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« Première civilisation à se définir à partir d’un point cardinal, l’Occident, dans une sorte d’intuition géniale, s’est donné – avec le nom du couchant – la mort pour horizon » (p. 13). S’agit-il de problématiser la civilisation occidentale ? Le sens d’une civilisation n’est pas une donnée empirique. Il ne peut non plus être mesuré ou identifié au rapport instrumental au monde. Qu’est-ce que la civilisation occidentale ? Qu’est-ce qui relie tous ces morts du passé avec tous ces vivants qui naissent jour après jour pour chaque fois, les premiers, embrasser le monde ? Où est la brèche unifiante dans l’apparente désunion ?
Il est un imaginaire, un espace de repères, qui donne sens à « l’Occident ». Cet imaginaire, qui lie une civilisation et lui donne existence, repose notamment sur un legs narratif (p. 26). Cet héritage, véritable ponctuation de l’imaginaire, se trouve dans les livres, là où il a été écrit. Il prend allure d’existence grace à son espace narratif et à sa présence prolongée dans le temps : c’est le récit de l’Occident. L’Occidental n’est pas tel lorsqu’il s’est imbibé pleinement de cet espace-temps narratif ; il s’y identifie négativement et positivement : l’Occidental est tel, car il est la suite de cette narration ; l’Occidental est tel, car il a rompu avec cette narration. En d’autres termes, l’Occident est l’affirmation et la négation d’un imaginaire narratif. L’Occidental, lui, est celui qui a oublié ou qui n’a jamais su son récit. L’Occidental, en un sens, est celui dont l’imaginaire est perdu. C’est la tâche que s’attribue Hentsch, en arpentant le récit de l’Occident, que de rappeler le sens précis de textes indélébiles en les réinterprétant, en les relisant, en leur donnant un sens nouveau : leur nouveau sens originel. Ce faisant, il embrasse nombre de thèmes. Nous nous attacherons ici à un seul d’entre eux, la mort.
Est-il question de mettre l’Occident devant la mort ? L’espace géographique et imaginaire, qui est ici notre souci, se déploie dans le temps et s’aborde par le thème de la mort. La mort, comme question fondamentale de la civilisation, nous met en face de la finitude de toute vie, se pose comme limite du récit. Pourquoi la mort ? Parce que ce rapport négatif à l’existence brille par son absence ; car le moderne apparaît nu devant la mort. La science moderne, seul récit occidental actuellement capable d’aspirer à la légitimité et à la vérité après l’épuisement de l’idée de Dieu, reste muette devant la mort (p. 15). La mort fait pourtant de l’esprit son captif.
Comme par un renversement de situation, chez Hentsch, le récit dépasse la logique. Au coeur de l’Antiquité dont nous nous rappelons, il y eut distinction progressive et profonde entre deux termes recouvrant jadis les mêmes domaines, soit le mythe et la logique ou la science (muthos et logos ; p. 19), attribuant vérité au second et discrédit progressif au premier. Ici, comme en contradiction avec la dichotomie même, le récit prend la forme d’un mode de savoir primordial et essentiel ancré de façon indélébile dans le sens du rapport occidental au monde. La fable et la vérité se rencontrent dans tout discours, même le plus rigoureusement scientifique, et cette écharde à la connaissance parfaite est un stimulant pour le récit. Le récit de l’Occident de Hentsch s’en renforce d’autant plus et arrive à mettre en scène un rapport complexe et multiple avec le monde, justement ce rapport qui ne peut toujours être réduit à des relations causales.
L’acte du récit n’est pas sans être lié à la mort : « Le récit est lui-même la forme classique que prend dans presque toutes les cultures le désir de se continuer. Se raconter, c’est ne pas mourir » (p. 420). L’Occident narratif débute par l’écriture en vue d’outrepasser la mort de son auteur, faisant porter aux lecteurs et aux auditeurs les marques du passé, faisant naître la possibilité d’une suite. Le récit parvient à faire vivre son auteur, bien que dépossédé du sens de ses textes, dans les autres. Il ajoute un paramètre à la collectivité humaine qui le porte. En cette forme du discours loge une sagesse, certes dépréciée, mais une sagesse telle qu’elle ne nous laisse pas seuls et vides devant la mort. Devant le néant de la mort moderne, l’imaginaire occidental n’est pas sans ressources ; au contraire, sa richesse et sa diversité illustrent la chair et le corps d’une véritable culture face à la mort. Le récit de l’Occident est l’envers du déni de la mort ; il tire sa source et trouve sa fin dans la mort. Raconter son odyssée, telle est la tâche que se donne Hentsch.
