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L’objectif de cet ouvrage est, pour reprendre les termes de son auteur, de « faire l’histoire d’une population », en l’occurrence la population canadienne, ce qui signifie, nous est-il rappelé, « faire de la démographie sociale à long terme » (p. 11). Il s’agit là d’un objectif particulièrement ambitieux, non seulement parce que, par définition, le champ à couvrir est vaste (depuis la préhistoire, la population canadienne a connu bien des « métamorphoses »), mais aussi parce que, comme le rappelle l’auteur, en matière démographique, « les relations de cause à effet sont bien difficiles à démontrer ». Sur ce point, il faut donc être modeste : le mieux que l’on puisse faire c’est « placer les faits de population en contexte ». Telle est précisément la perspective adoptée par l’auteur.
L’ouvrage comporte deux parties, de nature et de longueur différentes. La première est consacrée aux « grandes étapes de la métamorphose » et présente, en une cinquantaine de pages, les événements et les mouvements démographiques majeurs qu’a connus le territoire canadien depuis le mésolithique jusqu’à aujourd’hui (chapitres un à quatre), ainsi que les tendances fondamentales que l’on peut dégager pour les cinquante prochaines années (chapitre cinq). La deuxième partie, qui s’étend sur près de 220 pages, porte sur les phénomènes majeurs qui ont modifié la démographie et la société canadiennes au vingtième siècle.
Décrire en quelque 50 pages l’histoire de la population canadienne pour une période s’étendant sur des dizaines de milliers d’années ne peut évidemment se faire qu’à très gros traits. Le chapitre un est intitulé « Le passage du mésolithique à l’âge de fer », mais – malgré son titre… – traite essentiellement des dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, ces deux derniers siècles faisant également l’objet des deux brefs chapitres suivants (chapitre deux : « Le déferlement des Britanniques : 1760 à 1860 » ; chapitre trois : « L’attrait des États-Unis : 1860-1900 »). Les chapitres quatre et cinq présentent respectivement les « Étapes majeures du XXe siècle » et les principaux résultats des prévisions démographiques pour « Le demi-siècle qui vient ». Décrire en quelques dizaines de pages l’évolution d’une population sur une très longue période exige évidemment de faire des choix. Ceux que propose J. Henripin nous semblent judicieux. Grâce au style alerte qui caractérise ce dernier, la lecture de cette première partie met le lecteur en appétit, car la pièce de résistance se trouve en fait dans les quelque 220 pages consacrées au vingtième siècle.
La structure de cette deuxième partie est assez traditionnelle sur le plan de la démographie. Après avoir examiné l’évolution des effectifs (chapitre six) et de la structure par âge (chapitre sept), l’auteur analyse successivement l’évolution de la mortalité (chapitre huit), de la fécondité (chapitres neuf et dix), de la famille (chapitre onze) et de la migration (chapitre douze). Un bref aperçu de la diversité culturelle termine cette partie. On remarquera l’importance accordée à la fécondité et à la famille (trois chapitres sur huit), ce qui reflète sans doute la prédilection que J. Henripin a manifestée pour ce domaine pendant sa longue carrière de chercheur. On a beau être, comme le clame la quatrième page de couverture, le « plus ancien routier de la démographie au Canada », on ne peut couvrir avec la même expertise tous les phénomènes démographiques.
Le titre attribué par l’auteur à chacun des chapitres exprime généralement très bien le résultat principal dégagé dans ces chapitres. Aussi, en intitulant le chapitre six « Comment la population canadienne s’est multipliée par six… ou presque », l’auteur résume-t-il excellemment la remarquable croissance de la population canadienne de 1901 à 2001. Il est cependant regrettable que la discussion sur les inégalités régionales de cette croissance soit entachée de certaines négligences. Ainsi, la contribution de l’exode rural n’est guère développée : J. Henripin se contente de signaler que « ce phénomène a été substantiel jusque vers 1970 » (p. 84) et, quand on examine un peu plus la période 1976-1996, on se rend compte qu’il se limite aux migrations entre villes et entre régions rurales, sans analyser les migrations entre régions urbaines et régions rurales.
