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Dans le paysage politique de notre époque, la nation occupe encore une place prépondérante. Bien que la mondialisation et le type de gouvernance qui l’accompagne aient réduit considérablement la souveraineté des États, ceux-ci n’en demeurent pas moins des acteurs déterminants de la scène politique et contribuent à définir notre destinée commune. Or, il est frappant de constater que le caractère indéniable de ce fait historique contraste fortement avec la légitimité morale et intellectuelle accordée à l’idée de nation. Pour ce qui concerne l’après-guerre, on remarque un désintérêt pour ainsi dire général, mais peut-être plus accentué encore dans le champ de la philosophie politique, pour cet objet jugé « arbitraire » et « incertain », voire « dangereux », qu’est alors devenue la nation. Ce n’est qu’assez récemment que les historiens, les sociologues et les politologues, notamment dans le monde anglo-saxon, ont tenté de penser autrement la nation en l’inscrivant dans de nouvelles perspectives. Mentionnons les travaux bien connus d’Ernest Gellner (1983), de Benedict Anderson (1991) et de Liah Greenfeld (1992).
L’ouvrage conçu sous la direction de Bernard Baertschi et Kevin Mulligan témoigne de ce renouveau d’intérêt pour la question nationale, car, d’une certaine façon, il est bien vrai que la nation se présente davantage comme un problème que comme une solution. Il s’agit d’examiner de quelle légitimité philosophique peut se réclamer aujourd’hui l’idée de nation. Ceux qui ont pris l’initiative de publier l’ouvrage n’ont pas tenté d’apporter une réponse définitive à cette délicate et importante interrogation, ils ont plutôt choisi d’offrir une diversité de points de vue sur la question. Voilà pourquoi cet ensemble d’articles qui tous, sauf deux exceptions, ont été publiés dans différentes revues scientifiques est divisé tout naturellement en trois parties : la première présente les « Les forces du nationalisme », la deuxième signale plutôt « Les faiblesses du nationalisme », alors que la dernière regroupe, sous l’intitulé « Quelques remèdes », des positions intermédiaires ou excentriques dans le débat. On remarquera que le titre du livre ne reflète pas véritablement le contenu. En effet, l’expression choisie — Les nationalismes — laisse plutôt croire que nous sommes en présence d’études sur les divers mouvements politiques qui se réclament de la nation, alors qu’il s’agit davantage d’une discussion sur les fondements théoriques et moraux de l’idée de nationalité.
Il convient d’abord de signaler un accord général — peut-être le seul — quant à la nécessité d’exclure de l’examen les formes guerrières et xénophobes du nationalisme. Tous les auteurs inscrivent leur proposition à l’intérieur de la tradition libérale, bien qu’ils montrent que celle-ci peut être interprétée fort différemment, voire contradictoirement. Il s’agit donc d’examiner quelle peut être la légitimité de la nation dans une société qui se réclame des principes du libéralisme. On remarquera tout d’abord que la discussion offerte forme un panorama des opinions centré principalement sur la littérature des pays anglo-saxons. Je ne prendrai ici que trois exemples pour illustrer la chose : Philip Gerrans cherche à montrer les limites de l’interprétation d’E. Gellner et d’autres qui établissent certains liens entre l’avènement de la modernité en Occident et le phénomène national. Daniel M. Weinstock, pour sa part, critique les propositions de David Miller et de Yael Tamir. Enfin, Markus Haller propose une mise en perspective nuancée, mais critique des thèses de Will Kymlicka concernant les droits collectifs. On notera aussi que, dans ce tableau des positions favorables et défavorables à la réhabilitation de la nation, il y a un déséquilibre certain. La seule véritable défense de la nationalité, déjà connue (1995), est celle de D. Miller. Celle offerte par B. Baertschi, fondée sur un examen de la notion de proximité morale, conduit finalement à la défense d’un patriotisme, qu’il faudrait distinguer du nationalisme, même si les principes proposés pour établir une telle distinction paraissent discutables. Enfin, les contributions d’Elmar Rothbard et de Barry Smith semblent bien excentriques relativement à la question posée. Le premier résout le problème en procédant à une dissolution de la nation — de même que du politique, d’ailleurs — en suggérant tout simplement une privatisation complète de l’espace public. Le second offre, en revanche, une solution aux conflits qu’occasionnent les nationalismes en proposant une fragmentation des lieux politiques. Il signale ainsi que le projet nationaliste québécois pourrait devenir acceptable à condition toutefois de ne donner naissance qu’à un « Québec perforé » (p. 221), c’est-à-dire truffé d’enclaves anglophones ou amérindiennes. Il est peut-être significatif à cet égard que l’auteur n’ait aucunement envisagé la création éventuelle d’un « Canada perforé » pour reprendre son étonnante expression.