Pour arriver à sa fin, Hentsch se saisit de plusieurs des grands textes d’auteurs illustres qui se sont partiellement immortalisés en participant au récit de l’Occident, et s’empare de leur suite logique en les traitant selon un ordre parfois non chronologique et en opérant des synthèses relatives à leurs sens. Ainsi se voit-on remis en cause et revisité par le côtoiement de personnages tels que Gilgamesh, Achille, Isaac, Jésus, Socrate, Antigone, Perceval, Don Quichotte ou Hamlet, et de plumes telles que celle de Hésiode, de Platon, de saint Augustin, de saint Marc, de Dante, de Rabelais ou de Descartes.
Hentsch donne corps au récit de l’Occident en plusieurs temps, représentatifs de mouvements imaginaires massifs. Tentons d’y suivre la mort dans les grandes lignes.
Son itinéraire nous plonge d’abord à l’aurore de la narration « occidentale » en soulignant l’importance de la tension entre immortalité et vie mortelle, tension présente tant dans l’Iliade et l’Odyssée que dans le récit le plus ancien, soit L’Épopée de Gilgamesh. Il est question de raconter un premier héroïsme : celui de la renommée comme remède contre la mort et de l’affirmation de la vie, dans leur « splendide gratuité » (p. 37). Achille venge Patrocle dans son invincible courroux et meurt en gagnant une renommée telle qu’aucun autre humain n’en gagnera jamais. Ulysse va jusqu’en terre de Hadès pour s’entretenir avec les morts. Gilgamesh défie l’ordre divin pour sa gloire. Chacun de ces récits tisse un lien entre la condition mortelle du héros et l’impossible immortalité (p. 79) réservée aux seuls dieux. Alors que le mortel se perpétue dans l’ombre de sa chair, le héros applique toute son énergie à nier l’effacement du temps : pour passer outre l’inéluctable mort, le héros s’y expose, s’y livre, paradoxalement seul moyen de vivre, seul moyen d’être raconté. Pour y arriver, il est mis devant une réalité plurielle, complexe, dure et tragique. Tous, à travers leurs épopées, trouvent à l’intérieur de leur mortalité cette immortalité dans les mémoires. Achille en vient à troquer sa vie de chair pour son immortalité. Au contraire, Gilgamesh lutte pour un espoir impossible et finit par valoriser plus que tout ce qui était le plus près de lui et, en même temps, le plus difficile à saisir : sa propre cité vécue au quotidien. Il reste que tous ces personnages s’imbibent du sens tragique de l’existence mortelle.
Ce premier temps narratif verra naître, en continuité et en rupture avec lui-même, un nouvel héroïsme, préfigurant certains des traits les plus importants du legs chrétien : l’héroïsme au service de l’État-un, de la civilisation-une, l’héroïsme à portée religieuse et politique. Énée, rescapé troyen de la guerre, sous la plume de Virgile, symbolise ce moment. En plus de faire avancer la civilisation, sur le plan géographique, d’un pas de plus en direction du couchant, son récit est celui de la vérité univoque, dont le charme ne cessera de croître. Sur ce plan, « L’Énéide amorce une transformation que les récits évangéliques ne vont pas tarder à radicaliser » (p. 37). Ici, la vérité unique prend la forme d’une mission sacrée pour la grandeur de la Rome impériale, annonçant du coup le déclin de la polyvalence comme valeur essentielle à la connaissance : fonder le même pour le dresser devant les forces disparates de l’autre (p. 67). À travers Virgile et aussi la Torah – voire le Banquet de Platon –, un nouvel accent est mis sur la construction du mythe dans son rapport à la connaissance : c’est « l’épreuve de la connaissance » (p. 94). Imprégné du style de l’épopée, le mythe manifestera un intérêt prononcé pour la naissance du monde et pour les sources de la connaissance (p. 93), allant jusqu’à avoir la force de tisser un lien solide entre histoire mythique et histoire nationale. Cette fois, la mort est plus manifestement affrontée par l’unification des imaginaires : c’est la civilisation, la nation, l’identité racontée qui survit à la mort de l’individu.
L’Évangile, d’une importance narrative capitale, porte la tension à un autre niveau en liant la vérité à la mort. À un moment où devient proéminent le charme de la vérité, la particularité du discours évangélique n’est ni de dire le vrai ni de raconter le merveilleux : « c’est de les cheviller l’un à l’autre et de leur donner une finalité dernière » (p. 199). Et s’il est du domaine du possible de « [l]ire l’aventure de Jésus comme une fable, si belle soit-elle […] » (p. 199), la raison d’être elle-même du texte en vient à être esquivée tant le rapport à la vérité est capital. Ce que la philosophie aura été trop faible pour réaliser dans le logos (aussi multiple soit-il), l’Évangile le fera en établissant sa vérité sur le mythe, « [à] ceci près, qui change tout, que ce mythe ne sera jamais considéré comme un mythe » (p. 196). Le Christ, par le récit des témoins de sa vie et de son retour à la vie après la mort, nous prouve le véritable sens de la mort. Un choix est alors mis de l’avant : c’est la vérité ou la mort, l’enseignement du Christ ou la mort. Le Christ meurt pour la vérité. Augustin sacrifie les plaisirs charnels à la vérité (p. 263). Ensemble, le Christ et Augustin sacrifient la multiplicité du sens et parviennent à parfaire l’unicité du vrai. L’imaginaire, pour des siècles, en sera profondément transformé. La force de l’Évangile est certes grande, mais même un tel encouragement à l’univocité est insuffisant pour faire table rase du récit de l’Occident qui lui est antérieur : « [L]e pur plaisir de conter est inextinguible. L’aventure, l’épopée gardent tous leurs droits. À la différence qu’elles se dévoilent désormais sous l’emprise de la vérité chrétienne, qui s’en trouve à son tour aménagée » (p. 263). L’héroïsme et la vérité feront alors ménage dans La Chanson de Roland, dans les Légendes arthuriennes, dans la Divine Comédie. Profitant de l’occasion, Merlin apportera, avec le sang du Christ (p. 326), la vérité toujours davantage vers l’Ouest et le crépuscule.
