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D’entrée de jeu, j’aimerais expliciter les deux présupposés sur lesquels j’appuierai ma réflexion. La photographie, par sa nature même, par la mécanique de son dispositif et les besoins de sa prise d’images, se prêterait d’emblée au politique. Je comprendrai ici cette notion de politique non dans le sens de l’art de gouverner ou d’administrer les affaires de l’État, mais bien comme l’ensemble des rapports de pouvoir au centre desquels une administration, une constitution de l’image est possible. Comment le corps, en effet, se soumet-il ou résiste-t-il au pouvoir de la photographie ? Comment elle-même, inversement, fait-elle figure de pouvoir en rapport aux représentations du corps qu’elle permet ?

Pour étayer cette hypothèse, je ne verserai pas dans une politique de l’image faite, constituée. L’image peut certes être posée et étudiée comme fait accompli dans l’aval de sa constitution, dans la circulation des signes à laquelle elle se prête, dans les instances et médias particuliers où on la voit poindre, dans ses usages sociaux et idéologiques. Mais ce n’est pas ce à quoi je m’attarderai. Je veux plutôt m’arrêter sur son dispositif, ses entours lorsqu’elle se pose en acte, sur ce qui forme l’amont de la photographie. Je veux regarder des images en soulevant la question des stratégies de prises lors de la constitution des oeuvres. La photographie, donc, non dans son paraître définitif, dans l’après-coup de sa prise, mais dans le moment de sa préparation, dans son acte planifié, travaillé par l’artiste en vue du résultat final. Car toute photographie est une opération de saisie qui assure son contrôle sur ce qui est vu. Toute image est le résultat de stratégies pour appréhender le réel et le soumettre à la fixité de la photographie. Pour ce faire, cela prend un opérateur, en position de maîtrise des instruments et des stratégies de saisie ; cela implique un concepteur qui délègue sa volonté de saisie à des mécanismes qui conditionnent évidemment le résultat final ; certes, le concepteur a-t-il voulu telle cette image, mais il y a aussi que la photographie opère à sa façon, et permet des possibles qui marquent l’image résultante.

Je veux aussi y aller d’une conjecture que j’étayerai au fil des exemples offerts ; à savoir que le corps se prête à l’avance aux figures du politique, que sont déjà inscrites en lui les influences et les marques du politique. Cela revient à dire, dans le cas qui nous occupe, qu’il se prête d’emblée à la maîtrise photographique.

Notons, au passage, comment tout cela prolonge et complète la conception même qu’Aristote se faisait de la politique dans son ouvrage du même nom. Pour lui aussi, il était question d’étudier le phénomène du rapport des forces en présence sur la base de servitudes dites naturelles et conventionnelles. Au-delà de ces servitudes acceptées comme irrémédiables et innées, qui réunissent maître et esclave, mari et femme, parents et enfants, il y a celles qui touchent aux conventions qui unissent des hommes libres et égaux et qui, sur une base consensuelle, permettent l’exercice d’un pouvoir librement consenti, attribué selon des règles variables. Dans nos démocraties d’aujourd’hui, et même sous d’autres régimes plus autoritaires, nous savons bien que le pouvoir est toujours un enjeu, qu’il est toujours l’objet de tiraillements et d’influences diverses. Il est moins l’exercice d’une puissance contraignante que la mise en jeu d’élans de variables et de changeantes intensités. Les images que nous avons du monde subissent elles-mêmes les contrecoups de ces forces en présence, forces insidieuses et mouvantes. Il y aurait certes un travail à faire à partir de l’image constituée, soumise aux divers impératifs des pouvoirs en place. Mais, je le répète, mon approche sera ici différente. Il s’agit plutôt de traiter de la servitude « conventionnelle » qui s’établit entre l’opérateur et son sujet, humain de préférence. Cette servitude est non pas une soumission, loin s’en faut, mais plutôt une sorte de pacte, puisqu’il s’agit d’une soumission acceptée. Elle repose sur des impératifs techniques, puisque la photographie a son propre modus operandi, et sur l’intentionnalité de l’opérateur dont les opérations de constitution de l’image dépendent de ces impératifs. Le pouvoir que la photographie exerce sur le réel se manifeste dans ces opérations nécessaires à la constitution de l’image, et qui reposent essentiellement sur un arrêt dans le temps, dans le flux des événements, et sur une stabilisation de l’état des choses dans l’espace. L’opérateur exerce son pouvoir dans la maîtrise qu’il déploie à l’intérieur de ces possibilités propres à la photographie.

Un premier impératif, évident, constitutif, est celui de la saisie. Contrairement à la peinture, où la représentation fait l’objet d’une traduction manuelle, le corps est bel et bien saisi par la photographie. C’est par la prise de vue que cela s’opère ou, devrais-je dire, par la prise de corps. Celui-ci, d’ailleurs, est impliqué de deux façons bien différentes. Il est évidemment partie prenante quand il est l’objet de cette saisie. Il l’est comme le serait tout autre objet sur lequel la photographie se pencherait. Mais il l’est tout autant, bien que de manière différente, quand il se fait ombre opérante, hors-cadre, dans le ballet des gestes et de la posture à prendre pour préparer la prise d’images et actionner les mécanismes. Là intervient une spécificité : c’est que le corps de l’opérateur contraint dès lors un autre corps. Il y aurait donc un premier corps, objet de la saisie, et un second, qui opère cette même saisie, le second étant en position de force par rapport au premier. Ce rapport de forces n’est peut-être pas aussi évident. Sur quoi reposerait-il exactement ? Qu’advient-il du dispositif de soumission dès lors que le corps de l’opérateur est aussi celui qui est reproduit ; quand l’opérateur se donne à voir dans une stratégie de monstration qu’il élabore ? Ou alors est-ce de la maîtrise des variables techniques et des conditions de saisie que tout dépend ici ?

