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Introduction

Les émotions sont souvent considérées comme une source potentielle de souffrance au travail. Cela découle de la lecture psychophysiologique des affects et de la santé. Une des typologies les plus classiques, celle de Paul Ekman (1984), postule que les émotions de base seraient au nombre de six : la tristesse, la colère, le dégoût, la peur, la surprise et la joie. Les autres émotions ne seraient qu’une combinaison de ces émotions. Quatre sur six ont une valence a priori négative (la tristesse, la colère, le dégoût, la peur) et une seule est clairement connotée positivement (la joie).

La psychopathologie a intégré les émotions dans l’étiologie des troubles. La notion de burn-out, par exemple, renvoie à la difficile gestion, par les individus et le collectif, de la charge émotionnelle. La recherche de la « bonne distance » entre trop et trop peu d’engagement affectif devrait préserver la travailleuse ou le travailleur, sans remettre en cause son engagement professionnel. Une implication émotionnelle non maitrisée serait dangereuse, tant pour la personne aidante que pour la personne aidée. Avant la notion « d’intelligence émotionnelle », deux psychiatres, John Nemiah et Peter Sifneos (1970) ont décrit l'alexithymie comme difficulté à reconnaitre, comprendre et maitriser ses propres émotions, mais aussi à composer avec les émotions des autres. Faible perception verbale et non verbale des émotions, connaissance et maitrise de soi insuffisantes seraient alors des facteurs de risque.

Le travail, comme l’a rappelé Marie-Anne Dujarier (2021), est une notion complexe et polysémique, ayant fait l’objet de définitions hétérogènes. Toutefois, ce qui revient le plus souvent pour le caractériser est l’association avec l’idée de peine, d’effort. Il n’est donc pas étonnant que le travail émotionnel ait d’abord été associé à son cout pour ceux qui ont à le réaliser. C’est le cas dans le Rapport Gollac sur les RPS (2011) qui, parmi les cinq grands facteurs de risque, distingue notamment les « exigences émotionnelles ». Celles-ci sont associées notamment aux relations difficiles avec le public, à l’obligation de faire face à des situations de souffrance ou de détresse sociale et à la nécessité de gérer la peur dans des contextes violents. Les auteurs notent juste, en passant, que « les exigences émotionnelles peuvent favoriser dans certains cas la dynamique psychique (Clot, 2010). Mais elles sont aussi causes de souffrances et de risques, selon des processus encore imparfaitement connus. » Plus loin, ils observent : « Bien qu’elle comporte aussi des aspects gratifiants (Baudelot et coll., 2003), la relation directe au public, quel qu’il soit (clients, patients, élèves, etc.), induit des risques. »

L’approche par les « exigences émotionnelles » s’inscrit dans le prolongement des analyses d’Arlie Russell Hochschild (1983) pour qui devoir masquer ses émotions ou en performer à l’encontre de ce que l’on ressent véritablement est couteux pour le psychisme. Ce travail sur la marchandisation des émotions, notamment dans le secteur des services, a été éclairant dans la mesure où il a permis d’intégrer les performances émotionnelles dans la sociologie et même l’économie du travail, de montrer comment la gestion des émotions est aussi une question de rapport de force entre employeurs et salariés. Arlie Russell Hochschild cherchait à explorer l’exploitation des performances émotionnelles par le système capitaliste. La régulation autonome par les personnes au travail n’était donc pas son objet premier.

L’idée de « risque émotionnel » (Bonnet, 2020) pour la santé au travail reflète une réalité incontestable, mais elle n’épuise pas tout ce qui se joue dans les régulations collectives des émotions au travail, ni dans la régulation du travail par les dynamiques émotionnelles. À partir d’un retour réflexif sur plusieurs de mes terrains de recherche passés et de la littérature pluridisciplinaire sur les émotions, cet article vise à mieux comprendre comment le travail collectif sur et avec les émotions participe de la construction de l’identité professionnelle, du sens du travail et partant, de la santé. Il existe déjà une abondante littérature sur le rôle des collectifs dans la régulation et la gestion des émotions au travail, des identités professionnelles et de la santé. L’objectif n’est pas de revenir sur l’ensemble de ces travaux, mais plus modestement d’en développer un aspect particulier : comment la coloration affective des émotions en situation et a postériori par le groupe peut moduler l’impact sur les personnes concernées, leurs routines et répertoires d’action, leur santé?

La construction de la santé et la gestion des émotions peuvent être vues comme des processus continus encastrés dans le social (Dussuet, 2011; Jeantet, 2021). Par la coloration affective des situations, le groupe de travail tente d’agir sur la mémoire sociale, l’identité professionnelle et le sens du travail, ce qui peut être producteur de santé. Yves Clot (2006) rappelle la définition de la santé proposée par Canguilhem :

« Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. » (2002 : 68)

La santé dépend ainsi du « pouvoir d’agir » sur le monde et sur soi-même, collectivement et individuellement, pour faire un travail dont on peut être fier, dans lequel on peut se reconnaitre et assurer des tâches concrètes utiles à tous, afin d’éprouver un peu de reconnaissance sociale. La santé suppose donc, pour Yves Clot, l’initiative active et construite des intéressés. Par un travail sur la coloration affective des situations, le groupe peut ainsi jouer sur la valence des émotions, leur éventuel impact traumatique ou au contraire valorisant dans la définition d’une identité positive, d’un beau travail dans lequel on peut se reconnaitre sans mettre à mal sa santé.

La construction collective de la santé va au-delà du « support social » évoqué dans les recherches sur le bien-être au travail (Pearlin, 1989). Robert Karasek, qui a un temps intégré le « support social » dans son modèle d’analyse de la santé au travail comme équilibre entre contrôle et demande, l’a finalement retiré, car c’est un concept « si multidimensionnel, si complexe, qu’il était difficile de le faire rentrer dans des catégories facilement maniables ». Il ajoute « qu’il y avait de bonnes raisons, tant théoriques que pratiques, de traiter le support social à travers le contrôle et non comme une variable indépendante, un simple modérateur du stress. Cela implique des questions de coordination, d’alternatives multidimensionnelles au modèle productif, afin que plus d’organisation, de coordination, ne se traduise pas par moins de liberté » (Karasek, 2016). Avec un appareillage conceptuel différent de celui d’Yves Clot, Robert Karasek parvient donc à des conclusions similaires. C’est à partir de ces approches que je vais m’intéresser à la coloration collective des situations comme élément parmi d’autres de construction de la santé au travail.

