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Nous sommes des crapules romanesques. Non, nous ne lisons pas, moi pas plus que les autres. C’est un poème que nous écrivons, chacun à notre manière, sous nos calottes de soie, comme jadis on le faisait autour des beaux canevas de Troie ou de la Grèce.

Michon, 1991 : 74

L’examen de la pratique biographique contemporaine – et tout spécialement de cette classe de textes que représente la biographie imaginaire d’écrivain[2] – confirme le constat formulé par Pierre Bourdieu dans « L’Illusion biographique » : « Il est significatif, écrivait celui-ci, que l’abandon de la structure du roman comme récit linéaire ait coïncidé avec la mise en question de la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction » (1986 : 69). À partir du moment, en effet, où la linéarité de la structure narrative et celle de la vie humaine étaient « découplées », où leur directionnalité même était mise en cause, il n’était pas étonnant de voir se défaire l’alliance traditionnelle, scellée depuis au moins le xviiie siècle, entre le roman et la biographie. Dans un effort conjoint de réalisme, les deux genres, s’épaulant mutuellement dans la course à la légitimité, s’étaient échangé nombre de procédés – si bien que les grands textes romanesques de l’époque, Tom Jones, Pamela, Manon Lescaut, par exemple, et les biographies, comme celle de Johnson par Boswell, se signalent par une pareille stratégie de mise au premier plan d’une figure principale dont l’existence est racontée par des témoins crédibles, qui respectent les faits et la disposition des faits et qui ont le souci du détail, du particulier et, plus généralement, de la vraisemblance. Mais, alors que le régime du roman réaliste s’effondrait entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, le réalisme biographique, lui, résistait, malgré les attaques d’un Marcel Schwob notamment. Il a fallu attendre les années 1980 pour que la biographie, atteinte par le soupçon qui avait miné le sujet romanesque, connaisse enfin son aggiornamento. Nous ne reviendrons pas sur l’histoire littéraire de ces années-là, que Dominique Viart a très bien faite (2001), sinon pour signaler l’émergence d’un ensemble de textes qui rejettent les conventions de la biographie par un traitement inédit du savoir documentaire, certes, mais surtout par une manière « nouvelle » de raconter la vie.

Plutôt que d’esquisser un répertoire des variétés singulières de récit biographique, il paraît plus opportun de se pencher sur un exemple occupant une position charnière dans la rupture esthétique qui survient au cours des dernières décennies du xxe siècle. Au vu de sa fortune critique, étant donné également le fait qu’il s’agit d’un titre marquant de la prestigieuse collection « L’Un et l’autre » de Gallimard – qui constitue hors de tout doute un jalon majeur dans le renouvellement des formes de la biographie – et parce qu’il accumule les innovations stylistiques, énonciatives et narratives, Rimbaud le fils de Pierre Michon (1991)[3] nous semble un choix particulièrement judicieux pour aborder la question du récit actuel – du récit biographique autant que romanesque, disons-le, puisqu’il n’est pas toujours si aisé de distinguer ce qui relève du premier et ce qui relève du second, tant aussi, dans la production contemporaine, le roman souvent se charge d’aller là où ne se risquent point les biographes.

C’est sur trois fronts principalement que Rimbaud le fils recatégorise le récit biographique : celui du style, en premier lieu, et de la phrase en particulier ; celui de l’énonciation, qui tend à édifier « un rempart de lettrés partout autour du “je” » (De Biasi, 2002 : 102) ; celui, enfin, de la narration proprement dite, qui prend appui sur ces singularités stylistiques et énonciatives. C’est sur ces trois fronts que nous entendons mener l’analyse.

I. De la phrase au récit : une question de style

Le premier élément qui frappe à la lecture de Rimbaud le fils, c’est le style, ou plutôt la relative opacité du style, son luxe, sa présence, qui contraste fort avec l’âpreté du milieu, de la situation familiale évoqués dans les premières pages du livre. La critique l’avait déjà remarqué à propos des Vies minuscules (1984) : parsemé de décrochages vers le « bas » (l’archaïsme, le patois, l’argot), le « grand style » de Michon est mis au service d’une description de l’austérité, de la médiocrité (suivant l’acception ancienne de mediocritas). L’écrivain trame ainsi, littéralement, une « littérature de pauvre », c’est-à-dire une belle littérature, une littérature aux qualités esthétiques ostensibles, qui exhibe sa maîtrise des codes hérités de l’école républicaine, sa richesse difficilement acquise, encore qu’elle se souvienne, par certains côtés, de son dénuement originel. Non seulement Michon assigne-t-il un style somptueux à l’évocation d’une certaine indigence culturelle, mais, de manière paradoxale, il le bâtit, ce style, sur une indéniable pauvreté d’images. À juste titre, au sujet de Rimbaud le fils, Jean-Pierre Richard note que l’écriture « isole, puis répète, condense, déplace plusieurs motifs clés (peu nombreux) auxquels s’accroche chaque fois quelque aspect essentiel de la vie réécrite (de l’oeuvre-vie) » (1993 : 131). Ces motifs sont parfois des scènes cardinales – celle de l’incorporation de la mère Cuif par Rimbaud, de son enfermement dans « le cagibi/le puits intérieur » du poète –, parfois des syntagmes (l’expression « appuyer sur la chanterelle », par exemple, qui se voit triturée tout au long du chapitre V). Le texte est caractérisé par sa capacité de rétention, et de translation, des images ; nous aurons l’occasion d’y revenir.

