abusant d’un pouvoir autoproclamé. Tant qu’il en sera ainsi, notre continent restera en marge de l’économie mondiale, pauvre, sous-développé et incapable de décoller[98].

La renaissance africaine est au demeurant un discours de légitimation internationale de l’Afrique du Sud comme puissance morale du continent. La philosophie de la renaissance africaine sous-tend la rédaction du programme du millénaire pour le redressement africain (MAEP), stratégie d’accélération du développement de l’Afrique proposée par le président sud-africain Thabo Mbeki. Ce programme constitue le plan économique de l’idéologie de la renaissance africaine.

De son côté, le Sénégal, qui a souvent joui d’une influence culturelle et intellectuelle considérable depuis l’époque où la négritude senghorienne constituait le point de ralliement de l’intelligentsia africaine, s’engage dans le jeu de la puissance morale par la proposition du Plan Oméga. Stratégie de développement accéléré et harmonieux de l’Afrique, le Plan Oméga positionne le Sénégal comme acteur majeur dans la production des références légitimes de développement. En 2001, le Plan Oméga et le Plan du millénaire pour le redressement de l’Afrique fusionnent enfin pour donner naissance à la nouvelle initiative africaine rebaptisée quelque temps plus tard Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique. À la faveur des attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Centre à New York et le Pentagone à Washington, le président sénégalais prend une fois de plus la tête de la lutte contre le terrorisme en Afrique. Jouant à fond la carte de relais de la politique internationale antiterroriste des États-Unis en Afrique, le Sénégal tente de se positionner comme le champion de la promotion de la sécurité collective. Sous la houlette de ce pays, une « Convention de l’OUA sur la prévention et la lutte contre le terrorisme » est finalement élaborée puis adoptée. Il est intéressant de souligner ici la relative autonomie du « soft power » par rapport au pouvoir militaire (hard power) et au pouvoir économique. En dépit de ses déficits militaire et économique, le Sénégal jouit d’une influence symbolique qui en fait un acteur majeur des nouvelles relations internationales africaines. C’est en quelque sorte la figure de l’influence sans sens ni puissance évoquée par Zaki Laïdi à propos du Japon[99].

Ne voulant pas laisser à l’Afrique du Sud, à la Libye et au Sénégal le monopole de la production des normes continentales clés, le Nigeria, pour sa part, appuie la création de la CSSDCA. Le pays en assure d’ailleurs en grande partie le financement. Il s’agit là d’une stratégie de contre-balancement de l’influence sud-africaine sur le NEPAD.

Le NEPAD et son mécanisme d’évaluation des pairs ont aussi constitué un enjeu des luttes entre États pour ce qui est de sa mise en oeuvre et de la dévolution de son pouvoir de contrôle et d’évaluation des pairs. Le NEPAD a consacré à l’échelle continentale des États moraux qui se devaient, en cette qualité, de contrôler et d’évaluer les autres. Le comité de mise en oeuvre du NEPAD était constitué originairement de cinq chefs d’État, notamment Olusegun Obasanjo (Nigeria), Abdelaziz Bouteflika (Algérie), Thabo Mbeki (Afrique du Sud), Hosni Moubarak (Égypte) et Abdoulaye Wade (Sénégal). En conséquence, entre les États alliés dans la promotion du NEPAD, la compétition et la rivalité sont rudes sur le plan de la captation des avantages symboliques et matériels liés au patronage de l’initiative. Les États qui font partie de ce comité forment en quelque sorte le « conseil de sécurité humaine et éthique » du continent. Ils font néanmoins face à la résistance des autres puissances étatiques qui prennent de plus en plus leurs distances par rapport aux États dirigeants du NEPAD. D’abord l’auto-évaluation sur le plan politique est rejetée par les États au profit de celle uniquement économique[100], ensuite l’Afrique du Sud et le Nigeria s’opposent sur la détermination des mécanismes et des procédures de l’évaluation des pairs ainsi que sur l’instance internationale qui doit abriter le mécanisme. Tandis que Thabo Mbeki veut s’inspirer du Projet de gouvernance de la CEA et lui confier la compétence évaluative, Olusegun Obasanjo souhaite une intégration du mécanisme d’évaluation dans la Commission de l’Union africaine, l’enjeu étant que le NEPAD ne puisse pas fonctionner comme une structure d’évaluation autonome et donc de manière parallèle à l’Union africaine, car la très forte influence de l’Afrique du Sud dans le processus a laissé l’impression d’un contrôle et d’une pression exercés par ce pays sur les autres.