Dans un premier temps, je partirai de la notion de travail émotionnel, telle qu’elle a été proposée par Hochschild; puis je reviendrai rapidement sur les nombreux travaux qui ont abordé les différentes formes de régulation collective des émotions, jusqu’à l’idée de coloration affective des situations, que je vais illustrer à partir d’exemples sur le travail (policier, diplomatique, à l’hôpital et en usine) et sur les relations professionnelles.

1. Le travail émotionnel selon Arlie Russell Hochschild

Les travailleurs ne vendent pas que de la force de travail, mais aussi des performances émotionnelles. Or cette activité n’est pas toujours reconnue ni rétribuée comme un travail, notamment pour les femmes. C’est donc une forme d’exploitation.

1.1. L’action sur les sentiments comme travail

En agissant sur l’expression de leurs propres émotions et sur celles du client (ou du patient, de l’usager...) les « travailleurs émotionnels » (Forseth, et Dahl-Jørgensen, 2003) rendent pourtant le travail plus efficace, le service plus désirable et attractif. En profitant de la valorisation de la qualité du travail sans la reconnaitre complètement, les employeurs exploitent les sentiments des salariés.

Le travail que les salariées doivent faire sur leurs propres émotions peut être superficiel (paraitre ressentir les sentiments requis, faire un sourire de façade), ce qui peut être perçu comme un manque de sincérité dans la relation, ou en profondeur (vivre réellement les affects performés). Pour y parvenir, il faudrait, par exemple, repenser à une situation où l’émotion requise avait été ressentie intensément. Cela peut être couteux pour le psychisme, surtout s’il faut performer une émotion que l’on ne ressent pas spontanément. On peut alors parler d’aliénation au double sens du terme. Cette approche renouvelle à la fois l’approche marxiste de l’exploitation et de l’aliénation et les approches féministes du travail gratuit fait par les femmes, car le travail émotionnel est plus présent dans les métiers féminisés, tandis que les compétences mises en œuvre sont souvent naturalisées comme découlant soi-disant sans efforts des socialisations genrées.

Arlie Russell Hochschild illustre cette idée en comparant deux métiers. Les hôtesses de l’air se doivent d’être souriantes, aimables, sereines et protectrices, afin de mettre à l’aise les passagers et de rendre leur voyage plus agréable. L’accueil de qualité et la satisfaction des besoins émotionnels des passagers deviennent des arguments commerciaux. À l’inverse, les employés chargés du recouvrement de créances, qui font l’objet d’une étude moins poussée, doivent se montrer durs, intimidants et rudes afin de convaincre les mauvais payeurs qu’ils ont intérêt à s’acquitter de leurs dettes. Dans les deux cas, hommes et femmes sont censés ne mobiliser que des qualités habituellement associées à leur genre : empathie, douceur, élégance pour les femmes; autorité, force, neutralité affective pour les hommes. Le travail, la peine et les efforts que cela nécessite sont ainsi minimisés.

Cette analyse s’applique à un grand nombre de professions. Lors d’une recherche sur les diplomates, j’ai pu voir comment les nécessités du service les poussaient souvent à devoir jouer la convivialité et l’amitié avec des personnes dont ils ne partageaient pas forcément les valeurs et qui peuvent même leur être personnellement antipathiques. À l’inverse, ils devaient parfois jouer l’indignation ou la colère pour faire passer un message (Loriol, 2010). Comme l’avait remarqué Arlie Russell Hochschild (1983), dont le père était ambassadeur, « le sourire crispé de l'émissaire bulgare, le regard faussé du consul chinois et la poignée de main prolongée du conseiller économique français, apprenais-je, transmettaient des messages non seulement de personne à personne, mais de Sofia à Washington, de Pékin à Paris et de Paris à Washington. » Ce mélange de professionnel et d’intime, la contradiction entre des valeurs personnelles et les besoins du métier, peuvent générer un trouble émotionnel.

1.2. Illustration et prolongements du travail émotionnel

De nombreux autres auteurs (par exemple, Castra, 2003; Caroly, 2015; Bonnet, 2020; Bernard, 2023, etc.) ont souligné l’importance et la complexité du travail émotionnel. Un exemple simple permet de l’illustrer (Loriol, 2021a). Un patient qui vient d’être opéré ne doit pas boire pendant deux heures. Mais il réclame de l’eau de façon agressive. Les soignantes sont en colère face à son comportement et ont peur, pour elles et le malade (dimension corporelle de l’émotion). Comme ces comportements peuvent être liés à l’état du malade après l’intubation et à son angoisse, les infirmières ne doivent pas l’incriminer. C’est la dimension cognitive de la gestion des émotions. Celle-ci est parfois enseignée aux élèves infirmières ou transmise par des psychologues aidant à la « gestion du stress ». En parallèle, tout un travail d’équipe est mis en place pour présenter un front uni aux demandes du patient : aides-soignantes, infirmières, médecins, dans les interactions avec le patient, tiennent un discours similaire. Cette dimension expressive conforte les soignantes dans leur pratique et vise à convaincre le malade de l’inutilité et même du danger de sa demande. Cela est renforcé par une division informelle du travail : certains soignants, peut-être parce qu’ils sont fatigués à ce moment-là, parce qu’ils ont du mal à faire face à l’agressivité ou à telle ou telle catégorie de malade, auront plus de difficultés à contenir leurs émotions et pourront passer le relais à des collègues moins affectées. Une fois le moment délicat passé, les soignantes nouent de bonnes relations avec ce patient.