On a donc beaucoup parlé de la phrase de Michon. Disjointe, « toujours dérapant, toujours se rattrapant à ses propres mots » (Jenny, cité par Viart, 2003 : 27), elle multiplie les torsions, se caractérisant par le « recours nombreux et varié à toutes les figures de la caractérisation non pertinente – zeugmes, attelages, alliances de mots » (Kaempfer, 2000 : 54)[4]. Sidonie Loubry avance l’hypothèse, sans toutefois l’exploiter vraiment, d’une possible homologie entre la structuration phrastique et la structure globale du récit (1999 : 167) ; l’idée paraît stimulante. Nous supposerons en effet que, dans Rimbaud le fils, le récit est dans le style, ce qui revient à dire que la façon de raconter la vie tient pour une bonne part à l’organisation de la phrase et du discours. Jean-Paul Goux nous a précédés dans cette voie ; se plaçant dans une perspective résolument technique, il a entrepris de mettre au jour, au sein du récit biographique de Michon, « les mécanismes spécifiquement littéraires par lesquels la pulsion qui agit sur l’écrivain transforme son énergie en une force motrice capable de mettre en mouvement le texte » (2002 : 169). Pour ce faire, il s’est essentiellement consacré au traitement de cette forme de description dramatisée que la tradition nomme « hypotypose ». Consistant selon Fontanier à

[...] peindre les choses d’une manière si vive et si énergique qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description une image, un tableau, ou même une scène vivante,

cité par Goux, 2002 : 171

l’hypotypose se déploie sur près du tiers du livre de Michon, dans des passages tels que :

[...] j’imagine que ce garçon très las est devant nous, planté sur ses grandes godasses nous regarde et laisse pendre ses grosses mains. Il est devant nous, de même taille ou peu s’en faut, sur deux pieds ; il vient de loin […].

RF : 56

La description se transforme peu à peu en scène imaginée ; le tableau s’anime (on lit plus loin : « il regarde », « il relève ses yeux dans les nôtres », « il va parler », etc. – ibid.) jusqu’à se voir tout à coup défait par l’événement (« Rimbaud de nouveau a bondi dans sa danse, nous voilà seuls la plume à la main » – ibid.), laissant pour ainsi dire « en plan » le scripteur-descripteur. Nous n’insisterons pas ici, à l’instar de Goux, sur le caractère fantasmatique ou hallucinatoire de ce type de passage ; c’est bien davantage le brouillage des frontières entre description, narration et commentaire/interprétation qui nous retient dans ces scènes d’hypotypose.

Dans de telles scènes, donc, où la description glisse progressivement vers la narration, pointe d’après Goux une « volonté de roman » :

[...] il y a là débordement d’une expression strictement discursive et interprétative par une écriture romanesque, ce par quoi est bousculé l’énoncé purement dénotatif du discours critique. En ce sens, les scènes d’hypotypose dans Rimbaud le fils sont des instruments par lesquels peuvent être perturbés les deux types de discours canoniques sur un écrivain : le genre critique, perturbé par l’intrusion de séquences narratives à fonction interprétative, et le genre biographique, perturbé par l’intrusion dans ces séquences d’un énonciateur subjectif, assumant sa subjectivité et ses partis pris.

2002 : 173

Les figurations, les images fixes (visuelles et rhétoriques) se métamorphosent en descriptions-récits, deviennent le cadre d’esquisses narratives où la simultanéité de la vision – au sens fort – est déroulée en succession d’actions, comme dans la scène de la séance de photographie chez Carjat :

Il [Carjat] regarde son modèle. Il voit que la cravate penche : il en voit la couleur, que nous ne connaissons pas. Le gilet est rouge ou noir, cela ne se verra pas, la photo est blanche et noire. Il se dit que tout à l’heure il faudra relever la cravate ; et puis que non, ce jeune homme est un poète, il est bon que la cravate des poètes penche. Sur la patère de l’entrée les chapeaux luisent dans l’ombre. Rimbaud dit quelque chose, une obscénité sans doute car ils rient, tout s’éparpille, en habits noirs ils bougent dans un peu de soleil, ils sont debout. D’un seul mouvement les voilà tous dans l’atelier.

RF : 89-90

Le présent de narration (qu’on pourrait dire : d’hypotypose), les verbes constatifs (« regarder », « voir », « se dire », « être »), la focalisation interne sur les pensées du photographe, les énoncés purement descriptifs : tout cela compose d’abord un tableau – en quelque sorte préalable au célèbre portrait photographique à venir – qui ensuite se met en branle (« tout s’éparpille »), thématisant du même coup le surgissement du mouvement, son actualisation[5]. Selon une tendance courante dans Rimbaud le fils, la description se fait alors ekphrasis, évocation des corps en mouvement. La photographie est mise en récit, comme c’est souvent le cas dans un ouvrage qui trouve origine et fondement dans l’album de la Pléiade consacré à Rimbaud[6]. Mais l’oeuvre poétique aussi est arrachée à la fixité, « le Bateau ivre » en particulier : « Il [Rimbaud] attaque par le début, il descend les fleuves impassibles, puis il court, puis il danse ; ses lèvres ne bougent pas ; sa mère se lève » (RF : 90). Michon va jusqu’à imaginer que Rimbaud se récite ce poème durant la séance chez Carjat, si bien que le récit est « déclenché » à partir d’une strophe, d’un mot (RF : 92) ; le poème est, au sens propre, le déclencheur du récit. Il y aurait tout un parallèle à construire entre l’écriture de Rimbaud le fils et la photographie à titre de métaphore génératrice du récit ; il faudrait, de même, insister sur la faculté imaginante comme mise en images et sur la fonction, chez le biographe, de la vision et de l’apparition (en tant que révélation quasi photographique) ; mais ce n’est pas là notre sujet[7].

