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Cet ouvrage de l’historien Gérard Bouchard est quelque peu inattendu. Curieux, le lecteur se demande en effet ce qui a bien pu conduire ce spécialiste de l’histoire sociale à consacrer une étude, pour reprendre ses mots, à « l’énigme Groulx ». Les raisons sont doubles, nous dit-il dans l’avant-propos. D’une part, l’ouvrage s’inscrit bien dans l’horizon intellectuel de ses travaux, plus exactement dans l’étude des transformations des imaginaires sociaux qu’il a entreprise depuis quelques années. D’autre part, G. Bouchard s’est dit étonné, comme bien d’autres intellectuels, par les profondes divergences d’interprétation opposant les défenseurs et les détracteurs de L. Groulx.
La thèse de G. Bouchard se résume au fond assez simplement, ce qui est le cas des ouvrages bien faits et dotés d’un solide fil conducteur. Selon lui, les différents interprètes de L. Groulx ont, au fond, poursuivi une chimère : celle de vouloir trouver une cohérence d’ensemble à l’oeuvre de l’intellectuel nationaliste. Vaine recherche, car ceux qui se sont frottés à l’oeuvre du chanoine n’auraient pas saisi la nature profonde du système groulxiste, à savoir qu’il s’agit d’une pensée équivoque, une des trois formes de pensée identifiées par l’historien.
En effet, l’interprétation de G. Bouchard repose sur l’idée que les systèmes de pensée sont en quelque sorte le produit d’un arbitrage entre raison et mythe. Ce qui structure et gouverne l’ensemble de la première forme, la « pensée radicale », c’est la raison pure. Ici, comme dans le cas des idéologies totalitaires, les contradictions sont surmontées au prix d’innombrables vies humaines. La deuxième forme, la « pensée organique », est aussi très efficace, puisque le mythe permet de surmonter les contradictions inhérentes au réel. Ainsi en est-il de la pensée américaine qui propose un projet mobilisateur avec l’idéologie égalitaire où chacun est supposé avoir sa chance. Le mythe opère donc une co-intégration réussie de la société, pour le dire à la manière de G. Bouchard (p. 24). Or, avec la « pensée équivoque », l’alliage entre mythe et raison est inefficace parce qu’il ne parvient pas à surmonter les contradictions entre le réel et la pensée. Ainsi, la pensée équivoque procède à des collages et propose une vision du monde incapable de s’accorder avec le réel, sinon très mal.
Archétype de la pensée équivoque, L. Groulx s’est révélé, malgré tous ses efforts, incapable d’offrir un projet véritablement mobilisateur, précisément parce qu’en ce qui concerne tous les sujets d’importance, il aurait soutenu une chose et son contraire. « À partir d’une étude de tous ses écrits publiés, j’ai voulu démontrer que, pour chacun des thèmes et sous-thèmes qu’il a abordés au cours de sa très longue carrière, L. Groulx a émis des opinions divergentes, incompatibles, affirmant à la fois le blanc et le noir. » (p. 10) Il faut bien comprendre que G. Bouchard ne dit pas que L. Groulx a dit une chose pour changer d’opinion plus tard, question d’adapter sa pensée au contexte. L’historien saguenayen s’efforce à cet égard de citer des extraits qui sont le plus près possible dans le temps, afin d’écarter l’idée qu’il y a eu des évolutions et des changements selon les époques. Voilà pourquoi il parle de deux chanoines et non d’un seul qui aurait changé au gré des circonstances.
Ainsi, les contradictions ne sont pas occasionnelles, mais plutôt structurelles. Elles régiraient si bien l’ensemble de la pensée groulxiste que, par exemple, à propos de la question de la séparation, le premier chanoine a pu déclarer que le Québec pouvait et devait se séparer alors que le second chanoine soutenait le contraire. Et pour ajouter à la confusion, nous dit G. Bouchard, il pouvait aussi affirmer que les intellectuels devaient préparer les Canadiens français à se séparer, sans trop plus de précisions. Tout l’ouvrage est organisé en fonction de cette dynamique, c’est-à-dire avec la présentation d’un L. Groulx soutenant une chose et d’un autre venant le contredire le moment d’après. D’un côté, il y a le premier L. Groulx, genre de Dr. Jeckyll canadien-français, qui est libéral, humaniste, démocrate, en faveur du capitalisme et contre l’antisémitisme. De l’autre, le second qui présente un visage sombre, Mr. Hyde, celui de l’antisémitisme, du fascisme, de l’antimodernisme et du catholicisme intransigeant.
Afin de comprendre cette profonde incohérence de la pensée du chanoine, l’auteur avance une série de « diverses contraintes structurelles » qui pourraient expliquer pourquoi L. Groulx était si ambivalent (p. 235). Essentiellement, il serait le reflet d’une société vivant dans une profonde dépendance. G. Bouchard reprend l’idée que « la province de Québec était une société doublement dominée » par la Grande-Bretagne et Ottawa, une société sous l’emprise des idées (de droite) françaises ainsi que sous la dépendance de Rome. Voilà pourquoi, du point de vue de G. Bouchard, L. Groulx n’est pas parvenu à penser la société canadienne-française, ni à fournir des mythes mobilisateurs. Bref, d’être une pensée marquée par l’échec.