Cet exemple et les travaux sur la gestion collective des émotions suggèrent un enrichissement de la notion de travail émotionnel. Alors que les performances émotionnelles décrites par Hochschild (1983) pour les hôtesses de l’air étaient essentiellement individuelles, celles constatées parmi les soignantes montrent que le travail émotionnel est au contraire souvent collectif. Beaucoup de travaux qui ont mobilisé la notion de travail émotionnel l’ont pourtant fait à propos de relations de face à face et non en termes de travail de groupe ou d’équipe, comme l’ont déploré Niven, Totterdell, Holman, et Cameron (2013).

Cette coopération émotionnelle ne se limite pas aux soignants. Lors de mes observations d’équipage de police-secours (Loriol, 2010), j’ai été témoin, par exemple, de techniques de triangulation où les trois policiers de l’équipage entouraient d’une certaine façon un individu potentiellement violent pour imposer leur autorité sans recourir à la force. De même avant une intervention nécessitant un travail relationnel délicat, l’équipage développe une division du travail informelle et spontanée de façon à ce que chaque policier prenne en charge la tâche pour laquelle il semble le plus approprié. Face à une jeune femme « schizophrène » agitée, c’est un jeune agent antillais beau parleur qui la calme et détourne son attention. Mais lorsqu’il s’agit de contrôler un ancien militaire pris de boisson, un policier blanc plus âgé « va au contact ».

L’aliénation n’est pas seulement l’inauthenticité par rapport à soi. Devoir aller à l’encontre des normes du groupe est aussi couteux. Par exemple les policières à qui leurs collègues masculins assignent certaines tâches (réconforts aux victimes, prise en charge des « cas sociaux » ou des enfants) peuvent souffrir de se voir exclues du « vrai travail policier », de ne pas être reconnues. De la même façon, les infirmiers psychiatriques, de moins en moins nombreux, face à des patients plus agités (du fait de la réduction des durées de séjour), doivent plus qu’avant jouer les « gros bras », ce qui est une part peu valorisante et peu valorisée du travail soignant. Ce dont sont privés ces policières et ces infirmiers, c’est de la satisfaction de faire leur travail selon les critères professionnels qui ont de la valeur dans leur métier. Cela peut porter atteinte à leur santé.

Le plaisir au travail résulte pour une part du sentiment de faire partie d’un collectif, d’une communauté partageant la même vision du travail, valorisant les mêmes activités, de la fierté de se voir reconnu par ses pairs, d’avoir une identité professionnelle forte. Si la marchandisation ou l’instrumentalisation des émotions pour mobiliser les salariées et ne pas rémunérer toutes leurs compétences ni tous leurs efforts sont souvent constatées, cela ne doit pas conduire à ne voir dans la joie ou le plaisir au travail que fausse conscience et auto-exploitation. Il peut au contraire s’agir d’une forme collective de valorisation du groupe professionnel face à la hiérarchie, aux clients ou à d’autres groupes professionnels.

2. De la régulation collective des émotions à la coloration affective des situations

L’idée de régulation sociale des émotions permet une vision plus large et ouverte des dynamiques affectives, replacées dans la vie ordinaire au travail et les interactions quotidiennes au sein des équipes de travail.

2.1. Régulation des émotions et régulation du travail

Thomas Bonnet (2020) propose d’intégrer la gestion des émotions dans la théorie de la régulation sociale forgée par Jean-Daniel Reynaud (1988) et la notion de travail d’organisation développée par Gilbert de Terssac (2011). Pour cela, il emprunte à la sociologie du travail l’étude des dynamiques collectives et des cultures d’atelier, à la clinique de l’activité la notion de « pouvoir d’agir » (Clot, 2006), qui rappelle l’importance des marges de manœuvre dans la construction de la santé, et à l’étude du partage social des émotions (Rimé, 2009) comme moyen de leur donner du sens.

Pour réguler les situations à risque, les collectifs de travail mettent en œuvre différentes stratégies : socialisation professionnelle des nouveaux entrants à qui sont transmises les règles de métier et les valeurs du groupe; division informelle du travail grâce à une connaissance des aptitudes relationnelles de chacun, afin de prendre le relais d’un collègue en difficulté ou de développer des compétences émotionnelles spécifiques à chaque situation ou catégories d’usagers; mise en débat et expression des expériences émotionnelles perçues comme perturbatrices ou contraires aux règles de métier; partage des connaissances sur les usagers et les ficelles du métier; réassurance quant à d’éventuels manquements à ces règles tout en réaffirmant leur légitimité afin de ne pas se sentir isolé face aux difficultés, etc.

Il est difficile de trouver le juste milieu entre un engagement personnel excessif et une implication insuffisante. Chaque collectif de travail doit pouvoir poser des limites adaptées à la situation et aux valeurs locales. En échangeant des anecdotes qui illustrent les dilemmes du métier, en rapportant des expériences lors desquelles différents savoir-faire ont été mis à l’épreuve ou en rappelant des histoires de belles réalisations individuelles ou collectives qui peuvent servir d’idéal à suivre, le collectif de travail produit, retravaille et diffuse des règles de métier, favorise une meilleure régulation des émotions, recharge les énergies. Enfin, en catégorisant les usagers et en typifiant les situations, les collectifs de travail permettent d’installer des routines à la fois rassurantes et sources d’une coopération plus spontanée et efficace entre les membres de l’équipe. Les émotions et leur régulation peuvent alors être des ressources pour la construction des collectifs de travail, du plaisir et de la santé. Elles sont partie intégrante de la vie sociale au travail, du maintien ou du renouvèlement des cultures professionnelles, des règles de métier et de leur mise en débat.

Antonio Damasio dans l’Erreur de Descartes démontre le rôle des émotions dans la capacité à prendre des décisions. Il décrit le cas d’un patient blessé au cortex préfrontal, devenu incapable de faire des choix, de respecter les conventions sociales. Avec Le sentiment même de soi, il rappelle que le cerveau établit des comptes rendus, raconte des histoires pour replacer les expériences dans un contexte personnel et subjectif; social et intersubjectif ajouteraient les sociologues. Pour Damasio (2021), « l’expérience des sentiments est un précurseur historique de l’intelligence », tandis qu’Arlie Russell Hochschild (1983) rappelle que les affects sont des précurseurs de l’action. Les émotions sont un support de communication, un régulateur des risques, un guide pour la pratique. La peur peut conduire à éviter un danger, la honte à réfréner les entorses aux conventions sociales, la colère à faire changer une situation à risque (Averill, 1982), le dégoût à signifier un refus, etc. Elles font donc partie de la régulation collective de la vie au travail et participent à la construction du métier par le groupe.

