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1. Introduction

On a coutume de dire que les manifestations esthétiques répondent en général à un besoin d’expression de leurs auteurs, ceux-ci devant pour leur part maîtriser une quelconque technique afin de traduire leur réponse artistique en quelque chose de concret, qu’il revient à nos organes sensoriels de saisir.

La technique des « chansonistes »[1]  brésiliens vit le jour dans les premières décennies du siècle dernier, au départ en tant qu’évolution naturelle d’une sonorité qu’empruntaient les spectacles de variétés aux jeux pratiqués en pleine rue ou dans les salons privés du xixe siècle, mais bientôt en tant que solution proposée à la toute nouvelle demande technologique qui, au tournant du siècle, venait soudain d’inaugurer l’âge du gramophone au Brésil.

Une fois testés leurs appareils d’enregistrement par les voix des autorités de la République brésilienne naissante, les pionniers de l’industrie du disque, en tête desquels se trouvait le Tchécoslovaque Frédéric Figner, se lancèrent à la recherche d’autres voix capables d’attirer l’attention des futurs consommateurs des produits fabriqués par leurs machines. C’est alors qu’ils découvrirent des chanteurs tels que Baiano et Cadete, forts déjà d’un public de fidèles et liés à de petits ensembles musicaux, dont la caractéristique majeure était la mise en valeur de la ligne du chant à l’aide de leurs instruments. Une aubaine pour lesdits chefs d’entreprise, qui ne disposaient à l’époque que de moyens techniques d’enregistrement somme toute assez frustes.

Cette centralité accordée à la mélodie de la voix principale n’était tout de même pas le fait d’une fonction utilitaire puisque, malgré l’amélioration des conditions d’enregistrement au fil des décennies suivantes, cette prééminence sera non seulement conservée mais approfondie, installant du même coup le personnage de l’interprète au coeur de la scène artistique. L’accompagnement musical avait beau devenir de plus en plus complexe, jusqu’à atteindre dans les années 1930 des orchestrations raffinées, tout l’arrangement était censé mettre en vedette les contours mélodiques exécutés par les chanteurs. Un consensus s’était entre-temps formé entre producteurs, artistes et public, d’après lequel la performance de l’interprète vocal faisait le noeud de toute chanson.

N’empêche que la voix n’a jamais été prise pour un instrument comme un autre dans la tradition de la musique populaire brésilienne – et il en est de même pour les chansons créées dans d’autres cultures, aussi bien dans le registre folklorique que dans celui de la musique pop –, du simple fait qu’elle conduit en même temps la mélodie et les paroles. Tout en participant d’une conception musicale, la mélodie d’une chanson n’en reste pas moins simultanément une façon dedire, s’identifiant ainsi à la prosodie qui double notre parler quotidien. L’interprète ne fait pas que chanter, il nous dit toujours quelque chose, dévoilant par là ses sentiments, ses impressions ou passant tout simplement un message à ses auditeurs. Voilà pourquoi l’on observe, au cours des trois premières décennies du xxe siècle, outre une évolution dans le traitement de la mélodie, de plus en plus indépendante des règles fixant les mesures d’une partition, un progrès sensible dans la création du texte au fur et à mesure que celui-ci se démarque de la poésie écrite.

Ces avancées sont dues à des compositeurs qui, dépourvus le plus souvent d’une formation musicale ou littéraire, se sentaient pourtant à même de nourrir en permanence le répertoire des chanteurs, grâce à une technique qu’ils venaient eux-mêmes d’inventer : tout en faisant appel à leurs ressources prosodiques naturelles provenant de la parole quotidienne pour dessiner les contours mélodiques, ils développaient des formes de fixation musicales pour ces mêmes contours, en s’efforçant de les assortir au contenu du texte.

L’âge de la radio se chargea de consolider et de diffuser cette technique de composition des chansons dont le perfectionnement à la longue – sous l’influence de la production venue d’ailleurs, des progrès électroniques, des modes de la consommation, de l’évolution des arts en général – ne devait jamais pour autant destituer la ligne du chant, imbrication d’une mélodie avec des paroles, de son poste central au coeur de la création. À l’heure actuelle, même les lois internationales du droit d’auteur font appel, pour identifier une composition donnée, à ce parcours mélodique accompagné d’un texte spécifique.

2. Modèles d’intégration mélodie-paroles

On distinguera trois modèles de compatibilité entre la mélodie et les paroles d’une chanson, dont la manifestation admettra différents degrés de dominance :

(1) Une intégration « naturelle » entre ce qui est dit et la façon de le dire, proche de notre pratique quotidienne de l’élocution de phrases dotées d’une intonation propre. De même qu’il serait absurde de prétendre qu’un locuteur émet une intonation incorrecte dans ses énoncés, on ne saurait nier qu’un compositeur produit habituellement des mélodies appropriées à la teneur de ses textes. Avec leurs montées et leurs descentes, les énonciations intonatives peuvent être étendues ou contractées le long d’une chanson, aidant ainsi l’interprète dans la conduite de ses messages. Par exemple, une élévation lente et progressive du contour mélodique, enchaînant différentes phrases du texte situées dans le segment ascendant d’une modulation assertive ordinaire, peut être suivie d’une longue descente, elle-même formée de plusieurs phrases, si bien que l’ensemble du processus prêtera un ton affirmatif à ce qui s’est dit. Cependant, l’intonation derrière la mélodie se manifeste aussi dans des points localisés de la chanson, entraînant des impressions immédiates d’exclamation, d’hésitation, d’interrogation ou de simple assertion. Il est par ailleurs fréquent d’observer l’expansion ou la réduction de la courbe mélodique en fonction du déploiement ou de la contraction syllabiques ; dans ce cas de figure, la mélodie, plutôt que de s’en tenir à la métrique, fait valoir sa souplesse intonative par rapport à la conduite des paroles. Autrement dit, la mélodie se moule sur le texte, sur ses accents et son découpage syllabique et, ce faisant, elle reproduit la liberté de modulation propre à notre conversation courante. On reconnaîtra, dès lors, que la chanson reconstruit en elle une compatibilité qui nous est familière : tout ce qu’on énonce est déjà pourvu d’une mélodie. Il s’agit donc là de l’engendrement d’un effet figuratif de locution.

(2) Une intégration fondée sur un processus général de célébration. Le texte fait les louanges de la femme désirée, du pays natal, de la danse préférée, d’un genre musical, d’une date, d’un événement, tandis que la mélodie présente une tendance à la formation de motifs et de thèmes à partir de décisions musicalement complémentaires, à savoir l’accélération du tempo, la prééminence des attaques consonantiques et des accents vocaliques (et, partant, la réduction des durées), enfin les procédures de réitération. Celles-ci agissent en tant que modératrices de la rapidité du tempo, mettant en place une prévisibilité musicale qui vient adoucir la poussée mélodique. Tout d’abord les caractérisations successives de l’objet chanté dans les paroles résonnent dans la récurrence des motifs mélodiques, de sorte qu’on saisit une énumération en même temps linguistique et mélodique. Mais ce qui rend plus convaincante l’intégration de ces deux faces, c’est le rapport d’identité du sujet (qu’il s’agisse d’un personnage décrit dans les paroles ou de l’énonciateur lui-même) avec les valeurs affectées à l’objet, identité reproduite dans la similitude des thèmes sonores émis par le chant. Témoin ce passage typique d’« Aquarela do Brasil », chanson d’Ary Barroso célébrant les valeurs brésiliennes (fig. 1).

