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L’émergence historique d’une forte valorisation de la communication – physique, puis immatérielle – à partir du XVIIIe siècle inscrit la production artistique et culturelle dans une économie où les objets doivent désormais circuler et s’inscrire dans des contextes culturels des plus variés. Durant les deux siècles qui vont suivre, on peut constater la prévalence d’une vision nationale – voire nationaliste – de la création dans le domaine culturel. Dans le même temps, l’internationalisation de l’échange culturel se manifestera par à-coups. La migration des artistes et des œuvres poursuit ainsi des cheminements contournés, variables selon les domaines. La pénétration est sans doute plus rapide dans le monde des arts visuels et littéraires ; plus complexe dans le cas des arts de la scène. L’opéra se diffuse ainsi en Occident de manière heurtée. Connu mais non encore acclimaté, le théâtre lyrique – qu’il soit italien ou allemand – ne s’installe pas durablement sur les scènes françaises au XIXe siècle, et il faut attendre le début du XXe siècle pour voir s’implanter un « grand » répertoire lyrique relativement homogène dans les grands centres européens et américains. Il est en outre illusoire de croire que ces échanges s’effectuent à partir d’un mouvement linéaire et irréversible pour lequel on irait du local au global selon une trajectoire que l’on se représente volontiers comme ascendante. Les circulations se font de manière plus heurtée, plus capricieuse.

La radio, la télévision ou le cinéma ont été traversées, au même titre, par les forces contradictoires qui poussent à l’universalisation ou au localisme. Les fictions, les programmes télévisuels, les jeux électroniques, les films, bien que portés par la vague des « nouvelles technologies », suivent des parcours souvent complexes. Soumises aux forces politiques et aux poussées des nationalismes, les télévisions sont ainsi, dans leurs grandes majorités, plus nationalistes qu’internationalistes. Quant au cinéma, aux fictions télévisuelles ou aux jeux vidéo, ils ont connu, ces dernières décennies, des expansions internationales très spectaculaires.

L’instauration d’un « marché » planétaire dans ces derniers domaines a suscité l’émergence d’objets configurés pour être reçus à n’importe quel endroit de la planète. Ces objets cohabitent avec d’autres, aux ancrages clairement nationaux. Pourtant, ni les uns ni les autres ne peuvent être analysés comme possédant des qualités spécifiques qui les distingueraient à tout coup. Tous sont traversés par des mouvements de rationalisation qui en stabilisent les formules, mais chacun – qu’il soit objet à vocation globale ou locale – est soumis à un travail d’ajustement qu’assument leurs intermédiaires ou leurs destinataires.

Dans les pages qui suivent, on pourra parcourir un large spectre d’offres allant des jeux vidéos aux fictions télévisées, du cinéma au théâtre, de l’échange épistolaire revisité par les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) à la chanson. Ce balayage vise d’abord à faire saisir l’ambiguïté qui est au fondement des formules à vocation universelle, censées être reçues dans des contextes très variés. Tout le long de ce dossier, il s’agira ainsi de se demander à quelles limites se heurte tout espéranto culturel, qu’il soit musical, télévisuel, cinématographique, ludique ou épistolaire.

On peut isoler plusieurs forces qui, se contredisant l’une l’autre, construisent un espace complexe fait d’internationalisation et de particularismes. Dans ce cadre, on peut penser que l’art réseau, et partant l’œuvre hypermédiatique qu’analyse Joanne Lalonde dans ces pages, n’actualise pas la seule figure capable de réaliser l’indistinction et l’interchangeabilité entre énonciateur et énonciataire, même si c’est la seule qui joue aussi radicalement la carte d’une finalité externe (ici la circulation d’un propos artistique, poétique). Dans certains cas, le chassé-croisé des échanges culturels impose que l’on privilégie la description des négociations menées lors du montage et du développement d’un projet d’échange. C’est le cas pour le théâtre français présenté sur les scènes étrangères. Comme le montre David Bourbonnaud, une attention toute particulière doit être portée aux variations formelles les plus significatives de la manière dont les spectacles sont réalisés avant et après leur exportation.

Dans d’autres cas, c’est le processus d’installation d’un format, d’une norme, qui appelle une description. Dans la durée, les processus de rationalisation des échanges, qui ont conduit à l’instauration de formes stabilisées et « routinisées » d’échanges (presse, téléphone, radio, télévision, Internet), ont été profondément affectés par les inerties qui font dépendre l’interprétation ordinaire des « produits culturels normalisés » d’expériences communes et ancrées dans des contextes trop singuliers pour répondre aux attendus de tout espéranto culturel. Ainsi les mouvements qui conduisent au formatage des genres télévisuels, aux « traductions » et recompositions des œuvres théâtrales exportées, à la stabilisation des formules de jeux vidéos ou à la figuration filmique du handicap, pour ne donner que quelques exemples, ne sont pas seulement le résultat de processus institutionnels et de politiques rédactionnelles ; par filtrages successifs, la réception des « cibles » s’incorpore dans la matière même des objets culturels qui, selon les apparences, semblent circuler sans entraves.

Comme Max Weber l’a montré dans sa Sociologie de la musique, (trad. fr., Métailié, 1998), les processus de rationalisation de formats (des échelles musicales par exemple, mais aussi des instruments de musique) conduisent à la création de compatibilités qui permettent l’échange et la coopération. Ainsi deux « villages » dotés d’un accordage musical différent sont-ils condamnés à ne jamais partager une improvisation commune ou à élaborer différents assemblages de leur activité musicale. En ce sens, l’universalisation de formats – l’échelle tempérée en est un bel exemple – conduit à renforcer échanges et coopérations. Conjointement, un tel mouvement oblige à la transposition et à l’adaptation de singularités qui sont comme délogées de leurs niches naturelles. Le jeu ornemental des musiques arabes savantes ne trouve ainsi aucun équivalent dans l’espace homogénéisé de l’échelle européenne. Seule une « transposition créatrice » est de nature à permettre l’avènement d’une expression musicale réalisée dans un autre espace musical.