2.2. La coloration affective des situations

Chaque métier définit plus ou moins un style affectif, des manières de contrôler et d’exprimer les émotions. Aller contre est difficile et couteux si l’on est isolé. D’autant que les collectifs peuvent exclure ou stigmatiser celles et ceux qui seraient porteurs de visions alternatives de la situation ou révèleraient un danger (Dejours, 1980; Leymann, 1996). Par contre, s’y couler c’est se sentir renforcé par les autres, ce qui peut être source de reconnaissance, de valorisation de soi, donc de santé. Ainsi, à travers la régulation des émotions, le groupe réaffirme au quotidien les valeurs et principes qui fondent à ses yeux le travail, exclue les représentations concurrentes et minimise les risques.

Dans sa revue de la littérature sociologique sur les émotions, Julien Bernard (2023) rappelle comment, d’après Randall Collins, quand les émotions exprimées par un membre du groupe trouvent un écho positif et du soutien, un « accordage » des affects peut avoir lieu. Les « chaînes d’interactions » suscitées par l’expression d’une émotion peuvent augmenter la puissance d’agir de l’individu et du groupe et renforcer la conviction dans la justesse ou la rationalité de l’émotion. Le partage d’émotions à valence négative peut même produire des affects vécus comme positifs. Les émotions partagées peuvent générer du lien social et produire de l’énergie collective. C’est déjà ce qu’avait noté Emile Durkheim (1912) à propos des rituels et rassemblements collectifs, mais aussi du respect des normes sociales au quotidien, qui peuvent produire un sentiment de « force sociale ».

Cela ne se traduit pas seulement par la prohibition des émotions jugées inappropriées et la promotion de celles qui vont dans le sens des actions recherchées. Le rôle que jouent les émotions partagées dans la mémorisation et les apprentissages sociaux (Boissieras et Jomand-Baudry, 2019) explique pourquoi le groupe s’engage parfois dans des pratiques de coloration émotionnelle des situations afin d’inverser la valence des affects vécus. Charles Darwin, dès 1872, estimait qu’une émotion pouvait être rendue plus intense ou au contraire être adoucie par la forme de son expression et de son évaluation. Les travaux des neurologues sur la mémoire montrent que les émotions sont liées aux processus d’apprentissages en accentuant la mémorisation des expériences vécues, en modulant leur impact euphorisant ou au contraire traumatique. En effet, les souvenirs douloureux ou heureux sont stockés dans la mémoire et peuvent orienter les perceptions et choix futurs.

Par exemple, une monitrice d’équitation fait remonter immédiatement en selle celui qui chute. Ne pas le faire pourrait l’amener à développer une peur du cheval qui rendrait impossible la poursuite de l’apprentissage. Minimiser la chute en rétablissant au plus vite la situation renforce la confiance en soi. De même, la mère qui console son enfant qui vient de tomber en lui disant que ce n’est pas grave, qu’il est courageux, qu’elle est fière de lui, abrège un moment douloureux et tente de le transformer en épreuve valorisante (Cohen-Salmon et Galland, 2004). À l’instar de la monitrice d’équitation ou de la maman, les groupes peuvent aussi recolorer les émotions et orienter la mémoire affective. Le passage des affects aux émotions est socialisé, régulé et mis en récit par le collectif. Il contribue alors à renforcer les valeurs collectives et l’identité du groupe.

Un premier exemple illustre cette idée. Quand je menais des observations auprès de brigades de police-secours, j’ai pu vivre deux accidents de la circulation. Le premier fait suite à un appel pour « collègue en difficulté » dans une ville voisine. La brigade qui était de matinée envoie rapidement un équipage de trois policiers que j’accompagne. En arrivant près du lieu désigné de l’agression, le conducteur prend trop vite un rond-point en partie inondé par de fortes pluies et nous faisons un aquaplaning qui conduit le véhicule à heurter le trottoir. Malgré le choc, nous repartons immédiatement et les trois policiers descendent du véhicule à l’endroit signalé. Mais après plusieurs minutes pendant lesquelles de nombreux policiers arrivés sur place cherchaient leur collègue en difficulté, les forces de l’ordre découvrent que la personne qui a répercuté l’appel a fait une confusion sur le lieu. Quoique blessé, le policier qui se rendait à son travail, a réussi à interpeler seul son agresseur qu’il avait pris en flagrant-délit de braquage. Quand les trois policiers retournent dépités au véhicule, ils reviennent sur l’accident avant l’intervention. Pour la première fois, la peur est exposée ouvertement dans leur expression corporelle comme dans leurs paroles :

« - On nous demande de faire du contrôle routier, mais là, c’est nous qui aurions pu y passer!

- Il y a plus de policiers morts dans un accident de la route que tués par des voyous.

- En plus, les collègues ne se sont même pas aperçus que nous sommes venus si vite, ils ne nous ont pas remerciés. »

A postériori, la prise de risque pour être rapidement sur place apparait dénuée de sens et n’a apporté aucune reconnaissance. C’est l’absurdité de la situation qui permet l’expression de la peur et le rappel des dangers liés aux accidents de la route. L’équipage a ainsi coloré après coup de façon dramatique l’incident et en fait une occasion de rappeler les risques, sans remettre en cause leur engagement dans le travail. Christophe Dejours (1980) estime que les stratégies collectives de défense peuvent parfois conduire à nier le risque. Ainsi, pour les ouvriers du bâtiment, seuls les mauvais ouvriers auraient des accidents, croyance qui permet d’oublier la peur. Toutefois, dans l’exemple des policiers, la peur peut être exprimée car elle n’est pas liée à l’exercice normal de leur mission, mais à une erreur de la part d’une personne extérieure à l’équipe.

