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Le 13 décembre 2002, l’Assemblée nationale du Québec adopte à l’unanimité une loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Cette loi est une loi-cadre qui institue une « stratégie nationale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale », de même qu’un Comité consultatif, un Observatoire et un fonds permettant de financer de nouvelles initiatives sociales. Elle est généralement présentée comme une première en Amérique du Nord, puisqu’elle fait de la lutte contre la pauvreté une priorité gouvernementale. Elle est également considérée par plusieurs comme une innovation politique majeure, non pas tant du point de vue de son contenu que du point de vue du processus politique qui l’a produite, la loi donnant corps à un projet de loi initié par une coalition d’acteurs sociaux. Le projet de loi 112 a, en effet, été le théâtre d’une mobilisation forte et relativement longue des acteurs sociaux. Dans quelle mesure peut-on affirmer que la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale est le produit direct de cette mobilisation sociale ? Ne faut-il pas plutôt y voir une simple opération politique de récupération, d’un parti en fin de règne, à la recherche d’un « coup d’éclat » ? C’est cette interrogation centrale que nous abordons, en considérant le processus politique qui a abouti à l’adoption de la Loi sur la période 1995-2002[1]. De ce point de vue, nous ne toucherons pas le bien-fondé de la loi, ses effets potentiels ou ses répercussions positives sur la vie des personnes pauvres, ni ses développements très récents.

Nous soutenons deux arguments dans le présent article. Premièrement, que le processus politique qui a conduit à l’adoption de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale se démarque des manières habituelles de « faire » des lois au Québec. De ce point de vue, il s’agit d’un processus innovateur, qui fait une large place à l’initiative des acteurs sociaux. Deuxièmement, que, sans l’existence de cette mobilisation et sans le travail effectué par ces acteurs auprès des décideurs politiques, la loi n’aurait pas existé. Au-delà du « coup d’éclat » et de l’opération de récupération politique, cette loi est aussi le produit direct de stratégies particulières des acteurs sociaux (l’action législative) et d’un travail symbolique majeur qui a permis la construction de représentations différentes de la pauvreté et des personnes pauvres. Pour faire la démonstration de ces deux propositions, nous définissons, dans une première partie, la manière « normale » de prendre des décisions politiques au Québec ; puis, dans une deuxième partie, nous présentons l’analyse du processus de mobilisation.

La manière québécoise de prendre des décisions publiques : tentative de formalisation

Nous partons du constat que le projet politique du Parti québécois (PQ), au pouvoir de 1976 à 1985 et de 1994 à 2003[2], soit presque vingt ans, s’est peu à peu institutionnalisé par le biais de l’action politique des gouvernements successifs, y compris des gouvernements libéraux de Robert Bourassa et de Daniel Johnson. Il a progressivement quitté le terrain du projet (construire une nation) pour aujourd’hui devenir une réalité « objective » avec laquelle nous devons tous vivre[3]. Cette période de relative stabilité, largement documentée[4], mérite pourtant qu’on s’y attarde. En effet, bien que nombreux, les ouvrages mentionnés ne proposent pas de systématisation des modes de décisions publiques et restent, majoritairement, de l’ordre de l’étude de cas (la place des syndicats, notamment) ou d’un secteur particulier de politiques publiques. Comme d’autres auteurs de travaux récents[5], nous proposons de formaliser davantage cette réflexion en sortant de la discussion sur le « modèle québécois » pour la réinscrire dans une perspective élargie de questionnement sur la nature des relations construites depuis les années 1980 entre l’État et la société. Cependant, à la différence des auteurs qui empruntent aux analyses des réseaux de politiques publiques, nous proposons de construire cet idéal-type en l’ancrant dans une lecture de la société basée sur des rapports de pouvoir structuraux et inégaux.

La structure de représentation typique du Québec contemporain

Partons du postulat que, dans une société donnée, il existe une « structure de représentation » qui détermine, en partie tout au moins, qui sont les acteurs influents dans les processus de décision publique et comment ceux-ci vont entrer en relation. Ce postulat sous-entend qu’il existe une certaine permanence des modes de décision, que l’on peut retracer par l’analyse et « mettre en forme ». Le concept de structure de représentation a été développé par Rianne Mahon en 1977[6]. Il désigne l’ensemble des relations qui se produisent et se reproduisent selon un ordre, largement stable (mais pas immuable) entre certains acteurs politiques centraux situés à l’intérieur de l’État. Nous élargissons et assouplissons ce concept en considérant la structure de représentation non pas à l’intérieur de l’État, mais dans l’ensemble de la société. Il s’agit alors de distinguer les relations privilégiées – qui se reproduisent pendant une période donnée – qui existent dans une société donnée entre les acteurs politiques et sociaux en dehors de l’État et les acteurs étatiques. Notre conception de la structure de représentation est également plus souple que dans sa formulation initiale, dans la mesure où nous considérons qu’elle est, sous l’action des différents acteurs, en transformation constante. Autrement dit, même si l’effet « structurel » aura tendance à jouer dans le sens de la reproduction à l’identique des relations entre les acteurs, le temps t1 sera toujours différent du temps t0, et la question du rapport acteur-structure restera une question empirique. En opérationnalisant le concept pour les fins de notre analyse, nous en arrivons à caractériser la structure de représentation typique du Québec par six dimensions, dont nous présentons les grands traits[7]. Il est bien évident que ce travail de formalisation large ne permet pas une analyse détaillée de chacune des dimensions, l’intérêt de l’exercice consistant davantage à dégager une approximation la plus juste possible de la réalité empirique.

  1. Comme l’ont très bien montré les écrits qui adoptent la perspective du néocorporatisme, il existe, au Québec, une relation État-société qui laisse une place significative à la concertation avec des acteurs collectifs, que l’on nomme parfois les « partenaires sociaux », à savoir les syndicats et les organisations patronales. Historiquement, on peut soutenir l’argument selon lequel le développement de l’État québécois s’est fait en parallèle au développement d’« organisations intermédiaires », en particulier les syndicats[8].

