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Introduction

En France, la loi Kouchner du 4 mars 2002 a permis de repenser les droits du patient à l’égard des décisions concernant sa santé. Plus largement, elle a consacré la notion de « démocratie en santé »[1] qui s’adresse à tous les acteurs du système de santé, y compris les usagers, afin de mettre en œuvre la politique de santé dans un esprit de partenariat. En promettant un nouveau type de relations plus égalitaire entre professionnel·le·s de la santé et patient·e·s, fondé sur des rapports plus horizontaux, la démocratie en santé a amorcé la reconnaissance de « savoirs expérientiels » (Simon, Arborio, Halloy, Hejoaka, 2020). Ces savoirs détenus par les patient·e·s (et leurs proches aidants), compte tenu de leur expérience de la maladie, peuvent exister au même titre que des savoirs professionnels des soignant·e·s sans supposer un rapport hiérarchique. En d’autres termes, la démocratie en santé consiste aussi en l’intrication de ces deux répertoires de connaissances pour infléchir les politiques et agir sur la santé des personnes. Si les débuts ont été lents (Compagnon, Ghadi, 2014), vont apparaître dans les années 2010 les premières formes de professionnalisation de patient·e·s appelés pairs-aidants dans le champ de la santé mentale, secteur le plus avancé dans le domaine de la démocratie en santé. Pour la première fois en France, des patient·e·s « stabilisés » intègrent des équipes professionnelles pour accompagner les patient·e·s tout au long de leur trajectoire de soins. Une recherche menée par Demailly en 2014 montre cependant les limites de l’expérience en matière d’acceptation par les professionnel·le·s du soin et de constitution comme groupe professionnel pour les patient·e·s recrutés. À partir de ce constat, nous avons choisi de travailler[2] sur l’arrivée inédite de patientes-partenaires[3] dans des équipes de cancérologie, secteur historiquement caractérisé par une forte présence associative (Pinell, 2005). Dès lors, la définition du mandat des patientes-partenaires, entendu comme la spécialisation et la reconnaissance de l’intérêt général de leur mission d’accompagnement des patient·e·s (Vézinat, 2016), est appelé à se structurer dans un espace marqué par une division technique et morale du travail qui renvoie à la délégation des tâches relatives au « sale boulot » entre les professionnel·le·s du soin (Arborio, 2009). La question de la représentation des intérêts des patient·e·s était jusqu’ici strictement prise en charge par le milieu associatif. L’intégration progressive des patientes-partenaires dans l’organigramme des structures de soin est alors l’occasion d’interroger à nouveaux frais ces mécanismes de délégation et d’attribution. Plus spécifiquement, nous nous intéressons ici au travail émotionnel, (défini par Hochschild comme l’effort produit pour transformer une émotion ou ajuster un sentiment à des règles sociales implicites (2003, 31)) en tant qu’objet et moyen de professionnalisation pour les partientes-partenaires. En effet, de précédentes recherches portant sur la collaboration entre professionnel.le.s et bénévoles dans le travail social, ont démontré que la régulation des émotions (le contrôle de leur expression plus précisément) constitue, entre autres facteurs, l’une des principales composantes de la division du travail et de distinction réciproques des statuts de professionnel.le.s et de bénévoles (Arnal, 2015; Charles, 2015).

Le travail sur les affects traverse éminemment l’activité des patientes-partenaires. Les émotions (parfois violentes) liées à la maladie participent souvent du processus de reconversion professionnelle et sont aussi mobilisées au quotidien, dans les interactions avec les patient·e·s. Et pourtant ces mêmes émotions sont généralement craintes et stigmatisées par les professionnel.le.s de santé avec lesquel.le.s les patientes-partenaires collaborent. Ainsi, ce qui a pu être observé des logiques des professionnel.le.s du soin est susceptible d’être reconfiguré par l’arrivée des patientes-partenaires dans les équipes de soin. On attend tacitement des patientes-partenaires que leur travail d’accompagnement des patient·e·s repose sur des émotions (Drulhe, 2000) - puisque c’est le fondement de l’expérience de la maladie - mais que ces émotions aient été travaillées, voire annihilées sur le modèle de ce qui est tout autant exigé des professionnel·le·s du soin (Arborio, 2009). Ce travail réflexif à visée pragmatique sur les affects se présente comme une « épreuve de professionnalisation », soit une opportunité de « faire la preuve de ses capacités à faire face » (Ravon 2009, 62 cité par Ravon et Vidal-Naquet 2016) ainsi qu’une marque d’acculturation des patientes-partenaires aux attentes organisationnelles et professionnelles. En effet, les professionnel·le·s du soin ont eux-mêmes appris soit à neutraliser leurs émotions, soit à les utiliser à « bon escient » (Bonnet, 2015). Cette compétence devient ici une des composantes du partenariat. Elle est un des gages de l’intégration des patientes-partenaires dans les équipes de santé et l’un des facteurs de la reconnaissance de leur expertise. Sans ce travail de régulation des émotions, les patientes-partenaires sont souvent considérées, et se considèrent parfois elles-mêmes, comme étant encore vulnérables, en ce sens qu’elles pourraient être submergées par les émotions des autres et par les leurs. Les patientes-partenaires adoptent les pratiques de régulation et de distanciation des émotions des professions de santé. Cette absence de remise en question, pourtant problématisée à de nombreuses reprises dans les recherches académiques (Loriol, 2013), peut s’expliquer par une proximité sociale des patientes recrutées et des professionnel·le·s du soin, un entre-soi souvent parachevé lorsque le recrutement de la patiente s’opère par la cooptation d’une ancienne malade. En outre, l’activité d’accompagnement des patient·e·s par les patientes-partenaires repose sur un travail émotionnel au cœur duquel les émotions sont régulées – c’est-à-dire soumises à un effort selon des mécanismes que nous documentons dans la démonstration. Dans cet article nous tentons de comprendre dans quelle mesure ces émotions sont aussi réinvesties comme un support de valorisation de l’activité des patientes-partenaires.

