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Richard Simeon constate que la plupart des travaux sur le fédéralisme canadien ont été marqués par une trop grande implication des chercheurs sur les questions politiques du moment. Dans ce cadre, ceux-ci se sont souvent trouvés au centre de grandes controverses politiques ou constitutionnelles, comme dans le cas des discussions qui ont entouré les accords du lac Meech et de Charlottetown. C’est dans cette perspective que R. Simeon affirme que « peu d’analystes du fédéralisme se sont contentés de demeurer de simples observateurs » et que « les analyses touchant le fédéralisme furent construites autour des crises qui ont affecté ce système politique » (p. 2). En analysant quatre périodes spécifiques de l’histoire politique canadienne (1930-1960, 1960-1980, 1980-1990 et 1990 à nos jours), R. Simeon entend défendre la thèse selon laquelle il n’existerait que peu de liens entre les idées étudiées à deux périodes successives, ce qui aurait empêché les chercheurs canadiens de proposer des théories générales portant sur le fédéralisme.
La grande crise de 1929 a marqué le début de la première vague d’études sur le fédéralisme canadien, dont les thèses s’orientaient vers une centralisation du régime. Considérant les changements radicaux que les gouvernements devaient entreprendre pour rétablir l’économie canadienne, plusieurs chercheurs ont vu dans le fédéralisme un obstacle à la réalisation de politiques visant à développer des services sociaux essentiels au contexte de crise et l’émergence de l’État-providence. Ces critiques ont d’ailleurs été orientées en fonction de différentes approches que R. Simeon juge important de rappeler. Ainsi, Norman Rogers et F.R. Scott ont cru que les interprétations juridiques de la Constitution qui ont favorisé les provinces ont empêché le gouvernement fédéral de mettre en place les mesures nécessaires pour contrer la crise. D’autres, comme Frank Underhill, ont utilisé une approche axée sur l’économie politique et prétendu que le fédéralisme était dominé par de petits groupes qui utilisaient les arrangements fédéraux pour maintenir leurs intérêts particuliers.
Ces différentes tendances ont été explorées en profondeur dans le cadre de la Commission Rowell-Sirois, dont deux des cinq membres étaient des politologues. Même si cette commission s’est montrée sensible à l’égard de l’autonomie provinciale, l’auteur mentionne que ses orientations générales tendaient vers la centralisation du fédéralisme (p. 11). La construction de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale n’a fait qu’accentuer cette tendance ; c’est ce qui fait dire à l’auteur que le vaste consensus qui prévalait parmi les chercheurs de cette période était que la modernisation du pays et la centralisation du système allaient de pair. Pour eux, la croissance de l’État-providence nécessitait des initiatives et des standards nationaux, largement conçus et financés par le gouvernement central (p. 13).
Selon Simeon, les années 1960-1980 ont marqué une rupture radicale avec la période précédente sur le plan des préoccupations des chercheurs. En effet, alors que la période d’après-guerre avait institué des échanges de plus en plus fréquents entre le gouvernement fédéral et les provinces, ces relations sont devenues un moyen pour les provinces de manifester leurs différences et leurs revendications. Ainsi, alors que la première période n’avait touché que superficiellement aux questions des tensions régionales et territoriales, les années 1960-1980 en ont fait un thème dominant. Comme Richard Simeon le mentionne, les régionalismes et les disparités linguistiques sont devenus des thèmes dominants au cours de cette période (p. 14).