    Cette relation se caractérise par deux aspects centraux. Le premier aspect concerne l’idée selon laquelle le Québec est le niveau d’action et de réflexion approprié, indépendamment de la distribution des pouvoirs entre le fédéral et le provincial. Cette constante de l’action politique constitue autant un réflexe pour les syndicats[9] qu’un cadre « donné » de travail pour le patronat. Le deuxième aspect concerne les pratiques de concertation sur les relations de travail qui, bien que très décentralisées, sont tout de même soumises à un « regard étatique », qui peut aller jusqu’à des législations spécifiques[10]. Cette concertation est différente d’une approche de lobbying (même si elle ne l’exclut pas), parce qu’il ne s’agit pas seulement de défendre des intérêts privés auprès de l’État, mais de mettre en place des mécanismes de coordination d’intérêts divergents, mécanismes qui font une place centrale à l’État[11]. On peut penser, en particulier, à la pratique des sommets socioéconomiques qui, depuis les années 1970, ont réuni le gouvernement et les partenaires sociaux pour décider des grandes orientations en matière de politiques économique et sociale. Évidemment, la pratique des sommets est limitée dans la mesure où la concertation s’organise seulement sur des lignes générales d’action et très rarement sur des politiques précises, l’État restant le maître d’oeuvre de l’action publique. Dans la période plus récente se sont également développés des secteurs de politiques publiques où les partenaires sociaux ont été étroitement associés aux décisions politiques et même, dans certains cas (comme dans le dossier de la formation de la main-d’oeuvre), se sont vu confier une partie de la gestion et de la mise en oeuvre des programmes, approfondissant l’institutionnalisation des mécanismes de concertation[12]. Cela dit, outre ces quelques exceptions, on ne trouve pas d’institutions tripartites au Québec, comme en Allemagne ou en France, où les partenaires sociaux gèrent, par exemple, le régime d’assurance-chômage. La mise en forme de la concertation québécoise non contraignante reste ainsi dépendante du bon vouloir des gouvernements en place, et son étendue reste limitée, le Québec demeurant une province canadienne dont beaucoup d’enjeux (notamment économiques) sont discutés et décidés en amont du cadre provincial. Plutôt qu’un modèle de type néocorporatiste, il est juste de parler d’une pratique récurrente de la concertation au Québec, non institutionnalisée et donc discrétionnaire, offrant néanmoins des marges de manoeuvre concrètes aux partenaires[13].

  2. Le deuxième élément de la structure de représentation au Québec concerne la relation particulière qui s’est développée entre l’État et les organismes communautaires[14]. Notamment, la mise en place progressive des tables de concertation dites sectorielles a permis d’offrir un cadre d’action où la consultation des groupes n’était plus sporadique, mais constituait un véritable travail de concertation avec l’État. Dans les années 1990, ce travail de concertation n’est plus seulement vrai au palier sectoriel. Les groupes communautaires travaillent de plus en plus conjointement sur des dossiers transsectoriels ou multisectoriels, qu’ils considèrent les questions du logement ou de la pauvreté, par exemple. Le rôle central des acteurs communautaires dans le processus de décision publique constitue aujourd’hui une caractéristique forte de la structure de représentation au Québec[15], dont le symbole pourrait être l’adoption, en 2001, de la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire, qui définit leur place en tant que « partenaires » de l’État et leur assure un cadre de financement plus ou moins pérenne. Les travaux de Laforest ont par ailleurs bien montré qu’il ne s’agissait pas seulement de réseaux de politiques publiques, mais bien de « réseaux civiques » qui mettaient en relation de nombreux acteurs de la société civile dans un maillage très complexe, dépassant largement la compartimentation par champs de politiques publiques particuliers[16]. Pour ces acteurs, la relation à l’État du Québec est centrale (c’est lui qui est la cible des demandes et non l’État fédéral), mais l’existence de ces réseaux permet aussi le partage d’information entre eux (qui ont des niveaux de ressources différents), rend possibles des mobilisations communes sur des sujets transversaux (comme la pauvreté ou la justice sociale) et fournit les ingrédients nécessaires pour que ces acteurs puissent développer, à des moments spécifiques, un rapport de force avec l’État qui compte réellement.

    Ces deux premières caractéristiques constituent le corps de la « structure de représentation » québécoise, surtout si on les considère de manière combinée. Il serait un peu naïf de soutenir que les relations entre les syndicats et le milieu communautaire ont toujours été au beau fixe, mais il serait faux de ne les considérer que séparément. Il n’y a pas de spécialisation des tâches qui s’effectue de manière « simple » entre les syndicats et les autres acteurs sociaux (on pourrait même affirmer qu’il y en a de moins en moins, mais cela est une autre histoire) ; certains dossiers, comme la réforme de la loi sur les normes du travail, auraient dû être le cheval de bataille des syndicats puisqu’ils ont été particulièrement investis par des groupes[17], alors que, dans d’autres dossiers, comme la pauvreté, les syndicats se sont beaucoup impliqués. C’est bien dans la collaboration conflictuelle entre le milieu syndical et les groupes communautaires que réside une partie de la spécificité de la structure de représentation québécoise[18]. En bref, le « partenariat » n’existe pas entre trois partenaires, comme dans la plupart des sociétés dites « néocorporatistes » ou de concertation, mais entre quatre.