L’autre accident, vécu dans un commissariat différent, contraste avec le premier. J’ai suivi durant la journée deux jeunes adjoints de sécurité (ADS) qui ont connu différents déboires avec des usagers. Avant leur fin de service, ils sont envoyés au tribunal du département pour y chercher, avec un fourgon, d’autres policiers qui y étaient de permanence. Un embouteillage ralentit la circulation. Excédé, l’ADS enclenche le deux-tons et remonte rapidement la bande d’arrêt d’urgence. Malheureusement, il arrive trop vite sur une sortie et pour éviter les véhicules au pas qui coupent la bande d’arrêt d’urgence, il se rabat et heurte la glissière de sécurité. Ce n’est que de la tôle froissée et nous repartons. Quand ils découvrent l’histoire, les collègues qui étaient au tribunal se moquent du conducteur perçu comme un peu benêt (il a raté deux fois le concours de gardien de la paix). L’un d’eux le félicite ironiquement d’avoir tenté d’envoyer à la réforme ce vieux fourgon. En transformant l’accident en plaisanterie, la coloration est bien différente. La peur est recouverte par la moquerie envers des jeunes collègues qui ne sont pas de vrais policiers. Si l’usage de l’humour peut renforcer les collectifs de travail et les identités professionnelles (Le Lay, 2010), les plaisanteries peuvent aussi parfois se faire aux dépens de personnes en marge des collectifs, à l’instar des femmes dans les métiers masculins « remises à leur place » par des blagues sexistes, comme les chirurgiennes étudiées par Emmanuelle Zolézio, ou les femmes pompiers décrites par Roland Pfefferkorn (2006). Se moquer des plus fragiles, des outsiders, est un moyen de renforcer l’éthos professionnel, l’entre-soi, le sentiment de force. C’est le cas pour ces deux ADS, un garçon moqué pour avoir raté le concours de gardien de la paix et une jeune fille maghrébine, victime de « blagues » racistes et sexistes.

Une autre anecdote, vécue par une collègue, témoigne de cet usage de l’humour pour cantonner et conjurer la peur. Dans un véhicule traversant la ville à vive allure, ma collègue pousse un petit cri de frayeur au passage sur un dos-d’âne. Le lendemain, quand j’arrive au commissariat sans avoir eu connaissance de cet épisode, deux policiers narquois parlent devant moi de « la sociologue qui miaule dans les véhicules », se moquant ainsi, sans doute avec une connotation sexiste, d’une expression jugée inappropriée de la peur. En rejetant la peur sur des non-policiers, en cherchant à contrôler symboliquement les incertitudes, les policiers tentent de rendre les situations plus gérables afin d’augmenter leur sentiment de contrôle.

L’expression ou non de la peur est en effet une question délicate pour les brigades de police secours. Un collègue saisi par la peur est-il digne de confiance? Va-t-il pouvoir me sauver en cas de danger? Ou au contraire ne risque-t-il pas d’avoir une réaction disproportionnée? Dans l’autre sens, un collègue qui prend des risques inconsidérés pose tout autant problème. Par la coloration des situations les policiers peuvent ainsi réaffirmer au fil de l’eau les règles du groupe, transmettre les « savoir-faire de prudence » (Cru, 2014). Une autre séquence d’observation l’illustre :

En soirée, les policiers sont appelés pour des feux dans le local-poubelle d’une cité. Je suis avec le jeune ADS déjà présenté, quand soudain il pense voir une ombre partir en courant vers les caves. Immédiatement il entame une poursuite et je lui emboîte le pas. Nous courons dans des couloirs sombres sans rencontrer personne. À notre retour, le chef de brigade nous engueule, car cela aurait pu être un « guet-apens ». Il cherche à nous faire peur rétrospectivement pour nous convaincre de ne pas recommencer. La coloration affective participe de la construction et la réactivation informelle des règles concernant la bonne façon de réaliser un travail en équipe. Cela contribue à l’élaboration et l’intériorisation de « routines » (Bonnet, 2020) ou de « répertoires d’action » (Loriol, 2010) qui vont faciliter la coordination entre policiers et l’adaptation aux situations imprévues. Là aussi, c’est le contrôle, le pouvoir d’agir et la gestion collective des risques qui s’en trouvent accrus.

Mais cette régulation peut aussi, sans que ce soit l’objet de stratégies conscientes, participer de la valorisation de ce qui est perçu comme le vrai travail, le beau travail. S’il s’agit de faire une « belle affaire », par exemple arrêter un agresseur ou un braqueur, la prise de risque peut être valorisée et l’ambiance d’excitation et d’émulation collective colore cette prise de risque positivement.

J’ai observé des séquences similaires dans une autre enquête menée cette fois auprès de diplomates (Piotet, Loriol et Delfolie, 2013). À la question sur leur meilleur souvenir professionnel, plusieurs ont évoqué leur poste dans un pays en guerre : « L'ambiance est excellente, les gens sont soudés. Là-bas, on partageait presque tout, l'eau et le vin notamment »; « c'était une alchimie rare entre une situation locale particulière et des gens géniaux ». Le partage d’un intérêt commun pour l’histoire en train de se faire et dont ils se sentent acteurs, dimension valorisée dans les cercles diplomatiques, est renforcé par la bonne ambiance, la convergence des énergies, la solidarité ressentie dans la poursuite d’un but commun. Cela colore positivement une situation qui aurait pu autrement être vécue comme pénible.

2.3. Beau travail, bonne ambiance et émotions

Yves Clot (2010) a montré comment le plaisir de réaliser ensemble un « beau travail », de se sentir utile et en résonance avec ses collègues, peut rendre les contraintes moins lourdes et susciter de la fierté, voire de la joie. Cela renvoie à l’idée de « force sociale » discutée par Durkheim. De plus, pouvoir mettre en œuvre son expérience et ses savoir-faire de prudence pour éviter au mieux les gestes ou les situations qui peuvent générer des troubles musculosquelettiques (TMS) ou des risques psychosociaux (RPS) protège de l’usure. A l’inverse, le travail empêché, le manque de moyens ou la mauvaise organisation qui obligent à bâcler, à faire un travail « ni fait ni à faire », peuvent-être source de souffrance et d’atteinte à la santé.