Une des premières prises de vue à avoir fait du corps son objet essentiel est le fameux Autoportrait en noyé (1840) d’Hippolyte Bayard. La création de cette photographie est motivée par une frustration. Bayard était de ceux qui avaient réussi à simplifier le processus de développement. Le procédé qu’il avait mis au point se distingue en effet du daguerréotype du fait que les images positives créées reposent non plus sur le métal, comme celles de Daguerre, mais bien sur le papier. Or, malgré cette découverte et cette contribution à la photographie, il obtient bien moins en rentes de l’État que Daguerre et que le fils de Nicéphore Niepce. Il décide donc, en 1840, d’attenter photographiquement à sa vie avec cette image au dos de laquelle il écrit une courte note où il annonce, à la troisième personne, sa propre mort.

Le cadavre du Monsieur que vous voyez ci-derrière est celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous venez de voir ou dont vous allez voir les merveilleux résultats. À ma connaissance, il y a à peu près trois ans que cet ingénieux et infatigable chercheur s’occupait de perfectionner son invention.

L’Académie, le Roi et tous ceux qui ont vu ces dessins que lui trouvait imparfaits les ont admirés comme vous les admirez en ce moment. Cela lui fait beaucoup d’honneur et ne lui a pas valu un liard. Le gouvernement qui avait beaucoup trop donné à M. Daguerre a dit ne rien pouvoir faire pour M. Bayard et le malheureux s’est noyé. Oh ! instabilité des choses humaines ! Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui depuis longtemps et aujourd’hui qu’il y a plusieurs jours qu’il est exposé à la morgue personne ne l’a encore reconnu ni réclamé. Messieurs et Dames, passons à d’autres, de crainte que votre odorat ne soit affecté, car la figure du Monsieur et ses mains commencent à pourrir comme vous pouvez le remarquer.

Figure

H. Bayard, Autoportrait en noyé, 1840. © SFP

H. Bayard, Autoportrait en noyé, 1840. © SFP

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En cet autoportrait, le corps-sujet, saisi par la photographie, rencontre le corps opérant, celui de l’énonciateur. Celui-ci, en fait, crée une version de lui-même montrée dans le corps-sujet. Nous avons donc bien ici une mise en scène, une fiction, construite dans un but précis, provoquée par un manque de reconnaissance du public, donc par un défaut de pouvoir. Il reste que l’opérateur dirige la conception de sa propre image, que celle-ci est soumise à une intention avouée, reconnaissable dans le résultat final. Cette soumission de son propre corps aux impératifs de la saisie photographique est ici obligation technique, mais elle se transforme aussi en soumission publique, l’image étant un agrégat d’espace-temps réel bien que résultant d’une mise en scène étudiée. Là réside d’ailleurs toute l’ambiguïté du procédé. Cette image est bien la réponse à une situation où s’exerce sur son auteur un pouvoir jugé abusif et qu’il décide de dénoncer. Mais cette parade a elle-même été produite grâce à une soumission du corps de l’opérateur à sa prise de corps, par la photographie. Ce faisant, il sollicite évidemment le pouvoir technique propre à la photographie, mais il le met à son service. C’est par extension, par sa représentation publique, pourrait-on dire, que cette image devient une stratégie, un rien perverse, de soumission plus étendue. Bayard s’en remet donc aux propriétés intrinsèques et techniques de la photographie pour en amplifier l’effet. Lésé par les autorités, il retourne au public l’image des effets dramatiques de ce mépris (sa mort) et étend la responsabilité de l’oubli où il fut contraint à tout le public visé par cette théâtralisation. Il a donc su opposer aux pouvoirs supposés des autorités visés son propre pouvoir créateur.

Toute l’entreprise est évidemment fondée sur une stratégie de leurre. Le fait de claironner que l’image est un autoportrait est une part active de cette stratégie. Cette apparition en cadavre de Bayard est dès lors présentée comme étant une tactique avouée de manipulation. Bayard, dans les faits, n’obtiendra rien de plus de l’État ; ni rente supplémentaire, ni reconnaissance, mais sa réplique par l’image lui assure le fin mot de l’histoire, en plus d’une fortune critique qui vaut à cette image de faire encore l’objet d’une certaine attention des historiens et des spécialistes de la photographie.

Ainsi traitée, l’image devient dès lors preuve soumise à l’expertise des jurés et fabulation active. Il en va un peu comme si présidait à la naissance de l’autoportrait sa double nature, déjà, preuve notariale et fiction à la fois. Fiction, plutôt, d’une preuve notariale. Et c’est par cette propension marquée à la fiction qu’elle assure son pouvoir et son autorité propres.

Cette anecdote vient ratifier une certaine vision de la photographie. Comme Philippe Dubois, on peut affirmer qu’« avec la photographie, il ne nous est plus possible de penser l’image en dehors de l’acte qui la fait être » (1990 : 9 ; c’est l’auteur qui souligne). L’image photographique est liée aux conditions de son énonciation, dépendante des opérations par lesquelles elle advient. Il faut donc l’aborder dans la richesse de son processus et par la panoplie de ces opérations. Allons plus loin et convenons aussi qu’elle est « inséparable de toute son énonciation, comme expérience d’image » (ibid. ; c’est l’auteur qui souligne). Bayard voulait bien, par son autoportrait, poser un acte d’indignation en montrant son triste sort. Il espérait sans doute obtenir réparation. Son ego meurtri se projette ici dans le corps montré : son corps. Du coup, l’indignation se camoufle (et s’expose tout à la fois) sous l’humiliation jouée de sa malheureuse condition.