  3. Une fois les acteurs de la structure précisés, il s’agit de formaliser les liens qu’ils entretiennent. En effet, dans la conception de Mahon, « inside the state, the structure of representation is unequal with one hegemonic class and subordinate class that have a ‘‘room’’ inside the state but a pre-defined room »[19]. Alors que Mahon parle seulement des intérêts à l’intérieur de l’État, nous considérons l’ensemble du système politique pour appréhender le fait que, dans un système politique donné, il y a une hiérarchie de la représentation légitime des intérêts, et que cette hiérarchie est généralement liée à la détention ou non de capitaux. Cette conception suppose que, de manière habituelle (ou « normale » pour parler comme les régulationnistes)[20], certains groupes ont un accès privilégié à l’État, et que celui-ci influence grandement la nature et l’ampleur de cette accessibilité.

    Dit plus précisément ou plus prosaïquement, en temps normal, les représentants du patronat ont plus de chance de faire entendre leur voix et d’influencer la décision publique que le Front commun des personnes assistées sociales du Québec ou même la Fédération des travailleurs du Québec, et ce, quels que soient les gouvernements en place. Comme Graefe l’a montré, même si le Parti québécois et les acteurs syndicaux partagent une mobilisation commune autour de la question nationale, et donc une connivence de vue, les gains réalisés pendant les années 1990 par les syndicats sont surtout symboliques, et ceux-ci ont même « perdu des plumes »[21]. Une telle hiérarchisation entre acteurs collectifs est ici, en premier lieu, économique, mais elle peut aussi fluctuer selon d’autres variables, plus contextuelles, comme l’accès privilégié des femmes aux structures étatiques à certains moments de l’histoire[22]. Ainsi, la structure de représentation inégale n’est pas figée dans le temps ; il est possible de modifier, par la lutte et l’action collective, la hiérarchisation des intérêts dans le système. À la conceptualisation de la structure de représentation en termes de relations privilégiées et organisées entre certains acteurs, nous ajoutons l’idée qu’il existe au sein de cette structure des rapports de force inégaux.

  4. Le quatrième élément fait ressortir les modalités formelles et informelles des relations État-société, qui modulent la manière dont l’accès au processus de décision est possible et qui contribuent à former les « fenêtres » d’occasions d’action pour les groupes, pour reprendre un terme maintenant passé dans le langage courant.

    Sans vouloir exagérer ni minimiser le rôle des commissions parlementaires, celles-ci constituent sans aucun doute le canal le plus formalisé d’accès à la décision publique pour « la société civile ». Ainsi, au Québec, les commissions parlementaires (permanentes et exceptionnelles) sont le lieu privilégié d’expression des intérêts sociaux, qui interviennent à côté et en dehors des moments d’élection, que ces groupes soient bien établis dans le système politique ou que leur position soit marginale. Bien que l’on puisse soutenir que, dans le système électoral canadien, les commissions, en particulier les commissions royales, sont devenues le lieu privilégié de l’innovation politique, les partis politiques n’agissant que comme « brokers »[23], cette forme de représentation est grandement limitée par des contraintes institutionnelles (qui invitent qui et comment) et par les influences aléatoires qu’elle produit sur les décisions politiques. Ainsi, au Québec, malgré l’écrasante majorité des groupes et des individus opposés au projet de loi sur la réforme de la sécurité du revenu (1997-2000), peu des revendications des groupes ont été retenues.

    Outre les commissions parlementaires, d’autres canaux de représentation moins officiels existent, dont les sommets, que nous avons déjà évoqués. Soulignons simplement ici la particularité de la pratique de cette forme de concertation, les sommets socioéconomiques constituant autant un faire-valoir pour les gouvernements qu’une occasion pour certains acteurs d’entrer dans le jeu politique. Cette caractéristique s’applique particulièrement bien dans le cas des deux sommets de 1996, où le milieu communautaire a officiellement fait son entrée dans la cour des grands au même moment où le gouvernement Bouchard tentait de construire un soutien quasi unanime à son projet de « déficit zéro ».

    On est bien, au Québec, sur un mode « pratique » de la concertation. Cette caractéristique a l’avantage d’offrir une grande souplesse dans les modes de relations entre l’État et les acteurs sociaux, mais l’inconvénient, si l’on se place du point de vue de ceux qui veulent entrer dans le jeu politique, d’être éminemment réversible, ce que nous constaterons dans la deuxième partie de notre article. Ainsi, les relations entre l’État et les acteurs sociaux ne sont pas figées dans un cadre institutionnel rigide, mais façonnées par des pratiques en évolution constante. Les relations entre les groupes communautaires et l’État se sont d’ailleurs transformées de manière importante durant les vingt dernières années. Dans les années 1960 et 1970, il s’agissait surtout d’une relation de confrontation, les groupes communautaires adoptant des positions plus radicales et plus revendicatives, alors que, dans les années 1980, et surtout dans les années 1990, il s’agit davantage de relations de coopération qui se mettent en place, les groupes communautaires devenant de véritables partenaires de l’État québécois dans la mise en oeuvre de politiques publiques[24], en particulier dans le champ de l’économie sociale[25]. Au cours des années 1990, c’est donc un mode de relations plutôt consensuel ou de négociation qui existe entre les acteurs et l’État, le potentiel subversif de ceux-ci étant relativement faible, même si des acteurs radicaux existent, émergent et se prononcent. La tenue des sommets du milieu des années 1990 parachève le processus d’inclusion progressif des acteurs sociaux dans la consultation publique.