L’hypotypose constitue en définitive un moyen privilégié d’effacer les frontières entre description – et Michon est féru de longues descriptions où la langue se porte en larges drapés –, narration – déployée à maintes reprises sur le mode intermédiaire que les stylisticiens nomment « description d’actions » – et interprétation – sous forme souvent de conjectures, narrativisées ou non (« on sait que », « on débat si », etc.)[8]  – ; bref, entre discours et récit, au sens établi autrefois par Benveniste. C’est dire que, dans les passages d’hypotypose – mais pas seulement là –, même la narration d’épisodes passés, en principe coupée du présent d’énonciation, se voit rattachée à une instance hic et nunc qui se manifeste sous de multiples aspects (voir infra, partie II). Or, ce brouillage n’est pas limité à des sections relativement isolables et détachables comme l’hypotypose : il survient souvent à l’intérieur de la phrase et, par conséquent, partout dans l’ouvrage, quoique de manière plus diffuse. Viart a bien relevé le caractère statique de la phrase de Michon, notant que le texte « fait l’épreuve de l’arrêt et du figement, de l’enlisement et de l’épuisement du narratif au profit d’une forme plus discursive » (1999 : 125). Dans Rimbaud le fils, ce statisme est répercuté sur les trois plans de l’image (spécialement photographique), de la phrase (et par extension du récit) et de la destinée des protagonistes (ainsi, le destin de Rimbaud est écrit dans la vulgate et Michon ne peut raconter qu’une histoire déjà reçue et annotée mille fois ; quant au destin des « seconds couteaux », il est fixé a fortiori – « Le poète Izambard tient pour l’éternité la chaire de rhétorique au collège de Charleville […] ; il a pour toujours vingt-deux ans » [RF : 25-26 ; nous soulignons][9] ; c’est interminablement que Banville reprend sa lettre à Rimbaud [RF : 51] ; etc.). Pierre Bergounioux a décrit avec acuité les répercussions stylistiques de l’écriture biographique et autobiographique, celle-ci se voulût-elle partiellement romanesque :

Il en va différemment lorsque les faits évoqués ont existé et que le désir d’y voir clair l’emporte sur celui de raconter. L’axe romanesque est horizontal. Une action y trouve sa solution et sa résolution dans une action ultérieure et celle-ci sa justification dans celle-là. La posture réflexive, elle, est verticale. Elle creuse, s’enfonce au lieu de rebondir et de glisser. Le besoin de comprendre l’a emporté sur celui de montrer.

Cité dans Viart, 1999 : 124

La phrase aussi, chez Michon, creuse, fore, saisit l’image et lui fait rendre, au fil des reprises et des recontextualisations, tout ce qu’elle est susceptible de donner.

À la suite de Richard, nous avons déjà constaté le nombre relativement peu élevé d’images que file le texte : l’opposition père-clairon/mère-patenôtres, le cagibi-le puits intérieur, la dyade langue de bois-de décembre-latin/langue de juin-français-poésie, la Carabosse, la tringle de l’alexandrin, le Gilles de Watteau, la chanterelle et quelques rares autres comparaisons ou métaphores. Ces récurrences ne représentent que l’un des procédés par lesquels Rimbaud le fils s’assure d’une cohésion textuelle maximale. Au total, tout le texte est écrit tenuto, dans un style et une langue tenus. Dans la « vie brève »[10] que constitue cet essai biographique, l’écriture, très compacte, très liée, semble s’opposer à une tendance contemporaine répandue, celle des récits de vie dont la rapidité provient de leur caractère fragmentaire et lacunaire. Michon s’assure en effet, par un recours systématique à l’anaphore et à la cataphore, à la reprise, au chiasme, à la translation[11] , de faire tenir ensemble le disparate, l’oxymorique. C’est ce que laissait entendre Kaempfer, que nous citions plus haut, quand il remarquait la fréquence, dans Rimbaud le fils, des figures de caractérisation non pertinente – figures qui servent précisément à créer, et de toutes pièces, de la pertinence. « Faire tenir » : tel pourrait en somme être la devise stylistique de Michon, qui souligne que c’était autrefois le rôle du vers, de la tringle de l’alexandrin que de souder les éléments disparates du poème[12].