Figure 1

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« Brasil », « samba », « ginga » (swing), « amor », « nosso Senhor » et l’énonciateur lui-même, autant d’éléments formant une totalité, une seule et même chose, ici manifestée par le profil presque immuable des thèmes. Il s’agit d’un déploiement mélodique placé sous le signe de la conjonction, comme si la mélodie avançait « par involution », c’est-à-dire soumise à une force de concentration. Le champ de tessiture, qui procure d’ordinaire à la mélodie ses possibilités d’expansion, se trouve rétréci, favorisant ainsi les évolutions « horizontales » et laissant peu de place pour l’exploitation de nouvelles trajectoires. Nous appelons ce processus musical la thématisation mélodique. Celle-ci joue, dans des segments ponctuels de l’oeuvre, le même rôle tenu par le refrain à l’échelle globale d’une composition. Prévenant l’expansion sonore, ces processus renvoient tous les deux à un même noyau.

De telles chansons hautement condensées gardent néanmoins dans leur structure des éléments suggérant la transition vers d’autres solutions mélodiques propres à bouleverser, serait-ce discrètement, la tendance involutive. Derrière l’identité dominante des thèmes, on voit donc poindre l’inégalité (l’altérité) complémentaire qui signale, en tout cas, des points de différenciation et d’écart au sein du continuum mélodique, suggérant de nouvelles orientations au sens musical du chant. Venons-en à présent aux séquences du segment immédiat dans « Aquarela do Brasil » (fig. 2).

Figure 2

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Ces configurations mélodiques, qui s’écartent du mouvement précédent, ouvrent de nouvelles voies dans d’autres directions, comme s’il y avait quelque chose d’autre que la simple célébration de la conjonction avec les valeurs patriotiques. En effet, cette « déviation » empruntée par la trajectoire générale, survenant de pair avec un ralentissement du tempo mélodique, souligne un sentiment de manque (celui des valeurs du passé) qui fait son apparition dans le texte à partir du vers « Abre a cortina do passado… » (Lève le rideau sur le passé). En raison toutefois de la primauté du système de la célébration, à peine introduits les nouveaux motifs mélodiques, revoilà la tendance à la thématisation qui vient restaurer l’identité, la réitération et le primat de la conjonction. On a affaire là, certes, à un modèle de condensation mélodique aux formes plutôt involutives – la thématisation et le refrain –, mais comportant aussi des formes évolutives qui mettent en oeuvre les contours mélodiques qui les portent vers des déploiements, voire vers les parties B, C ou D des morceaux. Celles-ci relèvent des formes complémentaires, puisqu’elles ne font que nourrir le projet de retour au noyau thématique.

(3) Une intégration fondée sur le rétablissement des liens perdus. Dans les paroles, on retrouve en général la description des états passionnels accusant l’absence de l’autre, le sentiment (présent, passé ou futur) de l’éloignement, de la perte, et le besoin de réparation. Dans la mélodie, se déclarent des directions qui exploitent amplement le champ de tessiture (typiquement plus élargi), faisant appel à des décisions musicalement complémentaires : le ralentissement du tempo, la mise en relief des durées vocaliques, surtout pour mieux fixer les points d’arrivée – donc la direction – des segments mélodiques et, enfin, la prépondérance de l’inégalité thématique. Tout se passe comme si l’écart entre sujet et sujet ou entre sujet et objet, mentionné dans les paroles, était converti en un parcours de quête dans la mélodie, ceci exprimant cela. Moins les motifs sont uniformes, plus important sera l’écart entre les éléments mélodiques (dans la mesure où la mélodie d’une chanson, en définitive, se cherche elle-même et se trouve grâce aux procédés de réitération) et d’autant plus long sera également le chemin à parcourir. Voilà donc un développement mélodique placé sous le signe de la disjonction thématique, comme si, en l’espèce, la mélodie « évoluait » véritablement. Autrement dit, comme si elle s’appuyait sur la différence et se répandait linéairement dans toute l’extension de son champ de tessiture. On parlera dès lors d’une tendance à la « verticalisation », qui est le propre de toute chanson passionnelle.

Pareille exploitation du spectre des fréquences peut toutefois comporter une part plus ou moins importante d’imprévisibilité, manifestée dans le domaine des échelles – entendues ici non seulement comme la progression diatonique des hauteurs mais aussi comme une progression confortable pour le chant – ou dans celui des zones de tessiture. Les sautsd’intervalle confirment sans ambiguïté la tendance « verticalisante » des chansons passionnelles, tout en concourant par ailleurs à modérer un éventuel ralentissement excessif, car ils représentent des passages tranchés au sein de l’échelle. De même, les transpositions de registre, imprimant des contrastes entre de longs segments des chansons – par exemple, la première partie dans une zone grave et la seconde dans une zone aiguë –, reproduisent les effets du saut dans la dimension de l’oeuvre dans son ensemble. Dans le cadre d’un rétablissement du parcours conduisant la mélodie à la rencontre d’elle-même – compatible avec le sentiment du manque rapporté dans les paroles –, les sauts et les transpositions interviennent comme des accélérations du processus qui retentissent elles-mêmes dans ce que nous dénommons l’intégration « naturelle » (premier type) de la mélodie et des paroles : les écarts importants entre les notes demandent un effort d’émission propre à souligner l’état affectif du chanteur.

Toujours est-il que la prise progressive du champ des hauteurs peut également respecter le tempo lent de base, en évitant toute discontinuité susceptible d’imposer des transitions abruptes à la ligne mélodique. Dans ce cas la « verticalité » est occupée petit à petit, suivant les degrés immédiats de la gamme ou bien, comme il arrive souvent, par la mise en place de motifs qui se répètent dans une gradation ascendante ou descendante. Il en résulte une maîtrise accrue sur le rétablissement du parcours mélodique, car se font jour de véritables lois d’évolution des tons ou des motifs vers les bornes extrêmes de la tessiture. Les intervalles régissant les élévations et les descentes du chant sont alors constants, ce qui fournit un bon paramètre de prévisibilité pour le comportement de la ligne mélodique. Autant de facteurs qui font ressortir le régime du ralentissement, définissant en propre la chanson passionnelle. Le genre de texte le mieux assorti à un tel traitement de la mélodie, c’est celui qui relève d’un domaine intermédiaire de non-disjonction, autrement dit d’un éloignement spatial des actants doublé d’un lien temporel intense. L’espoir d’atteindre la pleine conjonction se laisse lire d’emblée dans l’évolution programmée du parcours mélodique : il ne tient qu’au temps et celui-ci est maîtrisé. Nous aurons l’occasion plus loin de nous pencher sur un exemple concret de chanson dotée de ce faisceau de caractéristiques.