  5. Le cinquième élément concerne les modes de connaissance de l’État. Comme la plupart des États occidentaux, et comme le gouvernement fédéral, l’État québécois a, dès le début des années 1980, fait un usage croissant d’« experts » externes pour éclairer les décisions publiques[26]. Dans les années 1990, cette pratique ne disparaît pas, bien au contraire, mais se diversifie quelque peu. Sont devenus « experts » non seulement des firmes privées dont l’expertise est la marque de commerce, mais aussi des universitaires (soit à titre individuel, soit au sein de comités d’experts) et, de plus en plus, des groupes sociaux. Ainsi, comme le souligne Masson, les membres des groupes de femmes, au cours des années 1990, sont devenus des techniciennes des « dossiers femmes » aux yeux des gouvernements et de l’administration publique, plus que de potentielles forces protestataires[27]. Sous cet angle, le développement de l’expertise a un effet direct sur la manière dont les groupes sont considérés, entendus et appréciés au sein de l’État. L’expertise devient, d’un côté, un nouveau canal d’accès à l’État pour les groupes (qui rend d’ailleurs partiellement caduque l’idée d’une frontière étanche entre État et société civile, les « réseaux d’experts » étant à la fois en dehors et dans l’État[28]), tout en modifiant la possibilité des rapports de force, l’État ne faisant pas appel aux experts pour leur force de revendication ou leur potentiel de déstabilisation, mais bien pour servir le renforcement du système étatique, ou tout au moins travailler à son amélioration. La possibilité de ce nouveau statut au sein de l’État a infléchi, sans aucun doute, les stratégies d’action collective au Québec au cours des années 1990. Par ailleurs, le poids de certains experts a pu apparaître déterminant dans certains secteurs de politiques, allant jusqu’à modifier la façon dont le débat politique était posé et, donc, influençant grandement le répertoire des solutions possibles retenues[29]. Bien que plus récente dans les transformations des « manières de faire » au Québec, l’utilisation croissante de l’expertise extérieure aux institutions publiques, donc le fait que l’État se départisse de ses propres sources de connaissance, apparaît modifier en profondeur la nature des relations entre l’État et la « société civile ».

  6. Enfin, ce système de représentation n’est pas composé uniquement d’une ossature « objective », mais intégré dans une structure idéelle de représentation dans laquelle certains discours sont dominants, d’autres recevables, et d’autres encore exclus[30]. Pour qu’un acteur ait un effet sur le processus politique, il ne faut pas seulement que l’accès au processus de décision soit possible, c’est-à-dire que l’ossature du système lui ménage une entrée, il faut aussi que son discours trouve un écho au sein de cette structure idéelle. Pour qu’un dialogue s’engage (ou une négociation), ceux qui participent à la discussion doivent partager des éléments de discussion et un répertoire commun de représentations sociales (c’est-à-dire de manières de voir et de concevoir le monde et ses problèmes)[31], sinon le dialogue, la négociation ou la conversation n’a pas lieu, et les discours ont tendance à se développer de manière parallèle sans aucun point de convergence.

Bien que la généralisation soit toujours très délicate lorsqu’on aborde la question des idées dominantes dans une société donnée, on doit pouvoir se mettre d’accord pour considérer que, dans les décennies 1980 et 1990, deux idées centrales, à certains égards contradictoires, ont guidé le débat public, en dehors de la question nationale qui, bien sûr, est restée centrale et hautement conflictuelle. La première, l’idée principale, promouvait le fait que le Québec devait se lancer de plain-pied dans la compétition économique, et ce, à l’échelle planétaire. La seconde, plus nuancée, visait à construire un Québec solidaire (comme pays pour certains) ou, tout au moins, à préserver un certain degré de solidarité au sein de la société.

C’est à partir des années 1980 que le Québec (comme puissance économique) quitte le terrain du protectionnisme pour se lancer dans une défense du libre-échange avec les États-Unis et le reste du monde. Cette position est celle du Parti libéral du Québec dès le début des années 1980, mais aussi, et à la différence du reste du Canada, de l’aile progressiste de la société québécoise[32]. Peu à peu, se développe l’idée selon laquelle l’intensification des relations économiques avec les États-Unis garantirait au Québec une autonomie de développement, vitale en cas de sécession avec le reste du Canada. À la fin des années 1990, l’argument de l’autonomie économique se combine à celui de l’autonomie politique, de plus en plus nécessaire pour que le Québec puisse faire entendre sa voix dans « le concert des nations ». À la fois instrumentale (il s’agit de vendre l’argument souverainiste) et idéologique (au sens où c’est un argument auquel la plupart des péquistes souscrivent), la position libre-échangiste du PQ devient, à la fin des années 1990, un sujet de contentieux important avec les groupes alliés au parti sur le dossier de la question nationale[33]. C’est d’ailleurs grâce au libre-échange que les principaux acteurs économiques et le gouvernement péquiste trouvent un terrain d’entente, même si les raisons évoquées des deux côtés sont différentes. En d’autres termes, au cours de la période considérée (1980-2000), l’internationalisation de l’économie québécoise est l’objectif principal à atteindre, et il est accepté par l’ensemble des acteurs économiques et politiques dominants de la période[34]. À ce titre, il constitue un élément central de la structure idéelle de représentation. Il deviendra, après le référendum de 1995, une contrainte imposée à laquelle la société québécoise devra se soumettre, au risque de sacrifier une deuxième idée centrale : celle de la solidarité.

Au cours des vingt dernières années, l’idée de justice sociale n’a pas été au premier plan des débats politiques au Québec[35]. Cela étant dit, à la différence d’autres sociétés, jamais il ne s’est agi de « casser » le Québec social[36]. Au contraire, même en période de vaches maigres, que ce soit le gouvernement libéral de Bourassa ou le gouvernement péquiste par la suite, les discours politiques dominants ont ménagé une place à la préservation de la « générosité » québécoise, supposée représenter un élément caractéristique du fameux modèle. L’idée qu’au Québec, on se doive de préserver un certain degré de solidarité, plus élevé que dans le reste du continent nord-américain, a joué comme contrainte structurelle pour « limiter » les dégâts[37], selon les termes des acteurs sociaux. En bref, le degré de dégradation du filet de protection sociale a été de moins grande envergure qu’ailleurs[38]. Si la démonstration a surtout été faite dans le cas des programmes d’assistance sociale, l’argument s’applique aussi au champ des politiques familiales[39].