C’est, au premier chef, par les anaphoriques que « tient » le récit de Michon. Chaque phrase, et parfois chaque section de phrase, est solidement entée sur ce qui précède : le texte avance par reprises[13], dont certaines appuient ce qui a été dit alors que d’autres rectifient le propos. Le récit est ainsi constitué d’hypothèses et d’assertions qui se recouvrent partiellement, se confirment ou s’autocorrigent. Mais même lorsqu’un énoncé a été rectifié, la précédente version demeure, de sorte qu’on a affaire à un empilement d’énoncés en partie contradictoires. L’art de Michon, qui s’efforce de maintenir tout ce qui a été dit, qui ne l’efface jamais complètement, peut ainsi être assimilé à un art du repentir, si l’on veut bien nous permettre cette métaphore picturale. La rétention – par laquelle la phrase, au moyen de processus anaphoriques et coréférentiels, se retourne sur elle-même – est donc au moins aussi importante que la protension – qui la projette vers de l’inédit, vers la prochaine image qui sera l’objet du travail de composition[14].

Les chiasmes, qui jouent aussi bien sur les verbes « maudire » et « souffrir » (RF : 13) que sur les attributs du clairon et des patenôtres ou sur l’opposition de la colère et de la charité ; les cataphores, par lesquelles les longues phrases michonniennes souvent se résolvent en une brusque détente ; les zeugmes et les attelages, toutes ces figures constituent, d’une certaine façon, un emblème de l’« être Rimbaud ». Car celui-ci se révèle précisément un foyer de tensions où s’affrontent les termes d’un oxymore fondateur : l’inconsistance paternelle et la pesanteur maternelle, le clairon du père capitaine annotateur de grammaires et les patenôtres de la mère âprement bigote, la colère de l’enfant boudeur et la charité du poète, la langue mate de décembre et celle de juin.

II. Parler avec le biographe : une énonciation multiple

Le propos, qui couve sous mille détails, est explicite : Rimbaud le fils, avant que d’être une création biographique, est le récit d’une dévotion collective et participe de « la relance éternelle de la littérature » (RF : 102). Biographie de second degré, métabiographie en quelque sorte, elle s’exerce en marge de la vie et de l’oeuvre, dans une posture de reprise, de lecture de la critique rimbaldienne, sensible à l’élaboration de la grandeur du personnage comme à son inscription dans l’histoire littéraire. Car c’est bien du personnage de l’écrivain qu’il s’agit ici, de ce « troisième objet », pour dire comme Jean-Benoît Puech (2003 : 45), qui permet de dépasser l’opposition rebattue entre l’homme et l’oeuvre. La conscience d’être au coeur d’un maelström discursif, qui a depuis longtemps édifié une stèle à l’icône de la modernité, s’inscrit dans chaque repli du texte, sur le mode d’une reconduction lucide de la sacralisation. Loin de s’abstraire de la cohue rimbaldienne, Rimbaud le fils s’en réclame, réécrit la légende à même la vulgate, parlant avec les autres, ces « dévots » qui ont instauré le culte.

Après avoir départagé les rimbaldiens des rimbaldologues[15] et mis en perspective les « manières » biographiques des ouvrages consacrés au poète de Charleville, Martine Boyer-Weinmann, dans le chapitre intitulé « Paradigme Rimbaud : biographies d’un silence » de son ouvrage récent sur La Relation biographique, fait de l’entreprise de Michon une « anabiographie narrativisée » (2005 : 194) dans l’esprit de conversation de la collection « L’Un et l’autre » dont il « pourrait […] être le prototype » :

Ni roman biographique, ni biographie romancée, ni essai : un récit personnel, à la prosodie enveloppante, où se joue, à travers la genèse d’un poète dans un espace-temps déterminé (Rimbaud des Ardennes, la Mother et le Capitaine, professeurs et passeurs), la question de l’origine du poème et de sa destination : « Qu’est-ce qui fait écrire les hommes ? Les autres hommes, leur mère, les étoiles, ou les vieilles choses énormes, Dieu, la langue ? »

2005 : 194-195 (La citation dans la citation est de Michon, RF : 110)

Un tel récit – dont Jean-Pierre Richard remarque qu’il donne à entendre non « pas vraiment Rimbaud, pas uniquement Michon, mais une sorte de voix double » (1996 : 35) –, s’il est bien une « manière d’anamorphoser le sujet par une sorte d’anabase biographique » (Boyer-Weinmann, 2005 : 195), est d’abord et avant tout une fiction, qui remonte moins aux sources de l’écriture rimbaldienne qu’à celles de la vulgate, substrat énonciatif jamais pour autant nommément sollicité, à l’exception, et nous y reviendrons, de l’album Rimbaud en Pléiade qui structure le déroulement narratif. Omniprésente, mais sur un mode oblique, la tradition critique innerve le propos à la faveur de scènes imaginées, et déclarées telles, qui montrent Rimbaud en compagnie de ceux qui l’ont côtoyé vivant : mère, professeur, pair ou amant. Sources primaires de la biographie classique, ces témoins endossent ici les rôles de premiers lecteurs stupéfiés par le génie, telle la mère, « comme étonnée, comme respectueuse, comme envieuse » (RF : 17), lorsque « l’enfant lisait à haute voix la dernière mouture de ses tartines virgiliennes » (ibid.) – dont on sait par ailleurs, car « on peut vérifier », qu’il ne s’agissait là que de « gammes de collégien » (RF : 14). De ces premiers lecteurs, le biographe, délaissant délibérément tous les autres[16], n’en retiendra que trois, comme autant d’exemples de « conduites d’homme qui étaient permises devant lui, si l’on voulait persister à être homme » (RF : 102) : Izambard, Banville et Verlaine. Du premier maître, Izambard, qui baissa les bras devant le Verbe rimbaldien, à Verlaine, qui fit feu sur lui, tentant « d’opposer une bonne fois le plomb au Verbe » (ibid.), le récit scénarise les attitudes possibles et s’inscrit lui-même dans le sillage de la « manière de Banville, ou plutôt de cet homme nombreux que par commodité j’ai appelé Banville » (ibid.). L’image est structurante : en faisant de Banville, dont on sait par Verlaine qu’il ressemblait de façon frappante au modèle de la toile de Watteau (RF : 40), un analogon du Gilles à l’origine de tous les livres écrits sur Rimbaud – « ce livre unique en somme tant ils sont le même » (RF : 53) –, Michon déporte la biographie vers le biographique, centrant son propos davantage sur les biographies rimbaldiennes que sur une recherche « originale », reprenant un matériau saturé pour y découvrir non pas une ultime clé herméneutique, mais plutôt une liste d’interrogations laissées sans réponse. En finale, une série rythmée par la répétition de la forme « est-ce que c’est » (RF : 109-110) permet de cerner l’enjeu de ces interrogations alors que la question de la relance sans fin de la littérature prend le pas sur le trajet biographique, conférant par là au biographe une posture spécifique.