Certains de ses commentaires relatifs à la croissance urbaine sont surprenants. Ainsi, les constatations que le nombre de « grandes » villes (celles de plus de 100 000 habitants) est passé de deux en 1901 à 25 aujourd’hui et que le pourcentage de la population canadienne résidant dans ces grandes villes est passé de 9 % à 62 %, amènent J. Henripin à la réflexion suivante : « Cela fait beaucoup de Canadiens qui doivent prendre quotidiennement l’autobus, la voiture […] pour vaquer à leurs occupations. Et beaucoup qui sont branchés sur la radio, la télévision, le téléphone […] » Doit-on donc penser que les personnes qui résident dans les villes de moins de 100 000 habitants ou dans les régions rurales utilisent moins leur voiture ou n’ont pas accès à la radio, à la télévision, au téléphone ?
L’intitulé du chapitre sept, consacré à la structure par âge, n’est pas anodin. En annonçant qu’il traitera des « Jeunes, adultes et vieux », J. Henripin manifeste – une fois de plus – son refus du langage « politiquement correct ». En parlant de « vieux » plutôt que de personnes âgées, il entend ne pas respecter ce qu’il considère une « pudibonderie verbale » (p. 93). Mais en faisant référence aux « vieux », il souligne également une des caractéristiques principales de l’évolution de la population canadienne au cours du vingtième siècle, et particulièrement au cours des quatre dernières décennies, à savoir son vieillissement très rapide (surtout au Québec). En insistant sur le fait que l’immigration internationale ne peut ralentir ce vieillissement que de manière « relativement modeste » (p. 107), conclusion d’ailleurs partagée par l’ensemble de la communauté des démographes, l’auteur adopte également un discours politiquement très peu « correct », puisqu’un des postulats explicites de la politique canadienne d’immigration est que celle-ci permet de rajeunir la population.
Le chapitre huit est consacré à la mortalité et son contenu est très logiquement résumé par son titre, « Les victoires contre la mort ». Ces victoires ont conduit à une augmentation remarquable de l’espérance de vie à la naissance, qui a plus que doublé en un siècle et demi. On notera que l’auteur définit un peu rapidement cette espérance de vie : celle-ci n’est « l’âge moyen auquel décéderont ceux qui viennent de naître » (p. 108) que si l’on suppose que les risques de décès (à chaque âge) ne changeront pas. Or, tout le chapitre huit démontre précisément à quel point ces risques de décès ont changé… Comme ces risques ont tendance à diminuer, l’espérance de vie sous-estime l’âge moyen auquel décéderont les nouveau-nés. Certaines sections de ce chapitre auraient nécessité une mise à jour : l’analyse des causes de décès s’arrête en effet à 1981 et celle consacrée à l’inégalité sociale devant la mort utilise des résultats portant sur l’année 1976, voire les années 1950-1954…
Les deux chapitres suivants traitent de la fécondité. Le chapitre neuf décrit son évolution (« Les nouveau-nés : de l’abondance à la sous-fécondité »), en soulignant l’importance du baby boom et de l’actuel baby bust et en mettant en relief les différences entre provinces et types d’habitat, selon l’état matrimonial, la langue maternelle, l’origine ethnique, la religion et le niveau de scolarité. Le chapitre dix présente « quelques éléments d’interprétation » de cette évolution, basés sur l’analyse des différences entre groupes (linguistiques, religieux, socioprofessionnels, etc.) et sur diverses théories économiques (Gary Becker, Richard Easterlin) ou sociologiques (Louis Roussel), sans oublier le rôle des facteurs immédiats de la procréation (la vie conjugale et les moyens de limiter le nombre de naissances). À la lecture de ces deux chapitres, on se rend compte que l’auteur parle d’abondance et est bien plus à l’aise dans l’analyse de la fécondité que dans celle des autres phénomènes démographiques.
L’intérêt privilégié accordé à la fécondité se manifeste également au chapitre onze, consacré à la « mutation de la famille ». Si les démographes s’intéressent à la famille (essentiellement la famille nucléaire), c’est fondamentalement en raison des deux fonctions majeures remplies quasi exclusivement par celle-ci : la transmission de la vie et l’éducation des enfants. La famille, la nuptialité et la divortialité ne sont pas des phénomènes démographiques au même titre que la fécondité, la mortalité et la migration. Elles interviennent parce qu’elles conditionnent les phénomènes démographiques de base, surtout la fécondité : jusqu’à un passé assez récent, dans la plupart des sociétés, la nuptialité était d’ailleurs la condition de la fécondité.
