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Le livre de Jean-Christian Pleau est consacré à cette révolution qui n’a pas eu lieu. L’affirmation peut laisser perplexe : le Québec moderne n’est-il pas justement le fruit d’une révolution, tranquille soit, mais révolution tout de même, qui l’a extirpé de cette désormais mythique Grande Noirceur ? Sans doute. Mais, nous rappelle fort justement J.-C. Pleau, ceux qui appelèrent de leurs voeux cette révolution souhaitaient qu’elle soit tout sauf tranquille. Pour cette extrême gauche indépendantiste québécoise des années 1960, la lutte pour la libération nationale s’inscrivait dans un mouvement planétaire de décolonisation. « Nègres blancs », ces jeunes Québécois se sont reconnus dans les appels des Albert Memmi et autres Frantz Fanon à dépasser dialectiquement leur aliénation de dominés par une lutte violente, non seulement salvatrice, mais nécessaire, dirigée contre la domination. La révolution espérée devait être celle d’un soulèvement général du prolétariat, la mise sur pied d’un régime politique socialiste et, il va sans dire, l’indépendance du Québec. C’est à cette révolution manquée, donc, que s’intéresse J.-C. Pleau à travers certains écrits de deux militants de premier plan de cette époque agitée.
Après la chute du mur de Berlin, d’aucuns lecteurs de ces phrases au vocabulaire marxisant galvaudé pousseront sans doute un soupir de soulagement à la pensée que cette révolution, justement, ne s’est pas produite. L’on sait maintenant que quand l’Histoire se fait l’unique pourvoyeur de sens de l’action humaine, tout, du meilleur comme du pire, trouve à se justifier en son nom. Armés de cette supériorité morale que confère l’apostériorité de la faillite du matérialisme dialectique et rejetant comme dépassée la dichotomie dominant/dominé pour comprendre le rapport Canada/Québec, certains commentateurs contemporains de l’oeuvre de ces révolutionnaires ont souhaité supprimer de leur contenu tout référent à la lutte politique dans laquelle elles ont pourtant été conçues. Un exemple parmi d’autres : le retrait des textes en prose (la part éminemment politique de l’ouvrage) dans l’édition posthume de L’homme rapaillé de G. Miron. Si ce travail de dépolitisation des oeuvres d’H. Aquin et de G. Miron a eu le mérite d’en révéler le caractère éminemment universel, le risque est grand que soient du même coup rendues inintelligibles les raisons mêmes de leur action et, a fortiori les oeuvres elles-mêmes. Et puis, dans la perspective de J.-C. Pleau, un large pan des problèmes énoncés par H. Aquin et G. Miron demeure d’une brûlante actualité. Paradoxalement, donc, si la dimension politique de l’oeuvre de ces deux révolutionnaires québécois tendait autrefois à éclipser le reste, force est de constater qu’aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai.
Pour saisir « en situation » (p. 10) la pensée politique de ces deux écrivains, J.-C. Pleau a choisi d’étudier, pour chacun des auteurs, un texte déterminant publié au début des années 1960. Dans le cas d’H. Aquin, c’est l’essai désormais célèbre La fatigue culturelle du Canada français paru dans l’édition de mai 1962 de la revue Liberté qui s’est évidemment imposé comme sujet d’analyse. On le sait, ce texte se voulait une réponse à celui de Pierre E. Trudeau, La nouvelle trahison des clercs (paru dans le numéro spécial de Cité libre d’avril 1962 consacré au séparatisme). Quant à Gaston Miron, c’est le poème L’homme agonique, dans toutes ses variantes depuis sa première publication sous le titre d’Ex Officio, qui est scruté à la loupe. Mais cette présentation sommaire ne rend pas compte des fins de l’entreprise de J.-C. Pleau, en ce sens que l’analyse des textes, érudite précisons-le, n’est pas véritablement un objectif en soi. Ces textes jouent chacun le rôle de cheval de Troie permettant à J.-C. Pleau de pénétrer la pensée politique de G. Miron et d’H. Aquin dans la première moitié des années 1960. En ce sens, les référents à l’ensemble des oeuvres de l’essayiste-romancier ou du poète foisonnent et jettent un éclairage saisissant sur l’imaginaire révolutionnaire et la culture politique de toute une génération. Délicatesse digne de mention, les trois textes auxquels nous venons de faire allusion (en comptant celui de P.∈E. Trudeau) sont reproduits dans leur intégralité dans le livre qui fait l’objet de la présente recension.