J’aimerais proposer deux remarques critiques. La première concerne le problème que pose la définition même de la nation. L’ouvrage examiné n’échappe pas à l’éternel débat, amorcé dans la célèbre conférence d’Ernest Renan, sur la définition de la réalité du phénomène national. Il n’est pas étonnant de constater que toutes les tentatives de définition de cet objet révèlent, chaque fois, les allégeances politiques de leurs auteurs respectifs. Je ne prendrai qu’un exemple, mais qui me paraît révélateur d’un penchant général. Dans le cadre de sa critique de la Kulturnation, Elmar Holenstein n’envisage pas que la nation puisse être autre chose qu’une communauté homogène et fermée sur elle-même (p. 160). Puisqu’une telle communauté n’existe pas dans le monde pluriel qui est le nôtre, nul d’ailleurs ne le conteste, il en conclut à l’inexistence de la nation et à l’illégitimité conséquente du fantasme politique qui correspond à cette imagination malheureuse. On est tenté de répondre qu’il eût mieux valu porter davantage attention à la matière de l’histoire, aux particularités de son développement, de manière à reconnaître qu’il existe bien d’autres façons d’envisager la nation, des façons qui n’impliquent aucunement l’homogénéité mentionnée et le prétendu refus du pluralisme qui l’accompagne. Bien sûr, cette remarque sur la difficulté d’être objectif à propos d’un tel sujet pourrait être appliquée à l’ensemble des problèmes examinés dans les sciences sociales. Cependant, la nation constitue peut-être une exception du fait que ce travail interprétatif transparaît plus immédiatement, qu’il fait surface dès l’amorce de la discussion. Cela me semble tenir au statut éminemment problématique de la nation dans le champ de la pensée politique et, peut-être davantage, à la difficulté que représente son interprétation compte tenu de son poids considérable dans l’histoire du xxe siècle. Si nous sommes sortis de l’ère des révolutions, du moins on le prétend, il n’est pas assuré qu’il en soit ainsi pour l’époque des nations. Autrement dit, la nation n’est pas encore pour nous l’un de ces objets refroidis que laisse derrière lui le mouvement de l’histoire, de sorte qu’il nous est encore difficile de l’examiner sans passion aucune.
Ma seconde remarque, sans doute plus importante, porte sur les rapports entre la démocratie et la nationalité. Le but de l’ouvrage est d’offrir une discussion complète des fondements théoriques et moraux d’une éventuelle défense ou critique de la nation. Une telle discussion ne peut faire l’économie d’un examen du conflit, apparu au xxe siècle, entre nation et liberté. Est-il besoin de rappeler qu’un tel conflit n’existait pas dans l’esprit des libéraux du siècle précédent ? Afin d’approfondir cette importante discussion, il convient donc de préciser la nature de la liberté qu’il s’agit de considérer. Dans le présent ouvrage, le coeur de la discussion est occupé par les problèmes que soulève la compatibilité éventuelle d’une politique fondée sur la nation et de la défense des droits individuels. Il s’agit, en somme, de réfléchir sur les difficultés qu’il peut y avoir à concilier une telle politique avec le fait du pluralisme inhérent à nos sociétés de droit. La nation civique est envisagée comme la seule réponse possible aux critiques des nationalismes. Cette approche de la question repose sur une conception de la liberté que nous pourrions qualifier de « civique », puisque celle-ci s’appuie principalement sur une valorisation de l’indépendance des personnes.
J’estime qu’une telle approche, bien qu’elle soit pleinement légitime, néglige d’aborder un autre versant de la problématique tout aussi essentiel. Il me semble, en effet, qu’il est aussi légitime d’envisager la liberté en insistant plutôt sur la participation des citoyens à la vie publique. Si l’on accepte alors de penser les choses sous cet aspect, disons, « républicain », la question de la compatibilité de la nation et de la liberté acquiert un tout autre sens. Il s’agirait alors de chercher à savoir si, sur le terrain de l’histoire effective, la nation a pu contribuer au respect de ces droits politiques qui permettent la formation de l’espace spécifique de la délibération démocratique. En examinant le problème sous cet angle, il aurait été possible d’intégrer à la discussion une part de la tradition philosophique française, largement négligée ici. Du reste, en s’appuyant sur cette autre tradition de la philosophie politique contemporaine, il appert qu’une défense politique de la nation semble nécessaire dans un monde travaillé par l’individualisme et transformé par la mondialisation. La justification de la nation républicaine, par opposition à la nation civique discutée dans l’ouvrage, ne repose pas tant sur l’examen des réquisits de la justice que sur celui des conditions nécessaires à l’exercice de la liberté politique.
Quoi qu’il en soit de ces questions négligées, le mérite de l’ouvrage est sans aucun doute d’offrir un accès, pour le public francophone, à une discussion riche et diversifiée qui montre quelles difficultés il peut y avoir à concilier la question de la justice et celle de l’identité politique dans un contexte démocratique. On notera, pour terminer, que l’esprit général de ce recueil est dominé par un contexte fort différent de celui qui prévaut aujourd’hui, cela tient au fait qu’un bon nombre de ces textes ont été pensés et rédigés alors que la guerre faisait rage en Europe. Le climat créé par ces événements dramatiques imprègne une part des réflexions sur la nation. Voilà pourquoi, bien que ces traductions soient les bienvenues, elles prennent place un peu tardivement dans le débat actuel.