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Pour tous ceux qui suivent l’actualité universitaire qui se développe autour de la gouvernance urbaine, Patrick Le Galès n’est pas un inconnu. Pour aller à l’essentiel, disons qu’il fait partie de cette jeune génération de chercheurs français qui a le plus oeuvré ces 10 dernières années à ouvrir la réflexion franco-française à des grilles d’analyse et à des notions venues d’Amérique du Nord, dont la gouvernance urbaine. Ses travaux font référence en la matière. Il n’est guère surprenant donc que le livre qu’il nous propose aujourd’hui ait reçu le prix Stein Rokkan de l’International Social Science Council. C’est dire l’intérêt que suscite cette nouvelle parution d’un auteur que l’on sait très productif.
L’argument que développe l’auteur tient en peu de mots, mais qui ont une portée majeure sur l’ordre politique contemporain : les villes ouest-européennes sont en passe de devenir, du fait de la globalisation et des transformations des États-nations, des acteurs collectifs et des sociétés locales « incomplètes ». En cela, la contribution de l’auteur se situe dans le droit fil de celle de Colin Crouch qui, dans la même collection d’Oxford University Press, avait publié en 1999 un ouvrage majeur, Social Change in Western Europe. Le très célèbre sociologue avait consacré quelques pages à la question urbaine en Europe, mais il avait laissé explicitement le soin à d’autres de répondre à la question : Qu’est-ce qui distingue les villes européennes ? Y a-t-il une identité urbaine européenne ? C’est principalement à cette question, épineuse, que P. Le Galès vise à répondre dans un développement très bien argumenté, bien construit et empiriquement étayé.
Après avoir précisé qu’il restreint (et c’est déjà beaucoup) son analyse à l’Europe de l’Ouest pour des raisons méthodologiques — disponibilité des sources — et d’évolution des États est-européens de 1945 à 1989, l’auteur construit son raisonnement en partant des quatre hypothèses suivantes : 1- les relations entre les États-nations et les villes occupent une place essentielle pour qui veut comprendre la double évolution des villes et des sociétés européennes ; 2- replacées sur le long terme, les évolutions les plus récentes donnent plus de poids dans l’organisation du politique aux villes qui se voient doter de davantage de marges de manoeuvre et d’autonomie mais qui, en même temps, restent confrontées au problème structurel de leur fragmentation institutionnelle ; 3- l’intégration européenne et la globalisation constituent à la fois un ensemble de contraintes et d’opportunités pour rééquilibrer l’économie des échanges entre les États et les villes ouest-européennes qui peuvent générer de nouveaux compromis entre l’intégration sociale, l’intégration culturelle et le développement économique. Les villes seraient également en passe de développer de nouvelles formes d’institutionnalisation et de territorialisation ; enfin, 4- les acteurs porteurs de ces changements ne sont pas exclusivement politiques (au sens restreint du personnel politique), ils viennent également de la société civile (firmes, associations, intérêts sectoriels). Les configurations entre ces différents types d’acteurs génèrent des modes de gouvernance différenciés entre les villes européennes. Reprenant une des thèses qu’il avait développée avec Arnoldo Bagnasco dans leur ouvrage Villes en Europe, publié en 1997, P. Le Galès avance que la compétition actuelle que se livrent les différents centres de pouvoir et d’autorité en Europe favorisent l’autonomie des villes.
D’un point de vue analytique, tout l’ouvrage est construit autour de trois notions clés que l’auteur prend soin de définir très précisément : acteur collectif, société locale et gouvernance. Cinq critères sont utilisés pour définir un acteur collectif : un système collectif de décision, des intérêts communs (ou perçus comme tels), des mécanismes d’intégration, de représentation interne et externe et une capacité d’innover. La notion de « société locale » est complétée par l’adjectif « incomplète » ; l’auteur se réfère ici à Max Weber pour insister sur le fait qu’il ne s’agit que d’un niveau territorial (parmi d’autres) au sein duquel des acteurs et des groupes sociaux interagissent. Quant à elle, la gouvernance est appréhendée comme l’ensemble des mécanismes d’agrégation et les différents modes de régulation (pas exclusivement centrés sur l’État et le marché).
Muni de ce cadre analytique, P. Le Galès propose tout d’abord une « plongée » dans la longue histoire de la ville européenne en s’appuyant fort habilement sur les auteurs classiques qui ont traité de l’histoire des villes et de la constitution de l’État-nation comme forme d’organisation sociopolitique particulière qui s’est développée à partir de la période moderne. Cette histoire est maintenant bien connue, mais encore fallait-il la retracer avec rigueur. Tâche parfaitement remplie par P. Le Galès. Le point le plus important de ce long développement est de montrer l’importance des vieilles villes, des capitales régionales, non des très grandes métropoles, dans l’histoire de la construction des États-nations européens (à l’exception de la Grande-Bretagne). Il montre la complexité des liens qui se sont tissés entre les villes et les États, liens qui ne reposent pas uniquement sur de simples rapports de domination des premiers sur les seconds.