L’autoportrait soulève aussi un autre problème, celui de la double présence de l’opérateur devenu aussi sujet. Il lui faut en effet habiter des deux côtés de l’appareil : derrière, comme opérateur et conducteur de l’image à créer et des paramètres divers à respecter, et devant, comme sujet pris dans une mise en scène.

À cet égard, l’expérience vécue par Denis Roche, dont il nous parle dans son livre La Disparition des lucioles, est évocatrice. Cette histoire est celle de son impossible autoportrait, tenté lors de sa visite du cloître de San Onofrio. Au moment de se mettre au travail, il lui apparaît que sa minuterie d’auto-déclenchement ne lui donne pas le temps nécessaire pour parcourir l’espace qui le sépare du lieu où il veut se saisir lui-même. Il a beau courir et courir, tendre le bras pour profiter du plus petit gain de terrain possible, rien n’y fait. L’objectif ouvre son oeil et l’atteint en pleine course, alors que le site au sein duquel il voulait se voir saisi et reproduit n’est pas encore rejoint. La collusion d’espace et de temps nécessaire à la réalisation de cette photographie ne peut être ici réalisée. L’autoportrait devient ainsi chose impossible. Denis Roche n’est plus derrière la lentille, comme il se doit dans pareille situation, et il ne peut être à temps devant – ce qui fonde son échec.

Malgré tout, Philippe Dubois conclut que l’autoportrait est le « mode par excellence, constitutif, originaire, quasi ontologique de la photographie », car, ajoute-t-il,

[...] toute photographie est toujours un autoportrait, sans métaphore : image de ce qu’elle prend, de celui qui la prend, et de ce qu’elle est, tout cela à la fois, dans un seul et même laps d’espace et de temps, dans et par une sorte de convulsion de la représentation.

(1990 : 293 ; c’est l’auteur qui souligne)

L’image est donc toujours une force active parce qu’elle est un acte, et ce qui entre dans sa fabrication détermine cet acte. Toute photographie fonctionne bien de manière réflexive, faisant toujours signe vers les opérations par lesquelles l’image-photo se constitue, ne cessant d’informer le regardeur sur les modalités par lesquelles tout dépôt est finalement fixé. Or, cette instance est instance de pouvoir exerçant son empire sur le résultat final ; rapport politique, s’il en est un. Toute image est un acte de pouvoir ; pouvoir sur ce qui doit être vu, en provenance d’un corps-opérateur dont les traces et manifestations tangibles finissent par affleurer à la surface de l’image. Si toute image-photo est bel et bien, ontologiquement, un autoportrait, elle est aussi saisie du corps, engagement d’un corps, fût-il ou non présent en l’image. Un maître d’oeuvre dirige l’objectif, choisit un angle de vue, délimite la portion à voir, crée cette chambre blanche dans laquelle, invariablement, son ombre s’étendra. On l’a bien vu avec Bayard ; d’autant plus que celui-ci est l’auteur du procédé technique grâce auquel l’Autoportrait en noyé a été rendu possible. Bref, si l’autoportrait suggère bien la présence d’un corps, identifié, certes, et d’un corps saisi comme autre, la compréhension qu’en a Philippe Dubois semble aussi faire signe vers un corps virtuel, en action. Car, répétons-le, la photographie exige un opérateur et montre que la faculté de voir a été déléguée à un appareil qui assure, par une saisie chimique, la pérennité de ce qui est vu. Cet opérateur, le photographe, est en position de pouvoir déterminer ce qui sera vu, prélevé dans le tissu du monde, par le spectateur. De plus, dans le cas des corps photographiés, la question de pouvoir déterminer ce qui sera vu se double d’une autre question, celle du contrôle ou de la gérance de ce(s) corps pour résulter en une saisie d’image. Voilà un second effet de pouvoir, donc politique, de la photographie. Toute prise manifeste ce pouvoir.

La photographie est donc le portrait de ses opérations et de son dispositif. Et puisqu’elle semble inséparable de l’autoportrait, on peut presque conclure à une sainte Trinité de la photographie qui unirait le corps, la photographie et sa force active de saisie des objets et des êtres environnants. Active, en elle-même, de par ses caractéristiques propres, et activée par un opérateur qui fait ainsi montre de contrôle. Voilà, en version élargie pour les besoins de notre cause, ce qu’il en est de cette convulsion de la représentation dont parle Philippe Dubois.

