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Dans le langage courant, on parle d’emblée de la « question autochtone » comme pour bien signifier que, dès lors qu’il s’agit des Amérindiens, on se trouve devant une problématique, voire un problème qui interpelle, étonne ou dérange et, dans tous les cas, commande à tout le moins l’attention. Les plus vieux se rappelleront le « What does Quebec want ? » incrédule et exaspéré que lançait naguère le Canada anglais aux tenants d’un Québec plus vigoureux, revendicateur et autodéterministe au sein de la fédération canadienne. Bien que pour certains, l’emploi du terme « question autochtone » ne se veuille rien de plus qu’une manière facile et expéditive d’évoquer les diverses réalités propres aux peuples autochtones, l’expression reste suspecte et cache trop souvent le même type d’ahurissement et d’inconfort que provoquaient chez les Canadiens anglais les mouvements d’émancipation politique des Québécois. Refusons donc la notion qu’il puisse y avoir une « question autochtone », d’abord par simple souci de ne pas servir aux peuples autochtones, aujourd’hui, le même regard d’incompréhension agacée qui, au Québec, provoquait autrefois un dialogue de sourds, mais ensuite parce que, si tant est que l’on tienne au terme, il ne saurait y avoir une, mais bien des questions autochtones tant les nations autochtones au Québec, au Canada et dans le monde diffèrent par la culture, le mode d’interaction avec l’État et les situations propres auxquelles elles sont confrontées. La notion est donc imprécise et incorrecte en son sens même.
Les quelques textes rassemblés ici sous le thème « peuples autochtones et enjeux politiques » participent de ce refus sémantique et s’opposent implicitement à appréhender tout ce qui a trait aux peuples autochtones, en contexte canadien ou ailleurs, comme une question à résoudre ou un problème de politique publique à régler. Ils saisissent les peuples autochtones comme des sujets politiques aux prises avec des réalités qui leur sont propres et demandent à être analysées en elles-mêmes et non pas comme des objets que l’imagination étatique doit s’appliquer à circonscrire ou à contrôler. Dès lors, l’étude des réalités qui marquent les peuples autochtones s’impose comme une démarche qui viserait plutôt à saisir les enjeux qui, d’une part, sous-tendent leur devenir politique et social (souveraineté territoriale, autonomie politique, autodétermination, affirmation identitaire, reviviscence culturelle, protection des savoirs traditionnels) et qui, d’autre part, renvoient à la reconfiguration de l’interface souvent difficile et malaisée qu’ils entretiennent avec l’État qui les enserre et la population non-autochtone avec laquelle ils sont, en quelque sorte, condamnés à coexister.
Cette dernière question de l’interface État-peuples autochtones est devenue un sujet de préoccupation majeur au cours des dernières années tant pour les gouvernements, confrontés aux revendications de plus en plus pressantes des Premières Nations, que pour ces dernières, souvent frustrées par un discours et des pratiques étatiques inaptes à satisfaire leurs aspirations sociales, politiques et économiques. Politique et Sociétés offre ici quatre articles qui explorent les tenants et aboutissants des relations entre l’État contemporain et les peuples autochtones.
Joyce Green y va d’abord d’une réflexion générale sur les effets de la relation coloniale à laquelle ont été soumis les peuples autochtones au Canada. Pour elle, l’histoire des rapports entre Autochtones et non-Autochtones au Canada s’apparente à un palimpseste, c’est-à-dire à un manuscrit dont on a gratté ou effacé l’écriture originale pour y inscrire autre chose. Au fur et à mesure que s’établissaient les vagues successives de nouveaux arrivants européens sur les terres d’Amérique, les peuples autochtones ont vu leur empreinte distinctive sur les territoires qu’ils occupaient s’estomper graduellement au point de disparaître sous les réécritures des colons préoccupés de bien laisser leur marque et d’affirmer leur maîtrise des espaces qu’ils venaient de s’approprier. Selon J. Green, le grand défi politique auquel sont confrontés tant les peuples autochtones que la population non-autochtone consiste à ne pas perdre de vue l’empreinte autochtone et de bien garder à l’esprit le sort qui lui a été réservé afin de transformer la relation historique de domination et de subordination en un arrangement fondé sur le respect mutuel et la réciprocité. Pour ce faire, soutient-elle, il faut beaucoup plus qu’une simple reconnaissance de l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones ; une vision véritablement postcoloniale de la coexistence entre Autochtones et non-Autochtones requiert l’autochtonisation effective de l’État, de ses institutions, des cultures et des populations de manière à constituer un ordre politique nouveau qui sache représenter et intégrer les aspirations, les symboles et les pratiques des peuples autochtones au même titre que celles des populations non-autochtones. Comment en arriver là sans succomber à la tentation de concessions sans grande portée qui serviraient tout au plus à édulcorer la logique colonialiste dont est imbu l’État canadien sans pour autant l’annihiler ? Simplement, il n’en tient qu’aux Canadiens de revoir les paramètres de la citoyenneté qui les définissent et d’adapter le fédéralisme qui encadre leurs interactions de façon à faciliter aux peuples autochtones l’accès à un espace politique autodéterminé au sein duquel ils puissent se reconnaître et vivre en accord avec leurs priorités propres.