Civilité politique et nouvelle position internationale de l’Afrique

L’éthique n’a pas seulement conduit à une restructuration interne de l’ordre international africain. Elle a aussi été, à bien des égards, un facteur de modification et de reclassement — ne serait-ce que symbolique — de la place de l’Afrique dans le concert des nations. Étant donné que la civilisation politique internationale prend en Afrique le sens d’une dynamique processuelle qui marque une évolution qualitative dans l’organisation et le fonctionnement des États, elle ne pouvait être pour le continent qu’un cadre de réaffirmation internationale, d’imposition de sa reconnaissance au sein des « nations civilisées ». La réaffirmation éthique de l’Afrique sur la scène mondiale affecte positivement sa perception et son classement international et renforce dans le même temps la capacité internationale du continent.

Éthique et reclassement international de l’Afrique

La conversion de l’Afrique à la civilisation politique libérale a conduit à une révision des imaginaires internationaux à travers lesquels elle était pensée, ainsi qu’à une mutation (relative) des catégories traditionnelles de sa perception et de son classement. De même, sa relation avec le monde s’est restructurée autour de nouvelles pratiques politico-diplomatiques. Sans chambouler totalement le modèle du « dressage » et de la « domination »[101] qui a marqué le commerce de l’Occident avec l’Afrique, ces nouvelles pratiques traduisent néanmoins ce qu’on peut appeler la nouvelle posture internationale de l’Afrique.

L’Afrique fait l’objet d’une mutation symbolique importante sur le plan international. Contre une vision traditionnelle apocalyptique et sauvage que les hypothèses de la « négrologie[102] » et de la « nécropolitique[103] » tentent de perpétuer, une vision plus positive du continent s’affirme et se répand à l’échelle internationale. Aux États-Unis, on estime désormais que « l’Afrique compte[104] », raison pour laquelle Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’État américaine, estimait naguère « qu’il est temps, pour le peuple des États-Unis, d’avoir un nouveau chapitre des relations avec les peuples d’Afrique[105] ». Les États-Unis voient en Afrique « un nouvel esprit d’espoir et d’accomplissement [qui] se répand à travers le continent[106] ». Ainsi est particulièrement célébrée à Washington la « nouvelle génération de dirigeants africains [...] déterminés à réaliser l’autonomie, l’éradication de la pauvreté [...], une bonne gestion gouvernementale, l’établissement de structures durables et l’élaboration des solutions africaines à des problèmes africains[107] ». En Europe, l’Afrique est également perçue comme un continent en pleine mutation et dont la valeur politique et stratégique à l’ère de la mondialisation s’accroît considérablement. C’est ainsi que la France « s’ouvre plus que jamais à l’ensemble de l’Afrique » et « modernise ses relations avec le continent », en se situant dans la perspective de la « non-ingérence, sans désengagement[108] ». La « Commission pour l’Afrique », créée au printemps 2004 par le gouvernement britannique, diffuse elle aussi la vision et l’image d’une « Afrique [qui] change » :

Ces dernières années, les conflits ont été beaucoup moins nombreux que pendant les années 1980 et beaucoup plus de gouvernements africains ont été élus aussi. L’Union Africaine (UA) apporte une nouvelle direction politique. Par le biais du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD), et de multiples autres façons au niveau national, l’Afrique prend ses problèmes économiques et sociaux en main et, d’après les indices de la Banque mondiale, la gouvernance s’est améliorée plus vite en Afrique que dans la plupart des autres régions du monde en développement[109].

Ce changement profond et positif de l’Afrique conduit la Commission à conclure « qu’il est temps que la communauté internationale soutienne les efforts de l’Afrique et unisse ses forces, à beaucoup plus grande échelle, pour aider l’Afrique à surmonter les obstacles auxquels elle fait face[110] ».

La mutation symbolique de l’Afrique sur la scène internationale induit celle des pratiques internationales dirigées vers le continent. Le paradigme coopérationnel qui a déterminé les relations entre l’Afrique et l’Occident a progressivement laissé la place à celui du partenariat. Ainsi, le partenariat structure désormais la nouvelle politique internationale de coopération avec l’Afrique. Le partenariat renvoie à la reconnaissance ainsi qu’à la consécration de l’égalité mutuelle dans l’agir en commun. La symbolique du partenariat est celle de la reconsidération de l’autre, de l’affirmation du partage avec ce dernier d’un ensemble de valeurs et de codes qui permettent la communication, l’échange et, surtout, l’action commune. Le partenariat est ainsi devenu le cadre préféré du commerce international avec l’Afrique. La loi américaine sur le commerce et les possibilités économiques en Afrique (AGOA) repose sur la philosophie du partenariat. Le rôle de la « Commission [britannique] pour l’Afrique » est de « travailler en partenariat avec l’Afrique[111] ». L’Union européenne et les pays de la région ACP interagissent à l’intérieur d’un partenariat qui se veut égalitaire et mutuellement bénéfique. Si la symbolique du partenariat ne semble pas encore induire une véritable action de partenariat, on remarque davantage l’effet de la culture d’attente et de la prise en charge de certains États africains qui ne semblent pas aptes à assurer leur part de responsabilités dans la relation partenariale.