Dans un premier axe, nous montrons que le travail émotionnel n’est pas seulement un enjeu pour l’acculturation professionnelle des patientes-partenaires. Ce travail est également au principe des mécanismes d’attribution et de délégation des tâches relatives à la prise en charge des patient·e·s. Dans cette distribution, le travail sur les émotions que réalisent les patientes-partenaires consiste en un outil et une finalité pour l’équilibre des interactions entre patientes-partenaires, patient·e·s et professionnel·le·s du soin. Pour le mener à bien, les patientes-partenaires développent des stratégies de régulation soutenues par des dispositifs techniques et des modes de catégorisation des patient·e·s. À ce titre, il est possible d’appréhender le partenariat-patient sous l’angle d’une « professionnalité émergente ». Cette notion invite à s’intéresser aux différentes formes et sources de savoirs, aux formations, ainsi qu’aux trajectoires personnelles, tout en saisissant le sens des transitions vécues par ces acteurs (Jorro, 2011). Cet enjeu est au cœur du deuxième axe de la démonstration qui identifie trois étapes de la reconversion des patientes en patientes-partenaires et souligne la centralité du travail émotionnel dans ce processus. Peu interrogé, il semble pourtant essentiel pour celles qui entrent dans l’activité qui le présentent comme un des gages de légitimité auprès de l’équipe de soins et de la professionnalisation. En définitive, le statut des patientes-partenaires se structure à l’articulation de dynamiques paradoxales qui mobilisent tour à tour la proximité avec les patient·e·s, l’expérience commune de la maladie et la distanciation dans le rapport à cette expérience.

Méthodes et terrains de l’enquête

En Nouvelle-Aquitaine, l’Agence Régionale de Santé a lancé en 2021 un appel à projets expérimental auprès de structures de soins en oncologie qui a permis de soutenir le recrutement des patientes-partenaires dans sept établissements de soin pour trois ans. Cette initiative constitue un de nos objets de recherche et terrain d’enquête[4]. Elle nous a permis de conduire dix journées d’observations in extenso (de 8 heures chacune) de l’activité des patientes-partenaires au sein de deux de ces sept établissements dont nous analysons les pratiques dans le premier axe[5]. Nous avons pu assister aux premières rencontres entre les patientes-partenaires et les patientes (exclusivement des femmes, parfois accompagnées de leurs conjoints ou partenaires), ainsi qu’au suivi des patientes dans diverses configurations (en chambre, en salle de chimiothérapie, ou encore par téléphone). En suivant les patientes-partenaires dans leurs déplacements routiniers au sein des structures de soin, nous avons également pu assister à plusieurs types d’interactions impliquant les professionnel·le·s. Ces données sont complétées par 12 entretiens avec des patientes-partenaires qui contribuent à l’accompagnement des patient·e·s dans leur parcours de soins.

Plus largement, nous avons rencontré 22 patientes-partenaires impliquées dans la formation des professionnel.le.s du soin et dans la recherche en oncologie. Nous avons également interrogé 31 acteurs et actrices impliqué·e·s dans l’intégration des patientes-partenaires dans le soin, la formation et la recherche (responsables de formation, infirmières, oncologues, responsables d’associations de patient·e·s, bénévoles, chercheurs en oncologie…). Dans la terminologie de notre analyse, nous avons tenu à rendre visible la distribution genrée des patientes-partenaires qui composent notre corpus d’enquêtés et qui admet une large majorité de femmes (27 et 7 hommes qui se retrouvent plus souvent impliqués dans la formation et la recherche que dans l’accompagnement dans les soins).

Près de la moitié des entretiens ont été conduits par visioconférence, ce qui nous a permis d’élargir le périmètre géographique de la recherche et de collecter des trajectoires de patientes‑partenaires au-delà de la Nouvelle Aquitaine. Tous les entretiens ont été intégralement retranscrits et ont fait l’objet d’un codage analytique à l’aide du CAQDAS Atlas Ti. Les carnets d’observations ont bénéficié du même traitement.

L’accompagnement des patient·e·s dans le soin : en quête d’un ajustement dans les rapports émotionnels

L’organisation hospitalière se caractérise par une division du travail entre différents groupes professionnels calibrée sur le modèle de la profession médicale, sous laquelle s’agence une hiérarchie du personnel paramédical (Freidson, 1984). Cette division est la conséquence d’un processus de délégation des tâches dépréciées par le groupe qui dispose du privilège de s’en attribuer d’autres, par lesquelles il cultive la valeur de son travail. Dans ce contexte, l’intégration des patientes-partenaires affecte-t-elle la délégation des tâches relationnelles entre les professionnel·le·s? Quelles sont les manifestations de ce travail relationnel et adopte-t-il les caractéristiques d’un travail émotionnel? Dans quelle mesure ce travail émotionnel est-il mis au service de l’activité médicale? Dans cette première partie, nous restituons le processus de délégation et d’attribution des missions des patientes-partenaires relatives au travail relationnel. Nous montrons ensuite que ce travail est pétri d’émotions que l’impératif institutionnel entend réguler. Enfin, nous soulignons les aspects techniques de ce travail fournis par les patientes-partenaires et explorons la manière dont il reconduit, voire renforce, les pratiques médicales vis-à-vis des patientes.

Le processus de délégation et d’attribution du travail relationnel

Les tâches déléguées et qualifiées de « sale boulot » pour les uns, sont parallèlement constitutives du noyau central de l’activité des autres (Hughes, 1996). Cette « délégation en cascade » est réactualisée par l’émergence de nouvelles catégories professionnelles qui viennent alimenter l’organigramme paramédical et résorber une nécessité désertée par les autres professionnel·le·s (Arborio, 2009).

L’émergence de l’activité des patientes-partenaires qui accompagnent les patient·e·s dans les soins est de cette nature. Notre démonstration se concentre sur les modalités de mise en œuvre de cet accompagnement. Le processus de délégation de la dimension relationnelle qui colore les soins et s’applique à la distribution de l’information ainsi qu’à la gestion des émotions (des inquiétudes notamment) des patient·e·s a été largement exploré par la recherche (Loriol, 2013). Les professionnel·le·s avec qui les patientes-partenaires collaborent expriment parfois avec regret le fait qu’ils et elles ne peuvent pas ou plus tenir ces rôles auprès de leurs propres patient·e·s du fait d’une montée en charge de l’activité. Leurs confidences à ce propos et leur implication dans la quête d’un correctif contribuent à affirmer le caractère nécessaire de la prise en charge de cette dimension inhérente au soin. Un premier niveau de délégation a pu être observé auprès des infirmières avec la création de postes de coordinatrices de parcours et atteste d’un souci de prise en charge globale (sanitaire, médical et social) des patient·e·s. Les patientes-partenaires proposent une approche toutefois différente qui constitue un type de délégation parallèle. D’une part, leur expérience de la maladie constitue le prisme à partir duquel se décline leur expertise et à partir duquel est façonné le travail relationnel qu’elles mettent en pratique. Ce travail relationnel est également investi par les patient·e·s et les professionnel·le·s qui, par leurs exigences adressées aux patientes-partenaires, contribuent à en redéfinir les impératifs.