Loin de voir cette tendance sous un angle archaïque, comme ce fut le cas pendant la période précédente, certains intellectuels, comme Alan Cairns, ont même écrit qu’il s’agissait d’un trait positif définissant la société canadienne. Le terme province-building a même remplacé la notion plus péjorative de « régionalisme » et l’on a accordé une attention particulière au rôle joué par les élites politiques et économiques qui étaient à la source du développement des provinces (p. 17). Le cas de la Révolution tranquille au Québec constitue un bon exemple à cet égard. C’est également au cours de cette période que les chercheurs canadiens ont commencé à porter une attention particulière au « cas québécois » ainsi qu’aux différences linguistiques du pays. D’ailleurs, les travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme ont permis à la plupart des chercheurs canadiens de s’impliquer dans les débats de l’heure. Alors que les travaux scientifiques avaient mis l’accent sur le province-building et les tensions entre les gouvernements fédéral et provinciaux durant les années 1960-1980, la troisième période du fédéralisme canadien (1980-1990) a vu un changement dans les préoccupations des analystes. Avec l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés, R. Simeon fait remarquer que certains auteurs ont cru que les différences politiques issues du fédéralisme deviendraient rapidement obsolètes et que l’accent se déplacerait vers les nouvelles identités institutionnalisées par la Charte. Toutefois, bien que l’auteur croie que ces craintes étaient exagérées, il n’en reste pas moins que la Charte a eu des effets importants sur les travaux des chercheurs canadiens et qu’elle a été perçue comme un défi au fédéralisme. Pour Simeon, la Charte a fait en sorte que les relations ne s’établiraient plus uniquement entre les gouvernements, mais aussi entre les citoyens et leurs gouvernements (p. 24). Les droits accordés par la Charte à certains groupes, comme les Autochtones, les femmes ou les groupes ethniques, ont permis d’élargir les études sur le fédéralisme à d’autres aspects, comme en font foi les travaux de Charles Taylor ou de Reginald Whitaker sur les questions de l’identité, de l’égalité, de la démocratie et de la représentation (p. 24-25).
La dernière période, qui s’étend du milieu des années 1990 à nos jours, serait marquée par la question des changements administratifs qui n’affecteraient pas la Constitution, à la suite des échecs retentissants des accords constitutionnels de Meech et de Charlottetown. Devant la situation financière désastreuse des gouvernements et l’accélération de la mondialisation, un intérêt s’est développé pour les implications de la fiscalité canadienne, pour la chute des transferts fédéraux aux provinces et pour les répercussions de la mondialisation sur le fédéralisme. C’est aussi à partir de ce moment que l’auteur note un intérêt croissant de la part des chercheurs pour les études comparées entre le fédéralisme canadien et d’autres fédérations. Comme il l’indique, les chercheurs ont constaté que le Canada est membre de la catégorie plus large des États multinationaux et qu’il peut s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, tout en contribuant à certains débats (p. 30).
À travers les quatre périodes du fédéralisme canadien, R. Simeon croit que les chercheurs ont appuyé leurs évaluations du fédéralisme sur trois approches, à savoir l’approche de la culture politique (ideas), l’approche de l’économie politique (interest) et l’approche institutionnelle (institutions). Par contre, malgré cette diversité dans les méthodes d’analyse du fédéralisme canadien, il croit qu’il n’existe aucune approche qui puisse à elle seule fournir une analyse complète de la dynamique complexe des systèmes fédéraux (p. 39). Bien que nous en sachions beaucoup sur certaines questions inhérentes au fédéralisme canadien, d’autres aspects n’ont pas encore été abordés. C’est ce qui, selon lui, confirme la thèse voulant qu’aucune théorie générale du fédéralisme n’ait pu émerger depuis la décennie 1930. Ainsi, les chercheurs canadiens n’auraient participé que faiblement à l’étude de questions touchant les comparaisons entre le régionalisme et le fédéralisme canadien et les autres fédérations à travers le monde. Comme l’auteur le soutient, ces chercheurs n’ont pas écrit sur le fédéralisme, mais uniquement sur le fédéralisme canadien (p. 41).
Mais dans quelle mesure ce livre nous renseigne-t-il sur le fédéralisme canadien ? Nul doute que l’auteur offre une synthèse rapide, mais efficace des études réalisées sur le fédéralisme canadien depuis les soixante-dix dernières années. Cependant, en se concentrant uniquement sur les chercheurs qui ont écrit en anglais sur cette question, il semble indéniable qu’un tel choix, motivé par des raisons plus ou moins claires, porte ombrage à une partie extrêmement importante de la littérature, francophone, sur le sujet. En ce sens, derrière ces deux solitudes intellectuelles, l’auteur se prive d’éléments qui pourraient enrichir notre compréhension et notre appréciation normative de cette forme d’organisation étatique qui se maintient, malgré ses hauts et ses bas, depuis 1867.