Pour Arlie Russell Hochschild (1983), seuls les métiers relationnels étaient concernés par le travail émotionnel. Pourtant, les métiers manuels, plus pénibles et moins reconnus, sont ceux pour lesquels redonner du sens à l’activité est le plus nécessaire. Ne pas être un simple exécutant, une victime passive des mauvaises conditions de travail, pouvoir mobiliser son intelligence et son savoir-faire pour réaliser malgré tout un « beau travail » est une tentative de recoloration positive d’une situation difficile. L’exemple des préparateurs de commande dans les entrepôts logistiques (Gaborieau, 2018) l’illustre. Pendant longtemps, ils ont eu à cœur de réaliser des « belles palettes ». Différents critères sont en jeu dans la définition d’une belle palette : esthétiques, tout d’abord avec l’ambition de faire une palette impressionnante, bien droite. Pratiques et sociaux, ensuite car le travail du transporteur, qui devra faire entrer la palette dans son camion comme celui du magasinier qui devra mettre les produits en rayon, en sera facilité. La dimension ludique, enfin, peut être présente quand les préparateurs se lancent des défis pour faire preuve de virtuosité. Certains utilisent l’image du jeu de Tetris pour souligner cet aspect. Toutefois, l’apparition d’un nouveau dispositif visant à accroitre la rentabilité, la commande vocale, va réduire considérablement les marges de manœuvre. Le préparateur de commande n’est censé être que le prolongement musculaire du logiciel. Faire un travail dont il peut être fier, où il peut mettre en œuvre son intelligence et sa créativité devient très difficile. Le résultat est une explosion des TMS et des RPS. Le beau travail et les savoir-faire de prudence sont empêchés.

La force sociale intersubjective de la définition du beau travail, quand elle est partagée et valorisée par le collectif, les clients, les chefs, est renforcée par les sentiments et émotions partagés. La fierté de faire un beau travail (ou à l’inverse la honte de compliquer la tâche de ceux, transporteur ou magasinier, qui vont venir après), la joie ou le plaisir du défi ou de la réalisation esthétique, l’honneur que l’on veut préserver face aux collègues ou aux clients, renforcent dans le collectif la valeur du travail bien fait. Se reconnaitre et se valoriser collectivement dans le beau travail réalisé est une façon de colorer positivement les efforts réalisés et participe, quand le pouvoir d’agir est préservé, à la construction de la santé.

L’exemple des bobineuses stators de moteurs électriques dans une usine de l’Est de la France (Loriol, 2021b) illustre les dimensions émotionnelles du beau travail :

« Nous, on aimait bien un beau moteur bien rond… Bien rangé. »

« Il fallait bien regarder tous les schémas parce qu’il fallait tout bien lire pour comprendre. C’était ça qui était intéressant, finalement. Des fois, on avait deux moteurs l’un dans l’autre, il ne fallait pas se tromper de queue, autrement c’était des fausses connexions. Ce n’est pas pour nous lancer des fleurs, mais les anciennes, on faisait rarement des fausses connexions. »

Le plaisir de faire des beaux moteurs et de réaliser sans erreurs des tâches complexes, est une façon de lutter contre une double dévalorisation en tant qu’ouvrière et en tant que femme. La fierté du beau travail est largement une fierté de groupe. La joie de participer à un collectif qui œuvre ensemble à la valorisation de son travail renforce l’identité de métier. Les bobineuses affirment en effet leur professionnalisme alors qu’elles ont longtemps été bloquées au niveau d’ouvrière spécialisée et que le travail ouvrier leur semble de moins en moins reconnu.

Dans les années 2000, des hommes deviennent bobineurs et sont souvent ouvriers professionnels (P2 ou P3). Les bobineuses ont dû lutter collectivement pour accéder au P1, puis au P2, mais ne sont jamais passées au P3. Elles ont pourtant plus d’expérience dans le bobinage et estiment fournir un plus beau travail. La fierté du beau travail s’accompagne donc de colère et de frustration pour sa non-reconnaissance. La frustration est d’autant plus forte que le travail bien fait leur semble de plus en plus souvent empêché et ignoré par l’organisation. D’une part, l’encadrement leur reproche de « faire de la sur-qualité », d’autre part, la transmission du métier n’est plus possible. « Moi, j’ai appris avec une ancienne qui m’a bien expliqué. Aujourd’hui, ce sont des intérimaires qui apprennent aux intérimaires. »

La valorisation du beau travail ne peut donc être réduite à une ruse du capital pour accroitre l’exploitation, mais peut aussi devenir un enjeu important des relations professionnelles. La reconnaissance du travail doit passer par les salaires (accès au statut d’ouvrière professionnelle), les conditions de travail satisfaisantes pour ne pas opposer « beau travail » et préservation de la santé, le partage des décisions pour tenir compte de la connaissance qu’ont les ouvrières et ouvriers de leur poste, des produits fabriqués. Enfin, faire un beau travail, c’est être irréprochable, tant moralement que juridiquement face aux chefs, au patron, donc plus fort dans les négociations.

3. Coloration émotionnelle, mobilisations collectives et relations professionnelles

Si les relations professionnelles sont marquées par les émotions des protagonistes, c’est que le rapport au travail est traversé par un ensemble de sentiments ambivalents : on fait un beau travail par honneur, fierté, empathie. On ressent du plaisir à poursuivre ensemble les mêmes objectifs et valeurs, à se sentir utile aux autres. Renaud Sainsaulieu (1977) a montré combien l’appartenance au groupe ouvrier se fondait sur la solidarité, une valeur forte, s’alimentant aux émotions de solidarité, d’empathie, de rejet des injustices, de reconnaissance par les pairs. On est en colère, frustré quand il et empêché ou non reconnu, quand les efforts semblent dénués de sens. On se met en grève quand il y a sentiment d’injustice. Cette colère ou cette frustration peuvent être à l’origine de mobilisations collectives, comme celles des bobineuses pour passer professionnelles.