L’accompagnement des patient·e·s diagnostiqués avec un cancer et qui initient une trajectoire de soins se décline en un ensemble de tâches prescrites et d’autres moins formalisées. Parmi celles de la première catégorie, les patientes-partenaires s’assurent que les patient·e·s disposent des informations leur permettant une bonne compréhension des mécanismes de la maladie et des protocoles de soins élaborés et proposés par l’équipe médicale. Au cours de cette interaction, elles ajustent le jargon médical, qu’elles-mêmes maîtrisent parfaitement, aux capacités cognitives des patientes. L’objectif est de préserver une forme d’agentivité chez chaque patiente dans les décisions relatives à sa maladie. Le travail relationnel des patientes-partenaires prend alors la forme d’un exercice de vulgarisation scientifique. Ce travail est également celui de la constitution d’un réseau de spécialistes contribuant aux soins de support des patientes.

Enfin, l’activité des patientes-partenaires est constitutive d’un travail relationnel en ce sens qu’elle implique un suivi des patientes tout au long de leur trajectoire de soin. L’accompagnement est soutenu par une plateforme numérique sur laquelle sont consignées un certain nombre d’informations relatives au protocole de soin. À partir de ces données, la plateforme génère un suivi standardisé qui se déploie en une liste de tâches quotidiennes pour les patientes-partenaires. Il s’agit de rendre visite à la patiente en chambre le lendemain d’une chirurgie et de s’assurer qu’elle ait une tenue adéquate pour accompagner la cicatrisation, de lui apporter un magazine le jour de sa seconde chimiothérapie, ou encore de l’appeler régulièrement. Ces tâches ont été définies à partir de l’expérience de la maladie des patientes-partenaires et sont réajustées à chaque suivi. En outre, la plateforme permet l’ajout de commentaires libres sur la situation de chaque patiente. Cette rubrique est systématiquement investie par les patientes-partenaires qui y restituent une synthèse des interactions entretenues. Ces lignes comportent généralement très peu d’informations médicales, puisque celles-ci sont plus souvent renseignées dans les rubriques dédiées. Elles illustrent davantage les sentiments exprimés par les patientes ainsi que les anecdotes qui fondent la personnalisation de l’accompagnement (prénom et âge des enfants, profession du compagnon, destination de vacances, etc.). Le dispositif numérique fabrique une continuité dans la relation entre la patiente-partenaire et la patiente. La première relit le dossier de la seconde avant chaque rendez-vous. Elle anticipe ainsi la teneur émotionnelle de l’interaction, entretient les conditions d’une certaine familiarité de nature à encourager la confidence en diminuant le décalage entre le caractère répété de la conduite de ces rendez-vous et l’expérience subjective et inédite des patientes. L’efficacité du dispositif se mesure d’ailleurs dans les situations au cours desquelles il est inexploitable. C’est le cas lorsque les patientes adoptent le registre de la proximité et, convaincues de sa réciprocité, ne se présentent que par leur prénom aux patientes-partenaires. Pour dissimuler les ressorts du désajustement et ne pas briser la dynamique de la relation, ces dernières adoptent une posture de détective par des questions détournées relatives à la profession ou au lieu de vie de la patiente, adressées dans l’objectif de retrouver la trace de son dossier numérique.

Le travail relationnel des patientes-partenaires se définit également comme une activité en coulisses (Goffman, 1973, 122). Les patientes adressent leurs angoisses, leurs questionnements qu’elles qualifient volontiers de naïfs, mais également leurs doutes et leurs insatisfactions, voire exercent leurs arguments d’opposition auprès des patientes-partenaires avant de les soumettre à leur oncologue ou leur chirurgien. Cette répétition générale, pour filer la métaphore de la représentation, permet aux patientes de continuer d’entretenir une image de « patiente idéale » aux yeux des professionnel·le·s. Le formatage de ces émotions participe d’un script organisationnel éprouvé et légitimé par l’expérience des patientes-partenaires. En effet, la relation que les patientes-partenaires ont entretenue (et entretiennent encore) avec leur oncologue est généralement qualifiée très positivement par ces dernières. Elle est d’ailleurs une des variables qui composent les trajectoires de reconversion professionnelle des patientes-partenaires.

Ce formatage institutionnel est en outre également consciemment alimenté par l’équipe médicale ainsi que par les secrétariats du personnel soignant qui délèguent aux patientes-partenaires la gestion des craintes des patient·e·s. Cette inquiétude est chronophage en ce qu’elle entraine des sollicitations spontanées en dehors des rendez-vous de soins programmés. Les oncologues orientent également les personnes qui expriment un refus des soins, avec la demande implicite formulée à l’égard des patientes-partenaires de les convaincre d’y adhérer en incarnant une projection de guérison. En cela, le travail relationnel des patientes-partenaires contribue au « confort de travail » des professionnel·le·s (Bonnet, 2015, 8) et se niche dans la division du travail médical en faisant « fonction d’interface » de manière à contribuer au bon fonctionnement de l’institution (Charles, 2015). Ce travail relationnel, dont les contours sont maintenant esquissés, est pétri d’émotions. Elles sont à la fois le vecteur des interactions, et leur régulation est une des finalités de l’activité des patientes-partenaires.

Le rééquilibrage des émotions ressenties et exprimées

L’expression émotionnelle adopte généralement un ensemble de conventions implicites et culturelles qui permettent sa reconnaissance et facilite son interprétation. Le travail relationnel des patientes-partenaires repose en partie sur l’interprétation de ces émotions, à partir de laquelle elles réalisent un travail émotionnel sur les sentiments des patientes ainsi que sur les leurs. L’intérêt d’agir sur les émotions se comprend par la finalité du travail émotionnel défini par les patientes-partenaires et par les professionnel·le·s, de rechercher un équilibre dans la relation entre patient·e·s et professionnel·le·s. L’objectivation des mécanismes d’identification des émotions et des modes de régulation développés par les patientes-partenaires a été rendu possible par l’observation répétée de leurs pratiques et le recueil des impressions immédiates à l’issue des interactions. Cet appareillage méthodologique pour l’observation du travail émotionnel en train de se faire permet de « comprendre comment [les patientes-partenaires] mobilis[ent] [leurs] émotions pour rationaliser [leur] travail » (Bonnet, 2018, 134).