Rêverie sur un discours sédimenté, produit d’énonciations croisées rapportées sur le mode du ouï-dire doxique – et non, si l’on peut dire, en « feuilleté » citationnel –, Rimbaud le fils met constamment de l’avant, on l’a souvent remarqué, une logique de l’hypothétique qui enchevêtre avec brio les modalités du savoir et du croire, du connaître et du supputer. Du « tout le monde connaît » au « je crois avoir dit », le répertoire des modalisations du dire biographique se décline en d’innombrables nuances. Les « on dit » et les « on sait », qui signalent le substrat documentaire au principe du récit, induisent un rapport particulier à l’archive, le dire renvoyant à une énonciation réelle mais contestable[17] et le savoir, à une preuve matérielle incontestable[18]. Entre les deux, « on débat », « on dispute », « on croit savoir », « on veut croire mais on doute parfois »[19]. Avec la négative s’ouvre tout un espace de supputations où science et nescience s’entrecroisent : des expressions telles que « on ne sait pas au juste », « on n’en sait rien », « on ne le saura jamais » permettent de déployer un jeu de possibilités, de scénarios qui viennent combler les silences biographiques et tirer le texte vers le romanesque. De l’improbable au certifié, du plausible à l’avéré, le on inscrit les strates existentielles rimbaldiennes telles qu’elles ont été polies par plus d’un siècle d’adulation.

Le je, à l’inverse, infléchit ce discours biographique maintes fois ressassé du côté du croire et de l’imaginer. Montré à plusieurs reprises en train d’annoter la vulgate, ce je dubitatif, sceptique, jamais dupe – « moi je n’y vois rien », « je ne crois pas » –, reconduit le mythe en toute lucidité, jouant textuellement à la fois de la voyance prêtée à Rimbaud et de la croyance de ses chantres. Jamais aussi assuré que lorsqu’il imagine, ce je invente un Rimbaud lecteur de sa propre biographie :

[...]avec beaucoup d’étonnement il [Rimbaud] regarde dans notre main qui pend l’innombrable, la futile glose rimbaldienne. Mille fois il lit son nom, puis le mot génie, puis le vieux mot archange, puis les mots : absolument moderne, puis d’illisibles chiffres, et puis encore son nom.

RF : 56

À l’occasion, la parole rapportée s’individualise : il ne s’agit pas tant alors d’une sollicitation directe des écrits ou des dires que d’une énonciation oblique, souvent sur le mode de l’énumération. Ainsi des figures de Baudelaire, de Gide, du docteur Mondor, de Mallarmé, d’Antonin Proust et de Verlaine, qui apparaissent au détour pour conforter non pas l’image de Rimbaud mais bien celle de Banville (RF : 40) ; ainsi également de ces expressions furtives, glissées en italique, qui montrent le passant considérable (RF : 54), la chère grande âme (RF : 62), le morceau de satin chinois vermillon (RF : 84), rappellent les Romances sans paroles et autres Chansons néantes (RF : 66), ridiculisent Banville en faisant dire à Mallarmé qu’il n’était pas quelqu’un, mais le son même de la lyre (RF : 40) ou en rapportant son ineffable Je suis poète lyrique et vis de mon état (ibid.), statufient Verlaine un chapelet aux pinces (RF : 76), etc. – bref, de ces expressions qui apparaissent comme autant de joyaux discursifs ayant traversé les âges, fondus dans une parole sans origine, constamment reprise. Toute la littérature est là, quoique de biais, à l’arrière-plan, à travers ses discours et ses personnages : Julien Sorel, Rastignac, Monsieur de Paris, Thomas Pollock Nageoire, Monsieur de Coûfontaine, les lauriers de Virgile comme le petit bonnet de Dante, Breton et Claudel, Messieurs de Sade et de Lautréamont, le grand Hugo. La littérature parle, et Michon avec elle, à travers elle, en allusions fugaces sur fond de rumeur bourdonnante.