Conflits et grèves trouvent leur origine dans des situations difficiles, des décisions jugées inacceptables de la part de l’employeur (refus d’augmentation, sanctions, licenciement). Mais si le mouvement doit exprimer la gravité de la situation, la grève peut aussi être un moyen de restaurer la fierté mise à mal, de redresser la tête, de susciter la joie d’être ensemble et unis à nouveau dans un objectif commun. Entrer dans le conflit, parfois de façon festive, est une façon de recolorer positivement des situations douloureuses, mais aussi l’expression d’un espoir de changer une situation néfaste et délétère. Bref, face à une situation où l’on se sent mal traité, humilié, empêché, la lutte devient un moyen de reconquérir du contrôle, du pouvoir d’agir, donc de modifier la valence d’une situation qui pouvait être à l’origine d’émotions négatives. Si la colère, le ressentiment, la peur, sont parfois pensés comme des « passions tristes », nocives pour la santé et la société (Dubet, 2019), l’action collective est un moyen de les transformer en revendications, de sortir de l’isolement et d’espérer pouvoir agir sur les causes des atteintes à la santé.

3.1. Grèves et émotions

À la tristesse de l’humiliation et de l’aliénation peut succéder la joie de la résistance partagée. C’est l’expérience qu’a vécue la philosophe Simone Weil en 1936 alors qu’elle était partie travailler à l’usine :

« Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange […], joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé à sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croute. Joie d’entendre, au lieu du fracas des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires […]. Joie également et fierté de relever la tête devant les patrons et les chefs. »

Lors de mon enquête sur le travail ouvrier aux usines Japy de Beaucourt (Loriol, 2021b), j’ai également retrouvé l’écho de ces souvenirs enchantés de la part de trois ouvriers entrés chez Japy en 1935, deux futurs CGT et un futur FO. Unité syndicale, joie et fierté retrouvée ont durablement marqué leur mémoire collective à une époque où le groupe Japy-Frère était en difficulté et se transformait, la banque Worms prenant le pas sur le capital familial.

Après-guerre, les grèves et grandes mobilisations à Beaucourt, où l’empreinte du paternalisme est restée forte, étaient plus rares que dans les autres entreprises de la région. Mais quand les ouvriers avaient le sentiment que le contrat moral qui les liait à la direction était oublié, de durs conflits pouvaient éclater. C’est le cas de la longue grève de février-mars 1950. Malgré les efforts importants fournis depuis 1945 par les ouvriers et techniciens pour la reconstruction, il n’y avait pratiquement pas eu de hausse des salaires, y compris quand le contrôle des prix et des salaires est suspendu. 85 % des ouvriers arrêtent le travail. Ce conflit est dur pour les familles modestes qui doivent recourir à la soupe populaire syndicale. Mais les syndicats n’obtiennent que des augmentations minimes. Nombres d’ouvriers le vivent comme une humiliation, tant dans les relations avec la direction qu’avec la CGT qui a poussé au conflit, mais appelle à la reprise du travail sans avoir obtenu satisfaction. L’unité syndicale s’en trouve fragilisée, tout comme le sentiment de participer à des luttes collectives exaltantes. La recoloration affective de la situation s’est heurtée à l’intransigeance patronale et à la division syndicale.

Toutefois, cela n’empêche pas quelques grèves de solidarité, dans les années 50, contre des décisions de l’encadrement jugées arbitraires. Ainsi, à l’occasion de l’instauration de nouveaux rendements pour le travail aux pièces, deux ouvriers sont mutés pour cause de production devenue insuffisante. Une grève est déclenchée pour les défendre. Un peu plus tard, des ouvriers sont mis à pied (et un représentant syndical licencié) pour avoir participé à un « casse-croute » qui avait été interdit par le chef d’atelier. Or le « casse-croute » était une tradition importante dans l’usine. Avant les vacances de Noël et les vacances d’été, ouvriers et ouvrières s’arrangeaient pour terminer un peu plus tôt le travail (les plus rapides aidant les moins rapides à finir leur production) afin de partager un repas préparé par des volontaires. Ce moment de reprise collective de liberté face à l’ordre usinier et aux rendements, de plaisirs partagés grâce aux efforts collectifs consentis en dehors des injonctions hiérarchiques, était précieux. Des débrayages massifs, en solidarité avec les ouvriers sanctionnés, ont été déclenchés. Si cela n’a pas permis de lever les sanctions, plus aucun chef d’atelier ne s’est avisé, durant près de quarante ans, d’interdire à nouveau les « casse-croutes ».

Les grèves de mai 1968 sont l’occasion de manifestations de joie, mais aussi de révolte contre les cadres venus de la maison mère. Connaissant mal les productions réalisées à Beaucourt, la nouvelle direction avait décidé de se débarrasser de cinq usines (dont celle de Beaucourt). Cette rupture du « pacte paternaliste », la non-reconnaisse de la qualité du travail réalisé, l’arrêt des investissements, avaient indigné les salariés. Le premier jour d’occupation, les cadres sont autorisés à partir, mais ils doivent pour cela passer par une haie formée par les ouvriers. « On les faisait attendre, on déballait à chacun sa petite vérité. C’était la contestation par les actes! […] La première semaine se passe dans l’euphorie et une atmosphère de Kermesse » se souvient un militant CFDT (entretien mené en 1969 par Renaud Dulong).

C’est le même type d’indignation en 1971 après le rachat de l’usine de machines à écrire, qui provoque une grève. Paillard-Hermes, l’entreprise suisse repreneuse, décide, à l’encontre des accords signés, l’arrêt de la production et la délocalisation en Bulgarie de la « toute électrique », pourtant développée et mise au point à Beaucourt. Aux syndicats venus protester, le nouveau directeur leur rétorque : « Vous n’êtes pas compétitifs ». Cette phrase est perçue comme une négation des efforts réalisés. La colère et l’humiliation sont restées gravées dans les souvenirs d’un ancien ouvrier, syndicaliste CFDT, interrogé en 2019. Il en fait même le point de départ de la transformation de son rapport au travail qui le voit passer d’un engagement fort à un rejet progressif. Son départ en retraite est alors vécu avec soulagement.