Le chapitre consacré aux « nouveaux paramètres de la gouvernance urbaine » revient sur l’impact de l’intégration européenne comme un processus innovant, original et porteur d’un vaste mouvement de redistribution de l’autorité en Europe de l’Ouest. Ce processus marque la fin d’un long cycle d’affirmation de l’État-nation comme cadre politique dominant commencé dans la seconde moitié du xixe siècle. La transformation des États est une des conséquences de ce processus qui ne doit pas cependant être analysée comme un processus d’érosion, de disparition. Les États se recomposent, redéfinissent leur organisation, leur structure, leurs fonctions en grande partie du fait de la construction européenne. C’est dans ce processus que les villes européennes voient leur rôle se transformer. Pour autant, l’auteur prend bien soin de déconstruire le mythe de « l’Europe des villes ». Ce n’est que dans certaines conditions que certaines villes peuvent pleinement profiter de cette nouvelle opportunité historique afin de s’affirmer comme des « sociétés locales incomplètes ». Autre facteur de recomposition territoriale et de restructuration des relations entre les villes et les États européens : les transformations récentes du capitalisme. Dans le chapitre consacré à la question, P. Le Galès se livre à une recension très bien menée des travaux des économistes et il prend soin de se dégager d’une lecture marxiste en optant pour une perspective tirée des travaux de l’école de la régulation et de la nouvelle géographie socio-économique. Il montre en quoi les dynamiques du capitalisme avancé font des villes européennes des pivots de l’économie-monde. Le chapitre intitulé « Cities as Incomplete Societies » réhabilite très clairement le poids du politique dans l’organisation des villes européennes. C’est certainement l’un des éléments de distinction les plus nets avec les villes nord-américaines. Mobilisant un matériau empirique très riche, l’auteur montre clairement que, si le politique est encore très présent, les conditions opératoires de son exercice ont changé. Il ne s’agit plus uniquement d’exercice de la domination mais davantage de mobilisation, de mise en place de mécanismes d’agrégation en vue de définir un bien commun urbain. À plusieurs reprises, et souhaitant certainement éviter les critiques sur la dimension normative de la notion de gouvernance urbaine, P. Le Galès prend soin d’insister sur le fait qu’il n’existe pas one best way en la matière et que toutes les villes, en fonction de leur histoire, de leur rapport au capitalisme, de leur composition sociale, raciale, etc., mettent en place des mécanismes de gouvernance fondamentalement contingents.
Le poids du politique s’observe également dans le chapitre consacré au rôle des maires et des conseils municipaux dans l’organisation de la gouvernance urbaine. C’est, pour P. Le Galès, ce qui distingue également les villes européennes : le fait que les institutions publiques restent aussi centrales, notamment du fait de la modernisation des services municipaux, de la transformation de leur fonction et de leurs rôles (en se tournant de plus en plus vers le secteur privé pour mettre en oeuvre des politiques élaborées par le politique). De même, l’auteur insiste sur le fait que, par rapport aux formes de partenariat public/ privé que connaissent les villes nord-américaines (comprendre des États-Unis), la sphère politique occupe une place plus centrale dans le pilotage de l’action publique, à l’exception de la Grande-Bretagne.
Dans sa conclusion, le livre revient sur l’idée centrale que les villes ouest-européennes constituent des espaces urbains particuliers à plusieurs titres, dans leur rapport à l’État, aux firmes, dans l’organisation des intérêts collectifs, dans le poids particulier que joue le politique. Elles restent des villes encore protégées des conséquences les plus dramatiques occasionnées par la globalisation, en termes économiques, du fait de leurs ressources propres, du « filet de protection » maintenu par les États. Les mécanismes de gouvernance qu’elles mettent en place pour faire face aux défis de l’exclusion, du développement économique, du développement durable sont très différents d’une ville à une autre. En cela, la variable nationale n’est pas discriminante. Les mécanismes de gouvernance dépendent des ressources politiques et institutionnelles, de la situation économique, de la structure sociale, du degré de mobilisation de la société civile, du degré d’institutionnalisation de l’action collective avec les entreprises privées. Si l’on note une tendance très nette à l’adoption d’un référentiel néolibéral en même temps qu’il existe des restes d’une organisation davantage social-démocrate, P. Le Galès note, avec l’apparition des mouvements écologistes mais aussi d’extrême droite, une très nette tendance à la diversification de l’offre politique. Quant aux produits de l’action publique, ils sont eux-mêmes très différents d’une ville à une autre.
On l’aura compris, pour ceux qui s’intéressent à l’évolution des sociétés européennes (urbaines), à l’européanisation des affaires locales, à la transformation des États européens, ce livre est essentiel. Il offre un état des lieux les plus aboutis sur la question, en même temps qu’il évite les pièges des prises de position les plus radicales sur l’érosion de l’État, la puissance du néolibéralisme et l’américanisation latente des sociétés ouest-européennes. Par contre, on peut regretter, mais l’auteur pouvait-il faire autrement en se fixant comme objet de travail les villes européennes, la généralité de certains propos et, surtout, l’insistance sur la contingence des rapports à la base des mécanismes de gouvernance. En cela, il se situe en contradiction avec des auteurs comme Jefferey Sellers ou encore Jon Pierre qui, au contraire, mettent de l’avant le poids des États dans les politiques publiques urbaines, du fait de leur capacité à structurer les termes de l’échange, les référentiels. Enfin, on peut également regretter que la comparaison avec les villes nord-américaines soit essentiellement traitée sous l’angle de l’implicite et que la réalité nord-américaine soit parfois abordée de manière un peu trop tranchée. Un exemple : dire que le poids des grands maires urbains est une spécificité européenne est surprenant. Jamais le leadership des grands maires urbains des États-Unis n’a été aussi fort que depuis une vingtaine d’années. On peut même (pré-)dire que cette tendance va se généraliser aux villes canadiennes (essentiellement en Ontario et au Québec) qui ont vu leur organisation politique et territoriale transformée avec les fusions de ces dernières années. C’est sur ce point de méthode que ce livre laisse le lecteur parfois un peu surpris. Cela n’enlève rien à l’importance de la contribution de P. Le Galès qui fera certainement date dans la littérature sur le fait urbain en Europe saisie dans une perspective sociopolitique parfaitement maîtrisée.