Évidemment, malgré les prétentions de l’historien du Saguenay, d’aucuns rétorqueront que de telles ambivalences ne sont pas structurelles mais contextuelles et qu’elles sont tout à fait normales pour un intellectuel ayant écrit pendant aussi longtemps. En fait, ce serait plutôt le contraire qui serait surprenant, c’est-à-dire qu’il ait soutenu toujours la même chose sans jamais dévier des idées de jeunesse. Par exemple, comment écrire sur le nationalisme avant 1939 et après 1945 sans jamais changer d’un iota sur le fond ? Dans ces conditions, il ne pouvait tout simplement pas tenir le même discours sur plus d’un demi-siècle et il a très bien pu croire à un moment, autour des années 1920, à la séparation pour mettre par la suite l’idée de côté. Et cela, sans parler de sa position d’ecclésiastique qui, obéissance oblige, devait l’empêcher de livrer le fond de sa pensée. Mais tout cela, pourrait rétorquer G. Bouchard, vient seulement expliquer pourquoi il était si ambivalent.
Plus fondamentalement, la thèse, à mon avis, ne vise pas toujours juste dans sa volonté de faire de la contradiction et de l’ambivalence les principes cardinaux de la pensée de L. Groulx. Certes, on peut admettre avec l’auteur que ceux qui l’ont étudié ont eu tendance à trop mettre l’accent sur la cohérence intellectuelle de sa pensée et, partant, à en gommer les incohérences. Mais l’inverse peut être aussi vrai : à trop vouloir dépeindre l’ambivalence, G. Bouchard peut en arriver à en voir là où il n’y en a tout simplement pas.
D’abord, L. Groulx a-t-il jamais remis en doute sa foi et l’idée voulant que la nation était indissolublement liée à la religion catholique ? A-t-il remis en cause la thèse voulant que Dieu lui-même réserve au peuple une grande mission ? G. Bouchard semble d’ailleurs le reconnaître lorsqu’il écrit : « Il est remarquable […] que cette conviction messianiste a traversé toute sa vie, sans guère fléchir. » (p. 63) De plus, lorsqu’il affirme que L. Groulx valorisait la ville, on reste peu convaincu (p. 77). En effet, les références données à l’appui de cette thèse ne sont pas nombreuses et, au surplus, peu significatives. Par exemple, celle qu’il avance pour souligner le fait que le prêtre-nationaliste est favorable à la ville (note 19, p. 77), ne montre pas exactement cela. En fait, on le voit plutôt élogieux à l’égard d’un ouvrage de Victor Barbeau, dans lequel ce dernier reprochait, entre autres, à l’école rurale, si l’on en croit L. Groulx, d’avoir trahi la paysannerie. Surtout, L. Groulx en profite pour fustiger au passage les citadins, « qui n’ont jamais rien compris à la poésie des champs et de la vie campagnarde », de s’être opposés au « régionalisme ». En d’autres termes, il n’y a là pas grand-chose qui nous montre un intellectuel prenant la défense de la ville (Mes mémoires, tome 3, 1970, p. 298-299). À vrai dire, L. Groulx, dans l’esprit du catholicisme conservateur, croit plutôt à la supériorité de la vie en campagne, ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de déplorer le fait que les Canadiens français soient absents de l’industrie et de l’économie.
Et l’idée d’un L. Groulx libéral me paraît peu crédible. Bien sûr qu’il était, comme le dit G. Bouchard, en faveur de la propriété privée et de la libre-entreprise (p. 97). Mais peut-on définir le libéralisme par le seul critère du respect de la propriété privée ? Car, si on s’en tient à cela, on voit mal qui n’était pas libéral au Québec. À cet égard, j’ai l’impression que, pour G. Bouchard, le libéralisme se confond avec l’économisme libéral. Or, si on définit le libéralisme au sens philosophique ou politique du terme, c’est-à-dire par la primauté de l’individu sur le collectif et par la valorisation de la raison capable de s’émanciper des traditions et du religieux, alors L. Groulx est bien éloigné du libéralisme politique. Il est plutôt un antilibéral au sens où il met l’accent sur la collectivité plutôt que sur l’individu, comme le montre sa critique des Mill, Bentham et Ricardo pour leur conception mécanique de la société (Notre maître le passé, tome 3, Éditions internationales Stanké, 1978, p. 171). À ce que je sache, il s’agit là d’une constante chez lui.
Cela dit, sur bien des aspects, l’étude de G. Bouchard présente d’indéniables qualités. Il est vrai — et tous ceux qui se sont frottés un tant soit peu aux écrits de L. Groulx peuvent en témoigner — qu’il n’est pas toujours facile de savoir exactement ce que le fondateur de la Revue d’histoire de l’Amérique française pensait de tel ou tel sujet. À cet égard, G. Bouchard a raison de souligner qu’il y a de l’ambivalence chez l’intellectuel. Magnifiquement documenté, car il s’appuie sur une riche bibliographie des oeuvres de l’historien nationaliste, l’ouvrage offre des interprétations qui valent la peine d’être lues. Ainsi, il n’est plus possible maintenant de soutenir que L. Groulx n’était pas du tout antisémite.
Toutefois, cette étude doit aussi être lue pour ce qu’elle nous révèle de la propre démarche de G. Bouchard au sens où, d’une certaine manière, elle s’inscrit dans le sillage de La nation québécoise au futur et au passé (1998). Car on sent, chez l’auteur, une volonté de débusquer une tradition de pensée, celle de l’ambivalence, qui est pour lui signe d’échec. Le tout dernier paragraphe annonce d’ailleurs une future recherche sur d’autres intellectuels des années 1850-1950 (p. 256). L’ouvrage poursuit à sa façon l’effort de reconstruction du nationalisme québécois dans lequel l’historien s’est engagé depuis quelques années. En ce sens, le lecteur étonné du début ne l’est plus après sa lecture : l’ouvrage constitue fort probablement une pièce importante dans l’oeuvre à venir de l’historien.