On a bien vu, du reste, que ce pouvoir-montrer est en butte à certaines difficultés. Certes, les méthodes techniques de la photographie sont bien des opérations de contrôle. Elles font partie des conditions de possibilité grâce auxquelles des images sont rendues possibles. Mais ce théâtre du pouvoir de l’opérateur sur des corps qu’est toute image, s’il semble évident, ne va pas sans une certaine forme d’entente, de pacte. Il y a acceptation d’un pouvoir. En ce sens, il est politique ; librement consenti, il résulte d’un accord. Mais sa politique en est une de transformation. Politique du jeu, du travestissement de l’exhibé. Fausse révélation, divulgation mensongère du réel. Disons-le, il y a de la frime dans ce pouvoir. Tout ce qui peut y avoir en lui de contestable, de dirigé, de conduit mène à une administration du leurre. Fiction, avons-nous dit, plutôt que preuve notariale. Se pourrait-il que ce soit là que se joue la dimension politique de l’image  ? C’est que cette preuve est traitée telle une fable. Le pouvoir montrer se heurte aux limites et aux aléas, aux possibilités aussi, de la photographie, du pouvoir de montrer. Pour qui regarde attentivement, dans les mailles de l’image, le pouvoir se montre, tel qu’il s’exerce dans le cadre propre des possibilités photographiques. Mais ce pouvoir de montrer est soumis à des stratégies de construction, qui peuvent conduire au leurre pur et simple. Et ce pouvoir est aussi circonscrit par une particularité essentielle de la photographie : celle d’être toujours un autoportrait en acte. Toute image est, d’une manière ou d’une autre, évidente ou cachée, image de soi. Le sujet de l’image nous ramène immanquablement à son auteur. Politique du leurre, avons-nous dit ; oui, bien sûr, mais en autant que le leurre puisse fonder des représentations de soi. En autant que s’y profile la silhouette de l’auteur.

La popularité grandissante de la photographie amènera tout un chacun, au cours du xixe siècle, à vouloir défiler devant l’objectif. Outil de consécration vaguement bourgeois, plus abordable et moins aristocratique que le portrait en tableau, la photographie deviendra une sorte d’instrument d’accession sociale, de célébration de son rang et de sa notabilité. On ne compte plus en effet les portraits de bourgeois endimanchés et de familles empesées, engoncées dans leurs vêtements comme s’ils en étaient prisonniers. Les poses sont évidemment classiques et redondantes ; cela dépend encore un peu de la lenteur du processus de photo-sensibilisation des plaques et autres réceptacles de l’image. Le corps est ici le simple support des signes de sa respectabilité. Il trône au centre d’un dispositif qui veille à tout faire converger vers ses signes. Il en va évidemment de même pour les objets du décor environnant. Ils sont les comparses de cette mise en scène de la notabilité. L’identité est ici affaire sociale et non individuelle.

La revue Ciel Variable (no 75, mars 2007) a récemment publié un dossier d’une série déjà présentée au Centre Saydie Bronfman et qui s’inspire de cet engouement. Il s’agit de Familial Ground de l’artiste Rafael Goldchain. Cet ensemble a été créé à partir d’archives familiales, images et dessins étant mis à l’oeuvre, avec quelques entorses à l’occasion commises à l’endroit de la vérité historique. Ces travaux participent bien sûr d’une quête d’identité, d’une victoire sur la diaspora d’un groupe éparpillé dans le temps et l’espace et d’une sorte de réunion familiale virtuelle. Je dis « virtuelle » car il est clair que tous ces gens ne se sont formés, en image, qu’à partir d’une seule composante d’origine matricielle : la figure même du photographe. Figure maquillée, modifiée, mise en chantier par tous les artifices possibles, même numériques, pour ressembler à ces autres si semblables dont la lignée forme le bagage génétique et culturel du photographe. L’effort en est aussi un d’identification et de recherche de soi-même à travers toute cette lignée d’autres êtres fabuleux qui forment une famille. Évidemment, comme spectateur, l’artifice nous saute aux yeux et il est clair qu’à travers ces masques affichés de la différence, c’est le même sujet qui revient sans cesse.

L’artiste se sert du pouvoir de résurrection de la photographie pour aller à la recherche d’une pérennité et d’un héritage transmissible et inviolé. Il se lance à la quête d’une constante familiale dans un monde indifférent. La froideur des outils utilisés, leur mécanique impeccable, l’intemporalité qui se dégage de ces images, avouons-le, nous saisissent. L’ascendance ici déclinée en portraits s’offre aux descendants, puisque c’est la naissance de son fils qui a déclenché cette interrogation chez Goldchain. C’est donc à un pouvoir presque occulte de la photographie sur le temps et l’espace que s’en remet l’artiste pour remplir son objectif. La photographie, avec ses attributs et ses moyens propres, saura bien arrêter le temps et arraisonner des images de soi et de sa lignée qui puissent résister à tout – de soi et de sa lignée cependant confondus dans un subterfuge facile à élucider. Cet étrange paradoxe est bien celui de la photographie actuelle et de son pouvoir sur le réel ; pouvoir de donner une prise aux temps des aïeux à travers une mascarade d’états présents d’un sujet qui revitalise à même sa propre figure les images de son ascendance. Mais leurre il y a, à nouveau, puisque c’est grâce à la mascarade d’un même sujet que ce projet réussit à convaincre de sa pérennité. Le tout repose sur un pouvoir rassemblant et sur une construction fictive de la ressemblance. Politique du leurre et de la théâtralisation du soi en Autre pour assurer une pérennité du sujet opérant.

Figure

Rafael Goldchain, La Mariée, 2005.

Rafael Goldchain, La Mariée, 2005.

Autoportrait de Rachelle Golgszajn (Bride), Varsovie, v. 1900 ; Pologne, v. 1940.

Épreuve à développement chromogène, 76 x 102 cm.