Inquiétudes ou désespoir sont les sentiments repérables dans l’attitude corporelle (des tremblements, des larmes, des postures recroquevillées) et dans la verbalisation exprimée par des patientes touchées par un cancer du sein. Ces sentiments semblent ajustés à ce qui est attendu dans une situation impliquant de faire face à un événement bouleversant tel que l’annonce d’un cancer. Certaines patientes emploient d’autres registres émotionnels moins prévisibles, tels que l’humour, la sérénité ou la combativité. Si ces émotions semblent dissonantes au regard de la situation, ce n’est qu’une fois l’interaction terminée, la porte du bureau fermée ou le téléphone raccroché, que les patientes-partenaires émettent l’hypothèse de leur caractère artificiel. Elles soulignent la vigilance qu’elles appliqueront dans l’accompagnement des patientes concernées. Au cours de ces débriefings informels avec l’observatrice, se révèlent simultanément le « travail émotionnel » qui aurait été opéré par les patientes et en miroir celui que les patientes-partenaires mettent à exécution pour adapter leurs discours. Il consiste au repérage des émotions authentiques et simulées. En ce sens, les patientes-partenaires jouent un rôle d’entrepreneur de morale (Becker, 1985[1963]).

Le travail de rééquilibrage consiste en l’action de rejoindre un degré idoine d’optimisme à l’égard de la maladie. Pour ce faire, les patientes-partenaires tempèrent doucement les démonstrations « énergiques » dont elles pressentent qu’il s’agit d’un mécanisme de défense; et remobilisent par l’encouragement l’expression des colères et des lassitudes. Les patientes-partenaires emploient plusieurs techniques de régulation à partir de leur expérience pour tenir à distance ces deux extrêmes. La mobilisation d’un savoir expérientiel produit deux types d’effets : une dé-subjectivisation des émotions ressenties, qui réintègrent alors le processus normal de l’expérience d’une part, et l’instauration d’une connivence d’autre part. Elles saisissent les occasions de souligner la similitude du protocole des soins avec celui qui a été le leur. Elles montrent la petite cicatrice laissée par le retrait de la chambre implantable près de leur clavicule à celles qui craignent souffrir encore. Elles empruntent également le registre de l’humour ce qui a pour vertu de dédramatiser la longue liste des effets secondaires relatifs au traitement par chimiothérapie :

Patiente-partenaire à une patiente : « Vous n’aurez pas besoin de vous épiler cet été et les moustiques ne vous approcheront pas, c’est l’aspect positif du traitement! » (Journal d’observation, mars 2022).

L’expérience transmise est constituée d’éléments subjectifs vécus mais aussi d’expériences généralisables, observées dans la répétition des patientes accompagnées. L’action de régulation des émotions dépasse le seul rapport à l’affect. En adaptant les émotions à ce qu’il est socialement convenable de ressentir, ce travail émotionnel conforte la légitimité de l’expression et de l’expérience de la maladie telle qu’elle est vécue par les classes sociales dominantes, qui sont aussi celles dont les références normatives sont les plus proches des professionnel·le·s (Hochschild 2003). Toutefois, on peut aussi formuler l’hypothèse selon laquelle le travail émotionnel contribuant à esquisser un standard, il participerait, dans une certaine mesure, à gommer les inégalités testimoniales (Kidd et Carel, 2016). Cette dimension sensible de l’activité requiert des qualités personnelles qui ne s’acquièrent pas dans la formation des patientes-partenaires. En ce sens, ce travail émotionnel peut aussi être lu comme un « art » (Dubar, 1996).

En définitive, le travail émotionnel mobilisant plusieurs registres selon des configurations sensibles et délicates à anticiper, il exige une certaine souplesse de la part des patientes-partenaires. Sa technicité est également une source de valorisation.

La technicité du travail émotionnel : de la gestion du risque à la valorisation de l’activité

Les demandes des patientes adressées aux patientes-partenaires conduisent ces dernières à jongler avec trois registres discursifs, parfois au cours d’une même interaction : celui de la sollicitude (1), celui de la connaissance médicale (2), et celui de l’engagement (3) :

1 : Patiente à patiente-partenaire : « Vous avez perdu tous vos cheveux? »

2 : Patiente à patiente-partenaire : « C’est bien toutes les trois semaines la chimio? »

3 : Patiente à patiente-partenaire : « C’est bien ce que vous faites, c’est important. »

Extraits du journal d’observation février/mars 2022.

L’ajustement aux différentes situations, personnalités et émotions des patientes est exigeant du point de vue émotionnel et contribue à la fatigue morale des patientes-partenaires. Pour se préserver, les patientes-partenaires sont parfois encouragées par l’équipe médicale à suivre une régulation psychologique afin de prévenir les risques psychosociaux relatifs à l’expérience de la maladie ainsi qu’au fait de la revivre dans l’accompagnement. Elles croisent différentes stratégies pour doser leur engagement dans l’activité. En effet, les pratiques repérées par les observations conduites au sein de la structure employant les patientes-partenaires reposent sur une triple logique de hiérarchisation des tâches, de division du travail et de sélection des patientes.

Dans la gestion quotidienne de l’activité, les patientes-partenaires remobilisent des compétences relatives à leurs précédentes professions, comme par exemple le fait de calibrer les rendez-vous ou d’organiser les plannings. Toutes déploient des stratégies de finalisation des entretiens comme chaque professionnel, comme par exemple le fait de se lever et d’accompagner vers la sortie du bureau, de proposer un nouveau rendez-vous ou d’avoir recours à une formule de conclusion :

Patiente-partenaire à patiente : « En tout cas, si vous avez besoin de nous, on est là. »

Extrait du journal d’observation, avril 2022.

