Article body

Figure

-> See the list of figures

En portant l’attention sur la façon dont les problématiques de santé au travail se manifestent dans les très petites entreprises (TPE), l’ouvrage d’Émilie Legrand et Fanny Darbus vient combler un angle mort des recherches récentes. Il valorise ainsi une enquête de terrain réalisée en 2018 et 2019, dans le cadre d’une post-enquête Conditions de travail financée par la DARES (ministère du Travail). 87 entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de salarié·es et patron·nes de TPE, dans trois secteurs particuliers : la coiffure, le bâtiment et la restauration. Ces entretiens ont été complétés par quelques observations sur les lieux de travail.

Les deux sociologues partent d’un constat paradoxal : les travailleurs et travailleuses des TPE déclarent moins de troubles de santé, alors que les risques professionnels y sont plus importants et que la prévention y est moins développée. Un tel constat incite à explorer les mécanismes d’invisibilisation des troubles de santé dans les TPE. L’ouvrage abonde d’arguments qui démontrent la prégnance des logiques d’invisibilisation et de non-recours. Mais l’originalité de l’ouvrage tient au choix d’explorer d’autres pistes explicatives, qui conduisent Émilie Legrand et Fanny Darbus à observer des formes de prévention singulières, qui relèvent de « stratégies prudentielles à visée de régulation des risques et pénibilités » (p. 13).

L’ouvrage s’organise en trois chapitres. Le premier chapitre analyse le rapport des travailleurs et travailleuses des TPE à leur corps et leur santé. Les autrices y décrivent un « ethos de l’endurance » construit au cours des socialisations primaire et professionnelle, qui participe d’une acceptation fataliste des sources de pénibilité et des douleurs chroniques considérées comme inévitables. Dans les TPE, la norme est de poursuivre l’activité malgré les troubles de santé, quitte à se débrouiller pour se ménager des temps de repos sans en faire des « objets médico-juridiques ».

Le deuxième chapitre montre que l’absence de prévention conscientisée et formalisée des risques professionnels ne signifie pas passivité : des régulations informelles se déploient en prenant appui sur des savoir-faire et une exigence normative de prudence à l’égard de soi et de ses collègues. Sans jamais perdre de vue l’efficience pour la réalisation du travail, ces régulations, élaborées collectivement en situation, et intégrées à l’organisation du travail, relèvent d’un « pragmatisme qui cherche bien souvent à déjouer et à diluer les contraintes du travail » (p. 72). Certaines circonstances peuvent toutefois conduire à s’engager dans la prévention institutionnelle (contrôle de l’inspection du travail, expérience de l’accident et des corps abîmés, peur de la souillure, patron·nes au profil « gestionnaire »).

Le troisième chapitre explore deux dimensions du travail dans les TPE pour comprendre comment les salarié·es supportent ces conditions. Des études de cas contrastées font d’abord ressortir l’influence des stratégies économiques et des choix organisationnels sur l’intensité du travail et la « contrainte relationnelle » (p. 90). Les autrices analysent ensuite le fonctionnement des collectifs de travail dans les TPE. Elles observent le souci patronal de constituer un collectif cohésif, uni, au sein duquel règne la « bonne ambiance ». La description des contre-exemples vient confirmer les bonnes raisons de cette préoccupation. Les autrices parlent d’une « économie symbolique particulière où circulent de l’entraide, du soutien et de la coopération en acte » (p. 134). Les patron·nes veillent précisément à prévenir ou limiter les problèmes d’ordre relationnel, voire interpersonnel, qui subsistent (les mauvais·es client·es, les collègues tire-au-flanc…)… Celles et ceux « qui tiennent » sont celles et ceux qui « s’oublient » dans le collectif. Les autrices montrent ainsi comment la dynamique des liens sociaux l’emporte sur les préoccupations sanitaires : « plus les enquêté·es des TPE se sentent mentalement bien au travail, plus est forte leur capacité à prendre sur eux physiquement » (p. 135); « les travailleurs et les travailleuses sont très sensibles aux conditions morales et sociales du travail (ambiance, solidarité, arrangement) par opposition aux conditions matérielles du travail (pénibilités physiques) » (p. 137).

On devine aisément les fragilités de ces arrangements et de ces collectifs, sans que celles-ci soient toutefois analysées en tant que telles dans l’ouvrage. Et l’ouvrage fait bien ressortir les effets discriminants de tels arrangements pour celles et ceux qui ne trouvent pas de place dans ces collectifs très homogènes. Par ailleurs, les autrices montrent à différentes reprises que les hommes s’en sortent systématiquement mieux que les femmes, quel que soit le secteur d’activité, les stratégies économiques et les choix organisationnels. Si l’ouvrage étaie abondamment les effets d’invisibilisation des troubles de santé dans les TPE, il souligne aussi que les petites entreprises se distinguent des grandes entreprises par une manière radicalement singulière d’aborder les enjeux de travail et de santé, qui ne se réduit ni à une logique de lacune (ce qui leur manque pour fonctionner comme des grandes), ni à une logique de gradation (elles disposeraient de moins de ressources).

L’analyse porte donc moins sur les effets du travail sur la santé, que sur les raisons d’un présentéisme au travail, d’une acceptation silencieuse des pénibilités physiques du travail et d’une non-déclaration des troubles de santé. L’ouvrage permet ainsi de comprendre l’acceptation de la situation, l’invisibilité des troubles de santé et l’absence de critique de la condition salariée et de l’organisation du travail dans les TPE. Il peine toutefois à expliquer comment les salarié·es des TPE se maintiennent dans ces métiers difficiles, malgré ce qu’annonce le troisième chapitre. Il manque sans doute une perspective diachronique qui permettrait de restituer les trajectoires socioprofessionnelles dans les TPE, tant pour les salarié·es que pour les patron·nes. Cette absence de perspective diachronique se fait d’autant plus ressentir que, dans le chapitre 3, les enquêté·es cité·es ont quasiment tous et toutes moins de 30 ans, et la plus âgée a 35 ans. Autre effet de construction de l’enquête, l’analyse se focalise sur celles et ceux qui se maintiennent dans ces TPE. En n’incluant pas de récit ou d’expérience d’exit, l’ouvrage restitue bien les raisons de l’acceptation de ces situations de travail, mais peine à éclairer les logiques du mécontentement et de l’insatisfaction au travail dans les TPE. Bien moins que des lacunes, ces remarques pointent les compléments et prolongements que la lecture de cet ouvrage passionnant invite à explorer.