«Les hommes de lettres sont futiles» (RF : 38, 47, 64), répète l’auteur de Rimbaud le fils, sacrifiant lui-même à ce travers dans sa promptitude à démoniser « la créature d’imprécation et de désastre » (RF : 27), à néantiser tous ces « seconds couteaux » (RF : 87, 90, 92) qui « ont pissé dans leur violon » (RF : 26, 32, 38), pour ensuite mieux sanctifier les poètes boudeurs. Appuyée, la posture énonciative est constamment relayée par des oppositions franches qui renvoient dos à dos patenôtres et clairons, idiome mat de décembre et langue de juin, rancune infinie et miséricorde (RF :  49), chant céleste et blasphème (RF : 107) en une sorte de « tam-tam » (RF : 50) herméneutique à la gloire du « petit roi de l’Apocalypse » (RF : 107). Un parmi les autres, le Rinbo du négoce abyssin rejoint le Rimbaud poète, tous deux condamnés, au fil des redites de la vulgate, à une reprise infinie du filioque. Le discours de Michon n’entend pas échapper à une semblable reprise, qui reconduit tout le vocabulaire de la sacralisation, du catéchisme (RF : 49), du sacre (RF : 82) et de l’évangile (RF : 108) pour, au final, proposer une interprétation de la gloire rimbaldienne qui reposerait tout entière sur le refus de filiation :

Enfin, si je m’arrache à regret au mirage romantique de cette ceinture d’or, cet attribut de Sardanapale comme porté sous un gilet rouge de mameluk, je dirais aussi que peut-être il cessa d’écrire parce qu’il ne put devenir le fils de ses oeuvres, c’est-à-dire en accepter la paternité. Du Bateau ivre, de la Saison et d’ Enfance, il ne daigna pas davantage être le fils qu’il n’avait accepté d’être rejeton d’Izambard, de Banville, de Verlaine.

Je regarde la comète. Ceinture d’or, Voie lactée, phares qui êtes aux cieux, images.

RF : 104

Et pourtant. Si Rimbaud le fils s’emploie à montrer moins l’oeuvre que son effet sur ses lecteurs, moins la vie que l’interprétation de cette vie, c’est qu’il se sait et s’affirme discours parmi d’autres discours, partie prenante de cette longue filiation assumée, revendiquée, de la dévotion rimbaldienne, qui, de mains dévotes en mains dévotes, transmet le précieux héritage. Le portrait biographique disparaît sous l’histoire de la canonisation, et Rimbaud, à jamais, demeure le personnage évanescent de sa propre vie. Qui est Rimbaud ? Celui qui « dort comme un plomb » (RF : 110 ; nous soulignons) – on aura noté l’incongruité de l’alliage – dans son grenier de Roche, « tourné contre le mur » (ibid.) en une ultime bouderie ? Ce il qui « s’opéra vivant de la poésie comme on le répète si gentiment depuis Mallarmé » (RF : 104) et qui devient vous à la faveur d’une adresse directe[20] ? Ce vous, encore, qui « sonnez chez Théodore de Banville » (RF : 43), projection fantasmée d’un vous lecteur à la recherche de gloire et que le texte rassoira bien vite par un retentissant : « c’est que vous n’êtes pas Arthur Rimbaud » (RF : 44) ? Ou ce vous, « jeune homme de Douai ou de Confolens […] devant la bibliothèque descendant de moto, ôtant votre walkman » (RF : 98) ? La valse pronominale autorise toutes les postures, du vous personnage qui va et vient chez Izambard et en ressort avec le nous (RF : 32), à ce vous Rimbaud qui, en toute distance extatique,

[...]n’en revenez pas que dans un triste trou des Ardennes, à Terrier des loups, au plus près d’une vieille femme noire et insensée, le sens se soit servi de votre main de brute, de votre coeur de fille, pour une fois encore apparaître dans sa défroque de mots.

RF : 106

Michon, lecteur sceptique et imaginatif, lecteur-écrivain, invente ainsi un magistral jeu de rôles à la mesure de « notre dévotion » (RF : 15).