OEuvre reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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Cette entreprise d’image de soi par l’album de famille n’est pas non plus étrangère à la photographie québécoise contemporaine, qu’on pense à Bertrand Carrière, Michel Campeau, chez qui cette tendance est la plus affirmée, Raymonde April ou encore Nathalie Caron, chez qui les proches et les familiers font aussi des apparitions. Mais j’aimerais ici évoquer la série de 1991 de Geneviève Cadieux, Portrait de famille. Chez cette artiste, les images de la fin des années 1980 et du début des années 1990 sont caractérisées moins par des marques d’identification sociale que par des expressions émotives dont le pathos est amplifié par une mise en scène. Les corps de Geneviève Cadieux sont très expressifs. Ils mettent en scène des visages au rictus évocateur (je pense à Hear me with your eyes et Voices of Reason/Voices of Madness) ou des corps en position révélatrice, mais retenus. Les trois blocs qui composent Portrait de famille sont de ce type. Ils forment les trois faces d’un triangle ouvert, faces qui ne se touchent pas et entre lesquelles on peut circuler. Chaque bloc montre une image sur ses deux côtés. Sur la face extérieure, ce sont la mère, le père et la soeur qui sont montrés, tous sobrement habillés. Ils ont tous, sauf la mère, les yeux fermés. Au dos du bloc, apparaît une partie du corps de chacun, partie évocatrice sans doute : torse dénudé pour l’homme, main ouverte vers le haut pour la mère et arrière de tête pour la soeur. Il en va ici comme si la représentation sociale du groupe familial s’accompagnait en sous-main d’une image plus évocatrice, plus personnelle, plus poignante. Les signes de la socialité se tournent vers l’extérieur, mais le spectateur qui choisit d’occuper le giron de cette installation a droit à ces images plus personnelles, bien que toujours sous le coup d’une mise en scène. L’artiste est ici celle qui met en une collusion subtile, mais un rien disruptive, l’image de soi telle qu’on la souhaite et la part de soi qui nous trahit et nous exprime.

Figure

Geneviève Cadieux, Portrait de famille, 1991.

Geneviève Cadieux, Portrait de famille, 1991.

OEuvre reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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La part d’autoportrait de ces images paraît évidemment résider dans le fait que ce sont des images de membres de la famille immédiate de l’artiste. Variantes du substrat familial partagé par l’auteure, elles forment un triumvirat où s’incarnent sans doute des traits caractéristiques communs à tous ses membres. Mais voilà, nous n’en percevons rien ! Il en va plutôt de cette série comme si l’on nous montrait la part irréductible de chacun, qui s’opérerait par une théâtralisation un rien outrée. L’artiste est ici présente par ce choix de singularité montrée en images. C’est dans ce travail de singularisation des autres qu’elle s’exhibe. Elle a choisi de montrer une part cachée, elle a choisi cette part cachée. Son oeuvre est effort interprétatif des siens, lumière jetée sur leur humanité et sur leur destin. La théâtralisation est ici dévoilement du caractère dérobé des êtres. Le leurre, par cette mise en théâtre, cette outrance allant parfois jusqu’au pathos, est expression de la profondeur des sujets montrés. Il cherche à amener à la surface de l’image ce qui en forme le fond, le lot enfoui. Rappelons ici que cette installation fut présentée dans le cadre d’une exposition au Musée d’art contemporain de Montréal (du 31 mars au 30 mai 1993), accompagnée d’autres oeuvres où le corps revenait sans cesse dans les modes d’apparition de la vie et du vieillissement. L’image s’y montrait comme modèle de son apparaître et, comme l’écrivait alors Jacinto Lageira, passage :

[...] de la reproduction à la symbolisation, pour atteindre l’image construite en vue de signifier ce parcours à l’intérieur du médium comme sa présentation au regardeur.

(1993 : 27-28)

Le leurre est donc manifestation de ce pouvoir de symbolisation et l’artiste est le maître qui décode les signes et montre le fondement de ce qui est exhibé dans l’image. Il (ou elle, dans le cas présent) montre aussi du coup comment l’image en vient à devenir symbole. Le leurre nous mène donc à la vérité de l’image. L’artiste est le maître de cette matière. Voilà la part de soi que dévoile l’oeuvre de Geneviève Cadieux. Ce n’est donc certes pas anodin que soient montrés des membres de sa famille immédiate. La symbolisation sera d’autant plus efficace que les signes montés en épingle seront ceux de l’environnement émotif immédiat de son auteur. C’est de cette part des Autres que se manifeste ce pathos presque clinique, ces figures travaillées du destin, de la maladie et de la mort.

La photographie, répétons-le, a ceci de particulier qu’elle offre une tranche de réel et que le moyen par lequel elle y parvient est tout sauf réaliste. L’image qu’elle crée n’est jamais tout à fait ce qu’on a vu. Nous voyons le réel en continu tandis que la photographie le perçoit sur arrêt. Ce que nous observons être là en fixité dans le temps et l’espace n’a jamais été totalement ainsi puisqu’on a soustrait, des modalités d’existence de l’événement monté en image, la continuité du temps et la mouvance dans un espace. Il y aurait donc une hantise sous-jacente à toute prise d’image, fondée sur un espoir : celui de voir enfin, de voir ceci tel que je l’ai peut-être vu sans avoir su le voir tel ; et sur un doute : celui de ne pas voir vraiment, de surprendre un état des choses et des événements construits par la photographie. Avant le leurre, il y aurait donc manifestation du dérobé. Toute image est dérobade. Devant une image, nous sommes toujours déjà leurrés, abusés. Les artistes actuels prennent donc à revers les convictions de leurs prédécesseurs qui ont tant cherché à voir et à reproduire l’invisible et l’intangible (fantôme, ectoplasmes, ombres spectrales, corps astral, image de l’assassin fixée dans les prunelles de la victime). Si une culture de la vérité et de la transparence par la photographie a pu conduire à de telles aberrations, une culture du leurre saurait peut-être nous conduire à la vérité ? C’est, je crois, l’hypothèse que Geneviève Cadieux choisit d’envisager et dont ses oeuvres sont l’expression.