Selon cette analyse, la manière québécoise de prendre des décisions publiques s’est progressivement mise en place depuis la fin des années 1960 et a connu une phase de relative stabilité au cours des années 1980 et 1990. Durant cette période, la structure de représentation typique du Québec se caractérise par une forme relativement concertée, qui inclut de plus en plus l’ensemble des acteurs sociaux, tout en maintenant une inégalité d’accès aux processus décisionnels. Les formes de cette concertation sont, nous l’avons vu, plus de l’ordre de la pratique que de celui des institutions et, en ce sens, demeurent dépendantes du bon vouloir de l’État (se référer au tableau synthèse).

Tableau 1

Structure de représentation, Québec (1980–2001)

Structure de représentation, Québec (1980–2001)

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Évidemment, cette structure inégale de représentation des intérêts, bien que stable, se transforme en permanence sous l’action conjointe des décideurs, des acteurs politiques, économiques et sociaux, d’où la possibilité d’avoir, comme nous le soutenons, des « exceptions » à la règle, des moments où d’autres acteurs, politiquement marginalisés, interviennent directement dans le processus de décision.

Si l’on accepte cette analyse du processus de décision politique au Québec, la probabilité que la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale ait été le résultat d’une initiative « par le bas » apparaît faible, mais pas impossible. En effet, les acteurs sociaux engagés dans la mobilisation sociale autour des questions de pauvreté ne sont pas des partenaires privilégiés de l’État, mais sont en relation étroite avec lui sur certains dossiers et dans certaines structures dont nous avons parlé. De plus, si le principe même de la loi (lutter prioritairement contre la pauvreté) entre en contradiction avec la structure idéelle de représentation en vigueur, la place constante de la solidarité dans le discours dominant a offert un terrain propice au travail symbolique effectué par les acteurs. Il s’agit maintenant de voir comment la mobilisation des acteurs sociaux a pu temporairement modifier l’ordre « normal » des choses.

L’expérience novatrice de la mobilisation du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté

Aux origines de la mobilisation

La version courte de l’origine de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale remonte au milieu des années 1990, avec l’organisation par le mouvement des femmes du Québec, de la marche « Du pain et des roses » de 1995[40]. Cette marche constitue une première mobilisation contre la pauvreté des femmes et est considérée comme une victoire par le mouvement. Parmi les neuf revendications, six visent à corriger des inégalités particulières et trois sont d’ordre général, dont la demande de revalorisation du salaire minimum, l’équité salariale et la création d’un réseau public de garderies abordables et de qualité[41]. La marche est suivie de la création d’un comité consultatif sur l’économie sociale et d’une augmentation substantielle du salaire minimum[42], et elle devient le point de départ « politique » qui conduit à la création du programme des services de garde à coût abordable[43]. Même si le succès de la marche est, pour une large part, attribuable à des circonstances conjoncturelles (contexte préréférendaire dans lequel la Fédération des femmes du Québec [FFQ], principal initiateur de la Marche, a pris une position claire en faveur de la souveraineté), il marque aussi le premier pas d’une lutte contre la pauvreté qui ne cessera de s’amplifier dans les années suivantes. On voit poindre, en 1995, des revendications qui vont toucher l’ensemble des personnes en situation de pauvreté, hommes ou femmes, notamment par la revendication d’une hausse du salaire minimum et des barèmes de l’aide sociale.

La mobilisation de la marche « Du pain et des roses » sera suivie par la création progressive du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté (aujourd’hui devenu le Collectif pour un Québec sans pauvreté), né officiellement en janvier 1998, mais qui prend forme dès 1996, au moment du Sommet sur l’économie et l’emploi. Amorcée par le Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO), l’histoire du Collectif est aussi intrinsèquement liée au mouvement des femmes et, en particulier, à la collaboration étroite de deux leaders, Françoise David de la Fédération des femmes du Québec, très engagée dans la lutte contre la pauvreté, et Vivian Labrie, du CAPMO. Dès l’automne 1996, le milieu communautaire dans son ensemble se rallie à la proposition du CAPMO de « pauvreté zéro », pendant progressiste du « déficit zéro » cher à Lucien Bouchard. C’est d’ailleurs sur cette proposition, qui vise à engager le gouvernement à exclure toute action pouvant induire un appauvrissement des 10 % les plus pauvres de la population au Québec, qu’achoppera le « consensus » tant recherché par le premier ministre, quelques groupes claquant la porte à la veille du Sommet (dont la FFQ).

Peu de temps après (octobre 1997), le CAPMO lance, avec d’autres groupes de Québec, l’idée d’un projet de loi sur l’élimination de la pauvreté. C’est durant le « Parlement de la rue » que cette idée émerge. Cet événement, qui s’étale sur plusieurs semaines, se déroule au même moment où les députés de l’Assemblée nationale discutent du sort des plus démunis dans des débats sur la réforme du système d’assistance sociale[44]. C’est d’ailleurs durant cet événement que Bernard Landry, alors vice-premier ministre et ministre des Finances, est directement interpellé par les personnes démunies présentes et « mis au défi d’entrer en dialogue avec des personnes qui vivent la pauvreté », ce qu’il fera[45]. Par la suite, le Collectif fait circuler une pétition en appui à une loi sur l’élimination de la pauvreté ; il recueille plus de 200 000 signatures à la fin de 2000. Parallèlement, le Collectif entreprend un large processus de consultation (1998-1999), qui lui permet de consigner les propositions à l’origine de la première version de la loi. Celle-ci est débattue en de nombreuses « assemblées populaires », puis adoptée dans une version modifiée (conforme à un projet de loi traditionnel) par plus de 2000 personnes rassemblées devant l’Assemblée nationale à Québec. Le 22 novembre 2000, trois députés, chacun représentant l’un des trois grands partis du Québec, déposent la pétition du Collectif à l’Assemblée nationale. Ce n’est qu’avec la démission de Lucien Bouchard, en janvier 2001, et l’arrivée de Bernard Landry à la tête du gouvernement que des suites sont données au dossier pauvreté, avec la volonté affichée du gouvernement Landry de développer une « stratégie de lutte contre la pauvreté ». En juin 2002, le gouvernement présente son propre projet de loi, qui est finalement adopté.