III. Raconter, enfin

L’enchevêtrement érudit de l’écriture et du discours, véritable stylème énonciatif michonnien[21], instaure un rapport distancié à la narration biographique qui passe entre autres, on l’a noté, par l’inscription commentée des images, des voix, des schèmes et des topoï de la vulgate. En outre, ce récit stylisé, fondé sur un discours préexistant, raconte une histoire maintes fois reprise en se réclamant de l’imaginaire d’un je moderne qui met volontiers à nu ses mécanismes de déclenchement, rapatriant le connu dans une énonciation qui l’interroge, le problématise et, ce faisant, l’actualise. Voyons comment. Structuré en sept chapitres dont les titres sont autant de segments discursifs – par exemple, « On dit que Vitalie Rimbaud, née Cuif », « Et parmi toutes ces figures de distributions de prix » –, le texte distingue des moments précis de la vie de Rimbaud qui, chaque fois, donnent lieu à une transposition figurale, qu’il s’agisse de la « pile d’ancêtres bien disponible sur son petit pupitre » (RF : 21), d’Izambard resté sur le seuil d’une « salle de rhétorique » déjà noire (RF : 32), de Banville qui « fait mine de voir les ailes » du jeune poète venu lui rendre visite (RF : 44), du « ridicule petit drame domestique magnifié en grand-messe » (RF : 49), du plomb dans l’aile de « l’archange terrifié » (RF : 68), de Carjat qui « n’avait pas saisi à temps la chanterelle » (RF : 87), du petit Jérémie qui « dans son grenier menait grand raffut » (RF : 107) ou du patron du bon Sotiro qui « disparaît du côté des jardins de palmes » (RF : 103). De tels condensés métaphoriques renvoient à des épisodes clés, connus de tous, et apparaissent comme le premier indice d’une narration qui se déplace ostensiblement, selon une progression scalaire et en aller-retour, du réel à l’imaginé : en se désignant comme une appropriation « imaginante » de tableaux rimbaldiens mille fois repris, la métaphore fraye la voie à un déploiement imaginaire de plus en plus complexe. Ce glissement progressif vers une « réalité imaginaire » – une fiction du réel ? – s’opère à la faveur de scènes littéralement inventées, souvent présentées sur le mode hypothétique : la lecture des poèmes dans la salle à manger de Charleville, la réplique de cette récitation avec Verlaine, « l’un debout, l’autre assis, comme à Saint-Cyr les filles pour le Roi » (RF : 18, 66), ou encore Rimbaud accroupi contre une meule dans la cour de Roche disant « des phrases écrites dans la journée, avec une émotion très grande » (RF : 108). Ailleurs, l’imagination déploiera personnages réels et personnes énonciatives en une affabulation déclarée, comme en cette longue parenthèse qui décrit la rencontre de Banville et de Rimbaud au 10, rue de Buci, alors que vous devenez Rimbaud (RF : 43-44). De l’interprétation à la fiction, un je lit, regarde, invente une vie de Rimbaud « en trois petits actes : l’immédiate réputation de très grand poète, la conscience aiguë de la vanité d’une réputation, et le saccage de celle-ci » (RF : 81)[22]. Ce sommaire n’est pas sans en évoquer d’autres, tout aussi rapides :

Verlaine en chapeau derby sur le quai de la gare de l’Est entre dans cette histoire, on le sait ; et sa propre histoire ici sans l’ombre d’une hésitation entre de plain-pied dans la prison de Mons, le tonneau d’absinthe et le cabotinage tragique, le grabat et la Légende dorée ; avec au chevet de ce grabat des nonnes d’almanach et des putains, le petit Létinois qui était une grande jeune fille ; mais tous, et si misérables qu’ils fussent, on les voit penchés sur Verlaine qui a l’air plus bas qu’eux, comme à terre : car il fut descendu lui aussi et resta couché, à la façon d’Izambard.

RF : 63

D’autres, encore, « entrent » dans l’histoire de Rimbaud comme sur une scène, à la faveur d’une vie saisie en quelques bons mots[23] ou d’un appariement inattendu – Breton et Claudel, par exemple, montrés en préfaciers de Rimbaud, une calotte de soie sur la tête et citant des « saintes d’almanach » (RF : 53). Grâce à un formidable art de la formule et du chassé-croisé, Rimbaud le fils entrelace les destins, distingue les maîtres incontestés de la théorie des « jeunes poseurs caves qui se croyaient poètes et qui l’étaient » (RF : 25), réécrit l’histoire de la littérature en termes de désir de filiation et de soif de notoriété, faisant circuler du plus vieux au plus jeune « la petite bouture du génie, c’est-à-dire la permission de manger au râtelier poétique ou de cracher dedans, le blanc-seing pour les coupoles, Guernesey ou Harar, au choix » (RF : 43). La narration biographique, ici, affiche ses raccords, procède par raccourcis analogiques, hybridation de scénarios synthétiques ou portraits de poètes « tombés dans le gouffre » (RF : 100).

Le traitement du temps est de la même eau. À la linéarité d’une vie pourtant présentée en ordre chronologique – de l’enfant boudeur au poète endormi dans le grenier de Roche après le grand émoi de la Saison –, le texte surimpose une narration simultanée, qui chemine entre l’après et le début de l’écriture rimbaldienne et nous constitue en lecteurs fascinés d’un Rimbaud hors de proportion, en témoins de ses angoisses comme de son génie. Michon nous associe de près à ce parcours :

[...] notre poème a pris tant de place qu’il nous arrive, ouvrant le petit livre où reposent les écrits d’Arthur Rimbaud, de nous étonner qu’ils existent. Nous les avions oubliés. De nouveau nous les parcourons, hâtifs, aveugles, craintifs comme la petite fourmi qui sans souci des lignes passe en biais sur notre page, quand nous l’avons mise par terre près de nous, dans le jardin.

Dans le jardin nous parcourons ces poèmes de 1872. Nous les rêvons.

RF : 74

Au présent de la lecture et de l’écriture, Rimbaud le fils table sur l’illusion rétrospective, rattachant tous les fils d’une rationalité existentielle et diégétique qui viendrait conforter le génie rimbaldien – de la mère imprécatrice au père absent, de la naissance de la vocation à son abandon – en une adhésion résignée, et paradoxale, à cette vie déjà construite ailleurs et épinglée à jamais, adhésion qui met en lumière l’étroite marge de manoeuvre de l’imaginaire dans la recréation biographique.