3. Interaction des modèles

Même si nos trois grands modèles d’intégration mélodie-paroles correspondent à des tendances assez récurrentes dans l’univers des chansons de consommation courante, il va sans dire qu’il n’y a pas d’exemple spécifique pouvant être casé sans reste dans un de ces cas de figure. La présence dominante du deuxième modèle, par exemple, doit s’articuler avec la présence récessive du troisième, éventuellement avec la présence résiduelle du premier, et ainsi de suite. Le sens de la chanson découle d’une telle articulation générale. Il existe pourtant des modes d’interaction de ces modèles repérables dans leur conception même. La forme concentrée du deuxième modèle, tout autant que la forme étendue du troisième, présupposent une façon de dire, à savoir les intonations énonciatives du premier modèle. Des élaborations musicales des contours mélodiques se dégagent toujours les traits de l’irrégularité de modulation propre à la parole sous-jacente ou, tout au moins, ceux des apodoses interrogatives et conclusives des phrases chantées. Au fond, toutes les solutions musicales, qui émergent dans une composition, sont « énoncées » d’après notre premier modèle. Quant aux rapports entre les deux autres matrices, on avait déjà signalé que le modèle de la concentration, fondé sur la primauté des formes involutives (thématisation et refrain), comprend forcément des ressources de déploiement faisant avancer la trajectoire mélodique de la chanson, ne serait-ce que ce qu’il faut pour en justifier le retour au noyau, entendu en l’occurrence comme un domaine d’identités thématiques. Nous pouvons à présent ajouter que ces déploiements ne sont rien d’autre que des signes de l’expansion caractéristique du troisième modèle. En d’autres termes, il y aura toujours un minimum de passionnalisation au sein du régime de la célébration.

Il en va de même pour les compositions dont la ligne du chant est placée sous le régime du ralentissement et du rétablissement de leur parcours mélodique : l’accent mis sur l’inégalité de leurs thèmes et sur leurs mouvements disjoints (les sauts et les transpositions), qui en élargissent le champ de tessiture, ne parvient jamais à anéantir la présence complémentaire des opérations graduelles. L’écart entre les contours mélodiques, dû aux mouvements disjoints, confère au ralentissement de base une certaine vigueur d’imprévisibilité, donc de rapidité, qui nous oblige à « écouter des chemins possibles » et, ce faisant, à saisir les signes de l’évolution. Côté paroles, ces ressources sont assorties aux formes de la disjonction au sens strict, ne manifestant que les liens rompus (sentiments de perte, d’abandon, de détresse). Les tours que prend la mélodie se présentent alors comme des « détours », puisque leurs thèmes auront beau progresser, ils ne se rencontreront pas pour autant.

Dans le cadre du même régime d’expansion, les mouvements graduels ascendants ou descendants font resurgir pourtant, sur l’axe « vertical » désormais, une succession ordonnée des motifs. Certes on a affaire à un contexte d’inégalité thématique, découlant de la mise en valeur du parcours mélodique ; la gradation n’en produit pas moins une certaine prévisibilité faisant pendant, tant soit peu, à l’absence d’identité d’un segment à l’autre et rejoignant un projet mélodique en résonance avec le ralentissement de base. Voilà donc des éléments d’ordre inscrits dans la mélodie elle-même, assurant une grande efficacité aux textes qui portent sur la conservation ou le rétablissement des liens entre les actants, fussent-ils provisoirement en disjonction spatiale.

Autrement dit, la gradation procure une loi à l’évolution et à l’occupation de la tessiture, ce qui aboutit souvent à une sorte de « thématisation verticale » susceptible de faire admettre une certaine concentration en plein régime de l’expansion. Il faudra toujours s’attendre à ce qu’il y ait quelque proportion d’identité mélodique au sein de la passionnalisation.

Pour résumer les rapports réciproques de nos deuxième et troisième modèles, on posera que les ressources centrales du régime de la concentration (la thématisation et le refrain) correspondent aux ressources complémentaires du régime de l’expansion (les degrés immédiats et la gradation), eu égard à l’identité de leurs éléments respectifs. De même, les ressources centrales du régime de l’expansion (les sauts et la transposition) se trouvent en correspondance avec les ressources complémentaires du régime de la concentration (les déploiements et les parties additionnelles), pour ce qui est de l’inégalité de leurs éléments respectifs. Ces correspondances assouplissent les frontières entre les deux modèles, de sorte que, bien souvent, ce qui est complémentaire dans l’un des régimes actualise les traits de ce qui est central dans l’autre (fig. 3).

Figure 3

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4. La composition « Terra » (Caetano Veloso)[2] 

4.1 Les paroles

   

(Traduction française)[3]