Le phénomène d’appropriation d’images autres est également monnaie courante en photographie, comme ailleurs. Là où les signes vestimentaires ou décoratifs représentés sur les corps étaient des marques d’appartenance à une classe sociale, par exemple, ils deviennent aujourd’hui, comme chez Goldchain, outils de seconde main, sollicités pour leur effet de citation et de référence. Ils étaient signes et marques de notabilité au siècle dernier ; ce sont maintenant de simples costumes pour les persona familiales de l’artiste. Mais la citation ou l’appropriation peut aller encore plus loin. C’est le cas qui va nous occuper avec les images de Chuck Samuels. Celui-ci s’adonne à des reprises très explicites d’images anciennes de Man Ray, de Bellocq, cet étrange et mystérieux photographe des prostituées du quartier Storyville de la Nouvelle-Orléans ou encore de Paul Outerbridge. Une seule chose, mais fondamentale, vient caractériser les images citées qui, toutes, mettaient en scène des corps féminins ; c’est que leur modèle est cette fois masculin et qu’il s’agit de Samuels lui-même.

Figure

Chuck Samuels, After Bellocq, de la série Before the Camera, 1991.

Chuck Samuels, After Bellocq, de la série Before the Camera, 1991.

Épreuve à gélatine argentique, 19 x 24 cm.

OEuvre reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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Un renversement se produit évidemment – le corps habituellement offert comme objet sexué étant d’ordinaire celui de la femme. Lorsque le corps se trouve être celui d’un homme, exposé selon une telle logique, on éprouve un certain malaise, les nus masculins, étant traditionnellement de nature athlétique. Expression d’un pouvoir sur la représentation des corps, soumission aux regards concupiscents des hommes, cette photographie osée offre maintenant un corps masculin au su et au vu de tous. Le photographe, dans cette série, se soumet donc à une mise en scène qui lui permet une reprise d’images. Il s’assujettit lui-même à une image toute faite au sein de laquelle il cherche à s’introduire. Mais, ce faisant, il est l’opérateur de sa propre image en tant qu’autre, affronte la question des genres et affronte sa différence par sa nudité montrée au sein d’un environnement reproduit. Soumis au pouvoir des images, il s’y immisce pour revendiquer le sien.

Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur cette série : à propos du pouvoir exercé sur l’image des corps nus et sexués, sur les images de l’homosexualité, dans une économie générale de diffusion de celles-ci, telle que mise en place par ceux qui en dirigent la distribution. Mais ce serait là des questions étrangères à la mécanique interne de construction des images par l’opérateur, le point de vue privilégié ici. Toutefois, cette série signale l’emprise de certaines images, connues et presque canoniques, dans l’histoire du médium. En choisissant de s’y référer de façon aussi patente, l’opérateur entérine ce phénomène d’emprise en s’efforçant d’en contrer et d’en renverser l’effet. Il cherche à en débusquer le sens profond, à le prendre à revers. Il cherche à mettre à nu une certaine idéologie, sous-jacente à des représentations connues et à leur interprétation avérée. C’est, apparemment, la photographie contre elle-même ou, plutôt, l’image contre elle-même. La nudité féminine, objet de convoitise et de concupiscence masculine, est ici travestie en nudité masculine, habituellement évoquée dans des images sportives ou guerrières. Bien que, dès le xixe siècle, des photographes comme le Baron Wilhelm von Gloeden ou Fred Holland Day se soient déjà employés à créer une imagerie masculine homo-érotique, il n’en demeure pas moins que le corps masculin est d’ordinaire associé à une performance physique et le corps féminin, au plaisir de voir ses zones les plus convoitées. Les images de Bellocq présentaient bien la fausse innocence de prostituées au quotidien, au repos. Le photographe les montrait au naturel, désengagées de leurs fonctions usuelles de séduction ; et cela les rendait encore plus excitantes. À cette résolution du sens qui fait, des images féminines, une objectivation du désir et, de celles de nu masculin, la représentation d’une prouesse, commande musculaire d’une tension (irions-nous jusqu’à parler d’une « érection » du corps masculin ?), Chuck Samuels oppose la substitution de son propre corps. Le leurre est ici ce retournement, cette subversion par la reprise modifiée d’images connues. Il y est question de confronter des associations de sens. Il va de soi que, ce faisant, l’artiste exhibe sa propre sexualité, qu’il présente aussi son corps comme objet d’adoration et de séduction (on pense ici à Pierre Molinier qui n’a cessé de se représenter dans des autoportraits en travesti). L’image peut être force active contre des interprétations acceptées, présentées comme définitives. Elle travaille contre elle-même, retourne contre elle son propre pouvoir. Chuck Samuels y travaille à son corps offensant. Son corps est l’outil de ce renversement idéologique, de ce contre (en termes sportifs) à l’endroit de significations et d’associations avérées jusqu’alors. Il prend sur lui les constituantes de l’image d’origine et les retourne par sa mise en scène. Corps-objet, corps-sujet de l’idéologie. Corps-sujet de l’idéologie, traversé par celle-ci et retravaillant celle-ci. Il se révèle et se dérobe ainsi dans un même mouvement, avoue sa dépendance idéologique aux images en la contestant. Il confirme le pouvoir de l’image en s’opposant à ce que certains sens perdurent tels quels, et recrée ledit pouvoir dans le travail de toutes ces tensions entre le sens et la gestion idéologique des images premières et secondes.