De cette marge limitée, Michon use pourtant de la façon la plus libre qui soit. Nous en voulons pour preuve son utilisation assez désinvolte de l’archive. Pour s’attaquer à la figure de Rimbaud, le biographe s’en remet en effet à une documentation très mince, plus importante sans doute que celle à laquelle il avoue avoir eu recours, mais néanmoins négligeable en comparaison de la masse de documents sollicitée par un Borer (1984) ou un Steinmetz (1999)[24]. En fait, on l’a signalé déjà, la principale source avouée de Rimbaud le fils est l’album de la Pléiade. Ce choix n’est pas sans conséquence sur la forme du récit biographique, qui s’attache à établir (notamment par les moyens que nous avons désignés dans la partie I), entre les unités discrètes que représentent les photographies, une manière de continuum. On observe ainsi une tension entre le discontinu de l’image photographique et le continu de la narration. Car si le fait de feuilleter l’album est susceptible de mettre les images en mouvement, de créer une illusion de succession fluide entre elles, voire de fondu enchaîné, il importe, si l’on veut arriver à un tel résultat, de combler les trous, de restituer les photos irrémédiablement manquantes. C’est, nous semble-t-il, le sens de la postulation de l’existence des portraits photographiques du Capitaine Rimbaud et, accessoirement, de Madame Rimbaud (RF : 18-19) : quelque chose comme une causalité diégétique (et poétique) force à les inventer. Cela dit, il n’y a pas que le document inventé qui nourrisse l’imaginaire michonnien : les photographies « avérées » de l’album Rimbaud jouent le rôle de preuves du réel autant que de déclencheurs de rêverie (on l’a vu à propos de l’épisode de la visite chez Carjat) ; ainsi l’archive se met-elle au service du factuel et du fictif, ce qui tend bien sûr à obscurcir son statut.

Impressions biographiques

Dire d’un texte qu’il recatégorise le récit biographique, c’est forcément le jauger à partir d’une représentation plus ou moins précise de ce qu’est une biographie « traditionnelle », ou « classique », ou « populaire ». Nous n’avons pas voulu, dans ces pages, prendre les choses par ce bout-là, mais bien montrer comment Rimbaud le fils, de façon en quelque sorte immanente, subvertit certains codes génériques, voire certains des codes qu’il met lui-même en place. Ainsi, d’entrée de jeu, le style opaque, très travaillé, paraît entrer en contradiction avec la nature du propos ; sa richesse, au surplus, s’édifie sur une pauvreté d’images remarquable, quoique rendue quasi invisible par le raffinement de leur traitement. L’omniprésence de l’hypotypose, par ailleurs, tend à effacer les frontières entre description, narration et interprétation, perturbant à la fois, comme l’a très bien noté Goux, le discours critique sur l’écrivain, qui se voit largement narrativisé, et le genre biographique, grevé par la subjectivité de l’énonciation et ses continuels atermoiements.

Cette mise au premier plan de l’énonciation vient principalement travailler le genre biographique : Rimbaud le fils est ainsi au moins autant une métabiographie qu’un essai biographique. Non content de s’interroger sur sa propre capacité à énoncer quelque vérité sur son modèle, le texte ne cesse de la mesurer à toute une série d’énonciations parallèles, la vulgate rimbaldienne, que simultanément il interroge et reconduit. Les récits canoniques passent ainsi constamment dans le discours de l’énonciateur, qui les produit sur la scène du texte, les tourne et les retourne, les pèse et les soupèse, pour construire une énonciation complexe, quasi collective. Loin d’imposer son propre discours comme celui qui, venant après tous les autres, les dépasserait en savoir et en lucidité, le biographe se construit une personnalité énonciative diffuse, ambiguë, qui, oscillant entre le je, le nous et le on, a pour conséquence immédiate de fragiliser ses assertions par une multiplication des points de vue, des hypothèses et des conjectures. Dans l’opération, la vie de Rimbaud perd de son poids de réalité pour se parer du prestige de la légende ou encore s’entourer d’une gangue d’interprétations multiples et contradictoires. La biographie, ici, dévie de sa trajectoire : il y est, au total, davantage question de l’impression – au sens propre comme au sens photographique – qu’a laissée Rimbaud sur des générations d’adulateurs et de lecteurs (ce ne sont pas toujours les mêmes…) que des circonstances avérées de son existence. Cet ébranlement de l’événementiel, étonnant dans une biographie aussi brève (qui n’est, en ce sens, aucunement économique), fait le lit d’une fictionnalisation significative du propos biographique : des scènes imaginaires voisinent avec des conjectures étonnantes, et l’archive, pourtant rarissime – Michon se contente de répéter ce que tout le monde sait –, sert de fondement à l’invention, quand elle n’est pas elle-même inventée.

On arrive enfin au paradoxe que représente, à n’en pas douter, l’ouvrage de Michon : libre dans son traitement du matériau biographique et contraint dans sa forme, court encore que foisonnant, très personnel et pourtant polyphonique, ironique (à l’endroit des reliques comme du culte rimbaldiens) et néanmoins fervent, introspectif et rétrospectif, il n’a cure des habitudes du genre biographique ou de celles de la critique d’écrivain. Sans le dire explicitement, Rimbaud le fils affirme son droit à être l’un et l’autre, fiction et diction, réalité et image, invention et interprétation. Dans son sillage naîtront d’autres manières biographiques, tout aussi perméables au soupçon, tout aussi à l’affût d’innovations formelles et qui chercheront, dans ce renouvellement du dire biographique, à faire parler autrement la littérature.