1 Quando eu me encontrava preso

1 C’est quand j’étais enfermé

2 Na cela de uma cadeia

2 Dans une cellule de prison

3 Foi que eu vi pela primeira vez

3 Que pour la première fois

4 As tais fotografias

4 Je les ai aperçues, ces photos

5 Em que apareces inteira

5 Où tu te présentes tout entière

6 Porém lá não estavas nua

6 Et pourtant tu ne t’y montrais pas toute nue

7 E sim coberta de nuvens

7 Mais cachée sous des nuages

8 Terra, Terra

8 Terre, Terre

9 Por mais distante o errantenavegante

9 Aussi éloigné qu’il soit, le navigateur errant

10 Quem jamais te esqueceria?

10 Qui pourrait jamais t’oublier ?

11 Ninguém supõe a morena

11 Personne ne suppose la brune

12 Dentro da estrela azulada

12 Dans l’étoile bleutée

13 Na vertigem do cinema

13 Dans le vertige du cinéma

14 Mando um abraço pra ti,pequenina

14 Je t’envoie le bonjour, ma petite

15 Como se eu fosse o saudoso poeta

15 Comme si j’étais le regretté poète

16 E fosses a Paraíba

16 Et toi, la Paraíba[4] 

17 Terra, Terra

17 Terre, Terre

18 Por mais distante o errantenavegante

18 Aussi éloigné qu’il soit, le navigateur errant

19 Quem jamais te esqueceria?

19 Qui pourrait jamais t’oublier ?

20 Eu estou apaixonado

20 Je suis amoureux

21 Por uma menina terra

21 D’une fille, la Terre,

22 Signo de elemento terra

22 Signe de l’élément terre

23 Do mar se diz terra à vista

23 Dans la mer : « Terre ! » qu’on dit

24 Terra para o pé, firmeza

24 La terre, pour le pied : fermeté

25 Terra para a mão, carícia

25 La terre, pour la main : caresse

26 Outros astros lhe são guia

26 D’autres astres la guident

27 Terra, Terra

27 Terre, Terre

28 Por mais distante o errantenavegante

28 Aussi éloigné qu’il soit, le navigateur errant

29 Quem jamais te esqueceria?

29 Qui pourrait jamais t’oublier ?

30 Eu sou um leão de fogo

30 Je suis un lion de feu

31 Sem ti me consumiria

31 Sans toi je me consumerais

32 A mim mesmo eternamente

32 Moi-même éternellement

33 E de nada valeria

33 Et ça ne servirait à rien

34 Acontecer de eu ser gente

34 Que je me trouve être un humain

35 E gente é outra alegria

35 Et un être humain

36 Diferente das estrelas

36 C’est autrement joyeux qu’une étoile

37 Terra, Terra

37 Terre, Terre

38 Por mais distante o errante navegante

38 Aussi éloigné qu’il soit, le navigateur errant

39 Quem jamais te esqueceria ?

39 Qui pourrait jamais t’oublier ?

40 De onde nem tempo nem espaço

40 De là où ni le temps ni l’espace

41 Que a força mande coragem

41 Que la force nous apporte du courage

42 Pra gente te dar carinho

42 Pour qu’on te donne de la tendresse

43 Durante toda a viagem

43 Tout au long du voyage

44 Que realizas no nada

44 Que tu entreprends dans le vide

45 Através do qual carregas

45 Et à travers lequel tu portes

46 O nome da tua carne

46 Le nom de ta chair

47 Terra, Terra

47 Terre, Terre

48 Por mais distante o errante navegante

48 Aussi éloigné qu’il soit, le navigateur errant

49 Quem jamais te esqueceria?

49 Qui pourrait jamais t’oublier ?

50 « Nas sacadas dos sobrados

50 Sur les balcons des échoppes

51 Da velha São Salvador

51 Du vieux São Salvador

52 Há lembranças de donzelas

52 Il y a des souvenirs de demoiselles

53 Do tempo do imperador

53 Du temps de l’empereur

54 Tudo, tudo na Bahia

54 Toutes les choses à Bahia

55 Faz a gente querer bem

55 Vous font aimer

56 A Bahia tem um jeito »

56 Bahia possède son allure à elle

57 Terra, Terra

57 Terre, Terre

58 Por mais distante o errante navegante

58 Aussi éloigné qu’il soit, le navigateur errant

59 Quem jamais te esqueceria?

59 Qui pourrait jamais t’oublier ?

4.2 Description de la mélodie

La mélodie de « Terra », de Caetano Veloso, associe la dominance du modèle de l’expansion, notre troisième modèle de référence, à la présence récessive, encore qu’assez dense, des traits des deuxième et premier modèles.

La prépondérance du troisième modèle est le fait du tempo lent de base qui, à lui seul, fait ressortir la longueur d’un bon nombre de notes émises par la voix et, partant, l’expansion du chant dans le spectre des hauteurs. Ainsi se profile la direction (« verticale ») ascendante des septains opposée à la direction descendante du refrain, comme le montre la transcription mélodique de la première strophe de la chanson (fig. 4a et 4b). Assurant la transition entre ces deux parties majeures du texte, interviennent les deux petites cellules recouvrant le mot terra (terre), lesquelles constituent l’aboutissement de la mélodie de la strophe en même temps qu’elles annoncent le refrain imminent. Chargées d’une fonction structurante qu’on ne saurait sous-estimer, elles mettent en oeuvre, de façon tardive mais abrupte, la ressource centrale du régime de l’expansion, à savoir la discontinuité « verticale », le saut d’intervalle sans cesse reporté jusqu’ici. Pour conclusif qu’il s’avère, eu égard à l’harmonie (confirmation de la tonalité de Sol majeur) autant qu’à l’intonation (prêtant à tout ce segment un ton assertif), ce saut descendant n’en crée pas moins un effet disjonctif qui le distingue : au bout d’une longue série graduelle, la ligne du chant fait un piqué vers la région moyenne de la tessiture, à l’instant même où le texte dévoile l’objet majeur (la terre), dont les valeurs seront construites au fil du discours. Il en découle une certaine hâte, non sans rapport avec l’angoisse passionnelle d’un sujet qui vise un objet aux contours pas encore bien définis.

Figure 4a

première strophe

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Figure 4b

refrain

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Il ne fait guère de doute, par ailleurs, que le tour de force de l’énonciateur se cache dans ce que nous avons dénommé les ressources complémentaires du régime de l’expansion. À travers l’exploitation minutieuse et progressive de chaque plage de l’étendue d’ensemble de la ligne mélodique, depuis les tons graves jusqu’à l’émission la plus aiguë, le chant parcourt tous les degrés de la gamme durant le développement de la strophe. Si l’on s’en tient aux seuls segments qui, dans cette suite ascendante, ont trait à l’évolution, on obtient le contour suivant (fig. 5).

Figure 5

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Dès lors, on n’a plus qu’à suivre les points fléchés de cette progression pour reconnaître la régularité typique de la gradation. Nous voilà en présence d’une manifestante du parcours mélodique, notoirement rattachée au concept d’attente si cher à la sémiotique narrative. En réaffirmant le ralentissement de base, la prévision des étapes ultérieures prémunit les contours contre toute irruption mélodique inattendue. Chacun de ces fragments s’inscrit, du reste, dans un thème plus étendu, dont les notes viendront revisiter les degrés préalablement parcourus, comme s’il s’agissait de consolider la densité sonore de chaque plage de hauteur (fig. 6).

Figure 6

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La prise graduelle du champ de tessiture par des thèmes homogènes fait ressortir la fragile frontière séparant la gradation, en tant que ressource complémentaire du régime d’expansion, de la thématisation, ressource centrale du régime de concentration. Seul le facteur « verticalité » prête au mouvement graduel une visée évolutive dont est dépourvue la thématisation. Cela suffit certes à mettre en scène une « quête » mélodique[5], mais loin s’en faut qu’un tel mouvement en vienne à prendre le pas sur la forte identité fixée par les thèmes et dont se dégage, dirait-on, une impression de lien à distance. Pour peu que l’on consente, comme nous le disions plus haut, qu’il y a toujours un peu de célébration conjonctive dans le régime de l’expansion, on constate dans « Terra » une véritable mise à nu de cette dépendance par le redoublement des processus réitératifs. Car chacun des thèmes se voyant redoublé, voici que se raffermit encore et encore la densité de chaque plage « horizontale » de l’étendue mélodique (fig. 7).

Figure 7

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Une telle conception, d’après laquelle une grande densité de notes remplit abondamment les étapes de l’évolution ascendante de la mélodie, constitue une singularité de cette chanson de Caetano Veloso. Le travail effectué à la frontière de l’expansion et de la concentration représente de même un choix significatif en ce qui concerne les rapports entre ce matériau sonore et le contenu des paroles (nous y reviendrons). Mais la spécificité du traitement mélodique en cause provient aussi d’autres éléments.