La première partie est consacrée au Hubert Aquin d’avant Prochain épisode, c’est-à-dire avant que celui-ci n’estime impératif la lutte clandestine et violente et ne s’engage dans le FLQ. L’échange entre H. Aquin et P.∈E. Trudeau est bien connu, vu que, dans La nouvelle trahison des clercs, le futur premier ministre du Canada énonce en quelque sorte l’abécédaire de l’orthodoxie fédéraliste. Rejetant d’emblée toute forme de nationalisme comme autant de sectarismes violents et considérant comme chimérique le principe même de la Nation, P.∈E. Trudeau somme les Canadiens français d’investir le Canada et de s’y faire fondateurs d’une société « pluraliste et polyethnique », contre la domination même des Canadiens anglais (domination qu’il ne cherche nullement à nier et qu’il dénonce avec force). Les Canadiens français doivent devenir une élite, se rendre indispensables au Canada, faire de leur langue un symbole de prestige chez leurs compatriotes locuteurs de la langue de Shakespeare. Pour P.∈E. Trudeau, nul problème économique ou culturel du Canada français ne saurait trouver une solution dans le cadre constitutionnel canadien actuel. L’indépendance politique s’avère donc non seulement superflue, mais aussi rétrograde. P. E. Trudeau renvoie ainsi dos à dos le nationalisme catholique de droite de la survivance et celui progressiste de gauche des années 1960.
Première constatation à la lecture de la réponse d’H. Aquin : après avoir réfuté le caractère fallacieux de la condamnation trudeauiste sans appel de la Nation (s’il faut la rejeter parce que des crimes innommables furent commis en son nom, doit-on faire de même de la liberté, au nom de laquelle tomba si souvent le couperet de la guillotine ?), il affirme que la lutte nationale pour l’indépendance ne doit pas se nourrir d’un sentiment anti-anglais ou plutôt que le ressentiment ne doit jouer aucun rôle politique. D’où le paradoxe déstabilisant pour nous qui connaissons la postérité du contentieux : « dans ce débat, c’est Trudeau seul qui exprime les griefs du Canada français et qui donne voix au ressentiment » (p. 45). Cette lutte, pour H. Aquin, se fera contre des Canadiens français, c’est-à-dire contre soi-même, dans une perspective de désaliénation nécessaire après une période prolongée de colonisation. Selon H. Aquin, P.∈E. Trudeau refuse tout simplement de reconnaître les rapports de force sous-jacents entre le dominant et le dominé. En somme, la manière dont sera dépassé l’écart entre le dominant et le dominé reste impensé chez P.∈E. Trudeau, alors que seule la révolution permet d’y arriver chez H. Aquin. Mais, sur une planète qui abonde en nations sans État, comment être assuré de la viabilité du Québec comme pays ? Pour J.-C. Pleau, c’est en répondant à cette question qu’H. Aquin développe la partie la plus intéressante de son texte, la plus pertinente pour nous, aujourd’hui. C’est parce que la culture canadienne-française est « globale », c’est-à-dire qu’elle s’étend à toutes les dimensions de la vie en société, qu’elle peut envisager l’autonomie politique.
Mentionnons que l’étude des tenants et aboutissants de cet échange sert aussi de prétexte à J.-C. Pleau pour dénoncer l’idéologie fédéraliste actuelle dans d’innombrables apartés qui font souvent plusieurs pages (et qui, malheureusement, font aisément perdre le fil de l’argumentation). L’auteur, qui d’entrée de jeu nous avise qu’il se réserve le privilège de l’essayiste pour justifier ces digressions, décortique avec force sagacité les rouages de la postérité intellectuelle de P.∈E. Trudeau telle qu’elle s’incarne dans l’idéologie officielle de l’État canadien et chez nombreux de ses épigones. Y est dénoncé le fâcheux amalgame entre nationalisme et fascisme (qui sert si souvent de succédané à une argumentation sérieuse) pour discréditer le mouvement nationaliste québécois. Profitant de l’éclairage que lui procure le concept aquinien de « globalité », J.-C. Pleau met en lumière l’incapacité de l’État canadien de reconnaître en son sein la présence de plus d’une nation et le danger, concomitant, de folklorisation qui guette la culture québécoise dans le cadre politique actuel. Le ton de ces apartés est souvent bon enfant, ce qui allège la lourdeur du propos (n’y a-t-il pas en effet d’entreprise plus pénible que de réfuter ces accusations d’un crétinisme manifeste ?). On y retrouve de cinglantes formules, dont celle-ci choisie parmi tant d’autres de même parfum : « À la réalité gênante du système de domination qui lui est reproché, le polémiste du groupe dominant (qui n’est d’ailleurs pas obligatoirement un anglophone) oppose une simple image : celle, terrifiante, de ce que pourrait lui faire le dominé s’il réussissait, par sa “révolution”, à renverser les rôles » (p. 46).