Si les émotions collectivement partagées participent de la construction de l’engagement productif et de la valorisation du beau travail, elles régulent également les relations professionnelles. Les émotions suscitées par ce qui est perçu comme une rupture du pacte moral entre salariés et employeurs, un manque de reconnaissance ou de mépris nourrissent les conflits, tandis que s’opposer collectivement permet de reconstruire un peu de la fierté mise à mal, de se sentir moins seul. Militants et syndicalistes qui animent ces conflits sont ainsi amenés à faire eux aussi un travail émotionnel collectif à tenter de recolorer positivement des situations difficiles.

3.2. Le travail émotionnel des syndicats et des militants

Les syndicats doivent transformer les ressentis et souffrances individuelles en revendications collectives pouvant entrer dans un cadre de négociations formalisées. Mais ils ne peuvent pas ignorer que les émotions sont le carburant de l’investissement dans l’activité et dans les luttes. La traduction des émotions exprimées en compromis sur les salaires, les conditions de travail ou la limitation du nombre de licenciements ne se fait pas sans risque de frustration ni sentiment d’incompréhension. Les mobilisations collectives supposent donc un travail émotionnel complexe et sans cesse renégocié, tant avec les directions qu’avec les salariés. Il faut canaliser les émotions négatives sans les étouffer, les recolorer pour en faire un moteur positif d’actions collectives. Cela passe parfois par une division du travail, par exemple entre hommes et femmes, fédérations syndicales, collectifs et individus…

Eve Meuret-Campfort (2021), dans son étude sur les grèves de femmes dans une usine de lingerie, rappelle comment les mécaniciennes, toutes OS malgré des productions de qualité, tiennent grâce à la bonne ambiance (concours de « Miss Chantelle », repas ou gouters) et la fierté de produire des pièces haut-de-gamme. Mais le resserrement de la discipline, la réduction puis l’abandon des temps de formation, l’intensification des cadences, les conflits, pour contester le calcul de la rémunération aux pièces et s’opposer au licenciement d’ouvrières ne parvenant pas à tenir en même temps les cadences et la qualité exigée empêchent la réalisation d’un beau travail.

Les menaces de fermeture entraînent l’indignation et de nouvelles grèves. Les émotions vécues et exprimées par les ouvrières en lutte trouvent un écho dans les médias locaux et deviennent un atout diversement apprécié par les syndicats. Pour les jeunes proches de la CGT, l’humour, parfois grivois, et la mise en avant des corps dans les face à face avec la police ou la direction, permettent aux ouvrières de jouer avec les stéréotypes de genre tout en affirmant leur présence. Pour les responsables CFDT, cela donne une mauvaise image de la lutte et des ouvrières, en tant que femmes et militantes. Il n’y a pas qu’une seule façon de mobiliser les émotions pour tenter de recolorer affectivement une situation difficile. Ce qui est vu par les unes comme une façon d’opposer la joie partagée à la tristesse et l’isolement du chômage annoncé peut être perçu par d’autres dans un sentiment d’indignité.

Cette divergence entre syndicats dans la façon de mener le travail émotionnel, la conception de la dignité dans la lutte, les rôles différents associés aux hommes et aux femmes, a pu être observée dans des contextes différents. À propos de la grève de 1950 à Beaucourt (Loriol, 2021b), un OS se souvenait des années après du malaise qu’il avait ressenti face au rôle, encouragé selon lui par la CGT, de certaines femmes :

« Lors d’une manifestation devant les bureaux de la direction, une femme présentait à bout de bras son dernier né à peine vêtu et hurlait : "Et celui-là! Qu’est-ce que je vais en faire de celui-là? Vous voulez que je le laisse crever? »

Même si cette réaction pouvait être tout autant suscitée par l’angoisse des mères face à un conflit qui s’enlisait que par l’action de la CGT, ce souvenir a contribué pour cet ouvrier et d’autres, à la fin de l’unité syndicale.

Conclusion

Arlie Russell Hochschild a montré que le travail émotionnel constituait une part importante mais mal reconnue de la qualité des services, donc de la valeur produite. Mais elle s’est moins intéressée au travail émotionnel que les travailleurs réalisent pour leur propre compte, parfois à l’encontre des objectifs des directions, afin de redonner un sens positif à leurs efforts. Elle s’est également centrée sur le travail relationnel en face à face. Pourtant, plaisir et joie au travail ou dans la contestation viennent d’une « force sociale » partagée, une résonance à la fois sociale et professionnelle, puisée dans la valorisation en commun d’un objet du travail, du beau travail ou d’une résistance dont on peut être fier, qui permet de recolorer positivement des situations émotionnellement difficiles, que ce soit dans les métiers de service ou dans l’industrie.

Comme le rappellent Dominique Lhuilier, et Malika Litim (2009 : 89), « les processus de construction de la santé au travail portent les traces de l’intrication mouvante entre les niveaux impliqués : celui du sujet et de son engagement dans différentes sphères d’activité comme des stratégies défensives collectives, celui de l’organisation et des dispositions et discours en matière de santé et sécurité, celui enfin des institutions en charge de la définition, règlementation, traitement des questions de santé au travail ».

Les collectifs de travail participent de diverses façons à la production de la santé, même s’ils peuvent parfois être des vecteurs d’exclusion ou de domination. C’est un aspect particulier de ce travail émotionnel collectif que cet article a voulu mettre en avant : la coloration affective des situations, notamment pour tenter d’inverser la valence des émotions, de moduler leur impact sur la santé et de renforcer le pouvoir d’agir.

Les émotions peuvent être mobilisées, instrumentalisées, aussi bien par le management et les directions, que par les syndicats. Elles sont un enjeu des luttes d’intérêts, mais aussi des manifestations spontanées des travailleurs face à leurs conditions de travail difficiles et dans la coopération pour tenter de les changer.