Dans une chanson populaire comme c’est ici le cas, il est assez rare que son harmonie, dépourvue de propension aux chromatismes ou aux dissonances, prenne une telle portée dans la conduite du fil mélodique central. Le compositeur, ayant lancé l’accompagnement des strophes par un accord parfait de Sol majeur (G) exécuté à la guitare, entonne les notes La-Si-Do#, dont l’accompagnement attendu serait plutôt un accord de La majeur (A) avec la septième à la basse (A/G). L’accord de Sol restant inchangé jusqu’à l’émission du dernier mot de chaque septain (pour la première : le mot nuvens [nuages]), on entend comme un décalage harmonique, qui tantôt s’accentue, tantôt se résout, au cours de cette longue séquence. La gêne provoquée par le quatrième degré augmenté (Do#) dans la mélodie parsème le chant des quatre premiers vers, ne se résorbant que de temps à autre grâce aux durées plus marquées des notes Sol, Si ou Ré (fig. 8).

Figure 8

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De même, dans les vers suivants, la présence d’un Fa, au lieu de la note Fa# appartenant à la gamme de Sol majeur, transforme cette tonique en une dominante individuelle (G 7) qui vient déstabiliser encore une fois l’ancre fixée par l’accord instrumental et signaler l’imminence de la résolution provisoire sur une autre tonalité, à savoir le Do majeur (C), comme on le voit dans la figure 9.

Figure 9

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En prolongeant d’une façon aussi soutenue l’accord de Sol majeur, le compositeur confirme son geste de concentration et, par voie de conséquence, les liens qui, le long des strophes verbales, rassemblent à distance les actants dans leurs rapports subtils. En plus, comme il retient aussi des notes étrangères à la gamme, l’auteur inscrit la mélodie dans un régime d’expansion, où les « rencontres » tonales deviennent intermittentes puisque précaires. D’abord, les interventions successives de la note Do# préviennent le repos du chant selon le schéma Sol-Si ; ensuite la présence du Fa impose une orientation précise qui précipite le mouvement vers le champ harmonique de Do majeur. Autant de façons d’infléchir la courbe mélodique qui pallient, en quelque sorte, les fonctions essentielles assurées par les sauts d’intervalle et par les transpositions dans les chansons passionnelles : elles font basculer la discontinuité mélodique sur le plan de la discontinuité harmonique. Ce faisant, elles opposent au ralentissement de base un contour inattendu qui met en évidence le parcours mélodique en tant que tel, c’est-à-dire en tant que trajet de recherche d’identités plus complètes, dont seule l’arrivée du refrain pourra satisfaire l’attente.

Il se trouve que l’action concomitante de la concentration et de l’expansion est déjà suffisamment affichée par la ligne mélodique qui conduit les strophes. L’identité des thèmes et la loi qui règle leur progression ascendante sont des facteurs assurant la compatibilité avec les liens jonctifs allégués dans les paroles. L’inégalité qu’ils présentent, d’un autre côté – du moment que les thèmes se redessinant sur des niveaux de plus en plus aigus cessent d’être tout à fait identiques –, répond de la formation du parcours et représente la prise en charge d’une trajectoire, l’une et l’autre s’accordant avec les récits de disjonction et d’éloignement propres aux chansons passionnelles. La détermination des contours thématiques sous-jacents aux vers de la strophe provient des légers allongements de leurs syllabes finales, suivis de brèves pauses, ce qui fait correspondre à chaque vers un segment thématique. La direction d’ensemble de la trajectoire mélodique en amont du refrain, elle, se dégage de la longue durée des notes correspondant aux syllabes « nu-vens » avec, de surcroît, le « repos » harmonique provisoire sur l’accord de Do (C).

Tandis que cette orientation ascendante a été progressivement tracée jusqu’à son pic, l’inversion subséquente de la mélodie intervient d’une façon brusque et discontinue : un saut descendant de cinq demi-tons restaure les ressources centrales de l’expansion mélodique tout en marquant le retour à la tonalité de Sol provisoirement mise entre parenthèses par le mouvement précédent (fig. 10).

Figure 10

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Voilà deux cellules mélodiques cruciales, comme on le disait, pour la compréhension de cette transition entre les septains et le refrain. Ce n’est pas un hasard si elles ont été retenues exprès pour « nommer » ce qui fait l’objet des paroles de cette chanson : la terre. Indépendantes, voire déconnectées (sauf en ce qui concerne l’harmonie) du matériau mélodique de la première partie, ces cellules montrent que, même dans le cadre d’une construction réglée de l’écoulement mélodique, il peut arriver que certains fragments s’imposent tout simplement à la ligne du chant, sans se faire annoncer. Les cellules en question surviennent en effet comme des événements non prévus par la trajectoire qui précède, comme des traces de la disjonction ou de l’insoumission de l’objet, se découpant sur le vaste fond de programmation mélodique bâti jusque-là. Il n’est pas difficile de transposer ces particularités dans le domaine des paroles : l’objet « terre » apparaît tantôt doté d’une certaine netteté, d’une certaine consistance (« Terra para o pé, firmeza / Terra para a mão, carícia » [la terre, pour le pied : fermeté / la terre, pour la main : caresse]), tantôt présenté comme quelque chose de vaporeux, d’à peine visible (« e sim coberta de nuvens » [mais cachée sous des nuages]). Dans ce dernier cas, l’accent est mis sur la disjonction latente du sujet (l’énonciateur) et de l’objet (la terre). Dans le premier cas, à l’inverse, était mise en valeur la conjonction temporelle qui, par elle-même, établit une liaison, fût-elle à distance.

Du point de vue de l’énonciation intonative (premier modèle) sous-tendant la séquence qu’on vient de décrire, lesdites cellules anticipent, d’une façon brusque et catégorique, sur l’assertion qui reparaîtra déployée par la suite, pendant le développement étendu du refrain. L’intervention soudaine de la descente est indiquée par la flèche dans la figure 10. Le retour harmonique à la tonalité de Sol (G) ne fait que conforter le contexte affirmatif de la mélodie, ainsi que la concomitance providentielle de ce moment de conviction intonative avec le vocable terra.

Mais ces cellules possèdent également une fonction prospective. Leur forme concentrée ne doit pas nous faire oublier les rapports directs entre leurs tons descendants et la direction prise par la forme extense du refrain. La figure 11 permet de constater que les trois notes soulignées par nos cellules constituent une véritable matrice pour la gradation descendante qui régit l’assertion étendue lui succédant (fig. 11).

Figure 11

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Comme d’habitude, la direction est indiquée par l’allongement des notes (ou des syllabes) sur leur degré de hauteur, marqué dans la figure 11 par les fréquences en grisé. Les notes échappant à cette matrice, au-dessus ou au-dessous, sont trop brèves pour représenter à elles seules des « séjours » sur leur région de tessiture ; elles n’ont qu’une fonction auxiliaire pour la formation des contours de motifs. Là où les tons se prolongent vraiment, c’est sur les syllabes « -tante », « -gante », « -mais » et « -ria », lesquelles reprennent les hauteurs de « terra, terra ».