Malgré les intonations optimistes de ses injonctions humanistes, J. Green demeure consciente des écueils importants qui subsistent et sont susceptibles d’entraver l’actualisation de l’esprit de réciprocité et de respect mutuel qu’elle appelle de ses voeux. Les deux textes qui suivent permettent de prendre la mesure de la distance qui reste encore à parcourir avant que ne s’accomplisse l’autochtonisation effective de l’État souhaitée par J. Green. Dans un texte qui examine d’abord la réforme de la gestion des terres des Premières Nations en vigueur depuis 1999, Andrée Lajoie et ses coauteurs montrent que, sur ce plan, on est encore assez loin du compte, malgré les efforts apparents de l’État canadien afin d’adapter ses lois aux réalités autochtones. À première vue, la réforme en question semble résulter d’une certaine convergence d’intérêts entre le gouvernement canadien, désireux de se délester de certaines de ses responsabilités financières dans la gestion des terres autochtones, et certaines Premières Nations qui estimaient leur devenir économique entravé par les règles de la Loi sur les Indiens qui assujettissent la gestion des terres autochtones aux autorités étatiques canadiennes. La nouvelle loi encadrant la réforme offre en effet une latitude accrue aux communautés autochtones dans la gestion économique des territoires où elles résident. À y regarder de plus près, cependant, il appert que la loi participe d’une entente restreinte entre une minorité de communautés autochtones engagées dans l’économie de marché et majoritairement situées dans l’ouest du pays, et un gouvernement néolibéral porté au désengagement de l’État ; que les autres communautés qui n’ont pas adhéré à l’entente préalable à la loi (soit la très grande majorité des communautés autochtones du pays) estimaient que la réforme ne répondait pas à leurs besoins ; et, enfin, que la faible opposition à la loi au sein de la population non autochtone (à l’exception de quelques partisans du Parti réformiste) s’explique en grande partie du fait que ses intérêts fonciers, situés hors des communautés signataires, n’étaient pas en jeu. Par ailleurs, le code foncier qui doit guider la gestion autochtone des terres en vertu de la nouvelle loi, bien qu’il soit établi localement, doit se conformer à un modèle de base dicté par la loi, à partir de concepts et d’un langage inspirés du common law proches de l’héritage institutionnel de la Loi sur les Indiens, et, de façon plus générale, des principes du droit et de l’économie occidentaux contemporains. Bref, bien que les codes fonciers puissent être traversés de valeurs et de pratiques autochtones, l’empreinte laissée à la fois par les impératifs économiques dominants et les exigences de l’État en matière de style de gestion reste significative. Comme, au surplus, la loi ne s’applique que partiellement aux seules communautés parties à l’entente préalable, on ne saurait, à vrai dire, parler d’autochtonisation de l’État canadien.
Le texte de Kiera Ladner et Michael Orsini pousse encore plus loin ce constat par un examen de la dynamique institutionnelle particulière qui, quoiqu’en dise la rhétorique officielle, semble constamment reconduire les rapports de force et de pouvoir qui ont historiquement désavantagé les peuples autochtones. À partir d’un cadre d’analyse qui allie l’institutionnalisme historique et les concepts de population cible et d’engagement citoyen, les auteurs rendent compte des derniers développements dans le dossier de la gouvernance autochtone. Le gouvernement Chrétien lança au printemps 2001 un vaste processus de consultation au sein des communautés autochtones du Canada dans le but de modifier les dispositions de la Loi sur les Indiens au chapitre de la gouvernance interne et de l’imputabilité administrative et financière des conseils de bande. Officiellement, le gouvernement disait vouloir améliorer le processus de gestion des réserves en renforçant le pouvoir local, en consolidant les communautés et le rôle que sont appelés à y jouer les individus, et en instituant de nouveaux partenariats entre l’État et les Premières Nations. Malgré l’opposition quasi générale qui dénonça l’initiative pour l’insuffisance du processus de consultation et pour ce que la plupart des observateurs considérèrent comme une ingérence dans les affaires des communautés autochtones, le gouvernement proposa, en 2003, une nouvelle Loi sur la gouvernance des Premières Nations ; elle devait mourir éventuellement au feuilleton, mais non sans avoir suscité d’assez vives controverses. K. Ladner et M. Orsini relatent ce dernier épisode de la relation entre l’État canadien et les peuples autochtones ; ils analysent la logique institutionnelle qui, à l’arrière-plan, en anima le déroulement. Faisant un retour sur différents moments et politiques clés qui ont marqué les rapports entre l’État canadien et les Premières Nations depuis l’instauration de la Loi sur les Indiens en 1876, ils notent que la dernière tentative du gouvernement de modifier cette loi, prétendument à l’avantage des Autochtones, s’inscrit en fait dans le prolongement de pratiques institutionnelles et de décisions dont la logique de fond est demeurée immuablement colonialiste à travers le temps. Marqué par un parcours imprégné de l’héritage colonial hérité du xixe siècle, l’État canadien, soutiennent les auteurs, semble incapable d’entretenir un véritable rapport d’égal à égal avec les peuples autochtones. La Loi sur la gouvernance des Premières Nations, à travers laquelle le gouvernement dictait une fois de plus les modalités de gestion interne appropriées, en témoigne.