La maîtrise manifestée par J. Henripin lorsqu’il analyse la fécondité se retrouve donc presque naturellement dans le chapitre qu’il consacre à la famille. Après avoir rappelé les difficultés que pose la définition de ce concept et souligné que « le mariage est encore le premier acte majeur qui fonde une famille nouvelle, du moins dans l’ensemble du Canada » (p. 183), il remarque que cela n’est plus vrai pour le Québec, qui est passé à « l’ère des mariages “sans papiers” ». En fait, on y observe une double tendance : on vit moins en couple et, quand on le fait, on utilise de moins en moins le mariage formel. En 1996, les deux tiers des couples québécois dont la femme a 20-24 ans vivent en union libre. Après avoir rappelé la distinction entre famille et ménage (ce dernier étant l’ensemble des personnes qui partagent un logement), l’auteur analyse la transformation de la famille en étudiant successivement les ruptures d’union, les familles monoparentales, les familles recomposées et les parcours conjugaux récents et termine ce chapitre en s’interrogeant sur le sort des enfants et le partage des rôles entre conjoints.
Comme le rappelle J. Henripin, la migration est devenue, à cause de la sous-fécondité chronique et de la baisse de l’accroissement naturel (excédent des naissances sur les décès), le facteur dominant de l’évolution de la plupart des sociétés dites développées. Cela n’empêche pas les démographes de continuer à traiter la migration comme « le parent pauvre » de leur domaine d’analyse. Le chapitre consacré aux migrations illustre bien cette négligence. En moins de trente pages, on y traite aussi bien des migrations interprovinciales que des migrations internationales. Et cette analyse est parfois fondée sur des données très fragiles.
Ainsi, pour étudier l’évolution de la migration interprovinciale au cours du vingtième siècle, l’auteur compare la province de naissance à la province de résidence. Il n’avait pas le choix, puisque que ce n’est qu’à partir de 1961 que le recensement nous renseigne sur les migrations intervenues au cours du lustre précédent. Mais, tout en étant conscient des nombreuses limitations de ce type de données, il estime pouvoir « tout de même en tirer quelques traits majeurs » (p. 210) ; parmi ces derniers figure « l’augmentation du pourcentage des “nés dans une autre province” ». Or, une telle augmentation résulte de la méthode adoptée. En effet, plus le temps passe, plus il y a de chances qu’une personne quitte sa province de naissance : il y a donc un processus d’accumulation « automatique » du nombre de migrants. En outre, par définition, une telle méthode ne permet de saisir que la migration des seuls Canadiens de naissance, ce que le titre de la section consacrée à la migration interprovinciale exprime très correctement. Malheureusement, lorsque, après avoir étudié l’évolution de la migration interprovinciale des Canadiens de naissance, J. Henripin passe, dans la même section, à l’analyse des caractéristiques des migrants interprovinciaux depuis 1961, il semble oublier qu’il utilise maintenant des données portant sur la migration de l’ensemble de la population canadienne, et pas seulement des Canadiens de naissance.
La section consacrée aux migrations internationales est plus solide. Elle met bien en lumière les principales caractéristiques de l’immigration internationale : son niveau élevé (sauf pendant la période 1915-1945) qui permet d’affirmer que le Canada est un des pays les plus « accueillants » au monde ; la faible capacité d’attraction du Québec ; les profondes modifications observées depuis les années 1970 dans la structure des immigrants selon l’origine (les immigrants en provenance des pays en voie de développement se substituant aux immigrants d’origine européenne) ; la part importante des réfugiés et des demandeurs d’asile ; la forte concentration des immigrants internationaux dans quelques grandes régions métropolitaines (les trois quarts résidant à Toronto, à Vancouver et à Montréal). Le rôle non négligeable de l’émigration internationale n’y est pas oublié.
