Article body

La démocratie à l’épreuve de la gouvernance constitue un recueil de textes qui émanent d’une journée de travail réunissant 14 chercheuses et chercheurs autour d’un thème, la gouvernance, et d’un texte, « La gouvernance en tant que manière de voir : le paradigme de l’apprentissage collectif », de Gilles Paquet, directeur du Centre d’études sur la gouvernance de l’Université d’Ottawa. À l’image même du mot « gouvernance », l’ouvrage est éclaté : champs d’études, domaines d’expérimentation et approches théoriques variés s’y côtoient — de la gestion privée à l’économie sociale, de la sociologie urbaine à la métapolitique.

Les directrices de l’ouvrage, Linda Cardinal et Caroline Andrew, expliquent que le thème de la gouvernance est porteur d’une ambition : « celle de se présenter comme une solution de rechange et comme une réponse efficace aux transformations en cours du politique dans les sociétés démocratiques, en particulier comme une façon de repenser la politique à l’ère de l’individualisme » (p. 1). La nouvelle gouvernance, selon Gilles Paquet, serait faite de participation, de multilogue et d’échanges horizontaux entre partenaires ; elle ferait fi de la hiérarchie et du commandement ; fondée sur l’apprentissage collectif, elle constituerait « un jeu complexe qui ne tomberait sous la domination d’aucun maître » (p. 10).

Le texte de Gilles Paquet s’inscrit dans la théorie des organisations, mais il possède une ambition plus large, celle d’élaborer des principes de gestion s’appliquant aux sphères privée, publique et civique. L’auteur s’appuie sur des transformations sociétales (comme la mondialisation des marchés, l’accélération des changements technologiques et l’économie basée sur la connaissance) et sur l’échec de la conception tayloriste de la gestion pour affirmer qu’un nouveau paradigme est en train de naître. Le modèle de gouvernance qu’il explicite met l’accent sur l’adhésion volontaire aux normes ; il possède une « anatomie » composée d’une stratégie vulpine (utiliser les pulsations de l’environnement en sa faveur), de structures modulaires (légères, libérées des procédures et ayant du pouvoir), de mésoforums interactifs et de partenariats et de contrats moraux. La nouvelle gouvernance de G. Paquet comprend trois principes liés au processus d’apprentissage : le principe dialogique, qui suppose la coexistence de logiques contradictoires au coeur même de la définition des problèmes ; le principe de la récursion organisationnelle, qui renvoie à la double production — le clan produit un extrant et se produit lui-même par ses activités ; et le principe hologrammatique, qui suppose que l’information est accessible à chacun de ses membres.

Les chercheuses et chercheurs réunis pour commenter le texte de G. Paquet ont émis une série de critiques dont quelques-unes seront résumées ici. Tout d’abord, le caractère hautement abstrait du modèle de G. Paquet a été souligné. Résumant la pensée de ce dernier, Jocelyn Létourneau écrit qu’il est difficile de s’opposer à ce modèle, tant il se fonde sur des a priori largement partagés : que gouverner est un exercice complexe, que l’information partagée permet l’optimisation dans les organisations, qu’on considère comme centrales les notions d’adaptabilité, de flexibilité, de mobilité et de fluidité. Mais, selon J. Létourneau, le problème consiste à opérationnaliser le modèle « dans des cadres concrets, c’est-à-dire dans des environnements humains et physiques complexes où la contingence, l’incertitude, la concurrence, la ruse des acteurs et les petits rapports de pouvoir et de force forment le sel de la vie » (p. 48).

Ensuite, élaborer un modèle pouvant englober les secteurs privé, public et civique ne va pas de soi, plusieurs coauteurs contestant la possibilité de traduire d’une manière univoque — fut-elle complexe et nuancée — des réalités multiples et d’ordres divers. La discussion entre les coauteurs s’appuie sur une variété d’arguments et de cheminements qui vont aussi d’un champ d’études à l’autre, passant de l’organisationnel au cognitif, au local et à l’économie mondiale.

Le modèle de G. Paquet souffrirait donc d’une trop grande cohérence face à la réalité, en quelque sorte, et, selon Luc Juillet, ne rendrait pas suffisamment compte de l’hétérogénéité des formes concrètes de mise en oeuvre de la gouvernance (p. 106). Dans une veine semblable, Farhad Khosrokhavar conteste « l’occultation de la problématique des sciences sociales » dans le modèle de G. Paquet et l’assimilation de la politique, au sens macrosociétal, à l’organisation de type économique dans laquelle les finalités contribuent à la structuration et à la restructuration de l’ensemble. Or, il n’en va pas de même pour la politique (p. 124-125).

Autre critique : pour Pierre Hamel, il faut rompre avec la représentation fictive du système politico-administratif conçu comme le centre du pouvoir (p. 89). L’organisation hiérarchique de la sphère politique n’exclut pas l’intégration de divers mécanismes de démocratisation ; ainsi, les décisions politiques « correspondent à une série d’échanges et d’interactions qui se rapprochent de l’action collective » (p. 90).

User d’un langage propre à l’administration pour faire état de phénomènes sociopolitiques, de niveau micro ou macro, donne forcément l’impression que les appareils administratifs concentrent autour d’eux l’essentiel du pouvoir. Or, dans les sociétés contemporaines, argumente L. Juillet, il y a éclatement des sources d’autorité (p. 105). C’est justement le rapport au pouvoir du modèle de G. Paquet qui constitue l’une des critiques les plus fondées : « tout processus de gouvernance, servant ou non l’apprentissage collectif, ne saurait être pensé sans que l’on situe de façon convaincante le rôle du pouvoir dans sa formation et son opération […] Les normes instituées guidant les processus de direction et d’apprentissage ne sont pas neutres » (p. 112). Ainsi, la gouvernance en réseaux s’accompagnerait, pour L. Juillet, d’une augmentation des luttes politiques au sujet des processus de constitution et d’interprétation des règles encadrant les droits et les obligations de chacun (p. 113).

Enfin, la place du conflit et sa conceptualisation dans le modèle de gouvernance de G. Paquet a suscité les critiques de plusieurs, dont P. Hamel selon qui deux présupposés de la gouvernance posent problème : tous les conflits devraient aboutir à un accord et tous les acteurs possèdent des ressources suffisantes pour entrer dans le jeu de la négociation (p. 94). Cette critique rejoint le commentaire d’ouverture de J. Létourneau pour qui le modèle de G. Paquet est exagérément optimiste, repose sur la « face positive de la condition humaine » et fait fi de la convoitise de pouvoir, de revenu et de rayonnement inhérente aux organisations et aux sociétés (p. 48).

Le dernier chapitre du recueil est consacré à la réponse de G. Paquet aux critiques de son modèle de gouvernance. Il se dit en désaccord avec certaines, en accepte d’autres, exprime une pointe de condescendance pour certains politologues… et garde le cap sur son modèle en réaffirmant ses intentions. Engagement civique, concertation et négociation et contrats moraux restent les dimensions clés de son modèle qui a injustement été pris, selon lui, pour une transcription facile de l’approche économique fondée sur les choix rationels des individus et leurs comportements stratégiques.