L’Union africaine a, elle aussi, choisi le partenariat comme cadre de coopération avec le reste du monde. C’est dans un tel partenariat que l’Afrique est en train de modifier sa place dans le concert des nations développées. Elle est ainsi de plus en plus invitée aux rencontres du G8. Au sommet de Kannaskis en Alberta (Canada), le G8 a consacré toute une session de travail au NEPAD et un plan d’action des pays les plus industrialisés en faveur de l’Afrique a été élaboré au sommet de Gênes en Italie. Il s’agit d’une première dans les sommets du G8, qui exprime « la volonté des pays les plus industrialisés d’apporter leur appui pour aider l’Afrique à sortir de la crise et à retrouver une croissance forte et dynamique lui permettant de s’insérer de manière compétitive dans l’économie mondiale[112] ». Les grandes institutions de financement du développement comme le FMI, la Banque mondiale et le PNUD ont adhéré et incorporé le document dans leur stratégie d’appui et d’accompagnement des efforts de développement de l’Afrique.

Éthique et renforcement de la capacité internationale de l’Afrique

C’est à la faveur de son passage à la civilité politique libérale que l’Afrique a également révisé son discours et son action internationale dans le sens du renforcement de son autonomie. Sans aller jusqu’à dire que l’Afrique pèse désormais d’un poids plus substantiel dans les affaires du monde, il reste qu’elle ne fait plus l’économie de ses points de vue sur la marche des affaires du monde.

Dans le contexte du passage à la civilité politique internationale, il y a une réappropriation par les leaders africains du modèle de la gouvernance démocratique pour mieux construire une politique propre, autonome, et pour solidifier leur capacité de négociation. Le NEPAD s’inscrit dans une reprise par l’Afrique de l’initiative en matière de développement. À la différence du mouvement du non-alignement où l’Afrique et le reste du tiers-monde tentaient en vain de se démarquer de la division bipolaire du monde, le « Nouveau partenariat pour le développement » proposé par l’Afrique au monde se fait dans un alignement total derrière l’économie de marché. Mais il s’agit d’un alignement critique dans lequel le continent discrimine, émet des réserves, formule des revendications, élabore et propose des alternatives. L’Afrique revendique une part de l’initiative et de l’accomplissement en rappelant que le développement est un processus de « responsabilisation et d’autosuffisance » : « Sur tout le continent, les Africains déclarent qu’ils ne se laisseront plus conditionner par les circonstances, [qu’ils] détermineron[t] [leur] propre destinée et [...] feron[t] appel au reste du monde pour compléter [leurs] efforts[113] ».

Ce discours d’affirmation de l’autonomie, de la responsabilité et de l’appropriation des initiatives de développement est bien reçu par la communauté internationale qui a consenti à laisser l’initiative aux Africains. Ainsi, en raison du progrès de l’État de droit et de la démocratie représentative et participative dans les pays africains, la « Commission pour l’Afrique » affirme que son défi « consiste à présenter des propositions complètes, cohérentes et pratiques de mesures pouvant être prise par la communauté internationale et pouvant, sous la direction de l’Afrique, accélérer la croissance et le développement durable en Afrique[114] ».

Conclusion

Au demeurant, la civilisation démocratique des moeurs, des comportements et des standards politiques est une tendance lourde de la vie internationale africaine. Que les relations internationales africaines soient inscrites dans une dynamique de civilité voudrait précisément dire qu’elles font l’objet d’une régulation normative qui transcende les sacro-saintes règles du respect de la souveraineté nationale des États et de la non-ingérence dans les affaires intérieures. Dans le cadre de cette étude, la civilisation politique internationale africaine a été appréhendée à partir de l’État de droit, des droits de la personne, de la démocratie et de la gouvernance. Il s’agit des valeurs qui ont la cote dans les relations internationales continentales et qui transcendent les frontières souveraines des États. L’affirmation extra-souveraine de ces normes de civilité politique et leur situation en dehors du domaine réservé ou des affaires intérieures des États en font des normes sinon supra-, du moins transétatiques, qui s’imposent aux États. Toutefois, ces normes ne s’imposent pas de la même manière à tous les États. Si certains en font des règles de la pratique politique, d’autres, par contre, s’y réfèrent tout simplement comme à des masques de dissimulation des pratiques politiques décivilisées. Dans l’un et l’autre cas, la civilité politique exerce une hégémonie symbolique sur les États. Elle semble dès lors s’inscrire dans l’ordre du nécessaire, de l’inéluctable. L’inéluctabilité n’emporte cependant pas effectivité et adhésion spontanée ou à l’amiable ; elle renvoie à l’accomplissement d’un projet qui reste encore obéré par des pesanteurs sociales et politiques liées pour l’essentiel à la difficile adéquation entre État de droit et traditions politiques légitimes des États. Néanmoins, la civilisation démocratique semble aujourd’hui sans frontière et la politique internationale africaine ne peut que s’y inscrire.