La mobilisation du Collectif se combine à des facteurs politiques qui permettent, à partir de 2001, d’envisager au plus haut palier de l’État la faisabilité d’un projet de loi allant dans le sens promu par le Collectif. Pourquoi ? Les raisons conjoncturelles pour en rendre compte sont nombreuses ; nous en retiendrons deux, intrinsèquement liées. Le premier élément concerne la nécessité croissante pour le gouvernement péquiste, au cours de cette période, de rassurer la partie gauche de son électorat. Cet élément devient, selon les acteurs rencontrés, déterminant à l’approche des élections, même si le dossier de la pauvreté possède par ailleurs un faible potentiel électoral. Autrement dit, sans la tenue d’élections, il est fort probable que la loi n’ait jamais vu le jour. Dans cette perspective, la « fenêtre d’occasions » créée par le contexte électoral est un élément déterminant du processus d’adoption de la loi. Le deuxième élément est lié à la personnalité politique des chefs de gouvernement en place, Lucien Bouchard étant très réticent à l’idée de légiférer sur « la pauvreté » et Bernard Landry étant favorable à la cause. Là encore, sans la présence de Bernard Landry, mais aussi de la ministre des Finances, Pauline Marois, la probabilité de l’existence de la loi aurait été faible. Par ailleurs, ces éléments n’expliquent pas tout. Sans la mobilisation du Collectif, il n’y aurait pas eu de loi non plus, parce que les acteurs politiques au pouvoir n’auraient jamais pu imaginer une telle loi. Est-il possible de pousser un peu plus loin cette analyse ?

Selon notre argument, le succès de la mobilisation animée par le Collectif et sa concrétisation politique dans un texte de loi tiennent avant tout aux caractéristiques de la mobilisation elle-même et de la manière dont elle s’est insérée dans la structure de représentation « typique » du Québec. D’une part, en investissant l’arène législative, le Collectif a créé une rupture temporaire de la structure inégale de représentation, se construisant une voix politique autonome, et, d’autre part, en choisissant de travailler sur les représentations sociales de la pauvreté, il a modifié la structure idéelle dominante.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, la formation d’une coalition d’acteurs qui mobilisent ensemble le milieu communautaire et les syndicats n’est pas un élément nouveau, même s’il n’est jamais un événement qui va de soi. Ainsi, l’expérience de Solidarité populaire Québec, à la fin des années 1980, est tout à fait comparable à celle du Collectif, aussi bien en termes de diversité des acteurs présents et d’envergure du regroupement que de durée de la mobilisation[46]. Les répertoires d’action utilisés par le Collectif de 1997 à 2002 appartiennent également, en partie tout au moins, au répertoire « classique » de l’action collective[47], dans le sens où les actions entreprises ne se démarquent pas particulièrement des actions prises par d’autres groupes au Québec dans la période récente. En effet, le Collectif a combiné des stratégies de lobbying auprès des hommes et des femmes politiques en poste (ministre des Finances, ministre de la Solidarité sociale), mais aussi des hauts fonctionnaires responsables de l’administration des programmes de sécurité du revenu[48], avec des actions qui nécessitent une mobilisation importante de la population, comme la pétition et une utilisation efficace des médias. S’il est impossible de mesurer exactement l’importance de l’une et l’autre des stratégies employées, nous pouvons établir, à partir des entrevues que nous avons réalisées, que le travail central de sensibilisation effectué auprès des hauts fonctionnaires et des ministres a été une stratégie de long terme, qui démontre une connaissance approfondie de la façon dont la machine bureaucratique et politique fonctionne. La collaboration étroite avec les syndicats est, de ce point de vue, une ressource inégalable pour des groupes sociaux bénéficiant de très peu d’entrée au sein de l’État.

En revanche, les autres aspects du processus de mobilisation sont novateurs et expliquent, selon nous, son aboutissement. Deux éléments sont ici retenus : l’investissement par le Collectif de l’arène législative et la production par les personnes pauvres de la matière première des revendications, c’est-à-dire la production du contenu même des articles de la proposition de loi.