On retrouve un même type d’images, bien que montrant des préoccupations fort différentes, dans les travaux d’Evergon. Connu surtout pour ses mises en scène en couleurs, savantes, inspirées de l’iconographie du Caravage, Evergon se livre depuis quelques années à une pratique d’autoportrait en homme nu. Il apparaît, sans artifices, sans pudeur et sans fausse honte, dans sa chair d’homme mature et âgé, sans complexes ni dérobades. À une époque où il est courant de faire appel à la science médicale et pharmaceutique pour des ravalements de façade et des embellissements d’autres portions irrésistiblement attirées par la gravité, la démarche étonne. La dimension homosexuelle de ses oeuvres est aussi assez éloquente et elle se manifestait déjà dans ses mises en scène. Elle était assez outrancière, même, dans les séries des Ramboys, éphèbes vaguement centauriens avec des têtes de bouc et autres faunes. La plus récente série d’Evergon est encore plus crue puisqu’elle le met en scène avec ces jeunes gens. Les protagonistes se livrent à des empoignades et accolades qui vont jusqu’à l’accouplement. En fait, le travail en studio devient une forme de drague sophistiquée qui prépare et amène les sujets à l’acte sexuel. Le studio est un terrain de conquête et tout le rite photographique – la saisie d’images, les séquences photographiées – mène à une relation sexuelle jubilante et crue. Les scènes sont exubérantes et les étreintes, entre le jeune amant séduit et l’artiste mûr de quelque 60 ans et 120 kilos, sont très suggestives. On pourrait croire que le photographe utilise ici le pouvoir que lui confère sa position. S’il y a ici une force un rien contraignante, elle est toute de séduction.

L’autoportrait n’est pas ici l’objectif premier, avoué de l’artiste. C’est la saisie de l’image d’un autre qui est le but du dispositif. On sent bien d’ailleurs cette mise en studio, le travail de théâtralisation, de direction des corps montrés. Le corps autre est montré dans l’optique d’une séduction. Il est l’objet d’une attention soutenue de la part de l’artiste. Seducere, en latin, ne signifie-t-il pas en tout premier lieu « conduire à l’écart » ? C’est d’ailleurs ce qui lui arrive : il a été choisi, élu, distingué des autres corps comme digne d’attention et de sélection iconographique.

Figure

Evergon, Homage to Geromes and Pygmalion or Cello-izing, 2006, 152 x 112 cm.

Evergon, Homage to Geromes and Pygmalion or Cello-izing, 2006, 152 x 112 cm.

OEuvre reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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Qui ne serait pas séduit par l’idée de ce devenir-image ? Séduction du corps en apparition distinctive et en mutation progressive en image. L’amoureux ne fait pas autrement ; il élit l’objet de son affection ou de son désir, il lui accorde une préséance absolue. De la saisie en image à la saisie désirante, il n’y aurait donc qu’un pas. L’apparition du corps de l’artiste dans le champ de l’image dépendrait donc en quelque sorte de la réponse de l’objet de son attention au processus d’élection de son corps. Il en résulte une image de soi en position de plaisir, au moment où l’on flotte hors de soi, dans la jouissance. Une image où les limites en soi et l’autre sont floues, imprécises, abolies, sans parler de l’intention sous-jacente, celle de montrer, de façon explicite, les activités sexuelles d’un homme âgé, qui plus est avec un autre homme. Si ces images sont l’expression d’un pouvoir, elles ne sont pas celles d’un pouvoir qui montre et soumet, mais bien celles d’un pouvoir de séduction qui confond l’objet montré et le sujet-opérant, où celui-ci s’est lui-même perdu dans l’image, à l’égal de son sujet, où il s’installe lui-même comme corps au sein de ces corps autres. Il s’est en quelque sorte lui-même assujetti au dispositif qu’il a mis en place et c’était là la visée poursuivie dès le début.

Le leurre est tout entier présent dans le dispositif mis en place, dans cette mise en studio qui élit un corps, le distingue. Le photographique est ici un appât auquel sujet et opérateur de l’image choisissent ensemble de se laisser prendre. Il y a dans cet exemple une politique de la confusion volontaire et acceptée, tout entière présente dans cette mêlée des corps en position de plaisir, deux fois saisis, l’une par l’image et l’autre par le plaisir.

L’appropriation que réalisait Chuck Samuels se faisait encore avec des moyens que je qualifierais de proprement photographiques. Celle à laquelle Alexandre Castonguay se livre emploie des outils plus essentiellement numériques. Mais il le fait lui aussi sur la base d’une réappropriation citationnelle. Le projet tire sa source de la Méthode pour apprendre à dessiner les passions, de Charles Le Brun (1619-1690), directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Le Brun, dans une typologie dessinée, cherchait à constituer un répertoire des

Figure

Alexandre Castonguay, Jalousie, 1998.

Alexandre Castonguay, Jalousie, 1998.

Épreuve à développement chromogène, 255, 204, 0.

OEuvre reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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représentations des émotions à l’intention des artistes. Il voulait en effet offrir un glossaire typé pour que des artistes arrivent à créer, à partir de celui-ci, des oeuvres spécifiques montrant des personnes réelles, crédibles. Il espérait ainsi, à l’aide de la physionomie, littéralement la « connaissance de la nature », cerner les variantes du caractère humain à travers l’étude des traits physiques, montrant dès lors une adéquation entre le corps et l’âme.