Si l’on a d’une part, d’après le premier modèle, deux variétés seulement – l’une contractée, l’autre allongée – d’un même processus assertif, il n’en va pas de même pour notre troisième modèle, où la forme concentrée et brusque de l’intervention des deux cellules soulignées contraste avec la forme étendue du refrain, chacune entraînant des sens opposés ; alors que celle-là introduit la discontinuité entretenant le sentiment du manque, celle-ci restitue pour sa part, grâce à sa programmation graduelle descendante, le parcours menant à l’objet et rétablit par là l’attente propre à la conjonction temporelle. La première met l’accent sur la possibilité d’un éloignement spatial, rapportée dans les paroles (« Por mais distante… » [Aussi éloigné soit-il]) ; la dernière souligne, quant à elle, l’impossibilité de l’oubli (« Quem jamais te esqueceria ? » [Qui pourrait jamais t’oublier ?]).

4.3 Description des paroles

Si la mélodie de cette chanson se développe par un contour sans cesse réitéré, évoquant l’occupation progressive du champ de tessiture autour d’un centre unique, les paroles apportent nombre de figures qui composent peu à peu une terre assez particulière. Les rapports affichés d’un certain « je » et de cette « terre », placée à la deuxième personne du discours (« tu »), font ressortir le rôle du temps et de la mémoire, parallèlement à une modulation de la densité de l’objet évoqué.

Notons tout d’abord une analogie entre l’agencement d’ensemble des strophes (six strophes plus le refrain) et l’organisation interne de chacune d’entre elles : toutes les strophes comptent sept vers partagés en six plus un, dans la mesure où le premier bloc correspond à l’exploitation du cadre modal mis en place dès le début, le dernier vers se détachant, du point de vue musical, par la montée de la basse vers la sous-dominante, ce qui ajoute une dynamisation tonale à ce qui se trouvait jusqu’alors quasiment dans une « inertie » modale, annonçant ainsi l’arrivée du refrain qui, lui, viendra déployer une logique tonale à part entière. On discernera donc un jeu de bascule entre, d’un côté, les six strophes, de l’autre le refrain ; tandis que dans celui-ci le retour invariable du même texte est garni de la dynamisation de la mélodie tonale, dans celles-là c’est la mélodie qui, modale, n’arrête pas de tourner autour du même point, au fur et à mesure de l’introduction des nouvelles figures dessinant les acteurs de ce discours. L’effet de solidarité de l’ensemble, découlant de ces couplages structuraux, se retrouve encore raffermi à une échelle plus fine, celle de la métrique, étant donné que le nombre sept reste la constante, eu égard à la quantité de syllabes dans chaque vers. Même l’auditeur le plus étourdi ne manquerait pas de percevoir de telles récurrences formelles aux différents niveaux, qui confèrent au texte – que caractérise par ailleurs la variété figurative émanant de la multiplication des images de l’objet « terre » – une solidité dans les rapports entre ses parties. En d’autres termes, la cohésion qu’une écoute distraite manquerait éventuellement de constater sur le plan du contenu est d’emblée pourvue par les partages formels des segments, tant localement que globalement.

La scène présente un sujet narrateur, celui qui dans le texte dit « je », dévoilant ses sentiments envers un objet, la « Terre », situé la plupart du temps comme un « tu » auquel s’adresse le discours du premier sujet. C’est sur l’axe du désir que prennent forme avant tout les rapports de ce « je » et de ce « tu », de telle sorte que la deuxième personne apparaît tour à tour sous les espèces plutôt de la « terre » (dans telle ou telle acception : la planète, le pays natal, etc.), ou plutôt de la « femme aimée », à qui le sujet désirant, simulacre du poète, fait sa déclaration. Selon que les paroles mettent en relief, à un moment ou à un autre, la conjonction réalisée, attendue ou rappelée à la mémoire, la chanson pourra revêtir un caractère de célébration ou, au contraire, de souhait d’un changement d’état jonctif.

Il y a six strophes, ponctuées par le refrain. Celui-ci formant, pour plusieurs raisons, un segment à part dans la chanson, nous ferons abstraction de son retour cyclique en nous rapportant aux strophes, numérotées simplement de un à six.

C’est dans la première strophe que l’objet des commentaires est observé de plus loin. La Terre, au sens de « la planète », est aperçue à travers des reproductions photographiques par le biais desquelles le narrateur parvient à la saisir pour la première fois comme une totalité intégrale (« as tais fotografias / em que apareces inteira » [ces photos / où tu t’affiches tout entière]), à demi cachée, toutefois, par les nuages qui l’entourent. Première saisie de la Terre en tant que totalité vue d’en haut – la Terre telle qu’on ne l’avait jamais contemplée avant Gagarine –, il s’agit d’une conjonction inaugurale de ce « je » avec son objet, la Terre, mais une telle conjonction s’effectue sous le signe de la distance[6]. Conjonction certes, non pas avec la Terre elle-même, mais avec son image photo. Dès ce point, surgit dans le texte, d’ailleurs, une ambivalence de lectures, celle de la conjonction du « je » avec la Terre ou avec une femme. En effet, l’objet cumule, au fil des trois premières strophes, les traits féminins : « nue », « cachée », « la brune », « ma petite », « fille ». L’accès à l’image totalisée de la Terre a un prix ; on connaît désormais « du dehors » (objectivé) ce que l’on ne connaissait jusqu’alors que sous une forme fusionnelle, « du dedans », ce qui sera soldé par la connaissance, non pas de la chose en soi, mais d’un signe qui en tient lieu : les photos. Il s’agit, bien entendu, d’une façon de la connaître, mais qui demande un double mouvement : (i) un processus de réduction, la photo reproduisant à petite échelle une totalité insaisissable par d’autres moyens plus directs ; (ii) un geste d’abstraction, puisque la reproduction photographique ne saurait, il s’en faut de beaucoup, rendre le vécu direct, sensori-moteur, du contact avec la terre elle-même. Médiatisée déjà par les contraintes propres au langage photographique (fixation nécessaire de tel ou tel cadrage, de tel ou tel angle de prise de vue), la saisie en cause se trouve surdéterminée par le tamisage des « nuages » qui cachent à moitié l’objet à percevoir. On peut y reconnaître le point de départ d’une ligne que déploiera la suite du texte ; en effet, celle-ci mettra en scène, tout en les interrogeant, les différentes manières dont le sujet perçoit cet objet Terre, tour à tour dans une saisie sensorielle (du présent) ou mémorielle (du passé).