Si le contenu de l’activité est subordonné aux émotions des patientes, les patientes-partenaires exercent néanmoins une influence sur la gestion de la cadence avec laquelle elles enchainent les tâches, en dosant l’investissement qu’elles engagent dans les différences interactions.

Elles reproduisent ainsi une hiérarchisation des activités. Elles s’attribuent notamment l’activité qui consiste à déplier le protocole de chimiothérapie, duquel découle une série de rendez-vous pour accompagner la patiente durant les cures. Cette tâche, plus longue que les autres, donne sens à l’accompagnement car c’est celle qui amène les patientes-partenaires à partager leur expérience de la maladie. L’attribution de cette tâche est justifiée par leur expérience, consacrée comme compétence spécifique et qui contribue à la valeur sociale de l’activité. Les connaissances qu’elles mobilisent sur la maladie au cours de ces interactions sont techniques et d’autant plus valorisées qu’elles constituent un espace qu’elles partagent avec l’équipe médicale (Arborio, 2009). Ces interactions constituent pour elles du « vrai travail », car elles engagent les patientes-partenaires dans un rapport tout personnel à l’activité (Bidet, 2011). A contrario, les patientes-partenaires délèguent à une coordinatrice de parcours l’aspect logistique et administratif de l’organisation de l’activité. Celle-ci s’occupe du réassort des échantillons, des brassières et des classeurs de soin distribués à chaque patiente, de l’animation du réseau de partenaires, de la communication autour de l’association et de sa trésorerie. Elle entretient des contacts réguliers avec des professionnel·le·s paramédicaux et les laboratoires pharmaceutiques. Cette dimension de l’activité, qui comporte une charge émotionnelle relative par comparaison avec celle qui consiste à accompagner les patientes, est reconnue comme essentielle par les patientes-partenaires tout en étant évitée de ces dernières. Les patientes-partenaires reconduisent ainsi les principes de délégation en cascade des tâches observé au sein du corps des professionnel·le·s du soin. La valorisation de la dimension relationnelle et émotionnelle de leur activité s’accompagne par contraste du rejet de sa dimension administrative et logistique.

Enfin, la régulation de l’activité prend également la forme d’un filtrage des patientes. En effet, la structure accompagne les patientes malades d’un cancer du sein hormono-dépendant qui sont les cancers les plus courants aux pronostics généralement optimistes, bien que le protocole de soins puisse être invasif et impliquer une ablation totale du sein, des séances de chimiothérapie et de radiothérapie. Les oncologues n’orientent pas vers les patientes-partenaires les patientes qu’ils soignent pour un cancer du sein métastatique triple négatif, ni les patientes en récidive dont les pronostics sont mesurés. Deux enjeux justifient cette sélection des patientes. D’une part, la prise en charge de ces patientes se ferait sur un temps long, il s’agirait de les accompagner dans l’évolution de la maladie et les ressources humaines actuelles de l’association ne le permettent pas sans générer un encombrement de l’activité. D’autre part, si les patientes-partenaires sont une surface de projection positive pour les patientes qu’elles accompagnent, l’accompagnement de patientes ayant rechuté ou condamnées par la maladie est susceptible de constituer un risque pour leur propre équilibre psychique.

En définitive, la technicité de l’activité agit pour une part comme un garde-fou à l’investissement émotionnel fourni par les patientes-partenaires. La régulation de l’activité par des conventions et des dispositifs techniques est une ressource pour la gestion des risques psychosociaux auxquels elles sont confrontées. Il leur importe d’autant plus de rassurer leur entourage et les professionnel·le·s de la clinique que le contrôle de soi est généralement interprété comme « un signe de professionnalisme » dans les professions de santé (Loriol et Caroly, 2008). Leur stratégie de gestion du travail émotionnel est en certains points similaire à celle observée dans l’organisation du travail des professionnel·le·s : elle est constituée de l’appropriation de dispositifs techniques et de catégorisation des patientes (Drulhe, 2008).

Les patientes-partenaires réalisent un travail émotionnel dans le processus de conversion de leur expérience du cancer en compétences pour l’accompagnement des patientes. Ces compétences sont de nature relationnelle. Elles mêlent des qualités personnelles et capitalisées au long de leur trajectoire biographique et professionnelle; ainsi que des qualifications techniques définies comme les connaissances acquises durant la trajectoire de soin, formalisées et certifiées par la formation. L’articulation des qualités et des qualifications s’illustre dans les pratiques, les interactions et les représentations des patientes-partenaires et des professionnel·le·s impliqué·e·s dans leur intégration au sein des structures de soin.

Professionnaliser l’expérience du cancer

Pour saisir l’émergence d’un métier, il est important de regarder qui souhaite y entrer, d’autant plus quand celui-ci repose sur un fort travail émotionnel. En identifiant les étapes des trajectoires individuelles qui ont mené de l’expérience de la maladie à une reconversion professionnelle, nous montrerons comment les émotions sont travaillées et ajustées par les apprentissages et les institutions de soin. Précisons que nous parlons d’un petit nombre de patientes qui ont fait le choix de cette activité, que beaucoup d’entre elles ne sont pas rémunérées pour cette activité et n’envisagent pas d’en faire leur « métier ». Les disparités sont donc très fortes en France en oncologie entre l’ex-patiente qui apporte bénévolement son témoignage une fois par an auprès de futur·e·s soignant·e·s, qui peut être indemnisée avec des chèques-cadeaux et celle qui s’est formée, qui a obtenu un diplôme et qui a intégré une institution qui la rémunère.

Mettre des dispositions au service de l’activité et répondre aux attentes en matière de travail émotionnel

Le profil social des patientes-partenaires (pour la plupart atteintes de cancer du sein) montre une homogénéité sociale assez forte. Certes les métiers occupés avant la maladie sont assez divers (un petit nombre exerçait tout de même déjà dans le milieu du soin), cependant on relève un effet niveau de diplôme (bac à bac + 5) et un effet genre manifestes. Si le diplôme favorise « un prendre soin » de son corps et un certain niveau de littératie en santé, il se combine à des dispositions dites féminines pour s’occuper d’autrui. Les expressions « prendre soin », se « sentir utile », « s’engager » pour les autres malades sont récurrentes. Les quelques hommes interrogés ont recours à un tout autre registre pour expliquer le choix de cette nouvelle activité : il s’agit pour eux de remercier un médecin ou d’aider la science. Par contraste, l’activité des patientes-partenaires renvoie bien à la définition du care de Molinier (2013), soit « l’ensemble des efforts réalisés pour s’occuper des autres ».