Dans la seconde partie, l’auteur se livre à une véritable dissection du poème L’homme agonique de Gaston Miron et procède à une contextualisation du processus de sa rédaction, ce qui ouvre une fenêtre privilégiée à la fois sur l’époque et sur l’homme. On y découvre un G. Miron tout en nuance, militant au RIN, haranguant la foule devant la Place des arts, représentant le syndicat des écrivains lors de manifestations contre le bill 63, etc. G. Miron, qui affirme avoir délaissé pendant de nombreuses années l’écriture, était indubitablement angoissé par l’apparente extravagance de la poésie à une époque qui appelait l’action. Le travail de J.-C. Pleau consiste à décrire avec minutie les étapes de la réconciliation du poétique et du politique dans l’oeuvre de G. Miron, tout en se gardant de rabattre le travail du poète à son seul contexte québécois. La figure universelle invoquée dans L’homme agonique, c’est celle bien entendu de l’homme aliéné. Le rôle accordé à la révolution par G. Miron, on l’aura deviné, est de permettre le dépassement de l’aliénation et de restituer ainsi l’humanité de celui qui a intériorisé la domination.
Cette seconde partie est tout aussi heureuse que la première, à un bémol près : certains des apartés n’intéresseront que les exégètes de G. Miron. Cette fois beaucoup plus scoliaste, J.-C. Pleau se perd en conjectures en tentant de démontrer, par exemple, soit la présence d’une chronologie dans le texte de G. Miron (p. 146), soit l’influence potentielle de G. Miron sur Jacques Berque, ce dernier ayant utilisé le terme « [d’homme] agonistique » dans un passage de Dépossession du monde. Ces quelques paragraphes sans véritable intérêt ont provoqué chez nous, disons-le franchement, quelques bâillements. Mais, outre cette réserve, l’analyse du poème révèle un questionnement passionnant sur le lien entre le poète et la cité. Du poète fou du roi, qui en vient à refuser la compromission avec l’ordre établi par le silence volontaire, au poète émeutier et lucide, qui n’a jamais fermé les yeux, ce sont toutes les étapes de la désaliénation qui sont, au fond, inscrites entièrement dans les vers de ce poème.
On le sait, G. Miron est l’auteur d’un livre, remanié plusieurs fois de façon obsessionnelle. La grande force de J.-C. Pleau est d’avoir réussi à rendre compte de la permanence des questionnements de G. Miron au fil des diverses versions du texte étudié et des modulations dans la réflexion du poète. En ce qui concerne particulièrement les fils conducteurs, J.-C. Pleau insiste de façon convaincante sur la pertinence de lire et de comprendre le poème de G. Miron dans son contexte d’écriture. Il signale la nécessité d’accepter que le poète assume pleinement que son poème puisse acquérir d’autres significations au fil du temps et qu’il ait même pu souhaiter qu’il en soit ainsi. Car G. Miron, qui modifiait constamment les mêmes textes pour les publier de nouveau, ne pouvait être insensible à la différence de sens que pouvait prendre un vers tel « ma tête grenade et déflagration » en 1963, en 1970 ou en 1996. Subrepticement, c’est toute une réflexion sur la réception de la poésie dans la cité qu’esquisse J.-C. Pleau.
Il souhaitait avec ce livre redonner toute sa place à la part politique des oeuvres de Gaston Miron et d’Hubert Aquin. À ce chapitre, la mission est réussie. Au terme de cette lecture, on en vient même à souhaiter que l’auteur se fasse au plus vite biographe, tant il est agréable de partager avec lui sa passion pour ces deux figures marquantes de l’histoire littéraire du xxe siècle.