L’investissement de l’arène législative : le choix de la production d’une loi

Dans un régime parlementaire, ce sont les députés et le pouvoir exécutif qui ont la possibilité d’élaborer des lois. Les autres acteurs politiques tentent de faire pression sur les législateurs (en amont) afin que ceux-ci tiennent compte de leurs intérêts particuliers ou travaillent à faire émerger des problématiques qui, un jour, deviendront des enjeux de débats publics. Mais il est très rare qu’un mouvement social ou une coalition d’acteurs empiète sur le terrain des législateurs et produise du droit. Comme nous l’avons déjà souligné, les acteurs communautaires jouent un rôle important dans la production des politiques sociales au Québec, en particulier depuis les quinze dernières années, mais aucune loi sociale québécoise ne peut prétendre avoir été initiée et écrite par les groupes de la société civile, à part la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Reprenons la définition d’une arène donnée par Neveu (2000) : « un système organisé d’institutions, de procédures et d’acteurs dans lequel des forces sociales peuvent se faire entendre, utiliser leurs ressources pour obtenir des réponses aux problèmes qu’elles soulèvent[49] ». Une arène est à la fois un espace de mise en visibilité d’un dossier considéré comme un problème social (ce qui a, sans aucun doute, été le cas du « dossier pauvreté ») et un lieu de conversion des ressources, dans la mesure où investir dans une arène, c’est y viser, à l’issue du processus, l’acquisition de ressources ou de pouvoirs dont on ne disposait pas au début (là encore, c’est bien de ce processus dont il s’agit dans le cas de la mobilisation qui nous préoccupe). D’autres arènes auraient pu être investies par les acteurs, et l’ont été dans l’histoire, comme l’arène judiciaire (le Front commun des personnes assistées sociales du Québec et un organisme de défense de droits, Au bas de l’échelle, tous deux membres du Collectif, y investissent régulièrement leur action militante). Le Collectif aurait également pu se contenter de l’arène des conflits sociaux, dans laquelle il a commencé son action, pour interpeller les pouvoirs publics et l’opinion sur la question de la pauvreté croissante d’une partie de la société québécoise, ou maintenir son action dans « l’espace de consultation » propre au Québec, pour devenir l’expert incontournable et le partenaire idéal de l’État dans le dossier de la pauvreté. L’investissement de l’arène législative était un processus risqué, qui a été débattu non seulement au départ, mais bien tout au long de son déroulement. En effet, pour les acteurs les plus radicaux (Front d’action populaire en réaménagement urbain [FRAPRU], Front commun des personnes assistées sociales du Québec [FCPASQ], entre autres), la stratégie de production d’une loi-cadre possédait un faible potentiel subversif et risquait, par conséquent, de leur faire perdre le pouvoir de créer un rapport de force, jugé indispensable à la négociation[50]. L’entrée dans le jeu politique d’acteurs qui se positionnent volontiers à la marge de celui-ci est problématique. Par ailleurs, si cette stratégie possédait un fort potentiel réformateur (et c’est pourquoi elle a finalement été adoptée), c’était au prix d’une mobilisation de ressources conséquentes. Plusieurs des porte-parole rencontrés ont mis de l’avant la nature très « énergivore » du Collectif, pour reprendre l’expression d’une de nos répondantes. Dans ce contexte, un échec de la mobilisation n’était pas concevable pour les groupes membres, qui devaient rendre compte à l’interne de l’opportunité de consacrer tant de ressources à ce dossier. Embarqués dans l’aventure de la production d’une loi, les membres avaient tout intérêt à ce que le projet aboutisse, ce qui a grandement facilité les dispositions à la négociation de chacun d’entre eux, individuellement, et du Collectif, comme ensemble avec l’État par la suite.

L’investissement de l’arène législative présentait l’avantage considérable (mais voilà une conclusion qu’il n’aurait pas été possible de faire ex ante) de positionner le Collectif en tant qu’acteur politique, et non seulement en tant qu’expert de la pauvreté. Bien sûr, comme nous l’avons vu, le mouvement des femmes a eu tendance à devenir l’expert technique en matière de pauvreté (des femmes) ces dernières années et, avec lui, le mouvement communautaire dans son ensemble. Ce statut acquis a probablement joué un rôle dans la légitimation des revendications auprès de l’État (qui reconnaît dans ses interlocuteurs des experts en la matière), surtout si l’on considère l’appui apporté par d’autres experts, comme Camil Bouchard, au travail du Collectif. Cet élément n’aurait pourtant pas suffi à lui seul. L’inclusion du Collectif dans le processus de décision ne s’est pas fait seulement sur le terrain du « conseil au prince », mais sur le terrain de la proposition d’une loi. Dans ce schéma, l’État (gouvernement et administration publique) n’est plus le seul à établir les termes du partenariat, mais doit faire face à un véritable concurrent, qui puise sa légitimité ailleurs que dans le système électoral ou l’expertise. Ce positionnement spécifique a forcé la reconnaissance par l’État (et les acteurs s’y rapportant) du « nous » collectif des personnes pauvres, comme réalité sociale collective (et non comme problème individuel) et, in fine, a permis la rupture temporaire de la structure inégale de représentation.

La production par les personnes pauvres de la matière première des revendications

Malgré les relations inégales qui existaient au sein du Collectif entre les acteurs concernés, on voit apparaître, au fil de la mobilisation, une nouvelle figure militante : la personne pauvre elle-même, qui va contribuer à orienter les revendications et les propositions politiques selon deux axes, l’axe des revendications matérielles et celui des représentations sociales de la pauvreté.

Dans cette histoire, on ne peut pas faire comme si le Collectif était un acteur comme les autres. Sa première particularité est bien d’avoir produit un non-acteur sur la scène politique. En effet, les personnes en situation de pauvreté ne sont pas censées représenter un groupe social, encore moins être en mesure de se mobiliser[51]. Non seulement il n’y a pas de possibilité de valorisation de statut lié à la situation de pauvreté, mais les personnes sont généralement en situation d’extrême isolement, manquent des ressources nécessaires à la mobilisation, et l’extrême hétérogénéité des situations individuelles rend difficile toute tentative de construction d’un projet commun. Or, le Collectif, parce qu’il se veut non pas le porte-parole des personnes pauvres, mais le résultat d’un projet construit avec ces personnes, dans la tradition des mouvements d’éducation populaire, puise sa légitimité dans « l’expérience vécue » et les « savoirs pratiques » des premières personnes concernées. Bien sûr, sans l’alliance avec les centrales syndicales, il n’y aurait probablement pas eu de suite au regroupement initial FFQ-CAPMO. En revanche, malgré le poids extrêmement inégal des membres concernés, le Collectif n’est pas devenu une annexe des centrales syndicales, mais a conservé son existence autonome. Les raisons en sont à la fois conjoncturelles, liées en particulier à la faiblesse des organisations syndicales comme force de proposition sociale au moment de la mobilisation, mais relèvent aussi de la nature de la mobilisation. Non seulement toutes les décisions du Collectif étaient soumises « à la base », mais c’est la base qui constituait la force principale de propositions de solutions de rechange, et ce sont les personnes pauvres qui ont fait profiter les autres acteurs collectifs de leurs connaissances des situations de pauvreté.