De fait, on attend d’elles les mêmes capacités d’écoute, d’empathie que pour les soignantes. Des travaux comme ceux de Loriol (2013) ont montré comment ce travail fait fortement appel à des dispositions de genre qui permettent de gérer et réprimer les émotions. Ces « habiletés » féminines se confrontent au vécu de la maladie et (nous le verrons plus loin) aux apprentissages liés à la formation et vont permettre d’entrer en relation avec un malade, de l’accompagner par exemple dans son parcours de soin tout en maîtrisant les émotions du patient et les siennes. Elles doivent aussi s’adapter aux attentes et règles de l’institution. Rappelons que pour Hochschild (1983), le « travail émotionnel » se réalise dans une organisation qui prescrit les bonnes manières de l’incarner et qu’il est pris dans un « jeu social qui implique notamment les différents groupes de travailleurs » (Arnal, 2015, 3). Il est alors peu surprenant qu’une des principales résistances à l’arrivée des patientes-partenaires vienne des métiers du soin les plus proches en matière d’expression quotidienne des émotions. Plusieurs patientes-partenaires recrutées racontent qu’elles ont pu faire face à des formes d’hostilité : « on dit que ‘je’ prends la place de la psy », « la cadre infirmière ne comprend pas mon rôle », ce qui nous informe sur la façon dont l’arrivée d’un nouveau métier peut venir « troubler » la division sociale du travail émotionnel, rediscuter les frontières professionnelles et les places.

Le travail d’Arnal (2015) sur les travailleurs sociaux est à cet égard très éclairant sur le nouveau métier[6] étudié ici. En effet, comme dans le cas de l’aide sociale qui fait appel à des professionnel·le·s et des bénévoles, les associations de malades et les malades du cancer interviennent et sont longtemps intervenus en tant que bénévoles dans les structures de soins et dans les formations de soignant·e·s. Dans le cas du cancer plus précisément, l’entrée de patient·e·s dans une activité salariée se heurte au principe de gratuité ou encore à l’idée de don de soi a priori inhérents à l’échange d’expériences sur la maladie, qui reposerait sur un vécu personnel et non sur des compétences professionnalisantes. Les travaux d’Arnal (2015) vont plus loin et montrent comment cette opposition bénévoles/professionnel·le·s (du social) est aussi particulièrement pertinente pour comprendre le travail émotionnel attendu par les institutions. Ainsi elle montre comment le bon travailleur bénévole est celui qui sait jouer l’eumétrie (travail d’ajustement entre les bonnes et les mauvaises émotions) et surtout qui ne remet pas en cause « la division du travail et des rôles ». Des membres d’associations et professionnel·le·s de santé interviewés dans le cadre de notre recherche ont insisté sur des obstacles que rencontreraient les patientes-partenaires à pouvoir réaliser le travail émotionnel attendu. Tout d’abord, pour certains, les patientes-partenaires auraient des difficultés à gérer les émotions dans la sphère du travail suite à l’épreuve de la maladie :

Responsable d’une association de patient·e·s : « Nous (association de patient·e·s) sur la notion de patient-partenaire, on est assez dubitatifs et on dit qu’il faut prendre le temps, parce qu’on voit que c’est très très compliqué pour ces personnes, il y a des revers difficiles. (…) Les personnes restent quand même différentes, fragiles et elles ne sont pas prêtes à être confrontées à la dureté du travail. (…) Il y a ceux qui se remettent dans cette dynamique de parcours et puis qui prennent des claques. (…) Je ne sais pas comment l’exprimer je pense que c’est quand même un risque. (…) Nous on a connaissance de certains patient·e·s partenaires qui ont été recrutés dans les structures et on peut déjà vous dire que ça va être très compliqué. Parce que c’est des gens fragiles, qu’on connaît bien et ils sont fragiles ».

Pour d’autres encore, on constate des réticences à pouvoir envisager cette activité de façon totalement autonome, « comme un autre métier », le travail sur les affects n’étant pas totalement maitrisé et pouvant engendrer des effets trop néfastes pour le malade comme pour la patiente-partenaire.

Oncologue recruteuse : « Moi, j’ai exigé qu’elles soient régulées, qu’elles (les patientes-partenaires) aient une régulation psy. (…) »

Intervieweuse : « Donc pour vous, c’est un moyen de contrôle cathartique, il n’y a pas de débordement émotionnel. » 

Oncologue recruteuse : « Ben oui, après moi, j’essaie d’être hyper hyper vigilante. Je vois bien que V. somatise beaucoup. Je pense qu’elle a des patientes qui sont difficiles, voilà ».

L’entrée dans le métier est ici conditionnée par une attente forte de la part des institutions qui recrutent, en termes de maitrise des émotions. Si ce travail doit être accompli tout au long de l’activité, il doit aussi avoir été commencé préalablement à l’entrée dans le nouveau métier, voire dès la phase de l’expérience de la maladie.

De l’expérience de la maladie à l’apprentissage du travail émotionnel

Quand on travaille sur un nouveau métier qui a pour source principale une expérience personnelle de l’adversité, il faut questionner l’entremêlement des parcours de maladie et professionnels, pour comprendre les étapes qui conduisent vers ce choix. Observer le processus de professionnalisation de l’expérience de la maladie est particulièrement intéressant du point de vue du travail émotionnel réalisé. En effet comme nous l’avons déjà montré (Jacques, 2022) le parcours idéal-typique qui mène vers le métier de patiente-partenaire suit trois étapes : l’expérience de la maladie (qui implique un remaniement identitaire), puis c’est l’engagement dans une formation (avec un travail d’acculturation au système de soins et à ses acteurs) et enfin c’est la (re)conversion professionnelle (l’apprentissage se fait par l’interaction, « sur le tas »).