Dans le dernier texte, sur les rapports constitutionnels entre les Maoris et l’État néo-zélandais, Isabelle Schulte-Tenckhoff nous amène sur un terrain peut-être un peu moins familier pour certains, mais qui permet de constater, par comparaison avec le cas canadien, le caractère universel de la dynamique d’interaction entre l’État contemporain et les peuples autochtones, quel qu’en soit le lieu. L’auteure propose une analyse des contrastes entre l’interprétation étatique du Traité de Waitangi conclu en 1840 entre la Couronne britannique et quelque 540 chefs maoris, et celle que les Maoris défendent aujourd’hui. Du point de vue de l’État néo-zélandais et de la population néo-zélandaise d’origine européenne en général, le traité confirma l’acquisition légitime de l’archipel au profit de la Couronne britannique. Les Maoris soutiennent au contraire que le Traité ne mit pas un terme à leur souveraineté continue sur la région, ce qui, forcément, pose le problème de leur coexistence avec l’État néo-zélandais. I. Schulte-Tenckhoff retrace l’histoire des relations changeantes entre Maoris et Européens descendants néo-zélandais ; elle s’inspire du droit international à l’égard des peuples autochtones et de l’autodétermination pour démontrer que les conflits d’interprétation à propos du Traité de Waitangi tiennent en grande partie aux modalités de sa mise en oeuvre. Selon elle, les dispositions des traités conclus avec des peuples autochtones sont généralement considérées à la lumière de leur rôle en droit public interne seulement. Même si l’État néo-zélandais se montre aujourd’hui plus conciliant à l’égard des Maoris et que ceux-ci jouent désormais un rôle plus important dans la société néo-zélandaise, il n’en reste pas moins que les traités sont justiciables dans l’ordre juridique imposé par l’État néo-zélandais qui, en bout de ligne, est à la fois juge et partie. Dans les faits, explique I. Schulte-Tenckhoff, le Traité de Waitangi, pivot des relations entre l’État et les Maoris, n’est pas compris comme un acte juridique impliquant un rapport d’égal à égal entre deux sujets de droit, mais plutôt comme un fait juridique qui tire son origine exclusivement de l’État. Malgré l’image d’un État et d’une société biculturels (Maoris et Eurodescendants) que cherche à promouvoir l’État néo-zélandais, l’influence maorie ne s’étend pas, dans la réalité des décisions juridiques, à la reconnaissance et à la préservation de l’autorité maorie sur les terres, les ressources et les populations. La question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes reste donc entière en Nouvelle-Zélande et, là comme au Canada, l’autochtonisation de l’État et de la société, au sens où le souhaite J. Green, est encore loin d’être réalisée.
Sans avoir la prétention de faire le tour de la question, ces textes offrent ensemble un tableau général d’enjeux politiques cruciaux pour l’avenir des peuples autochtones et de leur relation avec l’État. Alors que reste encore bien ancrée la tendance à percevoir tout ce qui relève des réalités autochtones comme un « problème », ils permettent de constater, d’abord, que s’il y a effectivement problème, sa source n’est pas nécessairement là où l’on tend généralement à la chercher et, ensuite, qu’il importe de mieux saisir les fondements des rapports entre l’État et les peuples autochtones pour pouvoir en repenser l’interface selon un mode plus égalitaire et plus démocratique. Bonne lecture !
Appendices
Note sur l’auteur
Daniel Salée
Il est professeur titulaire de science politique et directeur de l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia, à Montréal. De 2003-2004, il a été titulaire de la Chaire d’études québécoises au Collège universitaire Glendon de l’Université York (Toronto). Ses travaux les plus récents portent sur les rapports politiques entre l’État et les peuples autochtones au Québec et au Canada.