Partant de cette base, Alexandre Castonguay a photographié de nombreuses personnes, hommes comme femmes, à qui il avait enjoint d’adopter l’expression propre à divers sentiments : jalousie, désir, amour, colère, envie. Puis, à l’aide d’instruments numériques et informatiques, il a dessiné le portrait collectif de cette émotion. Bref, il a pris le contre-pied de l’expérience de Le Brun. Alors que ce dernier voulait que cette création stéréotypée aide à l’originalité du dessin de personnages fortement individualisés, Castonguay a plutôt choisi de partir des individus pour créer sa grammaire. Il en résulte un personnage composite, froid qui n’exprime plus rien à force de trop vouloir le faire. Les individualités, noyées les unes dans les autres, diluent le sentiment à exprimer. Une mèche de cheveux, l’ombre d’une coiffure, le brouillage subtil de certains traits invalident le visage comme expression d’une individualité. Envahi, dirait-on, d’un surcroît de chair, celui-ci se corporalise jusqu’à l’indistinction de la masse carnée. Aleph de visages nombreux, il se disqualifie comme face individualisée.

Cet effort en serait donc un de constitution d’un autoportrait de l’espèce humaine et de sa capacité à générer des émotions par un ensemble de réactions musculaires et faciales faciles à reproduire. Alexandre Castonguay a ainsi créé une grammaire désincarnée des capacités émotives, réduites à ces réactions. Mais nous sentons bien que cela ne suffit pas, que le pouvoir de la représentation est ailleurs.

Il en va ici de la photographie comme si le trop grand recours à sa force active de typologie, de classification et de répertoriage amenait la déflation complète, jusqu’à l’absurde, de sa force représentative. Son étonnant déploiement, sa connivence intéressée avec les possibilités permises par le numérique l’ont amenée à un point d’asepsie dont elle semble tirer sa puissance. Le traitement numérique, surtout, amène une surenchère d’effets qui brouillent et font oublier l’essentielle expérience de coprésence qui est à l’origine de toute image. Car toute image aujourd’hui peut être suspectée d’être une collusion d’images, un creuset de saisies intégrées les unes aux autres. Combinaison de réels, la photographie devient une parade d’agrégats d’espaces-temps qui la propulsent dans un imaginaire teinté de vérisimilitude. Son pouvoir se retourne contre elle-même. C’est sans doute là la force politique de cette esthétique. Manifestation d’un pouvoir insuffisant qui montre à quel point il repose sur l’aporie, cette série manifeste l’intention de l’artiste par une théâtralisation de ces effets de vraisemblance. En alignant des images numérisées sur la base de visages réels, ces Dessins théâtralisent la photographie même en en sollicitant des usages classificatoires à l’extrême. On ne peut pas, devant ces images, ne pas évoquer les célèbres images photographiques de Charcot, utilisées pour en arriver à une typologie scientifique de l’hystérie. Le leurre, à nouveau, est invoqué comme constituant inévitable de la photographie. L’artifice, pour numérique qu’il soit, n’en est pas moins au coeur de la reproduction photographique. Le médium, aidé en cela par les possibilités informatiques, permet en fait un stockage d’effets de réels qu’il est toujours possible de revitaliser quand le besoin s’en fait sentir. La photographie actuelle, quand elle se mesure au numérique, donne l’image d’un réel tel qu’il pourrait être modifié à partir d’un archivage de données d’images préalablement saisies.

Quelles conclusions est-il permis de tirer au terme de ce parcours rapide ? Une seule, me semble-t-il, qui va comme suit : la photographie manifeste un pouvoir d’emprise sur le réel et de stockage des données recueillies qui peut être sans cesse détourné et même subverti. Ce pouvoir particulier, qui repose sur ses spécificités techniques, sur les aléas de son dispositif, quand sollicité adroitement par des artistes, peut être aisément retourné. Dans une formule inusitée, Régis Durand donnait bien la mesure de ces retournements toujours possibles : « Là, au travers, hors de là et retour » (1988 : 48). Il en disait aussi ceci :

[...] plus que toute autre forme d’image, la photographie nous donne le sentiment d’une réversibilité absolue – des images elles-mêmes, fragiles, insaisissables, et de nous-mêmes devant elles.

(Ibid. : 94 ; c’est l’auteur qui souligne)

Cette réversibilité contaminerait donc immanquablement son pouvoir et ferait de ces manifestations une réalité toujours prête à verser dans une forme d’improbabilité apparente qui est en fait un renversement. Son pouvoir est, en effet, tout à la fois (dans le choix de montrer, dans la délégation du regard de l’artiste, car nous voyons des choses présentées sous son regard), au travers (parce que des opérations techniques téléguident ce qui est montré et maîtrisent ce vu), hors de là (car la théâtralisation apparente nous enjoint de croire à une mise en scène des éléments perçus) et retour (puisque tous les effets précédemment cités nous intiment un sentiment critique, fait de doute et de suspicion sur la plausible vraisemblance de la scène saisie).

Aussi restons-nous un peu devant elle comme devant ces personnages de Pascal Grandmaison. Ces personnages, par leur indistinction, sont nous, ils nous ramènent à ce que nous sommes, surtout quand nous sommes devant la possibilité d’une image, devant notre possible devenir-image. Nous occupons, comme eux, le bas de l’image, submergés par un arrière-fond trop grand, trop uni, trop clair. Nous apparaissons de ce blanc, personnages-geysers, présents par inadvertance et surgissement. Nous restons dans l’attente d’un déclenchement, dans l’attente de la photographie, dans l’espoir qu’elle exerce ce fabuleux pouvoir d’image sur nous. Nous attendons l’image, soumis avant qu’elle ne se pointe, alors que déjà elle nous pointe.