L’expérience de la maladie engendre une rupture biographique (Pierret, 1997; Voegtli, 2004). Dans le cas du cancer, que l’expérience soit aigüe ou désormais plus souvent chronique, le patient doit adapter son quotidien à la maladie. Il va développer différents types de savoirs : savoirs liés à son vécu de la pathologie, savoirs sur la maladie, savoirs liés à son usage du système de soins, savoirs relationnels avec les professionnel·le·s de santé, savoirs sur le travail émotionnel… Ces savoirs dits expérientiels que T. Borkman (1976, 446) définit ainsi « truth learned from personal experience with a phenomenon rather than truth acquired by discursive reasoning, observation, or reflection on information provided by others »[7], doivent permettre un rééquilibrage des pouvoirs dans la relation de soins, lorsqu’ils sont reconnus par les soignant·e·s. L’expérience subjective de la maladie, mais pas seulement, les connaissances objectives[8] acquises sur la vie avec le cancer dans notre cas, peuvent aider le patient à mieux participer aux décisions de santé (le concernant, mais aussi aux niveaux méso et macro du système de soin[9]).

Le récit des patientes-partenaires interviewées est très souvent caractérisé par la « révélation » qui a été apportée par la maladie et qui va leur permettre de convertir cette expérience destructrice en libération (Herzlich, 2005). Pour beaucoup, la confrontation avec la mort (même quand la perspective est statistiquement lointaine), le temps de la maladie, délivrent de contraintes sociales et permettent de commencer un travail sur soi qui peut remettre en question des choix de vie peu interrogeables jusque-là. Un certain nombre d’entre elles ont ainsi pu se libérer d’une activité professionnelle stressante et/ou peu épanouissante (parfois aussi qui n’est plus adaptée aux séquelles de la maladie), d’une situation conjugale insatisfaisante (souvent mise à l’épreuve par le cancer), d’un entourage familial ou amical peu soutenant. Les émotions sont très présentes dans ce premier moment, souvent exacerbées et fluctuantes en fonction de l’itinéraire thérapeutique et de ses aléas, des rechutes, des moments d’espoir jusqu’à la rémission. Un premier travail de régulation est déjà mis en œuvre par le ou la patient·e parce qu’on « ne peut pas se lâcher devant le médecin », devant sa famille, parce qu’il faut faire la démonstration d’un engagement dans la lutte contre la maladie que seules des émotions positives pourraient soutenir, qu’elles soient simulées ou non. Une rhétorique sur les mauvaises émotions (colère, peur, honte…) comme « alimentant » la maladie est même présente chez les patient·e·s comme les professionnel·le·s et les proches. En somme, ce premier temps de la maladie permet de réfléchir au sens de sa vie, à de nouvelles orientations, que le processus de guérison va venir confirmer. C’est là que certain.e.s patient·e·s font le choix de bifurquer et de faire de l’expérience de la maladie un métier.

Patiente-partenaire : « Cette position de patient partenaire on est… on apprend à être… de trouver nos limites, de voir aussi… Enfin, limites où on peut entendre, enfin, que ça fasse pas résonance, d’avoir du recul et que même si on pense qu’on a pris du recul par rapport à la maladie. (…) On a pleuré en cours, je me suis dit : « Oh là là, je ne m’attendais pas à ça. Mais en même temps, cette phase-là, on a eu besoin de passer par là en écoutant les histoires de chacun parce que j’ai dit : « Ben, je pensais pas être venue là pour raconter mon histoire personnelle ». Mais en même temps, cette phase-là de repasser sur notre… vécu et tout ça, fait que… on prend du recul et de… se dire que, effectivement, on pleure et on se dit : « Ah ben, je suis pas venue à la fac pour pleurer », mais c’est pas une fac normale, quoi. Enfin, voilà. Donc je pense que c’est très important que les patient·e·s partenaires soient vraiment formés et diplômés ».

Comme pour tout parcours de reconversion, les patient·e·s s’engagent dans des formations dont l’offre s’est multipliée depuis plus de dix ans[10]. Rappelons qu’en France, « la détention du diplôme est un fondement majeur de la légitimité́ professionnelle. Elle joue le rôle d’une licence d’expertise, attestant de l’apprentissage de savoirs codifiés, conférant un titre, et garantissant l’appropriation d’une déontologie spécifique » (Demazière, 2008, 47). L’examen des contenus de formation et l’observation directe de formations, nous permet de mettre en évidence que le travail sur les émotions est un des axes importants de l’apprentissage délivré. « Ainsi la seule expérience de la maladie et le travail sur soi que le malade a déjà̀ engagé, ne suffiraient pas » (Jacques, 2022). On retrouve ici les règles en vigueur dans le monde du travail, il y a des émotions prescrites et proscrites auquell.e.s il s’agit de s’acculturer en passant impérativement par une transformation de son rapport à la maladie. Cette crainte d’un débordement par les émotions est très présente chez les futurs recruteurs : « Il ne doit pas pleurer », « il faut s’assurer que le patient va savoir raconter son histoire sans heurter le public ».

Les formations s’attachent donc à apprendre à transformer ou à feindre les émotions dans un sens acceptable pour le public concerné. Les patient·e·s formé·e·s interrogent peu cet « apprentissage émotionnel » parce qu’ils considèrent qu’il fait partie du travail à réaliser comme le font les professionnel·le·s de santé[11], parce qu’ils sont convaincus du bien-fondé de ce travail sur soi, la frontière entre le moi profane et le moi professionnel étant trop poreuse, il apporte une forme de réassurance.

Notons tout de même que tous les patient·e·s ne disposent pas des mêmes ressources pour engager ce travail, ce qui peut engendrer des formes de frustration, de découragement chez ceux qui doivent se conformer aux règles des sentiments (Hochschild, 2017).

La (re)conversion professionnelle ou la performance émotionnelle

La troisième étape, est celle de la (re)conversion professionnelle : c’est la démonstration de la performance émotionnelle, c’est-à-dire le respect des règles de l’institution de façon durable. Le travail que réalisent les patientes-partenaires se fait en contact avec un public, une équipe de soins, il répond donc à une exigence émotionnelle forte.

Patiente-partenaire : « L’expérience de ma maladie, je l’ai transformée aussi pour qu’il y ait des points qui puissent servir à la collectivité des patients et je n’arrive pas qu’avec mon sac à dos de patiente. Je m’en fous de mon histoire. Je suis pas là pour flanquer la trouille aux autres. C’est ça la patiente experte. Je suis là pour… être dans un temps de communication autrement… c’est ce qu’on attend de moi ».