C’est une conjonction à distance, du reste, en raison de l’éloignement spatial que nécessite une telle perspective (les photos de la planète entière) ainsi que du recul temporel, car la scène décrite se rapporte à un moment révolu (« Quando eu me encontrava preso / Na cela de uma cadeia » [C’est quand j’étais enfermé / Dans une cellule de prison])[7]. La terre évoquée dans ce septain n’intervient qu’aux trois derniers vers, dans une position accessoire, tant du point de vue de la strophe que de celui de la syntaxe, les vers 5, 6 et 7 n’apportant qu’un ajout adjectival aux « photos » contemplées par le sujet percevant. La première apparition de la « terre », ne se montrant pas avant la transition vers le refrain, se fait donc attendre, et cette attente se construit parallèlement dans la mélodie, par l’occupation systématique, régulière, du champ de tessiture (fig. 5).

Survient alors le refrain, où le double vocatif est suivi de l’introduction du « navigateur errant » devant garder à jamais, dans sa mémoire, l’objet retenu. L’accent y est mis sur la préservation du lien temporel avec la Terre, en dépit de la séparation potentielle représentée par la distance spatiale. Une telle imbrication, dans les paroles périodiquement reprises du refrain, d’une tendance conjonctive avec une tendance disjonctive est particulièrement éloquente, d’autant plus qu’elle répond rigoureusement au mouvement opéré par la mélodie, avec le primat de l’expansion, celle-ci se rattachant à la « quête » mélodique, parsemée pourtant de thèmes équivalents qui réitèrent l’entretien des rapports sujet-objet tout le long de la trajectoire. Le refrain forme en tout cas un moment à part dans les paroles : on a là la seule phrase interrogative de tout le texte, même s’il s’agit d’une question purement rhétorique dont on connaît d’avance la réponse. La mémoire de la Terre suit le navigateur, ramenée par l’adjectif qui le spécifie : en effet, le vocable errante renferme le mot terra, à de petits déplacements de consonne près. Toujours sous l’angle du signifiant verbal, le refrain recèle une autre spécificité ; à l’exception de la strophe finale (citation littérale de la chanson « Você já foi à Bahia ? », de Dorival Caymmi), il s’agit du seul bloc textuel ponctué uniquement de rimes suffisantes, distribuées dans différentes positions à l’intérieur des vers :

Terra, Terra

Por mais distante

O errante navegante

Quem jamais te esqueceria ?

Toutes les autres strophes, en effet, affichent une prééminence des rimes pauvres placées dans des appariements irréguliers. Soit dans le premier septain : cadeiaprimeirainteira, nuanuvens ; dans le deuxième, morena rime avec cinema, et ainsi de suite.

La deuxième strophe approfondit l’ambiguïté des lectures de l’objet qui, ayant oscillé jusque-là entre la « planète » et la « femme », comptera maintenant trois nouvelles images : si, d’une part, l’« étoile bleutée » peut être lue comme étant la planète, d’autre part la « brune », c’est la femme (à la peau brune, couleur de terre) et cette pequenina [la petite] subsume les deux isotopies, celle de la femme et celle de la terre. Mais il s’agit cette fois du pays natal, dans la reproduction des vers de la chanson de Luiz Gonzaga et Humberto Teixeira ; le « regretté poète » y figure simultanément comme celui que nous regrettons aujourd’hui et comme celui qui avait, alors, le mal du pays. Or, le sujet du regret, c’est celui qui a perdu un objet qui lui était cher, objet typiquement représenté, soit par un endroit (l’espace : la terre), soit par quelqu’un (la personne : la femme) qu’on aimait. C’est un tel sujet nostalgique, en non-conjonction avec l’objet de son vouloir, qui effectue le geste conjonctif d’envoyer le bonjour à sa « petite ». Réaffirmation du lien qui persiste au cours du temps, comme l’avaient signalé précédemment les vers du refrain. Autant dire que si l’objet s’est bel et bien perdu, sa valeur se conserve dans la mémoire du sujet, comme il ressort de ce nouveau segment où le système temporel de repère se déplace du passé vers un présent qui sera gardé jusqu’à la fin du texte. À l’instar du premier segment, cette nouvelle strophe fait allusion, encore une fois, à une conjonction à distance entre le sujet « je » et la « terre », car, si au début du texte la perception de la terre se faisait par l’intermédiaire des « photos », à présent elle passe par le « vertige du cinéma ». Il faudra attendre la strophe suivante – que plusieurs caractéristiques singularisent – pour observer un rapprochement, le plus important du texte, auquel font référence les vers 24 « Terra para o pé, firmeza » [La terre, pour le pied : fermeté] et 25 « Terra para a mão, carícia » [La terre, pour la main : caresse]. C’est là qu’interviendra, pour la première fois, un contact direct sujet-objet, déplaçant du même coup le canal perceptif de premier rang, de la vue vers le toucher. Nous reviendrons plus loin sur les valeurs de la « caresse » (vers 25). Retenons pour l’instant la connotation de la « fermeté » au vers 24, inscrite dans un contexte immédiat qui oppose la « terre (ferme) » à l’eau de mer. La langue enregistre une association immémoriale du solide (contrastant avec le liquide et le gazeux) avec ses valeurs aspectuelles– le durable – et épistémiques – le fiable, le sérieux. C’est ainsi que l’on parle d’un « mariage solide » ou d’une « amitié solide ». Sur le plan narratif, cela se traduit par la permanence de l’état, conjonctif ou disjonctif, qui rassemble un sujet et son objet de valeur.

À part le refrain, la troisième strophe est la seule où figure le mot terra, et là, il se montre un peu partout. Cinq occurrences du terme, une à chaque vers, à l’exception du premier et du dernier de la strophe (vers 20 et 26). Le mouvement de diversification des acceptions de la terre, amorcé dans la strophe précédente, prend de l’ampleur. Tour à tour prendront le devant de la scène « une fille, la terre » (vers 21), en résonance avec l’isotopie figurative de la femme, ensuite « l’élément terre » (vers 22), l’un des quatre éléments traditionnels de la nature, reliant cette strophe à la strophe suivante (le feu) ; cette « terre-élément » cédera à son tour le pas à la « terre-partie solide de la planète », faisant contraste avec la mer. Le sens de la terre se trouvera enfin exploré à partir de nos « instruments de contact » (le pied, la main) avec elle. Outre la valeur incantatoire de ce retour insistant sur le mot terra, soulignons la symétrie d’ordonnancement de ses occurrences dans la strophe : en position finale aux deuxième et troisième vers, puis en position médiane au vers central de la strophe, et finalement en position initiale aux cinquième et sixième vers, ce qui aboutit à la configuration suivante :