En conséquence, le travail du Collectif n’a pas été uniquement de proposer une loi-cadre contre la pauvreté, mais bien, au cours de son élaboration, d’éduquer les membres du Collectif à la « réalité » de la pauvreté. Évidemment, ce projet éducatif a rencontré de nombreuses résistances, au sein des syndicats bien sûr (qui n’ont pas l’habitude de se faire dire quoi penser par des personnes exclues du monde du travail), mais aussi parmi les intervenants sociaux, qui voient plutôt les personnes pauvres comme des victimes que comme un potentiel législateur. Ce renversement de perspective, pour symbolique qu’il puisse être, n’en est pas moins un indicateur puissant de la spécificité de la démarche du Collectif.

Une partie importante des principes d’action et des mesures concrètes produits par le Collectif ont porté sur les représentations sociales de la pauvreté. Ainsi, la proposition du Collectif est sous-tendue par trois principes :

[…] l’élimination de la pauvreté est une priorité, l’amélioration du revenu du cinquième le plus pauvre de la population prime sur l’amélioration du revenu du cinquième le plus riche et les personnes en situation de pauvreté de même que les associations qui les représentent sont au coeur de la mise en oeuvre du programme[52].

Non seulement des mesures urgentes doivent-elles répondre à la détresse matérielle des personnes en situation de pauvreté (comme la proposition d’un barème-plancher en dessous duquel les montants de l’assistance sociale ne pourraient descendre), mais la proposition de loi du Collectif promeut l’inclusion des personnes pauvres dans la gestion des programmes qui les concernent. Ces propositions ont insufflé un changement dans la circulation des idées au sein des élites politiques et de la population, venant inverser la structure idéelle dominante, l’objectif de solidarité devant primer sur les impératifs économiques pour toutes les décisions politiques ultérieures à l’adoption de la loi. Non seulement les décideurs politiques ont-ils accepté d’écouter les porte-parole du Collectif, mais ils les ont également entendus, dans la mesure où les solutions retenues dans la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, bien que largement différentes du projet de loi initial du Collectif, n’en marquent pas moins une rupture avec l’action publique envers les plus démunis[53]. Sans entrer dans le détail de la loi, soulignons que celle-ci définit la pauvreté comme un problème structurel touchant l’ensemble de la société et qu’elle s’éloigne en principe de l’approche punitive qui a prévalu jusqu’ici, puisqu’elle reconnaît la nécessité de « participation citoyenne ».

En résumé, le Collectif a adopté une stratégie innovatrice en s’attaquant à la production d’une loi et en entrant de plain-pied dans l’arène législative, tout en concentrant une partie importante de son énergie militante et activiste à ce que nous appelons le « travail symbolique », qui consiste à produire des représentations sociales différentes (et, ici, de plus en plus légitimes) des représentations dominantes. Ce sont ces deux caractéristiques de la mobilisation qui ont largement contribué à la possibilité de l’adoption d’une loi contre la pauvreté, au départ perçue comme absurde par plusieurs[54]. Si la cette loi existe, c’est parce que le Collectif en a mis le concept sur le « marché » des idées, et parce que les acteurs sociaux ont réussi à se construire un appui populaire conséquent et à trouver les relais politiques nécessaires.

Conclusion

Selon notre analyse, pour comprendre comment la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale fait aujourd’hui partie du paysage politique québécois, il est essentiel de considérer l’histoire dynamique des rapports entre le milieu communautaire et l’État. Bien sûr, on ne peut ignorer l’existence d’une fenêtre d’occasions, les élections du printemps 2003 et la position du PQ sur l’échiquier politique à cette date. Néanmoins, on ne peut résumer le processus politique qui a conduit à l’adoption de la loi à ces éléments strictement conjoncturels. La structure de représentation habituellement à l’oeuvre au Québec, au moins depuis le début des années 1980, offrait un espace possible d’intervention et de prise de parole par les acteurs sociaux. En effet, comme nous l’avons souligné dans la première partie de l’article, les relations entre État et milieu communautaire ont évolué vers une inclusion progressive des acteurs sociaux dans le processus politique « normal ». Par la suite, les stratégies adoptées par le Collectif de 1995 à 2002 ont permis l’inversion des termes de la structure idéelle de représentation, faisant de l’idée de la solidarité une priorité pour nombre d’acteurs politiques traditionnels, partis politiques et syndicats, notamment. Parallèlement, l’investissement de l’arène législative a permis au Collectif de se constituer comme un acteur politique autonome, qui est peu à peu devenu un interlocuteur direct de l’État. C’est l’ensemble de ces éléments qui a permis le détournement temporaire de la structure habituelle de représentation.

Cependant, bien que le Collectif ait pu rallier l’ensemble des partis politiques à son projet de loi et que l’État québécois se soit montré réceptif à ses propositions, la structure « objective » de représentation n’a pas été durablement altérée. Le patronat s’est prononcé contre le projet, et les personnes assistées sociales ont connu une amélioration matérielle très relative de leur sort depuis l’adoption de la loi, malgré la publication du plan d’action au printemps 2004[55]. Il est alors facile de conclure que la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale n’a rien changé ; mais c’est oublier que, de 1995 à 2002, les termes du débat ont été modifiés, la pauvreté devenant un enjeu collectif contre lequel la société devait se battre en adoptant des outils législatifs spécifiques, et non des mesures sectorielles visant des individus confrontés à des problèmes personnels. Bien que ce changement puisse tout à fait n’être que de courte durée, cette loi demeure un outil plus difficile à faire disparaître qu’une politique. Il y a fort à parier que, dans l’histoire tourmentée des politiques concernant les plus démunis, cette loi deviendra un levier central de revendications pour les acteurs sociaux. Enfin, du point de vue de l’ensemble des acteurs sociaux québécois, le succès de cette mobilisation jouera probablement le rôle d’un exemple à suivre ou, tout au moins, d’un espoir à conserver.