Jeantet (2018, 100) rappelle que « les travailleurs sont mis à l’épreuve des émotions qu’ils ont à traiter » et font face à un monde du travail dans lequel classiquement les affects négatifs (colère, tristesse, peur...) sont appréhendés comme contrariant la productivité et les émotions dites positives (rire, humour, plaisir…) sont recommandées comme outils de travail, comme nous l’avons évoqué plus haut. L’exercice du travail de care n’y échappe pas, d’autant plus qu’il est exercé principalement, nous l’avons vu, par des femmes chez qui on attend un savoir-faire en matière de travail émotionnel acquis par la socialisation (Drulhe, 2000). Les patientes-partenaires rencontrées ont donc doublement appris à « gérer » une charge émotionnelle, la formation étant venue raffiner une compétence de genre. Le travail sur et avec les émotions est multiple, il porte sur la gestion des affects des autres et pour soi-même. Et pourtant il reste difficile dans la situation de la patiente-partenaire à qui on demande de mobiliser des savoirs expérientiels qui ont pu être construits sur des émotions, de séparer ce qui relève pour Hochschild (2017) du jeu en surface et du jeu en profondeur. La formation acquise et l’institution recommandent un jeu en surface (celui qui affecte le moins), tout en n’écartant pas complètement le jeu en profondeur, parce que c’est celui qui permettra d’assurer la sincérité de la relation entre la patiente-partenaire et la patiente. Si la patiente-partenaire a acquis des « procédés techniques et de gestes pour incarner le personnage » (Hochschild, 2017), n’oublions pas que son public partage avec elle une même expérience de la maladie et qu’il est donc plus difficile de maintenir une face sans émotion ou de les laisser s’exprimer que dans les coulisses. Et pourtant il faut jouer le jeu du jeu superficiel, institutionnellement approuvé. Les professionnel·le·s à l’origine des recrutements des patientes-partenaires ont pu confier leurs craintes quant aux effets du partage d’expériences et d’émotions entre pairs. Pour certains, il faudrait encadrer, surveiller le jeu en profondeur en proposant une supervision ou en limitant le temps de travail. La récidive du cancer est souvent décrite comme l’événement biographique le plus délétère concernant le travail émotionnel. Elle annulerait toutes les acquisitions en matière de gestion des affects et obligerait à se « mettre en retrait ». Enfin si plusieurs auteurs (Hochschild, 2017; Bonnet et Drais, 2021; Jeantet, 2018) ont montré comment les collectifs de travail offrent des lieux de régulation des émotions (formels ou informels), le fait que nous ayons affaire à une activité encore peu encadrée, nous laisse supposer : 1/ que le poids de la socialisation professionnelle seulement assurée pour le moment par des formations aux contenus hétérogènes, est réduit, 2/ que le groupe professionnel qui pourrait faire corps ne joue pas ou que faiblement par un réseau d’inter-connaissance, 3/ que l’intégration dans une équipe de soins qui pourrait pallier l’absence d’un collectif de travail, n’est pas toujours assurée. L’ensemble de ces éléments montre que nous n’avons pas encore affaire à un métier - au sens de la sociologie des professions - mais que le travail émotionnel est une des composantes de l’entrée dans un processus de professionnalisation (Demazière, Gadéa, 2009; Jeantet, 2018).

Conclusion

Si « l’émotion se trouve au départ de toute expérience » (Dewey, 2018), nous sommes face à de nouveaux acteurs « du soin » qui ont pour cœur d’activité leurs propres émotions face à la maladie vécue. Cette recherche montre que se rejoue pour les patientes-partenaires le même problème de gestion des émotions et des techniques mobilisables que pour les soignants, pour les réguler ou les écarter dès qu’on est en présence d’une activité (proche du/de) soin. Le travail de gestion des émotions et de mise à distance est pour elles d’autant plus essentiel et difficile à réaliser pour s’engager dans cette activité.

Dans la mesure où ce travail émotionnel est commun aux professions de santé et aux patientes-partenaires, faut-il y voir un indice de la structuration d’un nouveau métier du soin? Ou est-ce simplement la marque d’une stratégie d’intégration des patientes-partenaires au sein des institutions de soin? Il est encore difficile de se positionner sur l’émergence d’un nouveau métier. Si on constate un réel processus de professionnalisation (formations, diplômes, premiers référentiels de tâches, premiers recrutements…), si le travail émotionnel décrit dans cet article engagé par le groupe « professionnel » participe de ce processus, il faut cependant nuancer ce constat. Rappelons que celles pour qui il s’agit de leur activité principale et qui sont rémunérées sont encore peu nombreuses (beaucoup travaillent encore bénévolement ou seulement quelques heures par mois) et qu’il y a encore de nombreuses résistances à une reconnaissance comme un nouveau métier (nous avons fait part de quelques-unes précédemment).

Néanmoins il reste particulièrement intéressant de regarder comment cette activité va (ou non) s’institutionnaliser et en quoi elle a la capacité compte tenu des savoirs particuliers (reposant sur l’expérience de la maladie) de réinterpréter, voire de modifier le rapport aux émotions chez les soignants (Drulhe, 2000) et dans les institutions de soins, précisément dans un moment où ces dernières sont tiraillées entre un management libéral et la société du care (Tronto, 2012). Si nous percevons un travail émotionnel à la fois proche et différent de celui des soignants, la pérennisation de ces nouveaux professionnels dans le soin pourrait permettre la diffusion d’un nouveau rapport aux émotions.

Comme le souligne Petit, l’« émotion a (…) un pouvoir de transformation sociale qui s’exerce à l’échelle de l’individu, mais aussi sur le plan collectif » (2021, 191). En ce sens, les patientes-partenaires se présentent comme de vraies promotrices de la démocratie en santé. Elles proposent un nouveau modèle de relation (qui reste à qualifier : s’agit-il de soins?), elles soutiennent l’agentivité des patients, elles prônent de nouvelles formes de partenariat avec les acteurs impliqués dans le soin… On voit d’ailleurs apparaitre ces derniers mois, des formes inédites et innovantes de propositions d’accompagnement pour les malades et les professionnels (coaching, recrutement par des laboratoires pharmaceutiques, conseil en partenariat…). Comme se le demandait déjà Demailly (2014) il y a une dizaine d’années, l’État pourrait-il voir en elles de nouvelles alliées pour lutter contre les corporatismes des métiers du soin? Cela accélèrerait sans nul doute leur professionnalisation.