Figure 12

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Devant une telle structure, il convient de signaler avant tout la position stratégique occupée par la terra du quatrième vers, encadrée par les deux couples d’occurrences dans les vers environnants. C’est l’objet désiré qui s’y trouve mis en vedette, la terre dévisagée par les navigateurs au long cours, point de détente en même temps que ressort de leur entreprise, les poussant à braver et à surmonter les dangers, les privations, les écueils à chaque étape du chemin. C’est le sentiment qui, annoncé dans le distique du début de la strophe, se répand ensuite sur tout ce segment. La disposition symétrique des occurrences du mot terra, ici, n’a rien de fortuit. En admettant que le texte de Caetano Veloso prend fin à la cinquième strophe (la sixième étant le fragment d’une chanson de Caymmi), on se rendra compte que la seule strophe comprenant le mot terra se trouve encadrée, quant à l’organisation d’ensemble, de deux strophes précédentes et de deux strophes subséquentes ; on est donc fondé à avancer que la troisième strophe résume localement l’agencement global du texte. Rappelons tout de suite ce qui a été affirmé au sujet des séries hepta- dans cette chanson : chaque strophe est formée de sept vers heptasyllabes. Cette réitération des mêmes structures aux différentes échelles de l’organisation textuelle gère en sous-main un effet de sens d’autant plus efficace qu’il est moins conscient chez l’auditeur, à savoir l’effet de cohésion de la totalité du texte. Il s’agit de la mise en place progressive d’une solidité structurelle, d’une condensation aboutissant, à la fin de la cinquième strophe, à cette « carne » [chair], dernier mot du texte. Or, cette même consistance se raffermit peu à peu sur le plan mélodique, moyennant la réitération de la suite graduelle qui sous-tend les vers de chaque strophe (fig. 7). Il faut dès lors conclure que la pleine définition de l’objet (la terre) dans son pouvoir d’attirance vis-à-vis du sujet dépend de sa densification à tous les niveaux.

Si le sujet (« je ») ne se consume pas indéfiniment lui-même, c’est grâce à cet interlocuteur (« tu ») qui l’en empêche. S’autoconsumer en permanence revient, du point de vue narratif, à rester toujours dans le même état. C’est parce qu’il y a la terre que le sujet peut entretenir des rapports non réfléchis avec un autre sujet que lui-même, ce qui ouvre la possibilité d’un événement se traduisant par le changement d’état jonctif, aboutissant à l’union ou à la séparation. Malgré la prépondérance des passions euphorisantes rattachées à la célébration, les vers n’excluent pas une quelconque dérision ; c’est chaque fois le simulacre de l’énonciateur, « je », qui fait l’objet de l’ironie, comme il ressort de ce passage du texte, avec ce « feu » (élément de la nature auquel se relie le signe zodiacal du Lion : trait supplémentaire d’ancrage, car il s’agit notoirement du signe sous lequel est né le compositeur) en mal de l’élément « terre », celui-ci se présentant donc comme son complémentaire tout désigné.

Dernier segment du texte écrit par Caetano Veloso, la cinquième strophe reprend l’idée de la permanence de l’état (jonctif) de choses, qui, mentionnée dans la strophe précédente, refait surface sous la forme de cette « tendresse à donner tout au long du voyage » qu’accomplit la Terre dans l’espace. À l’instar du refrain, la cinquième strophe associe le temps et l’espace au vers 40 tout comme au vers 43, sous le signe du « voyage ». L’insistance sur la « tendresse » envers la Terre – qui résonnera encore par la suite dans la chanson citée de Caymmi – conduira finalement à la « chair » du dernier vers, en même temps reprise du lien sensuel (ambiguïté terre/femme) et marque de la matérialité, de la densité la plus palpable que prend cet objet. Ce geste tendre renvoie, du reste, au deuxième septain. Il s’agissait alors d’envoyer « le bonjour » à la terre, le tout reproduit sur un écran de cinéma ; à présent il importe de lui « donner de la tendresse » dans le cadre de sa plus forte concrétisation figurative.

L’assemblage assuré par le génitif du vers 46, « Le nom de ta chair », réunit les deux lectures ici retenues – le naturel (la chair) et l’humain (le nom). Cela ne manquera pas de nous rappeler un poème de Carlos Drummond de Andrade où interviennent non seulement les mêmes figures, mais également la catégorie de la consistance dont nous avons suivi la trace. Pour notre propos, nous nous contenterons de faire état de ses deux premières strophes, soit huit vers sur un total de vingt-deux :

  

(Traduction française)

O filho que não fiz

Le fils que je n’ai pas fait

hoje seria homem.

serait à présent un homme.

Ele corre na brisa,

Il court dans la brise,

sem carne, sem nome.

sans chair, sans nom.

Às vezes o encontro

Parfois je le croise

num encontro de nuvem.

au hasard des nuages.

Apóia em meu ombro

Il pose sur mon épaule

seu ombro nenhum.[8]

son épaule absente.

À part les similitudes sur le plan du signifiant, considérables en elles-mêmes, soulignons la convergence figurative des deux textes, clairement affichée dans certains segments ponctuels – les deux premières strophes chez Drummond, la première et la cinquième chez le compositeur bahianais. Cette analogie des figures s’avère d’autant plus significative qu’elle s’établit entre un texte où prévaut l’élément « terre » et un autre où c’est l’« air » qui l’emporte. À la « traversée du néant » décrite par la Terre de Caetano Veloso répond, chez Drummond, le « voyage dans la brise » du fils virtuel, ainsi que le titre du poème, « Etre ». En résumé, on a d’une part l’être et le néant, de l’autre le naturel et le culturel.

5. Conclusion

On ne saurait soutenir sans plus, comme on l’a fait tout à l’heure, qu’il y a une ambiguïté dans les interprétations assignables à l’objet terre – lequel apparaît tantôt sous la forme d’un lieu, tantôt sous celle d’une femme, tantôt enfin, à différentes reprises, comme une figure subsumant l’un et l’autre ; encore faut-il préciser les nuances d’une telle ambiguïté.

Tandis que la terre-femme de la chanson figure à chaque occurrence comme la « femme aimée », la terre-lieu se fait attribuer des acceptions variables au fur et à mesure du développement du texte. Le poète portugais Miguel Torga aimait à dire que l’universel, c’est le local moins les murs. Voilà le geste accompli par Caetano Veloso dans cette composition où il brasse les acceptions de cette terre, qui désigne tour à tour l’endroit où l’on aborde, l’endroit d’où l’on vient, enfin la totalité du globe. On suit ainsi le flottement de ses sens, depuis la « ville de Bahia » jusqu’à « l’étoile bleutée ». C’est, dans tous les cas, quelque chose qu’on peut éventuellement perdre dans l’espace, mais qui persiste dans le temps.

En regard du développement mélodique et harmonique de « Terra », l’itinéraire décrit dans les paroles se montre globalement moins prévisible, moins canonique que celui de la composante musicale, qu’il faut créditer avant tout des effets d’identité construits dans cette chanson. Tout dépend, en tout cas, des éléments visés en cette matière. On est effectivement en présence d’un discours dont l’unité figurative ne saute pas aux yeux de prime abord. En revanche, il suffit de se rappeler les symétries de construction, à l’intérieur des strophes et des vers, pour conclure que, là aussi, côté paroles, l’identité et l’inégalité se trouvent mélangées dans un jeu subtil de proportions relatives, qui défient l’analyse et qui recèlent sans doute l’un des secrets de l’intérêt toujours renouvelé que suscite cette chanson.