L’ouvrage se termine par un chapitre treize consacré à la « diversité culturelle croissante » du Canada. J. Henripin y discute successivement de l’évolution des populations autochtones, des caractéristiques ethniques des non-autochtones, de l’évolution des groupes linguistiques et de « l’allégeance à une religion ». Analyser en quelques pages autant de sujets « politiquement délicats » est tout un défi, que l’auteur relève adroitement. L’étude des groupes linguistiques laisse cependant parfois perplexe. Par exemple, affirmer que « la langue, peut-être surtout la langue maternelle, traduit […] le degré d’adhésion d’une personne à une culture particulière » (p. 252) est très discutable. La langue maternelle réfère à une situation passée, contrairement à la langue au foyer, et lorsque, pour étudier ou prévoir l’évolution linguistique d’une société, on a le choix entre ces deux indicateurs (comme cela est le cas au Canada depuis 1971), il est toujours préférable de privilégier la langue au foyer. La distinction entre langue maternelle et langue au foyer est particulièrement importante dans un pays de forte immigration, lorsqu’il s’agit d’étudier le comportement linguistique des immigrants. À cet égard, l’analyse de J. Henripin est parfois un peu rapide. Ainsi, lorsqu’il affirme que « (au Québec) depuis 1980 environ, les nouvelles vagues d’immigrés de langues tierces s’orientent plus souvent vers le français que vers l’anglais » (p. 254), il aurait pu ajouter que ces immigrés récents proviennent également plus souvent de pays de la francophonie ou dont la langue est proche du français. En d’autres termes, la plus forte capacité d’attraction du français au Québec parmi ces immigrés est peut-être due plus à la politique québécoise d’immigration (qui privilégie l’immigration de « francophonisables ») qu’à la politique linguistique elle-même (Loi 101).
ll en va de même quand il soutient, sans autre précision, que « la métropole montréalaise a participé avec autant de vigueur que l’ensemble du Québec à ce renforcement (de la « prépondérance démographique du français ») [p. 261], alors que toutes les tendances lourdes y conduisent à la baisse du pourcentage de francophones, même à leur « minorisation » dans l’actuelle ville (île) de Montréal. Les effets de la sous-fécondité des francophones et le rôle croissant de l’immigration internationale, majoritairement non francophone, ne peuvent être compensés par les légers gains réalisés dans le domaine de la mobilité linguistique. Très élégamment, et très prudemment, J. Henripin ajoute d’ailleurs que « l’évolution récente favorable à la langue française ne convainc pas tout à fait tout le monde, comme le montrent les inquiétudes du démographe Marc Termote […] ». D’une manière générale, on ne peut d’ailleurs manquer de constater que le choix des références de l’auteur en la matière est plutôt curieux : les nombreux travaux récents de Charles Castonguay et de Michel Paillé ne sont pas mentionnés, alors qu’il utilise à plusieurs reprises des résultats obtenus par Réjean Lachapelle et J. Henripin publiés en 1981 et fondés sur le recensement de 1971…
Malgré plusieurs faiblesses, le bilan global de cet ouvrage est nettement positif. Le lecteur qui désire acquérir une première idée de ce qu’a été l’histoire de la population canadienne y trouvera une multitude d’information et ample matière à réflexion. Le public auquel s’adresse cet ouvrage n’est pas celui des démographes, mais plutôt celui des « esprits scientifiques pas trop pointus » (p. 11). Ceux-ci ne seront donc pas écrasés par une montagne de statistiques ou de considérations méthodologiques et leur lecture ne sera troublée que par quelques rares faiblesses éditoriales. On apprendra par exemple qu’on peut avoir une « aptitude […] à procréer des couples » (p. 22) et on sera surpris qu’il y ait maintenant (grâce sans doute à certaines autorités québécoises chargées de la défense de la langue française) des « Iroquoiens » (p. 55) et des Inuits (alors qu’auparavant Inuit ne prenait pas de s, étant le pluriel d’Inuk). Le lecteur aura par ailleurs des difficultés à saisir ce que J. Henripin entend par « adulte » et « vieux » : selon la figure 7.3 (p. 97), le seuil de la « vieillesse » est tantôt 64 ans révolus, tantôt 65. La qualité de l’ouvrage devrait lui assurer une seconde édition, qui permettra de corriger les petites imperfections tout en donnant à l’auteur l’occasion de mettre à jour ses données.