Le ténébreux dernier temps du livre raconte l’irruption du doute, le récit de quatre ruptures héroïques devant le monument de la vérité, après que Christophe Colomb eut porté avec lui la croix jusqu’en Extrême-Occident (p. 326). « Une moderne vérité s’efforce de remplacer l’ancienne » (p. 329). Ce faisant, elle trace la voie vers sa propre fin. Terminant le récit en se penchant sur des écrits de Descartes, Hentsch repense le passage à la modernité, fort du récit de l’Occident, alors que sous les apparences de la découverte du moyen de la vérité objective s’obscurcissent les questions relatives à la connaissance, à la vérité, au rapport au monde et à la mort, cette mort moderne qui sera peut-être la vôtre et la mienne… « Celui que l’on regarde comme un des principaux penseurs de la modernité, loin d’établir ce qu’on a coutume d’appeler sans trop y penser ‘‘l’objectivité’’ de la science, en fonde malgré lui la subjectivité » (p. 414).
Hentsch redit à plusieurs reprises l’importance de lire ces textes, ces documents historiques qui témoignent de l’imaginaire occidental. Il va jusqu’à subordonner la lecture de son livre à celle de ces textes. La présente lecture se veut incommensurablement plus humble encore, court regard synthétique. Le véritable imaginaire se découvre dans les textes et dans les interprétations sans nombre qui en découlent nécessairement – prolongeant la vie de cet imaginaire et de l’Occident –, tant un tel récit ne saurait répondre à une vérité monocorde. Il nous reste tout de même un commentaire à formuler : l’Occident n’existe pas. Il n’est ni celui-là ni l’autre. Pourtant leurs deux identités y sont intimement liées. Cet Occident, dont on ne se souvient vaguement que de quelques-uns des fragments creux – « Être ou ne pas être ? », le talon d’Achille, l’idéalisme de Platon, « Cogito ergo sum » –, s’il n’est pas en lui-même, serait-il à trouver chez l’autre, le non-Occident ? Dans l’autre ? Ce négatif permettant l’identification de l’Occident, souvent nié et pourtant partie indissociable de l’imaginaire occidental, serait-il la référence nécessaire ? Cela nous semble envisageable, quoique partiel : l’intérêt de cette idée apparaît paradoxalement lorsqu’on prend en compte une interprétation de l’histoire moderne racontant un Occident contre l’autre. La mort moderne est-elle la mort de l’autre ? Impossible de répondre ici avec exhaustivité à cette question, mais des indices de réponse sont au coeur du récit de l’Occident. Elle l’est, en effet, dans la mesure où elle est la forme que prend l’incapacité du moderne à comprendre sa propre mort, alors que s’impose la nécessité du progrès – peut-être mortel – à l’intérieur d’un monde vécu insatisfaisant. Ainsi, l’autre serait-il amené à disparaître dans l’universalité héritée de la vérité-une que le moderne ne peut éviter de mettre en doute dans son existence même. « L’insuffisance de cette vie terrestre dans les limites où elle nous est impartie est ce que l’espérance chrétienne laisse de plus vif au coeur d’une civilisation qui a cessé de croire en l’au-delà » (p. 419). Il semble cependant improbable que l’angoisse devant la mort se résorbe par l’augmentation d’une emprise sur le monde, tant sur les gens que sur la nature.
La sagesse de la science tourne notre regard vers des solutions multiples, alors que se met en scène dans les imaginaires une fuite vers l’espace et que la médecine moderne semble en charge de nier autant qu’elle le peut la mortalité. Simultanément, à un moment où même en science s’atténue la différence entre la réalité et la fiction (p. 421), le récit prend lui aussi allure de sagesse. À travers Hentsch, cette sagesse du récit découvre, dans les sources narratives de l’imaginaire occidental, une dynamique qui pousse une civilisation toujours plus près de la mort en en gardant son esprit toujours plus loin, suivant le couchant jusqu’au lieu même de la mort.