C’est dans cette perspective qu’Olivier Zerbib décrit un marché du jeu vidéo qui, bien que dominé par les productions américaines et japonaises, passe néanmoins pour être la sphère la plus dynamique en matière de développement de logiciel, offrant à ses consommateurs des créations à la fois variées et constamment renouvelées. Malgré leur courte histoire, certains secteurs de ce marché produisent des formats étonnamment stables. C’est le cas des jeux d’action en trois dimensions, qui se caractérisent par le recours à des dispositifs narratifs relativement homogènes d’une production à l’autre ; homogénéité qu’il ne paraît pas possible d’imputer uniquement à la simplicité du concept de jeu sur lequel ils reposent. Olivier Zerbib propose de manière pertinente d’envisager la constitution de ce genre de jeux comme une série de transpositions créatrices, d’un titre à un autre, mais également comme un processus d’importation du modèle hollywoodien de film d’action au secteur du jeu vidéo.

De fait, on aurait tort de croire que les mouvements centrifuges qui conduisent à l’adoption de cultures communes sont fatalement stérilisants et que les forces centripètes conduisant à leurs inscriptions différentielles sont toujours libératoires. Emmanuel Ethis montre avec brio comment l’usage du handicap au cinéma peut être producteur de figures aux configurations neuves. Cet article se propose de traiter de la construction cinémato-graphique du handicap au cinéma et des ses usages paradoxaux de Freaks à Superman, afin de jouer de figures tantôt dénotationnelles, tantôt métaphoriques, pour investir une ressource narrative qui vise à l’universalité. Comme le suggère cet article, une déformation physique comme celle d’un Elephant man offre immédiatement une palette discursivement étendue sur laquelle on fait un pari quant à sa perception transculturelle. En réalité, remarque Emmanuel Ethis, l’usage du handicap au cinéma définit une figure de l’infirmité spectaculaire qui est typiquement visuelle et fonctionne sur un caprice de la norme socialement construite face à nos relations au handicap dans notre quotidien.

Parallèlement, les fictions, les échanges d’information sont soumis à la contrainte qui conduit à les extraire de leurs cadres culturels pour leur donner une forme qui se veut universelle. Pour autant il est manifestement impossible de neutraliser la matière visuelle dont ces objets se constituent. On peut éclairer sur ce point une dimension apparemment mineure du phénomène et qui est liée à la référentialité de toute narration. C’est ce que je tente de faire à propos de « La figuration de l’espace et de l’appartenance culturelle dans une fiction télévisée ». Ainsi les lieux figurés (et tout particulièrement les séquences tournées en extérieur ainsi que les décors intérieurs) et les gestuelles (notamment l’articulation de la langue parlée et les expressions faciales, les postures et les démarches) ne sont pas des scories – ou si l’on veut des variantes secondaires – d’un récit qui constituerait la charpente maîtresse du processus par lequel une fiction étrangère prend corps en territoire étranger. Constituant la part structurellement inexplicitée (du fait de la présence de l’image et du son non linguistique) d’un « produit » culturel qui valorise l’univocité narrative, cette part « non rationalisée » du récit télévisuel est l’objet de domestications si variables, qu’il est difficile de savoir si l’on peut parler d’une même série selon qu’elle est vue à Boston ou à Lyon, à New York ou à Paris, à Québec ou à Marseille.

Sur un autre plan, les « transpositions créatrices », que nous évoquions plus haut, sont la face positive et dynamique d’un mouvement inertiel dont la visée homogénéisatrice se heurte à nombre de résistances silencieuses. Loin d’être quantitativement dominantes, ces adaptations positives sont sans doute rares, alors qu’à l’inverse l’adhésion aux formats culturels standardisés semble généralisée et susceptible de justifier le recours à la notion de « culture de masse ». C’est là pourtant une illusion. L’adhésion de surface – le nombre de postes de télévision allumés, le nombre de connexions à des sites Internet par exemple – ne dévoile jamais la nature des compromis passés avec les formes culturelles standardisées. Ce constat est déjà ancien – dès les années 1950-60, les cultural studies ont exploré ces pistes –, mais n’a que rarement donné lieu à des descriptions circonstanciées renvoyant les braconnages individuels à des configurations singulières. C’est ce que fait avec bonheur Dominique Pasquier, à propos de la série française Hélène et les garçons. Sa description des usages adolescents de la série contourne l’opposition inféconde qui renvoie dos à dos lectures populiste et misérabiliste des offres médiatiques.

Parallèlement et incidemment, les échanges culturels sont portés par des acteurs dont on ne peut facilement décliner l’identité. Apparaissant souvent comme étant placés hors du temps, conduits par la seule force de leur cohérence interne, les processus qui sont à leur fondement sont produits et accompagnés par des opérateurs singuliers. Bref, il s’agit de savoir comment les échanges culturels se frayent un chemin et s’enracinent dans les pratiques et les usages, y compris critiques. Comme le montre Jacques Cheyronnaud, l’analyse de formes spectatorielles anciennes, comme le music-hall ou la chanson, offrent une matière vivante qui révèle les formes expressives de spectacles dotés d’une vocation critique. Plus généralement, l’acte de « dire » une chanson, de la réaliser en tant que forme indissociable – à la fois musicale et textuelle –, actualise des spectacles, des textes ou des musiques aux origines diverses et qui circulent continûment en leur offrant un ancrage toujours singulier, une prise contextuelle toujours renouvelée.